Mais
Paris aussi était prêt à devenir la capitale de la Révolution bourgeoise, le
centre du grand mouvement. On peut même dire que c'est la Révolution qui a
manifesté et consacré l'unité définitive de Paris et de la France. Très
souvent, dans sa longue et tragique histoire, Paris n'avait pu être qu'un
élément, une expression partielle et confuse de la vie nationale. Tantôt il
avait devancé le mouvement général de la France, tantôt il l'avait contrarié
et embarrassé : rarement il y avait eu une concordance entière entre la vie
de Paris et toute la vie française. Au XIVe siècle, quand éclate avec Etienne
Marcel l'admirable mouvement de la Commune bourgeoise parisienne, quand Paris
organise et dresse en bataille toutes ses corporations pour sauver la France
de l'Anglais et imposer à la royauté un contrôle permanent, Paris, par une
sublime, mais téméraire anticipation, se porte en avant de plusieurs siècles
d'histoire. Si la fameuse ordonnance de 1357, rédigée par les délégués
parisiens aux Etats généraux, avait été applicable, si les autres communes de
France avaient eu la maturité bourgeoise de celle de Paris, et si toutes
réunies avaient eu sur l'ensemble de la nation, sur les nobles et les
paysans, les prises que supposait cette sorte d'organisation constitutionnelle
et parlementaire, la Révolution de 1789 aurait été accomplie au xlv° siècle.
Mais Paris s'était trompé. Paris avait pris pour le battement régulier et
profond de la vie nationale la fiévreuse précipitation de son cœur. La
preuve, c'est qu'Etienne Marcel lui-même, se sentant isolé, se livra dés le
début au mauvais prince de Navarre. La preuve encore, c'est que Paris ne
s'unit qu'avec méfiance et en désespoir de cause aux Jacques, aux paysans
soulevés à la fois contre le noble et contre l'Anglais et qui seuls pouvaient
sauver la Commune bourgeoise. Puis,
pendant tous les troubles de la minorité et de la folie de Charles VI,
pendant les luttes sanglantes des Bourguignons et des Armagnacs, Paris n'est
pour la France ni une clarté, ni une force ; il n'arrive pas à démêler
l'intérêt national ; il est simplement le champ de bataille où se heurtent
les factions, où les hommes du Nord et des Flandres, sous la bannière du duc
de Bourgogne sont aux prises avec les hommes du Midi et de Gascogne conduits
par les Armagnacs. Il se borne à fournir aux partis rivaux l'appoint de ses
forces bourgeoises et populaires, au hasard des passions les plus grossières
ou des intérêts les plus mesquins. Il est, dans cette nuit si longue et si
triste, comme une torche incertaine, secouée à tous les vents. Il n'est pas
la grande lumière d'unité et de salut commun. Le salut, la parole décisive
viendront de la France rurale, avec Jeanne d'Arc, douce héritière du brutal
mouvement des Jacques. Plus
tard, au xvi` siècle, quand la Réforme religieuse fait fermenter tous les
éléments de la vie française, quand le conflit de la royauté moderne, des
princes, des petits nobles, de l'Eglise, de la bourgeoisie, s'exaspère
jusqu'à menacer l'unité nationale et l'indépendance même de la patrie, quand
les Guise, appuyés sur les moines et sur la démagogie cléricale «de la Ligue,
veulent abolir à la fois l'autorité du roi et la liberté naissante de la
pensée, et décidément appellent l'Espagne, quand les protestants martyrisés
demandent du secours à l'Allemagne et à l'Angleterre, Paris manque à son
grand devoir national. Il
aurait dû défendre à la fois l'unité de la France, garantie alors par le
pouvoir royal, et la liberté de la conscience religieuse qui se fût peu à peu
comme transmuée en liberté politique. Au contraire il se livre aux prêtres et
aux moines, il écrase et brûle la bourgeoisie protestante, il oblige le
protestantisme à se réfugier dans les manoirs des petits nobles et à
contracter une forme féodale et archaïque qui répugnait à son principe, et il
élève au-dessus du roi, de la nation et de la conscience, l'Eglise brutale et
traîtresse, alliée de l'étranger. Il faudra enfin qu'avec le Béarnais la
royauté moderne, nationale et tolérante fasse le siège de Paris cléricalisé
et espagnolisé. Il faudra, chose inouïe, une défaite de Paris pour assurer la
victoire à la France. D'où
vient cette sorte d'aberration ? D'où vient cette aliénation de Paris,
infidèle au libre génie de la France et à l'indépendance de la patrie ? Ce
triste phénomène ne se peut expliquer que par l'incohérence, la contradiction
presque insoluble des conditions économiques dans le Paris du XVIe siècle. La
bourgeoisie industrielle et marchande avait grandi : elle avait assez de
force économique pour être en même temps une force morale ; et elle
appliquait aux choses religieuses la gravité, le besoin d'ordre, de clarté,
de sincérité, que lui avait donnés la pratique honnête et indépendante des
affaires. Mais l'Eglise, avec laquelle une partie de la bourgeoisie entrait
ainsi en lutte, disposait, dans Paris même, d'une force économique écrasante.
Elle y possédait des couvents, des hôpitaux, des abbayes sans nombre et elle
nourrissait une énorme clientèle de mendiants ou de pauvres ou même
d'ouvriers attachés à son service ou accidentellement sans travail. Elle
pouvait ainsi, au tocsin de ses, cloches exaspérées, mobiliser des foules
brutales et serviles au faubourg Saint-Marceau, au faubourg Saint-Victor. La
Ligue est une tentative désespérée de l'Eglise pour appliquer le système de
la clientèle cléricale du moyen âge au gouvernement politique d'une grande
cité moderne ; et elle disposait à Paris d'une propriété foncière assez
importante pour avoir un moment tenu cette gageure contre la bourgeoisie et
contre le roi. Evidemment, ce ne pouvait être qu'une crise. Ou bien l'Eglise
arrêterait le mouvement économique de Paris, paralyserait son commerce et son
industrie, et maintiendrait ses artisans dans une dépendance équivoque,
demi-ouvriers, demi-mendiants, et c'était fait de Paris, et c'était fait de
la France : ou bien la croissance économique de la bourgeoisie devait
éliminer peu à peu ou subordonner à la propriété industrielle et marchande la
puissance foncière de l'Eglise et assurer la domination politique bourgeoise,
et c'est en effet le chemin qu'a pris l'histoire. Mais,
dans cette période incertaine du xvi° siècle, quand la force économique de
l'Eglise pouvait encore tenir en échec la force de la propriété bourgeoise,
quand l'Eglise pouvait recruter des milliers d'assommeurs dans ces fameux
faubourgs où plus tard la Révolution recrutera ses piques et les plus purs de
ses combattants, Paris, se débattant sous les prises du passé et grisé de
fanatisme ne pouvait conduire et sauver la France : c'est la France au
contraire qui le sauva : avec Henri IV, Richelieu, Mazarin, la
bourgeoisie put développer en liberté ses affaires. Sans adhérer précisément
à la Réforme, la pensée française se dégagea de l'étreinte sauvage des
moines. Paris ne devint pas, comme certaines grandes villes d'Allemagne ou de
Hollande une ville protestante, mais son catholicisme ne fut plus celui de la
Ligue. Ainsi
Descartes, avec quelques précautions et sans trop de danger, put inaugurer,
dès le premier tiers du XVIIe siècle, ce magnifique mouvement de pensée
libre, de philosophie rationnelle et de science méthodique qui se continuera
jusqu'à Monge, Laplace et Berthollet, grands génies mêlés à la Révolution.
