Et, par
une curieuse rencontre, c'est un député du Dauphiné, Barnave, élevé au
spectacle de cette activité industrielle, qui a formulé le plus nettement les
causes sociales et, on pourrait dire, la théorie économique- de la Révolution
française. Marx semble avoir ignoré ces textes qui sont comme une application
anticipée de ses doctrines à la Révolution bourgeoise. Lorsque l'Assemblée
Constituante, en se séparant, eut déclaré que ses membres ne seraient pas
rééligibles, Barnave, très peiné de cette interruption de sa vie publique,
retourna à son pays d'origine, et là, comme il avait coutume de le faire dès
l'adolescence, il se consola en écrivant. Il
composa une Introduction à la Révolution française, qui fut publiée seulement
en 1845, par M. Bérenger de la Drôme, d'après les manuscrits que la sœur de
Barnave avait eus en mains. C'est, je crois, le principal titre de pensée du
facile orateur. Il faut
en citer des fragments assez étendus, car cette œuvre nous montre à quel
point la bourgeoisie révolutionnaire, dont Taine dénonce si sottement
l'idéalisme abstrait, avait conscience du mouvement économique qui
déterminait sa victoire. « On voudrait vainement se faire une juste idée de
la grande Révolution qui vient d'agiter la France en la considérant d'une
manière isolée, en la détachant de l'histoire des empires qui nous
environnent et des siècles qui nous ont précédés. Pour en juger la nature, et
pour en assigner les véritables causes, il est nécessaire de porter ses
regards plus loin, il faut apercevoir la place que nous occupons dans un
système plus étendu : c'est en contemplant le mouvement général qui depuis la
féodalité jusqu'à nos jours conduit les gouvernements européens à changer
successivement de forme, qu'on apercevra clairement le point où nous sommes
arrivés, et les causes générales qui nous y ont conduits. « Sans
doute que les révolutions des gouvernements, comme tous ceux des phénomènes
de la nature qui dépendent des passions et de la volonté de l'homme, ne
sauraient être soumises à ces lois fixes et calculées qui s'appliquent aux
mouvements de la matière inanimée ; cependant, parmi cette multitude de
causes dont l'influence combinée produit les événements politiques, il en est
qui sont tellement liées à la nature des choses, dont l'action constante et
régulière domine avec tant de supériorité sur l'influence des causes
accidentelles que, dans un certain espace de temps, elles parviennent presque
nécessairement à produire leur effet. Ce sont elles, presque toujours, qui
changent la face des nations, tous les petits événements sont enveloppés dans
leurs résultats généraux ; elles préparent les grandes époques de l'histoire,
tandis que les causes secondaires auxquelles on les attribue presque toujours
ne font que les déterminer... » Et
Barnave, d'après ces principes, nous trace à grands traits l'histoire des
sociétés humaines. C'est vraiment un premier croquis du matérialisme
économique de Marx. « Dans la première période de la société, l'homme vivant
de la chasse connaît à peine la propriété : son arc, ses flèches, le gibier
qu'il a tué, les peaux qui servent à le couvrir, sont à peu près tout son
bien. La terre entière est commune à tous. Alors les institutions politiques,
s'il en existe quelque commencement, ne peuvent avoir la propriété pour base
; la démocratie n'y est autre chose que l'indépendance et l'égalité naturelle
; la nécessité d'un chef dans les combats y donne les premiers éléments de la
monarchie ; le crédit du savoir, toujours d'autant plus grand que la masse
des hommes est plus ignorante, y donne naissance à la première aristocratie,
celle des vieillards, des prêtres, des devins, des médecins, origine des
brahmes, des druides, des augures ; en un mot, de toute aristocratie fondée
sur la science, qui partout a précédé celle des armes et celle de la
richesse, et qui, dès l'origine de la société, acquiert toujours un grand
pouvoir par quelques services réels soutenus d'un grand accessoire de
tromperie. «
Lorsque l'accroissement de la population fait sentir à l'homme le besoin
d'une subsistance moins précaire et plus abondante, il sacrifie pour exister
une portion de son indépendance, il se plie à des soins plus assidus ; il
apprivoise des animaux, élève des troupeaux et devient peuple pasteur. Alors
la propriété commence à influer sur les institutions ; l'homme attaché au
soin des troupeaux n'a plus toute l'indépendance du chasseur ; le pauvre et
le riche cessent d'être égaux, et la démocratie naturelle n'existe déjà plus.