Descartes se croyait seul. « Je me promène, disait-il, dans les plus grandes
cités comme dans une solitude, et les hommes que je rencontre ne sont pour
moi que les arbres d'une forêt. » En
réalité, il était couvert et protégé à son insu, jusqu'en ses méditations les
plus hardies, par la force de liberté intellectuelle que développait la
bourgeoisie grandissante, en France comme en Hollande, à Paris comme à
Amsterdam. De même, à un niveau inférieur de hardiesse et de pensée, le
Jansénisme représentera pendant un siècle et demi, du grand Arnaud aux
députés de la Constituante, Camus et Grégoire, un compromis entre l'unité
catholique et l'individualisme bourgeois, entre l'inflexibilité du dogme et
la probité de conscience. Le Jansénisme, pendant près de deux siècles, a eu
un très grand crédit auprès de la bourgeoisie française, et,
particulièrement, de la bourgeoisie parisienne. Il
représente, dans l'ordre religieux, une période de transition et de
transaction qui correspond exactement à l'état politique et social de la
classe bourgeoise sous l'ancien régime. De même que celle-ci pendant le XVIIe
et, le XVIIIe siècles, avait le sentiment de sa force croissante, mais
n'osait pas encore engager une lutte ouverte et systématique contre l'ancien
régime et la monarchie, de même le Jansénisme, fier, grondeur et soumis,
n'osait pas attaquer l'Eglise et le dogme jusqu'en leur racine. Il pratiquait
une sorte de libre-pensée ; mais sans en avouer le principe. Par une grave et
lente initiation involontaire, il préparait l'ensemble de la classe
bourgeoise aux hardiesses décisives de la pensée, qui n'éclatèrent enfin
qu'aux jours les plus terribles de la Révolution : sans lui, les clartés
éblouissantes de la philosophie du XVIIe siècle, et le voltairianisme même,
si rapide et si aisé, n'auraient été que flammes légères courant à la surface
de la société : la force de résistance du Jansénisme atteste la croissance
continue d'une bourgeoisie mesurée et forte, qu'une crise extraordinaire
jettera dans la philosophie. Pendant
que Paris mûrissait ainsi, sous l'enveloppe d'une bourgeoisie un peu âpre,
les forces sociales de la pensée libre, il se préparait aussi profondément à
son rôle de capitale révolutionnaire. A cet égard, la sotte équipée de la
Fronde, où la bourgeoisie et le parlement furent dupes un instant de
l'intrigue des princes, servit Paris. En le brouillant avec le roi, en
éveillant les défiances éternelles de Louis XIV et de Louis XVI, elle mit
Paris un peu en marge de la vie monarchique. La
royauté résidait et triomphait à Versailles : et Paris, très royaliste aussi,
n'était pas comme perdu dans le rayonnement immédiat de la monarchie : il
prenait ainsi, peu à peu, la conscience obscure d'une vie nationale distincte
du pouvoir royal. Quand Vauban, en une formule admirable, appelle Paris « le
vrai cœur du royaume, la mère commune des Français et l'abrégé de la France
», il en donne déjà, si je puis dire, une définition plus française que
monarchique. Aux
heures glorieuses et aux heures sombres, un ardent patriotisme éclatait à
Paris, plus haut que le loyalisme monarchique. Boileau, dans une de ses
lettres, parle de l'empressement du peuple de Paris autour des généraux
victorieux : Ce n'étaient point les délégués de la puissance royale que le «
menu peuple » acclamait : c'étaient les héros de la gloire nationale. Et, en
1714, à l'heure tragique où les impériaux menaçaient le cœur même du pays,
Louis XIV s'écria : « Je connais mes Parisiens ; j'irai à eux, je leur
parlerai du péril de la France, et ils me donneront deux cent mille hommes. »
Grand et noble acte de foi de la royauté acculée et vieillissante en Paris
toujours vivant ! Mais troublant appel de la royauté à la patrie, comme une
force déjà supérieure ! Puis,
pendant tout le xviii' siècle, Paris a une vie de spéculation, de richesse,
de pensée, d'esprit, si ardente à la fois et si éblouissante, qu'on pourrait
presque raconter son histoire en négligeant celle des rois : mais dans cette
ardente vie, Paris ne s'isolait pas de la nation : il ne se séparait pas de
la France. La pensée de ses philosophes, de ses écrivains, de ses
économistes, excitait au loin, en chaque grande ville manufacturière et
marchande, la pensée d'une bourgeoisie enthousiaste et studieuse. Même des
liens nouveaux de Paris à la terre se nouaient. Dans l'entresol où
délibéraient Quesnay et ses disciples, la régénération de la vie rurale et de
la production agricole étaient passionnément étudiées. Les économistes
avaient compris que l'agriculture devait être fécondée par la libre circulation
des produits et par une large application des capitaux à la terre. Par là
leur conception terrienne se rattachait à la grande théorie bourgeoise du
libre travail et du libre mouvement ; et, malgré une apparente hostilité
contre l'industrie, elle faisait corps avec le capitalisme moderne. Ainsi
Paris, que son tourbillon de pensée, de luxe et de finance semblait séparer
des campagnes, devenait, au contraire, comme la capitale des grandes plaines
à blé : il jetait au loin, dans les sillons, l'ardente semence d'une richesse
agricole nouvelle. Et que lui manquera-t-il pour ne faire qu'un avec la
France ? la Révolution. Or, la
bourgeoisie parisienne, comme celle de Bordeaux, de Nantes, de Marseille, de
Lyon, du Dauphiné, et de toute la France, s'acheminait irrésistiblement, par
sa croissance économique, à des destinées révolutionnaires. J'ai
déjà parlé du grand peuple des rentiers presque tout entier concentré à Paris
et qui mettra au service de la Révolution, contre la royauté banqueroutière,
tant de force et d'âpreté. Mais dans l'industrie aussi et dans le commerce
l'essor était grand. Mirabeau,
dans une des premières séances de la Constituante, disait : « Paris n'a
jamais été, n'est pas et ne sera jamais une ville de commerce. » Cette parole
surprend un peu et on ne la comprendrait pas si l'on ignorait que Mirabeau, à
ce moment, réfutait les délégués de Saint-Domingue qui demandaient, pour leur
île, une représentation très étendue aux Etats généraux à raison de son
commerce. « A ce compte, disait Mirabeau, et avec cette mesure, Paris
n'aurait que très peu de représentants. » Il comparait, évidemment, le
commerce de Paris à celui de Saint-Domingue, et il voulait dire que Paris
n'avait pas, comme Saint-Domingue, le commerce par grandes masses. L'île
produisait et exportait en quantités énormes du sucre, du cacao, etc. Paris
n'avait rien qui ressemblât à une production et à une exportation par niasses
de produits. Sa production était extrêmement variée et morcelée : elle
portait sur un nombre de produits très considérable ; et la puissance
d'exportation de la grande ville était certainement très inférieure à sa
puissance de consommation. Sa population, depuis deux siècles, avait grandi
très vite, jusqu'à atteindre, aux environs de 1789, un chiffre de plus de
sept cent mille âmes ! Ainsi, Paris offrait un débouché à Paris. C'était une
grande ville de dépense, au moins autant que de production : et elle ne
pouvait ainsi alimenter de larges courants commerciaux se développant à
travers le monde. Trop
éloignée de la mer, elle ne pouvait être comme Londres ou Amsterdam un vaste
entrepôt des produits de l'univers. Elle avait, cependant, quelques
industries puissantes, notamment la tannerie concentrée au faubourg
Saint-Marcel, sur la rivière de Bièvre. En 1789 des entrepreneurs, pour
étendre l'approvisionnement d'eau à Paris, voulaient utiliser les cours de la
Bièvre : tout le quartier Saint-Marcel protesta, et cette protestation, que
je relève aux Cahiers de Paris extra-muros donne une idée saisissante de la
puissance industrielle de ce faubourg. « Quel était le but de tous les
règlements de Colbert ? C'était d'écarter les mégissiers, les tanneurs, les
teinturiers et autres du centre de la ville de Paris et de leur donner, en
même temps, un asile fixe et commode dans un faubourg où, jouissant des
privilèges de bourgeois de Paris, ils pussent faire fleurir des branches de
commerce dont on sentait toute l'importance. Pour cela il fallait trouver un
local. Ce fut le faubourg Saint-Marcel qui fut choisi, et la propriété de la
rivière de Bièvre, qui leur fut concédée par le gouvernement, avec
autorisation la plus ample et la plus étendue pour conserver non seulement
les eaux, mais encore pour recueillir toutes celles y affluentes. Les
tanneurs, teinturiers et mégissiers, ensuite formés en corps d'intéressés
avec trois syndics, pris dans chacune des communautés, ont joui, pendant des
siècles, de toute la protection du gouvernement... Des dépenses énormes,
toujours à la charge des intéressés, ont été la suite de cette autorisation :
que n'ont pas coûté les sources qui affluent à la rivière de Bièvre, pour
être recueillies et pour en obtenir le cours qu'elle a aujourd'hui ! Que ne
coûtent pas annuellement les frais de gardes qui y sont établis, de curages
qu'il faut répéter chaque année, pour que le cours de cette rivière ne soit
pas obstrué par le limon, que ses eaux savonneuses et marécageuses déposent
dans le fond de son lit ! « Toutes
ces dépenses ne se comparent pas encore avec les établissements qui existent
au faubourg Saint-Marcel. Toutes les maisons y sont construites pour les
différents commerces. Sans la rivière, tous ces édifices deviennent des
corps décharnés et stériles pour leurs propriétaires et pour l'Etat. Trente
mille hommes y habitent et y vivent, parce qu'ils y travaillent, y
consomment, y payent et font valoir les droits du Roi. L'industrie s'y
perpétue et s'y régénère sans cesse. » Evidemment,
pour ce peuple de rudes travailleurs, vivant dans l'odeur forte des peaux ou
essuyant à leur tablier multicolore leurs mains bariolées de teinture, la
frêle et coûteuse aristocratie devait être objet de dédain ou de colère. Il y
avait, dans l'industrie de la tannerie et de la teinture peu de grands
patrons, puisqu'aujourd'hui encore, malgré la concentration capitaliste, le
moyen et le petit patronat se sont maintenus au bord de la Bièvre et que la
tannerie surtout est encore une industrie peu concentrée. Ces maîtres
travaillaient donc le plus souvent avec leurs ouvriers et, tous ensemble,
s'élevaient avec la fierté et la rudesse du travail opprimé ou exploité
contre le système nobiliaire et monarchique. Surtout la pesante fiscalité
royale, alourdie précisément du privilège qui exonérait les nobles,
exaspérait tous les producteurs de l'industrie du cuir. Depuis 1760 elle
portait, avec une impatience croissante, le droit de marque sur les cuirs. Dupont
de Nemours, dans les cahiers qu'il a rédigés pour son bailliage, a résumé
avec force les griefs de toute l'industrie (lu cuir contre la fiscalité de
l'ancien régime. « Ce droit est injuste en lui-même car il est établi sur le
pied de 15 p. 100 de la valeur totale de la marchandise ou plus de 50 p. 100
de profit que l'on peut faire sur elle. Il entraîne toutes les mêmes visites
et les mêmes vexations que les droits d'aides. Il entraîne des vexations plus
atroces encore, attendu que non seulement les employés sont les maîtres
d'imputer et de supposer la fraude mais qu'ils le sont même d'imputer et de supposer
sans cesse un des crimes les plus déshonorants, le crime de faux ! Et quand
il leur plaît de se livrer à une accusation si cruelle, il est impossible au
plus honnête des hommes de leur prouver qu'ils ont tort ; il n'a, pour
conserver son honneur, d'autre ressource que d'acheter le silence comme
pourrait le faire un coupable. » «En
effet, le cuir est de toutes les matières possibles la plus susceptible de se
raccourcir par la sécheresse, de se rallonger par l'humidité, de se déformer
entièrement par les révolutions successives de l'une et de l'autre ; de telle
sorte que l'on peut mettre en fait qu'il n'y a pas une seule marque fidèle
qui, au bout de quelques mois, ne puisse être arguée de faux avec beaucoup de
vraisemblance, et pas une marque fausse faite avec quelque soin qui présente
aucun caractère par lequel on puisse la distinguer de la véritable. » « Cette
incertitude a été reconnue dans les préambules même de plusieurs lois portées
sur cette matière : et cependant ces lois ont prononcé des peines, même celle
des galères pour les hommes, du fouet pour leurs femmes et pour leurs filles,
comme si dans le cas même de fraude ces innocentes créatures pouvaient
résister à la volonté de leur père ou de leur mari ; comme s'il n'était pas
possible qu'elles ignorassent ce qui se passe dans les ateliers ; comme si le
sachant, elles pourraient le dénoncer sans trahir toutes les vertus de leur
sexe ! Quelle législation que celle qui voudrait en faire dans leurs foyers
domestiques les espions ou les victimes du fisc ; et quelles âmes ont pu
dicter de pareilles lois !... » « Le
droit de marque des cuirs restreint la fabrication et le commerce dans une
proportion effrayante. Les registres mêmes des régisseurs, les calculs qu'ils
présentent pour tâcher d'établir que le droit qu'ils avaient à percevoir
n'est pas aussi funeste que le prétendent les fabricants, constatent que le
travail des tanneries du royaume est diminué de moitié depuis vingt-neuf ans
qu'elles sont soumises à l'imposition et aux procès inséparables du droit de
marque. » Qu'on
prenne garde que Dupont de Nemours est bien loin d'être un déclamateur, que
les Cahiers rédigés par lui sont au contraire admirables d'exactitude et de
précision : et on mesurera toute l'imprudence de la monarchie. Elle accumule
aux portes de Paris, trente mille ouvriers et petits patrons ; puis, pour se
procurer des ressources qu'elle n'osait demander à l'égoïsme des privilégiés
fainéants, elle accable les producteurs : et après avoir marqué leurs cuirs
pour l'impôt, elle va, à la moindre fraude ou apparence de fraude, jusqu'à
les marquer eux-mêmes du fer des galères, jusqu'à fouetter leurs femmes et
leurs filles. Il ne faut point s'étonner si aux heures décisives de la
Révolution, de formidables légions hérissées de piques sortent de ces maisons
sombres où tant d'ouvriers et de petits patrons avaient si longtemps nourri
les mêmes haines. Sans doute dans ces grands soulèvements sociaux les griefs
d'ordre général, les griefs de classe l'emportent sur les griefs particuliers
ou tout au moins les absorbent : il ne serait pas étrange cependant que parmi
les révolutionnaires du faubourg Saint-Marcel qui au 10 août marchèrent
contre les Tuileries, plus d'un eût à venger les meurtrissures du fouet
imprimées à sa femme ou à sa fille. A cette
classe industrielle faite de petits patrons et de prolétaires s'ajoutait, au
faubourg Saint-Marcel ce qu'on pourrait appeler, dans le langage
d'aujourd'hui, un pittoresque « prolétariat en haillons ». « Le
faubourg Saint-Marceau, dit Mercier, a été de tous temps le refuge des
ouvriers de toutes les classes, confondues avec le chiffonnier, le vidangeur,
l'écureur de puits, le débardeur, le tondeur de chiens, le marchand de
tisanes, le symphoniste ambulant, le marchand de châtaignes, le mendiant. »
Ce ne sont pas sans doute ces métiers d'aventure et de fantaisie dont le
faubourg était amusé et bariolé, qui ont ajouté beaucoup de force à la
Révolution. Elle était dans cette bourgeoisie laborieuse et rude qui vivait
côte à côte avec les ouvriers et qui avec eux, sortira des noires maisons
comme la lave d'un volcan sombre, lave mêlée de roches un peu diverses
qu'amalgame un même feu. Au
faubourg Saint-Antoine aussi, il y avait une grande force de production,
Mercier dit en une phrase laconique et un peu énigmatique de son Tableau de
Paris : « Je ne sais comment ce faubourg subsiste ; on y vend des meubles
d'un bout à l'autre, et la portion pauvre qui l'habite n'a point de meubles.