La nécessité de protéger et de défendre les propriétés oblige de donner plus
d'énergie à toute autorité militaire et civile ; ceux qui en disposent
attirent les richesses par le pouvoir, comme par les richesses ils
agrandissent le pouvoir et le fixent dans leurs mains ; enfin, dans cet âge
des sociétés, il peut exister des conditions où le pouvoir aristocratique ou
monarchique acquiert une extension illimitée : des exemples pris dans
plusieurs régions asiatiques le prouvent... « Enfin
les besoins de la population s'accroissant toujours, l'homme est obligé de
chercher sa nourriture dans le sein de la terre ; il cesse d'être errant, il
devient cultivateur. Sacrifiant le reste de son indépendance, il se lie pour
ainsi dire à la terre et contracte la nécessité d'un travail habituel. Alors
la terre se divise entre les individus, la propriété n'enveloppe plus seulement
les troupeaux qui couvrent le sol, mais le sol lui-même ; rien n'est commun ;
bientôt les champs, les forêts, les fleuves même, deviennent propriété ; et
ce droit, acquérant chaque jour plus d'étendue, influe toujours plus puissamment
sur la distribution du pouvoir. « Il
semblerait que l'extrême simplicité d'un peuple purement agricole devrait
s'accorder avec la démocratie, cependant un raisonnement plus approfondi et
surtout l'expérience prouve que le moment où un peuple est parvenu à la
culture des terres et où il ne possède pas encore cette industrie
manufacturière et commerciale qui lui succède, est de toutes les périodes du
régime social celle où le pouvoir aristocratique acquiert le plus
d'intensité. C'est à cette époque qu'il domine et qu'il subjugue presque toujours
les influences démocratique et monarchique. « Rarement,
et jamais peut-être il n'est arrivé que la première distribution des terres
se soit faite avec une certaine égalité. Si le partage a eu lieu sur une
terre vierge et possédée par le simple droit d'occupation, le peuple ayant
toujours quelques institutions politiques, quelques pouvoirs établis au
moment où arrive cette troisième période de la société, la distribution des
terres se fera en raison des rangs, du pouvoir et de la quantité des
troupeaux dont chacun jouit ; que ferait le pauvre et le faible d'un vaste
champ qu'il ne pourrait défricher ? Il se réduira de lui-même au nécessaire,
tandis qu'un chef occupera toute l'étendue qu'il peut couvrir de ses
troupeaux et cultiver par ses serviteurs et ses esclaves, car c'est une
circonstance humiliante de l'histoire des sociétés que la propriété des
hommes a presque toujours précédé celle des terres, • comme l'usage de Ta
guerre, qui fait les esclaves, a précédé le degré de population qui fait un
besoin de la culture et du travail. « Si la
possession de la terre est le fruit de la conquête, l'inégalité de la
distribution sera plus grande encore, suivant les usages qui règnent à cette
époque. La conquête presque toujours dépouille les vaincus de la plus grande
partie de leurs biens et souvent les réduit à l'esclavage ; parmi les
vainqueurs, elle n'enrichit guère que les chefs, à peine le soldat
trouve-t-il dans son lot à nourrir, pendant quelque temps, son orgueilleuse
oisiveté. « Ainsi,
dès le premier moment où un peuple cultive la terre, il la possède
ordinairement par portions très inégales. Mais quand il existerait d'abord
quelque égalité, pour peu que par la marche nécessaire des choses elle s'altérât,
l'inégalité des portions deviendrait bientôt excessive. C'est un principe
certain que là où il n'existe pas d'autre revenu que celui des terres, les
grandes propriétés doivent peu à peu engloutir les petites ; comme là où il
existe un revenu de commerce et d'industrie, le travail des pauvres parvient