» Il est bien clair que les pauvres maisons d'ouvriers ne retenaient pas un
seul des riches meubles que le faubourg fabriquait pour 4a bourgeoisie et
pour la Cour : Mais si Mercier n'a pas cédé simplement à la tentation d'une
antithèse un peu facile, s'il a voulu dire que la population ouvrière du
faubourg Saint-Antoine était particulièrement pauvre, cette assertion paraît
bien risquée. D'abord Mercier lui-même se plaint ailleurs des hauts prix
exigés par les ouvriers qui travaillent ou à la construction ou à la
décoration des maisons : et on comprend mal comment les artisans en meubles
et en tapisseries du faubourg Saint-Antoine auraient été seuls disgraciés. En
second lieu, dans le terrible hiver de 1788-1789, c'est le quartier des
Cordeliers et de Saint-Germain-des-Prés qui souffrit le plus de la misère, il
n'est pas fait mention particulière du faubourg Saint-Antoine. Nous savons en
outre que depuis vingt-cinq ans une fièvre inouïe de construction s'était
emparée de Paris : les classes riches rivalisaient de luxe dans l'aménagement
de leurs hôtels neufs : comment le quartier qui fournissait les meubles, les
tentures, n'eût-il pas bénéficié de cette prodigieuse activité ? Comment les
ouvriers auxquels on demandait un travail artistique et rapide n'auraient-ils
pas aisément obtenu une rémunération au moins- égale à celle des autres corps
de métier ? Enfin comment s'expliquer l'unanimité révolutionnaire du faubourg
Saint-Antoine, si une misère plus que déprimante avait livré les artisans et
ouvriers aux suggestions des privilégiés qui affectaient dès les premiers
jours de prendre la défense du pauvre peuple affamé ? Il est donc infiniment
probable que le faubourg Saint-Antoine avait autant de bien-être qu'en comportait
l'ancien régime : ce n'est pas du fond de la misère qu'est montée la
Révolution : et la popularité facile dont jouira le grand brasseur Santerre,
atteste bien qu'ouvriers, artisans, chefs d'industrie étaient animés de la
même passion, du même mouvement, et que la bourgeoisie industrielle, là comme
ailleurs, était dirigeante. Seule,
l'émeute populaire contre le très riche marchand de papiers peints du
faubourg Saint-Antoine, Réveillon, semble indiquer un commencement
d'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. Mais cet incident est
resté une énigme très obscure et probablement indéchiffrable. Réveillon était
un des bourgeois de 1789 qui s'étaient le plus fortement prononcés pour les
droits du Tiers Etat, pour la convocation des Etats généraux, pour le
doublement du Tiers : et il était dans son district un des électeurs les plus
influents. C'est
juste au moment où les électeurs parisiens tardivement convoqués, procédaient
en hâte au choix de leurs députés que le soulèvement éclate. Le 27 avril, le
bruit se répand que Réveillon, dans l'assemblée des électeurs, a demandé que
les salaires ne fussent que de 15 sous. Au prix où était le pain, c'était
pour les ouvriers la mort par la famine. Avait-il tenu ce propos imprudent et
odieux, et la caisse de secours qu'il avait fondée pour ses ouvriers
n'était-elle qu'une ruse de fausse philanthropie cachant une exploitation
abominable ? Il semble plus probable d'après les récits du temps que le sens
de son malencontreux propos était tout autre. Il avait demandé que le prix du
blé fût abaissé de telle sorte que l'ouvrier pût vivre avec 15 sous par jour.
Il obéissait à la préoccupation de la plupart des industriels du XVIIIe
siècle : ils étudiaient la question du blé au point de vue de la répercussion
du prix du pain sur les salaires. Mais il était aisé de donner à cette phrase
un autre tour, et la commotion fut très vive dans Paris. Toute une troupe
menaçante et armée de pierres se porta sous les fenêtres de la maison de
Réveillon, brûla Réveillon en effigie, puis pilla la maison même et défila
sur la place de Grève en poussant des cris de mort. Le
lendemain, dans la rue Saint-Antoine, les soldats convoqués seulement après
24 heures, firent feu sur le peuple et couchèrent plusieurs victimes sur le
pavé de la rue. Quel était au juste le mobile et le sens de ce mouvement ?
Michelet, arguant de la longue inaction des soldats pendant tout un jour,
conjecture que si la Cour n'a pas fomenté le mouvement, du moins elle l'a
laissé se développer complaisamment afin d'effrayer Paris et la France, au
Moment même où les Etats généraux allaient se réunir, et de tenir plus
aisément en mains les députés. Il y a eu tant de duplicité et de rouerie dans
la conduite royale qu'on ne peut s'interdire absolument cette hypothèse.
Camille Desmoulins déclare sans hésiter que les violences des 27 et 28 avril
furent l'œuvre de brigands, suscités pour compromettre la cause du peuple.
D'autres accusèrent un prêtre équivoque, l'abbé Roy, qui vivait d'expédients,
et qui avait été dénoncé pour faux par Réveillon, d'avoir machiné par
vengeance cet attentat. Peut-être aussi les haines qu'excitait dans le Tiers
Etat même, chez les artisans et les petits producteurs, la grande manufacture
de Réveillon, écrasant tous ses rivaux de sa concurrence triomphante a-t-elle
concouru au mouvement. Cependant, quand on lit l'interrogatoire des blessés
qui furent couchés deux par deux dans les lits de l'Hôtel-Dieu, on constate
que la plupart n'étaient point en effet des ouvriers de Réveillon, et qu'ils
n'appartenaient même pas au faubourg. C'étaient
des ouvriers de toutes les corporations « qui passaient ». Plusieurs des
hommes ainsi arrêtés furent jugés hâtivement et pendus. Devant ces lits
d'hôpital où nom rencontrons pour la première fois des prolétaires abattus
sous des balles d'ancien régime pour avoir assailli un riche bourgeois,
champion de la Révolution, devant ces potences où furent hissés de pauvres
ouvriers frappés par la justice expirante du roi, désavoués et flétris comme
des brigands par la nouvelle classe révolutionnaire, nous nous arrêtons avec
un grand trouble d'esprit et une grande anxiété de cœur. Nous voudrions être
juste envers eux et leur pauvre visage convulsé ne nous livre pas son secret.
Furent-ils de vulgaires pillards, brûlant pour voler ? Furent-ils de louches
agents de la réaction monarchique ? Furent-ils les serviteurs inconscients
d'une première intrigue de contre-Révolution ? Ou bien dans l'universelle
fermentation de la Révolution naissant& cédèrent-ils à la rancune de la
faim et accoururent-ils de tous les points de la capitale, sans autre signal
que leur commune misère ? Sont-ils, avant même que le grand drame
révolutionnaire soit ouvert, un étrange prologue prolétarien ? Faut-il voir
en eux une basse clientèle d'ancien régime, ou une avant-garde (lu mouvement
populaire des 5 et 6 octobre ? Problème d'autant plus insoluble qu'aucun des
deux grands partis qui allaient se heurter ne semble l'avoir approfondi, la
Cour par peur d'y trouver la main de sa police, la bourgeoisie
révolutionnaire par peur de découvrir sur le terrain déjà miné de la
Révolution bourgeoise d'obscures et profondes galeries de misère. En tout
cas, j'observe que ce drame ambigu ne laissa point d'échos. Le peuple, plus
tard, se vengera des massacres du Champ de Mars : Je ne trouve nulle part une
allusion aux fusillades du faubourg Saint-Antoine et à la pendaison des
assaillants... On dirait que ces potences, plantées pourtant sur les confins
immédiats de la Révolution, sont en dehors du champ de l'histoire. Même le
faubourg Saint-Antoine semble avoir oublié vite ce lugubre épisode. Aucune
ombre ne tombe de ces gibets sur les splendides journées révolutionnaires de
Juillet, et telle est la force historique de la Révolution bourgeoise, telle
est, à cette date, sa légitimité superbe que bourgeois et prolétaires montent
ensemble à l'assaut de la Bastille, sans que le sang ouvrier versé pour le
bourgeois Réveillon soit entre eux un signe de discorde ou même un souvenir
importun. Tant il est vrai que l'humanité ne retient que les colères et les
haines qui la peuvent aider dans sa marche ! Mais,
en dehors de ces deux grands quartiers industriels, la bourgeoisie parisienne
a une activité diverse et multiple. L'alimentation donne lieu à un commerce
immense : il entre dans Paris tous les ans quinze cent mille muids de blé,
quatre cent cinquante mille muids de vin, cent mille bœufs, quatre cent vingt
mille' moutons, trente mille veaux, cent quarante mille porcs. Les caves des
marchands de vin occupent en sous-sol les trois quarts de Paris. De
vastes sociétés financières jouissant de privilèges plus ou moins étendus
s'organisent pour l'approvisionnement de la Capitale : l'art de préparer les
comestibles se raffina, et nos soldats retrouvèrent dans les magasins de
Moscou les produits expédiés par les marchands parisiens. La boulangerie fait
dans la dernière moitié du siècle des progrès extraordinaires. Une école de
boulangerie gratuite et où enseignent des savants remarquables est fondée
pour substituer à la routine les procédés scientifiques. « Le pain, dit
Mercier, se fait mieux à Paris que partout ailleurs, parce que d'abord
quelques boulangers ont su raisonner avec leur art. Ensuite les chimistes ont
su nous instruire à amalgamer le blé, et suivre cet art depuis la préparation