peu à peu à attirer à lui une portion des terres des riches. « S'il
n'existe d'autre produit que celui des terres, celui qui n'en possède qu'une
petite portion sera souvent réduit, ou par sa négligence ou par l'incertitude
des saisons, à manquer du nécessaire ; alors il emprunte au riche, qui, lui
prêtant chaque année une portion de son épargne, parvient bientôt à
s'approprier son champ. Plus il l'a appauvri, plus il le tient sous sa
dépendance ; il lui présente alors, comme une faveur, la proposition de le
nourrir en lui faisant cultiver ses propres terres et de l'admettre parmi ses
serviteurs ; si même la loi l'y autorise, il achètera jusqu'à sa liberté. « Le
cultivateur sacrifie ainsi toute l'indépendance que la nature lui a donnée ;
le sol l'enchaîne parce qu'il le fait vivre. « Pauvre,
disséminé dans les campagnes, assujetti par ses besoins, il l'est encore par
la nature de ses travaux qui le sépare de ses semblables et l'isole. C'est le
rassemblement des hommes dans les villes qui donne aux faibles le moyen de
résister par le nombre à l'influence du puissant et c'est le progrès des arts
qui rend ces rassemblements nombreux et constants. « Enfin,
dans cet âge de la Société, le pauvre n'est pas moins asservi par son
ignorance ; il a perdu cette sagacité naturelle, cette hardiesse
d'imagination qui caractérisent l'homme errant dans les bois, ces usages et
ces maximes de sagesse, qui sont le fruit de la vie contemplative des peuples
pasteurs. Il n'a point encore acquis les lumières et la hardiesse de pensée
que la richesse et le progrès des arts font pénétrer dans toutes les classes
de la société ; habituellement seul, absorbé par un travail continuel et
uniforme, il offre l'exemple du dernier degré d'abaissement auquel la nature
puisse tomber, toutes les superstitions ont alors le droit de l'asservir. « Dans
cet état de
choses, et comme il n'existe point de commerce, les parties ne sont point
unies entre elles par leurs besoins et leurs communications réciproques ; et comme il n'existe
presque :menti moyen de lever des tributs dans un pays où il n'y a aucune accumulation de
capitaux, la puissance du centre ne peut entretenir une force assez considérable pour maintenir l'unité et l'obéissance ; la force reste dans
les parties du territoire où les richesses se recueillent et se
consomment, et le règne de' l'aristocratie dure autant que le peuple
agricole continue à ignorer ou à négliger les arts, et que la propriété des
terres continue d'are la seule richesse. « Comme
la marche naturelle des sociétés est de croitre sans cesse en population et
en industrie jusqu'à ce qu'elles soient parvenues au dernier degré de la
civilisation, l'établissement des manufactures et du commerce doit
nécessairement succéder à la culture. » Ici
Barnave constate que les institutions politiques, façonnées par
l'aristocratie terrienne, peuvent contrarier et retarder l'avènement de la
période manufacturière et marchande. Mais « à la longue, les institutions
politiques adoptent, si l'on peut s'exprimer ainsi, le génie de la localité
», c'est-à-dire qu'elles s'adaptent nécessairement aux conditions économiques
nouvelles d'une région déterminée, et Barnave formule avec une force
admirable la conclusion de cette sorte de déduction historique : « Dès que
les arts et le commerce parviennent à pénétrer dans le peuple et créent un
nouveau moyen de richesse au secours de la classe laborieuse, il se prépare
une révolution dans les lois politiques ; UNE NOUVELLE DISTRIBUTION DE LA
RICHESSE PRODUIT UNE NOUVELLE DISTRIBUTION DU POUVOIR. De même que la possession des
terres a élevé l'aristocratie, la propriété industrielle élève le pouvoir du
peuple ; il acquiert la liberté, il se multiplie, il commence à influer sur
les affaires. » « De
là, une deuxième espèce de démocratie : la première avait l'indépendance,
celle-ci a la force ; la première résultait du néant des pouvoirs pour
opprimer les hommes, celle-ci d'un pouvoir qui lui est propre ; la première
est celle des peuples barbares, celle-ci des peuples policés. » « Dans
les petits Etats, la force de ce nouveau pouvoir populaire sera telle qu'il y
deviendra quelquefois maître du gouvernement, et une nouvelle aristocratie,
une sorte d'aristocratie bourgeoise et marchande, s'élèvera par ce nouveau
genre de richesse. » « Dans
les grands Etats, toutes les parties se lient par une communication
réciproque : il se forme une classe nombreuse de citoyens qui, avec les
grandes richesses de l'industrie a le plus puissant intérêt au maintien de
l'ordre intérieur, et qui, par le moyen de l'impôt, donne à la puissance
publique la force nécessaire pour exécuter les lois générales. Une somme
considérable d'impôts qui sans cesse se porte des extrémités au centre et du
centre aux extrémités, une armée réglée, une grande capitale, une multitude
d'établissements publics deviennent autant de liens qui donnent à une grande
nation cette unité, cette cohésion intime qui la font subsister. » On
devine sans peine l'application de ces principes si nets à la Révolution
française. La croissance de la richesse industrielle et mobilière, de la
bourgeoisie industrielle et marchande, a peu à peu diminué la puissance de
l'aristocratie fondée sur la propriété de la terre. A cette aristocratie
terrienne, à ce système féodal morcelé et immobile elle a substitué, par les
liens du commerce, de l'échange et de l'impôt, la force unitaire et
centralisée des monarchies modernes : et par la croissance d'une classe
nouvelle plus industrieuse et plus populaire, la démocratie bourgeoise s'est
substituée à l'oligarchie des nobles. Selon le degré de force déployée en
chaque pays de l'Europe par la propriété industrielle et mobilière, la
révolution économique a été plus ou moins profonde. Et comme le développement
technique de l'industrie a été plus rapide et plus vigoureux en France qu'en
Allemagne, comme d'autre part les révolutions anglaises du XVIIe siècle, déjà
en partie bourgeoises, ont éclaté avant le grand essor industriel du XVIIIe
siècle et, qu'en France au contraire le mouvement ajourné jusqu'à la fin du XVIIIe
siècle a participé de la force industrielle accrue de la bourgeoisie, c'est
en France que la Révolution politique, fruit plein et mûr de la révolution
économique en sa plus vigoureuse saison, s'est rapprochée le plus de
l'entière démocratie. De même
que Barnave dans son esquisse générale de l'évolution sociale a devancé
l'œuvre magistrale de Marx — (en s'arrêtant bien entendu au stade bourgeois
et sans entrevoir le stade prolétarien —, de même dans l'interprétation
économique des différences de la Révolution française plus tardive et plus
démocratique à la Révolution anglaise plus précoce et plus mélangée
d'aristocratie, il a devancé expressément le lumineux commentaire que
Saint-Simon a donné, dans son Catéchisme industriel, du mouvement
anglais et du mouvement français. Il faut que je cite encore une page où
Barnave résume fortement sa pensée, car il est important pour le prolétariat
qui cherche encore sa route dans un jour douteux, de constater à quel degré
de clarté était parvenue, quand éclatèrent les événements décisifs, la
conscience révolutionnaire de la bourgeoisie. « Dans les gouvernements
d'Europe, la base de l'aristocratie est la propriété de la terre, la base de
la monarchie est la force publique, la base de la démocratie, la richesse
mobilière. « Les
révolutions de ces trois agents politiques ont été celles des gouvernements.