des levains jusqu'à la cuisson ; et grâce à ces professeurs, le pain qu'on
mange dans les hôpitaux est meilleur que celui qui est servi sur la table la
plus opulente de la Suisse. » L'industrie du vêtement et de la chaussure se
raffine aussi. « En 1758, j'ai payé trois livres quinze sous la même paire de
souliers que je paie aujourd'hui en 1788 six livres dix sous. Le cuir est
moins bon, mais la chaussure est plus élégante : le cordonnier qui sert le
noble et le riche' bourgeois, porte un habit noir, une perruque bien poudrée
; sa veste est de soie, il a l'air d'un greffier. » Mais
c'est surtout dans l'industrie du bâtiment qu'il y a une activité
merveilleuse et des progrès surprenants. Voici d'abord à ce sujet quelques
indications et un tableau sommaire de Mercier, en 1785. « La maçonnerie a
reconstruit un tiers de la capitale depuis vingt-cinq années. On a spéculé
sur les terrains. On a appelé des régiments de Limousins. Le parvenu veut
avoir des appartements spacieux, et le marchand prétend se loger comme le
prince. Le milieu de la ville a subi les métamorphoses de l'infatigable
marteau du tailleur de pierre ; les Quinze-Vingts ont disparu, et leur
terrain porte une enfilade d'édifices neufs et réguliers ; les Invalides qui
semblaient devoir reposer au milieu de la campagne sont environnés de maisons
nouvelles ; la vieille Monnaie a fait place à deux rues ; la Chaussée d'Antin
est un quartier nouveau et considérable. Plus de porte Saint-Antoine. La
Bastille seule a l'air de tenir bon, de vouloir épouvanter sans cesse nos
regards de sa hideuse figure. Les grues qui font monter en l'air des pierres
énormes environnent Sainte-Geneviève et la paroisse de la Madeleine. « Dans
les plaines voisines de Montrouge on voit tourner ces roues qui ont
vingt-cinq à trente pieds de diamètre. Malgré cette multitude de bâtiments
nouveaux les loyers n'ont pas baissé de prix. » Et, Mercier
constate les rapides fortunes des grands entrepreneurs. « Les maçons ont dû
faire fortune, aussi sont-ils tout à fait à leur aise après quelques années
de travaux. Aucun métier n'a été plus lucratif que le leur ; mais le pauvre
Limousin qui plonge ses bras dans la chaux, semblable au soldat, reste au
bout de dix années toujours pauvre, tandis que le maçon qui voit la truelle
mais qui ne la touche pas, visite en équipage les phalanges éparses de son
régiment plâtrier et ressemble à un colonel qui passe une revue. » Financiers,
bourgeois enrichis, capitalistes triomphants « champignons de la fortune »
voulaient faire vite et pour répondre à leur impatience l'art du bâtiment
inventait des procédés rapides. « La salle de l'Opéra a été construite en 75
jours ; le pavillon de Bagatelle en six semaines ; Saint-Cloud a changé de
face en peu de mois. On vient d'imaginer tout récemment une nouvelle
construction qui économise les charpentes en grosses poutres ; jusqu'alors on
donnait aux charpentes une pesanteur inutile et qui écrasait les bâtiments. » Et
qu'on n'imagine point que le tableau de Mercier est l'œuvre à demi
fantaisiste d'un moraliste qui note avec une curiosité malicieuse les progrès
du luxe. On peut lui reprocher au contraire de n'avoir pas donné une
sensation assez forte de la prodigieuse transformation qui s'accomplissait à
Paris dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. J'emprunte à M. Monin (Etat de
Paris en 1789)
un résumé des travaux de voirie ; et encore ce résumé est très incomplet.
Quand on lit la description des quartiers de Paris publiée par Jaillot au
début du règne de Louis XVI, on est étonné de l'énorme travail de
construction urbaine commencé depuis la Régence : et il va s'accélérant sous
Louis XVI. « On sait, dit M. Monin, que depuis deux siècles environ, Paris
s'est surtout développé sur la rive droite. Cela tient à l'éloignement
relatif des hauteurs... Mais longtemps le grand égout (ancien ruisseau de
Ménilmontant) avait fait reculer les habitations. C'est seulement après que
Michel-Etienne Turgot, prévôt des marchands, l'eut recouvert de voûtes
maçonnées et en eut assuré le curage régulier par l'établissement d'un
réservoir supérieur (1740) que commencèrent à se transformer les terrains de la
Grange-Batelière, des Porcherons, de Ville-l'Évêque et du Roule. Les anciens
marais devinrent des jardins d'agrément, par le moyen de terres rapportées.
La Chaussée d'Antin se peupla ; après les rues de Provence et d'Artois (aujourd'hui
rue Laffitte),
furent ouvertes la rue Neuve-des-Mathurins (1778), la rue Neuve-des-Capucines (aujourd'hui
rue Joubert, 1780),
la rue Saint-Nicolas (1784). Signalons encore sur la rive droite, à l'Ouest, la rue d'Artois
(1775), la rue du Colisée (1779), la rue Matignon (1787) d'abord nommée rue Millet, du
nom du premier particulier qui y fit construire ; au centre et au Nord, la
rue de Chabanais, en vertu des lettres patentes obtenues par le marquis de
Chabanais (1773),
la rue de Louvois, en vertu de lettres patentes accordées au marquis de
Louvois (1784), la rue de Tracy (1793) ; les rues de Hauteville, de l'Echiquier,
d'Enghien, sur le terrain des Filles-Dieu (1784) ; la rue Martel, la rue Buffault (1777) ; la rue Richer, élargissement
de la rue de l'Egout (1782 et 1784) ; les rues Montholon, Papillon, Riboutté (1786). La vente au domaine royal et
au domaine de la ville des terrains qui dépendaient de l'hôtel de Choiseul
permit, et d'établir la Comédie italienne et de tracer les rues Neuve-Saint-Marc,
de la Terrasse, Tournade, d'Ambroise. Au Nord-Est, après la rue de Lancry (1777), les rues de Breteuil, de Boynes,
et de Crosne furent prises sur le terrain de l'hôtel de Boynes (1787) ; le duc d'Angoulême, grand
prieur de France, obtint de percer de nouvelles rues dans les terrains des
Marais du Temple, entre autres celle d'Angoulême. Enfin, à l'est de la
Bastille, les abbesses, prieuses et religieuses de l'abbaye royale de
Saint-Antoine-des-Champs, obtenaient d'ouvrir sur leurs terres de nouvelles
rues, d'établir un marché et des fontaines (1777-1789). Qu'on
me pardonne cette énumération bien insuffisante d'ailleurs. Mais il n'est pas
de signe plus décisif de la merveilleuse activité économique de Paris dans la
période qui a précédé la Révolution que cette multiplication des rues, cette
soudaine croissance de quartiers neufs. Le faux réaliste Taine, qui s'est
attardé à noter des gentillesses de salon sous l'ancien régime, n'a même pas
pris garde à cet énorme remuement de pierres qui attestait un énorme
remuement des intérêts. Or, tout ce mouvement de rénovation' urbaine était
conduit depuis deux siècles, et de plus en plus, par la bourgeoisie
parisienne. C'est elle qui en avait à la fois la direction, l'exécution et le
profit. C'est elle qui, par ses prévôts des marchands, ses échevins, ses
architectes, ses entrepreneurs, avait conçu les plans simples et larges qui
s'accomplissaient. Elle avait été secondée par les rois qui avaient le sens
de la grandeur et de l'uniformité, et Louis XVI, en 1783, annonça tout un
ensemble de mesures destinées à « donner aux voies une largeur proportionnée
aux besoins et à en redresser les sinuosités ». La monarchie qui avait donné
à Versailles une si claire et si majestueuse ordonnance ne pouvait
s'accommoder, quand elle touchait à Paris, de la complication, de
l'enchevêtrement et du désordre que le moyen âge y avait laissés ; et le goût
de la bourgeoisie orgueilleuse et active qui voulait assurer la circulation
facile des marchandises et des hommes et étaler à la lumière des larges rues
les façades de ses hôtels neufs concordait à merveille avec la grandeur du
goût royal. Au contraire, nobles et moines, liés par les souvenirs du passé,
intéressés à garder, à l'ombre de leurs puissantes demeures, l'humble
clientèle des pauvres maisons, résistaient aux transformations nécessaires :
ils sentaient confusément que ces percées hardies de rues neuves, de lumière
et de mouvement, menaçaient leurs antiques privilèges. Qu'on
ne se laisse point tromper par la longue liste des nobles qui obtiennent
lettres patentes pour l'ouverture de nouvelles rues et la construction de
nouveaux quartiers. C'était, pour la plupart d'entre eux, une forme décente
de l'expropriation. Quand ils étaient à bout, quand ils ne pouvaient plus
entretenir leurs vastes hôtels, ils en sacrifiaient une partie : ils
vendaient les terrains à un prix élevé, et ils attendaient de toutes ces
opérations une plus-value qui leur permît de vendre bien leur immeuble. Ou
encore ils étaient gagnés eux aussi par une fièvre de nouveauté, et
s'ennuyant de leurs solennelles demeures ils voulaient goûter au luxe délicat
dont les financiers donnaient l'exemple. Mais toujours c'est la bourgeoisie
de Paris qui donnait l'impulsion. C'est à elle par conséquent que revient
l'honneur du grand plan de travaux qui pendant le XVIIe et le XVIIIe siècles
créa vraiment le Paris moderne. Son principal effort fut de libérer le cours
de la Seine en faisant disparaître les très nombreuses petites îles qui
l'obstruaient et en substituant des quais larges et hauts, portés sur des
arcades, à l'éboulement de masures qui dégringolaient jusque dans le fleuve.