» « Pendant
la plus grande énergie du régime féodal, il n'y eut de propriété que celle
des terres ; l'aristocratie équestre et sacerdotale domina tout, le peuple
fut réduit à l'esclavage, et les princes ne conservèrent aucun pouvoir. » « La
renaissance des arts a ramené la propriété industrielle et mobilière qui est
le fruit du travail, comme la propriété des terres est, originairement, le
produit de la conquête ou de l'occupation. « Le
principe démocratique, alors presque étouffé, n'a cessé depuis de prendre des
forces et de tendre à son développement. A mesure que les arts, l'industrie
et le commerce enrichissent la classe laborieuse du peuple, appauvrissent les
gros propriétaires des terres, et rapprochent les classes par la fortune, les
progrès de l'instruction les rapprochent par les sciences, et rappellent,
après un long oubli, les idées primitives de l'égalité. « On
peut diviser en trois branches la grande Révolution que l'influence du
progrès des arts a opérée dans les institutions européennes : « 1°
Les communes, acquérant des richesses par le travail, ont acheté d'abord leur
liberté et ensuite une portion des terres, et l'aristocratie a perdu
successivement son empire et ses richesses ; ainsi le régime féodal s'est
écroulé sous le rapport civil. « 2°
La même cause, appuyée par le progrès de l'industrie qui l'accompagne
toujours, a affranchi l'Europe entière de la puissance temporelle du pape et
en a enlevé la moitié à sa suprématie spirituelle. « 3°
La même cause, c'est-à-dire le progrès de la propriété mobilière, qui est
en Europe l'élément de la démocratie et le ciment de l'unité des Etats, a
modifié successivement tous les gouvernements politiques. Suivant qu'elle a
été plus ou moins favorisée par la situation géographique des lieux, elle a
établi des gouvernements divers ; là où le peuple s'est trouvé très fort dans
un petit Etat, il a établi des républiques ; là où, dans une grande région,
il n'a eu que la force de soutenir, par l'impôt, le pouvoir monarchique
contre l'aristocratie, ennemi commun des princes et du peuple, il a
graduellement établi des monarchies absolues ; là où il a pu pousser plus
loin ses progrès, après avoir servi longtemps d'accessoire au trône contre
les grands, il a fait explosion et, prenant sa place dans le gouvernement, il
a établi la monarchie limitée ; là seulement où il n'a pu que faiblement
pénétrer, les formes aristocratiques et fédératives du gouvernement féodal
ont pu se maintenir et ont même acquis, par le temps, une forme plus solide
et plus régulière. » « C'est
cette progression commune à tous les gouvernements européens qui a préparé en
France une Révolution démocratique, et l'a fait éclater à la fin du XVIIIe
siècle... » Ainsi, selon Barnave qui traduit évidemment la pensée de
toute la bourgeoisie du Dauphiné, la Révolution n'est ni un fait accidentel,
ni un fait local. Elle est comme préparée par le mouvement qui vient du fond
des siècles, par l'immense évolution sociale qui, peu à peu, a donné force
directrice à la propriété et qui a, par conséquent, subordonné les forces du
pouvoir politique aux formes changeantes de la propriété elle-même.