En outre, elle multipliait les ponts, séchait les marais qui couvraient une
partie du quartier Montmartre et du quartier des Halles et dilatait ainsi
Paris vers l'Ouest. Comme
elle concevait les grands travaux, c'est elle qui les exécutait. C'est elle
qui fournissait les architectes, les ingénieurs, les entrepreneurs, les
capitalistes : et les nobles qui obtenaient d'abord la concession des travaux
n'étaient ici encore que des parasites dont la bourgeoisie de l'équerre et du
compas avait hâte de secouer l'onéreuse tutelle. Je note dans Jaillot que,
dans la première moitié du XVIIe siècle, c'est le grand entrepreneur Marie
qui est chargé, en exécution d'un contrat conclu par la ville avec les
chanoines de Notre-Dame, d'assurer le terre-plein et de le revêtir de
maçonnerie. C'est ce même grand entrepreneur qui bâtit le pont Marie. Plus
tard, c'est à un autre grand entrepreneur bourgeois que le marquis de La
Feuillade cède à forfait la construction de la place des Victoires pour
laquelle il avait obtenu le privilège du roi ; il serait intéressant de
dresser la liste des architectes et entrepreneurs du xviii' siècle : ils
étaient une des principales forces de la bourgeoisie capitaliste parisienne,
et ils étaient certainement préparés à servir la Révolution : d'abord parce
qu'en simplifiant la propriété elle débarrassait leur activité des
innombrables entraves que leur imposait la survivance du droit féodal ;
ensuite parce que, mieux que d'autres, ils avaient pu constater la
diminution, la décadence sociale de la noblesse et au contraire la croissance
économique de la classe bourgeoise, maîtresse de l'avenir. Et en
effet, c'est bien la bourgeoisie qui conquérait Paris, et on peut dire qu'à
la veille de la Révolution elle le possédait presque entièrement. Sans
doute un grand nombre d'anciens et beaux hôtels et quelques-uns des hôtels
modernes appartenaient à la noblesse. Déjà pourtant plusieurs mêmes de ces
hôtels aristocratiques avaient été acquis par des financiers ou par des
parlementaires — voir le répertoire du comte d'Aucour : les Anciens hôtels
de Paris. Depuis
deux siècles, c'étaient surtout « les commis du roi », les secrétaires d'Etat
de la monarchie, les Colbert, les Louvois, les Philippeaux de la Vrillière
qui avaient construit de belles demeures. Mais ces détails relevés déjà dans
les histoires et pour lesquels je renvoie à l'œuvre si importante de Jaillot,
ne sont rien à côté de cette grande question absolument négligée jusqu'ici :
par qui était possédé l'ensemble de la propriété urbaine parisienne ? à
quelle classe sociale appartenaient les 25.000 maisons de la grande ville de
sept cent mille âmes ? Je ne parle pas bien entendu de la propriété
ecclésiastique des abbayes et communautés religieuses qui en tant de points
obstruaient Park. Je parle des maisons « laïques ». Etaient-elles possédées
par le clergé, par la noblesse ou par le Tiers Etat et dans quelles
proportions ? Voici la réponse : et peut-être nous sera-t-il permis de dire
qu'elle constitue une sorte de découverte historique qui peut suggérer aux
chercheurs des investigations de même ordre. On sait que l'architecte
Verniquet a dressé de 1785 à 1789 un plan de Paris vraiment magistral. C'est
le premier plan scientifique et trigonométriquement exécuté de la grande
ville. Verniquet
avait sous sa direction soixante ingénieurs qui travaillaient au cloître des
Cordeliers. Bien souvent, étant gênés le jour pour leurs travaux de mesure
par l'active circulation des rues, ils opéraient la nuit à la clarté des
flambeaux. Son œuvre est admirable. Nous avons à Carnavalet une partie des
minutes de ce plan, heureusement sauvées.de l'incendie : chaque maison de
Paris y est exactement dessinée, et le nom du propriétaire est inscrit sur
chacune. Cette indication m'a donné l'idée de quelques recherches où j'ai été
aidé par M. Marcel Rouff. D'abord j'ai constaté que, sauf pour les hôtels
célèbres (trois
ou quatre cents)
les noms de ces propriétaires étaient tous des noms de bourgeois. Puis en
comparant rue par rue pour un assez grand nombre de rues, les noms des
propriétaires donnés par le plan Verniquet avec les noms des habitants donnés
par des annuaires de l'époque, par des sortes de petits Bottin des années
1785, 1786, 87, 88 et 89, j'ai relevé le curieux résultat suivant : Presque
jamais il n'y a coïncidence entre la liste des propriétaires et la liste des
habitants d'une même rue : presque jamais on ne retrouve le nom du
propriétaire parmi les noms des habitants. Ainsi
il est démontré que, dès avant la Révolution, les maisons de Paris n'étaient
point, pour leurs propriétaires, des domiciles : elles étaient des objets de
rente, des placements. Et comme tous les noms des propriétaires sont des noms
bourgeois, même dans les rues où habitent des nobles, il est démontré que la
bourgeoisie percevait des loyers de tous les immeubles parisiens et que, sauf
quelques centaines de grandes familles, la noblesse elle-même était locataire
de la bourgeoisie. Quelle formidable puissance économique et comme la
bourgeoisie était arrivée à la pleine maturité sociale ! La propriété urbaine
était devenue si importante pour la bourgeoisie rentière qu'une vaste
compagnie d'assurance contre l'incendie s'était constituée par actions. Mercier
note, dans son Tableau de Paris, que presque toutes les maisons
portaient l'inscription : M A C L — maison assurée contre l'incendie —. Comme
il rapporte à ce sujet la médiocre plaisanterie révolutionnaire : Marie-Antoinette
cocufie Louis, on pourrait le soupçonner d'avoir exagéré le nombre des
assurances pour élargir la plaisanterie ; mais je note dans Jaillot que, dès
1750, l'hôtel de Gesvres fut acquis par la Compagnie d'assurances qui y
tenait ses assemblées, et qui en avait orné la façade d'un écusson aux armes
royales ; évidemment, les affaires de la Compagnie avaient dû s'étendre avec
l'énorme mouvement de construction urbaine du règne de Louis XVI. Ainsi le
type tout à fait moderne de la propriété parisienne est constaté dès le xviii°
siècle ; la propriété urbaine est propriété bourgeoise et les grandes
compagnies d'assurances commencent à occuper de vastes immeubles. A coup
sûr la bourgeoisie parisienne pour qui les immeubles urbains étaient une si
'belle source de profit et à qui la croissance continue de la population
promettait de larges loyers, désirait renouveler Paris et exproprier surtout
les couvents irréguliers et encombrants qui avec leurs jardins, leurs
chapelles, leurs annexes, leurs enclos, nouaient la ville comme les gros
nœuds qui arrêtent la croissance d'un arbre. A plus d'un spéculateur hardi,
la Révolution, avec l'expropriation des biens d'Eglise, a apparu certainement
comme une fructueuse opération de voirie. Le mouvement était si fort que le
pieux Louis XVI lui-même, en 1780, livra aux ' entrepreneurs l'enclos des
Quinze-Vingts construit pour les aveugles et les pauvres par saint Louis.
C'est la fameuse affaire (presque aussi fameuse que celle du Collier) où fut
mêlé le cardinal de Rohan. L'enclos
des Quinze-Vingts, où était accumulée une population étrange de cinq ou six
mille mendiants autorisés et en quelque sorte patentés, masquait une partie
du Louvre, obstruait la rue Saint-Honoré, les abords du Palais-Royal et le
débouché de la rue Richelieu. C'était comme une bosse de Quasimodo, une
gibbosité du moyen âge pesant sur l'épine dorsale de la grande ville moderne.
Il y eut comme une extirpation violente et bienfaisante, mais le cardinal de
Rohan fut fortement soupçonné d'avoir favorisé une soumission frauduleuse et
d'avoir livré l'enclos, pour la somme' insuffisante de six millions, à des
entrepreneurs qui lui avaient donné des pots de vin. D'ailleurs l'opération
était bonne pour le roi dont elle dégageait le Louvre, pour la famille d'Orléans
dont elle dégageait le Palais-Royal, surtout pour la bourgeoisie parisienne à
qui elle livrait, au cœur même de la ville, de larges espaces pour des
constructions neuves. Il est
possible que cette opération hardie ait contribué à la faveur avec laquelle
le cardinal de Rohan fut accueilli à l'Assemblée Constituante ; elle
apparaissait comme le prélude des opérations plus vastes qui pouvaient être
tentées sur les biens du clergé. En même
temps qu'elle agrandissait ainsi sa propriété urbaine et sa rente
immobilière, la bourgeoisie parisienne laïcisait, à son profit, les services
de la cité. Dès 1664, elle laïcise la Halle aux Blés en enlevant à l'évêque
de Paris ce qu'on appelait la tierce semaine, c'est-à-dire le prélèvement des
droits de Halle une semaine sur trois. L'Eglise est évincée du service
d'approvisionnement. Elle est évincée aussi de l'administration des hôpitaux.
Par exemple, l'Hôtel-Dieu, en 1789, était sous la surveillance temporelle
d'un Conseil ainsi composé : l'archevêque de Paris, le premier président du
Parlement, le premier président de la Chambre des Comptes, le premier
président de la Cour des Aides, le procureur général du Parlement, le
lieutenant général de police et le prévôt des marchands. Il y
avait en outre dix administrateurs laïques, un receveur charitable également
laïque, des
officiers (un greffier, un notaire, un procureur au Parlement, un procureur
au Châtelet). De même pour Saint-Louis, pour les Incurables, la Santé,
Notre-Dame de la Pitié, la Salpêtrière, Bicêtre, les Enfants Rouges,
l'élément laïque et bourgeois prédominait et de beaucoup dans
l'administration (voir Monin).
La bourgeoisie parisienne avait mené de front la conquête économique de la
cité, et elle avait en 1789 une force d'élan irrésistible. Pour
soutenir ce mouvement ascendant, il ne lui avait certainement pas suffi de la
puissance que lui donnaient ses rentes sur l'Hôtel de Ville et créances sur
le roi ou ses opérations proprement financières et capitalistes. Mirabeau,
dont j'ai déjà cité la phrase tranchante sur l'incapacité commerciale de
Paris prononcée dès le premier jour de la Constituante, revient à la charge
dans son célèbre Mémoire du 15 octobre 1789 à Monsieur, comte de Provence et
frère du roi. « Paris engloutit depuis longtemps tous les impôts du royaume.
Paris est le siège du régime fiscal abhorré des provinces ; Paris a créé la
dette ; Paris, par son funeste agiotage, a perdu le crédit public et
compromis l'honneur de la nation. Paris ne demande que des opérations
financières ; les provinces ne considèrent que l'agriculture et le commerce.
» Le plan
politique de Mirabeau explique cette véhémente diatribe. Mais elle est
doublement injuste. D'abord cette activité capitaliste et financière où
Mirabeau ne voyait qu'une sorte d'échauffement maladif était la condition
même du vaste essor industriel qui devait suivre : Paris ne faisait que
devancer en ce point la France tout entière, et cette centralisation
préalable des ressources était le ressort nécessaire du mouvement général.
Comment auraient pu être organisées les entreprises de tout ordre du XIXe
siècle si le Paris du XVIIIe n'avait pas déjà créé au centre le merveilleux
instrument de finance, de crédit ? Mais Mirabeau était injuste encore envers
Paris en réduisant son activité à ces entreprises de finance. Un
patient et multiple travail de négoce et d'industrie était le fond de la vie
parisienne, et sans ce support résistant, tout l'édifice d'agiotage, et même
de rente, se serait écroulé vite comme une maison de papier. Ce qui
est vrai, c'est que dans le mélange et la complication de la vie de Paris,
les forces proprement industrielles et commerciales, quoique constituées en
corporations solides, n'apparaissent point comme les éléments essentiels de
la cité aussi distinctement qu'à Lyon, Nantes ou Bordeaux. C'est une des
raisons pour lesquelles le régime électoral pour les députés aux Etats
généraux ne fut point le même à Paris que dans les autres villes. Non
seulement dans l'article 29 du règlement qu'applique la fameuse lettre royale
de convocation du 24 janvier, il est dit que la ville de Paris députera seule
directement aux Etats généraux, sans passer par l'intermédiaire du bailliage
et de la prévôté, mais le mode de votation est tout différent. Les articles
26 et 27 du règlement font, dans les grandes villes, deux grandes catégories
d'électeurs. Il y a d'abord ceux qui appartiennent aux corporations d'arts et
métiers ou aux corporations d'arts libéraux, comme celles des négociants et
armateurs ; et en général « tous les autres citoyens réunis par l'exercice
des mêmes fonctions et formant des assemblées ou des corps autorisés » ; il y
a ensuite, selon les termes de l'article 27, « les habitants composant le
Tiers Etat, qui ne se trouveront compris dans aucun corps, communauté ou
corporation » ; ceux-là s'assemblent tous et votent tous à l'Hôtel de Ville. Ainsi,
dans toutes les autres villes, la vie corporative fournit, si je puis dir'e,
le moule électoral. Au contraire, à Paris, la division électorale est
purement géographique : la capitale est divisée en soixante districts,
correspondant à soixante quartiers : et dans les assemblées de quartier, tous
les membres du Tiers Etat, quelle que soit la corporation à laquelle ils
appartiennent, ou s'ils n'appartiennent à aucune corporation, sont confondus.
Voici d'ailleurs le texte du règlement du 15 avril, en son article 12,
relatif à cet objet : « L'assemblée du Tiers Etat de la ville de Paris se
tiendra le mardi 21 avril ; elle sera divisée en soixante arrondissements ou
quartiers. Les habitants composant le Tiers Etat, nés français ou
naturalisés, âgés de vingt-cinq ans, et domiciliés, auront droit d'assister à
l'assemblée déterminée par le quartier dans lequel ils résident actuellement,
en remplissant les conditions suivantes, et nul ne pourra s'y faire
représenter par procureur. «
Article 15. Pour être admis dans l'assemblée de son quartier, il faudra
pouvoir justifier d'un titre d'office, de grades" dans une faculté,
d'une commission ou emploi, de lettres de maîtrise, ou enfin de sa quittance
ou nantissement de capitation montant au moins à la somme de six livres en
principal. » Ainsi,
à Paris, c'est toute la bourgeoisie mêlée, capitalistes, financiers,
rentiers, savants, magistrats, industriels, marchands, artisans aisés, qui
est convoquée en chaque quartier. Evidemment, c'est sur tout l'immensité de
la ville qui a suggéré ou imposé cette disposition. Il était malaisé de
réunir en un même point toits les membres d'une même corporation disséminés
dans la vaste cité. Il eût été plus difficile encore de concentrer à l'Hôtel
de Ville, en 'une seule assemblée électorale, tous les habitants de Paris,
rentiers, financiers, professeurs, écrivains, artistes, qui n'appartenaient
pas à une corporation. Mais c'est la complexité de la vie parisienne plus
encore que l'immensité de Paris qui s'opposait à cette distribution
corporative. Après tout, sans avoir l'énormité de Paris, Lyon et Marseille
étaient de grandes villes, et nous avons vu notamment pour Lyon, que les
élections avaient pu se faire par corporations : c'est que la presque
totalité des habitants se répartissait en un petit nombre de vastes
corporations. La
diversité, la mobilité, l'enchevêtrement de la vie de Paris ne permettaient
guère cette répartition professionnelle, et c'est peut-être ce qui dérobait à
des yeux d'ailleurs prévenus comme ceux de Mirabeau l'activité industrielle
et marchande de la grande ville. En tout cas, cette division par quartier,
qui ne démembrait pas la bourgeoisie parisienne, mais qui, au contraire,
réunissait en une même assemblée, en chaque arrondissement, toutes les forces
bourgeoises, légistes, médecins, fabricants, négociants, savants et
philosophes, a donné d'emblée au Tiers Etat parisien une force de premier
ordre. C'est de ce règlement royal du 15 avril 1789 que procèdent les
districts et toute la vie révolutionnaire de la Commune parisienne. Mais ce
règlement même était rendu nécessaire par l'ampleur de la ville démesurément
accrue depuis un siècle et par la véhémence du tourbillon social qui mêlait
tous les atomes humains. En tout
cas, maîtresse des titres de rente, et de la plupart des actions des
compagnies de banques, d'assurances, de transport, d'approvisionnement,
propriétaire de la plupart des immeubles, enrichie par les offices de finance
et de judicature, puissante par des industries diverses, tantôt concentrées
en des quartiers distincts, comme la tannerie à Saint-Marcel et le meuble à
Saint-Antoine, tantôt disséminées et enchevêtrées, comme les industries du
vêtement ou de l'alimentation, la bourgeoisie parisienne était, à la veille
de 1789, la force souveraine de propriété, de production et de consommation :
la puissance des nobles et des prêtres, pareille aux vieilles abbayes ou aux
vieilles demeures aristocratiques, n'était plus it Paris qu'un îlot croulant
que la vague éblouissante et haute va recouvrir. C'est
par cette grande puissance de richesse qui lui donnait une grande puissance
de consommation, même pour les objets de luxe, que la bourgeoisie de Paris
groupait autour d'elle les prolétaires. C'est par là que, dans la première
période de la Révolution, jusqu'au 10 août et même au-delà, elle a pu en
somme les maintenir dans son orbite. Si les nobles avaient détenu à Paris le
plus gros de la fortune, ils auraient pu, par l'émigration ou même par le
resserrement systématique de leurs dépenses, déterminer un chômage inouï et
prolongé auquel nulle société ne résiste. Ou bien la Révolution se serait
enfoncée dans cet abîme, et le peuple affamé, désespéré, aurait redemandé les
maîtres d'hier qui, du moins, en achetant les produits des manufactures et
les chefs-d'œuvre des ateliers, le faisaient vivre. Ou bien une violente
révolution ouvrière aurait, comme une vague furieuse dépassant une vague
irritée, recouvert la Révolution bourgeoise. C'est cette crise économique
terrible qu'espéraient les émigrés et la Cour. Fersen,
le Suédois mélancolique et réfléchi, le correspondant et le conseiller de
Marie-Antoinette de 1790 à 1792, bien qu'il blâmât l'émigration, exprime
lui-même cet espoir. A plusieurs reprises il écrit : « Ce sera pour l'hiver
prochain. » Le dommage causé à Paris par le départ des nobles n'était certes
point négligeable, mais pour que le coup fût décisif et produisît un effet
contre-révolutionnaire, il aurait fallu à la riche noblesse une puissance
économique qu'elle n'avait plus relativement à l'ensemble des forces
sociales. La
bourgeoisie toute seule avait dès lors une suffisante puissance d'achat pour
maintenir, pendant le passage dangereux, l'équilibre du système. La grève des
acheteurs organisée par la contre-Révolution pouvait blesser et irriter
Paris, mais elle ne pouvait l'abattre et ne servait dès lors qu'à le pousser
plus avant dans la voie révolutionnaire. En
contribuant par leur départ, comme l'indique Necker, à la sortie du
numéraire, les émigrés ne firent que hâter le régime des assignats et
l'expropriation générale des biens ecclésiastiques. En privant de leur
clientèle accoutumée une partie des artisans de Paris, ils les excitèrent
jusqu'à la fureur ; mais comme ces lacunes de travail, soudainement creusées,
n'étaient point suffisantes à entraîner une vaste ruine et un éboulement du
système économique de Paris, les émigrés ne réussirent ici encore qu'à accélérer
le mouvement de la Révolution. .
Mercier constate, dans son Tableau de Paris, en 1797, que les motions les
plus furieuses furent faites dans les sections par les ouvriers cordonniers,
tapissiers et autres que l'émigration des nobles avaient privés d'une partie
au moins de leur travail. Et que désiraient-ils ? Qu'une guerre
d'extermination leur fût faite ; que tous les biens laissés par eux en France
fussent confisqués par la nation et remis dans le mouvement pour ranimer les
affaires. En attendant ils servaient le riche bourgeois ; et comment même les
arts les plus factices, ceux mêmes que Rousseau condamnait le plus
auraient-ils sombré par la seule abstention des nobles, quand pendant tout le
xviii' siècle c'est la riche bourgeoisie qui avait, si je peux dire, mené le
train ? Il semble même que la surexcitation révolutionnaire, la confiance et
l'élan de la bourgeoisie victorieuse, l'affermissement de la dette publique
et le mouvement d'affaires' auquel donna lieu la vente commencée des biens du
clergé aient, au moins dans les trois premières années de la Révolution,
excité la production des échanges. On peut
très logiquement conclure de ce qui se passait à Lyon pour l'industrie de la
soierie, qui est l'industrie de luxe par excellence, à tous les arts de luxe
de Paris. Or le voyageur allemand Reichardt, musicien de talent, observateur
pénétrant et exact, constate à Lyon, en mars 1792, c'est-à-dire huit mois
après la secousse de Varennes, et quand les premiers grondements de la guerre
prochaine commençaient à inquiéter l'horizon, une vie de société extrêmement
brillante et active. La haute bourgeoisie lyonnaise multiplie les bals, les
soupers, où les femmes rivalisent de luxe avec leurs capotes de dentelle,
leurs claires toilettes roses et bleues. Comment la haute bourgeoisie
eût-elle pu déployer cette hardiesse, cette élégance et cette joie si elle
avait été menacée par le déclin de son industrie magnifique, et si elle avait
senti monter vers elle la colère d'un peuple sans travail et sans pain ? J'ai
déjà noté aussi, d'après les tableaux dressés par Julianny, l'accroissement
du chiffre d'affaires de Marseille de 1789 à 1792, et je relève dans Barnave
une très importante constatation générale qui s'applique évidemment à Paris
comme aux autres villes du royaume. Il écrit en 1792 : « Lorsque l'Assemblée
Constituante s'est séparée, la Nation n'avait point encore sensiblement perdu
en hommes et en richesses... Un grand nombre d'individus avaient souffert
dans leur fortune, mais la masse générale des richesses n'avait point déchu.
Le commerce maritime pouvait avoir essuyé quelques pertes, mais l'agriculture
n'avait cessé de fleurir et les manufactures avaient acquis un degré
d'activité supérieur à tout cc qui avait existé dans d'autres temps. » Enfin,
pour Paris même, Mirabeau d'abord, Fersen ensuite, écrivent à plusieurs
reprises de 89 à 92, « qu'on a de la peine à retenir les ouvriers dans les
ateliers ». La fièvre révolutionnaire les jetait dans la rue ou dans les
clubs. Mais qui ne comprend pas que, s'ils étaient épuisés par de longs et
fréquents chômages, ils n'auraient pas ainsi supporté avec impatience les
rares journées de travail sauveur ? H semble bien que les fâcheuses
conséquences du terrible hiver de 1788-1789 ne se sont pas étendues au-delà
de l'année 1789. J'en donnerai plusieurs preuves. Mais si, dès maintenant, je
fais entrevoir, en une sorte de clarté anticipée, que la défection ou le
soulèvement de la noblesse ne parvinrent pas à infliger à la Révolution une
crise économique profonde, c'est parce qu'il n'est point de preuve plus
décisive de la puissance économique de la bourgeoisie. Elle était assez
forte, même au point le plus agité et le plus surchargé, pour porter seule
tout le système de la production et des échanges ; elle peut consommer au
défaut des nobles, et malgré l'émigration des plus grandes fortunes
nobiliaires et princières, elle peut soutenir au-dessus de l'abîme la
Révolution, en soutenant la nation même. C'est un pont aux arches profondes
et solides qu'elle jette par-dessus le gouffre. Ainsi, le prolétariat parisien, muni par la bourgeoisie parisienne d'un suffisant travail et de suffisantes ressources ne sera point condamné à retourner à l'ancien régime comme une clientèle affamée ; il pourra marcher intrépidement dans les voies de la Révolution bourgeoise. |