Maintenant, la propriété industrielle et mobilière, c'est-à-dire la propriété
bourgeoise est en pleine force : l'avènement de la démocratie bourgeoise est
donc inévitable et la Révolution est une nécessité historique. Liée au
mouvement de la propriété industrielle, la Révolution est vaste comme ce
mouvement. Selon Barnave, il n'y a pas, à proprement parler, une Révolution
française : il y a une Révolution européenne qui a en France son sommet. La
bourgeoisie révolutionnaire a donc un sens admirablement réaliste et
pénétrant de sa force, du mouvement économique et historique qu'elle
représente. Il ne s'agit pas là de la vague hypothèse d'un contrat primitif
d'égalité qui aurait été rompu et obscurci dans la suite des temps, et que
rétablirait, en son intégrité, une révolution idéale. Dans
les sociétés primitives, où les rapports économiques des hommes errants
étaient très faibles, très lâches, c'est la force du bras qui domine, la
force du glaive. Puis, à mesure que la population est plus dense et plus
fixe, ce sont les rapports économiques des hommes entre eux qui déterminent
la forme des sociétés et des institutions. C'est la force de la propriété qui
est dominante, et, à la longue, souveraine, et la propriété entraîne dans ses
évolutions lentes, marquées de crises révolutionnaires, tout le système
humain. Il ne
s'agit pas non plus d'un idyllique appel aux vertus champêtres, à l'innocence
et à l'égalité prétendue de la vie rurale. La propriété foncière est mère
d'inégalité et de brutalité. Quand son action est sans contrepoids, elle
produit le système féodal qui isole et asservit les hommes, qui morcelle les
Sociétés et abêtit les paysans. Et bien loin que la propriété foncière puise
être inspiratrice d'égalité ; bien loin qu'elle puisse propager parmi les
hommes la douceur de vivre et l'innocence des mœurs, c'est du dehors
seulement et sous l'action de la propriété industrielle qu'elle se transforme
et s'humanise. Il a fallu que des artisans, des hommes d'industrie et de
négoce, enfermés dans les communes urbaines, arrivent à la richesse et
achètent de la terre pour que le lourd monopole féodal cessât de peser sur le
sol et sur les hommes, et la propriété foncière ne pourra entrer dans le
mouvement démocratique que si elle est comme assouplie et pénétrée d'égalité
par la propriété industrielle elle-même. La
bourgeoisie du Dauphiné, dont Barnave a merveilleusement dégagé et interprété
la pensée, a proclamé nettement l'antagonisme de la classe industrielle et de
la classe foncière : cet antagonisme est si profond, il est si bien
l'irréductible conflit de la Révolution elle-même que, même aujourd'hui, même
quand la croissance du prolétariat socialiste oblige le capitalisme
industriel et la grande propriété foncière à se coaliser pour la résistance,
des crises imprévues mettent aux prises la classe foncière et la classe
industrielle, et c'est du côté de la classe industrielle qu'est encore,
malgré bien des déformations et des défaillances, l'esprit de la Révolution :
c'est la grande propriété foncière qui prolonge la contre-Révolution. Cet
antagonisme persistant des deux grandes fractions possédantes, que Marx, dans
son manifeste communiste de 1849, signalait à la tactique vigilante du prolétariat,
Barnave l'a défini en 1792 et il en a fait le fond même de la Révolution. Et
certes, il faut que le sens des intérêts économiques et de la force
historique de la propriété ait été bien aigu dans la région dauphinoise pour
que Barnave, réformé et fils de réformé, ait donné une interprétation tout
économique et, en quelque sorte, matérialiste de la Réforme elle-même. Selon
lui (j'ai souligné ce passage décisif), c'est le progrès de la propriété
industrielle et mobilière qui a affranchi l'Europe entière de la puissance
temporelle du pape, et en a enlevé la moitié de sa, suprématie spirituelle.
Ainsi, si les nations modernes, même catholiques, ont secoué le joug temporel
du pape, c'est parce qu'il s'était formé une bourgeoisie riche et active qui
avait besoin de liberté, qui avait donné aux rois le point d'appui nécessaire
pour résister à l'oppression ultramontaine et qui, en outre, par le lien
multiple des échanges, avait donné à la nation cette vivante unité, condition
même de l'indépendance. Bien mieux, la Révolution religieuse, qui avait
arraché au dogme catholique la 'moitié de l'Europe, n'était, pour ainsi dire,
que la traduction spirituelle d'une révolution économique : la bourgeoisie
avait introduit la liberté dans l'interprétation des textes immuables, comme
elle avait introduit le mouvement dans les sociétés jusque-là immobiles. Qu'on
songe qu'une interprétation aussi réaliste, aussi brutalement bourgeoise de
la Réforme se produisait dans ce rude Dauphiné, où le courage dés réformés
s'était exalté jusqu'au martyre ; tout près de ces montagnes de l'Ardèche et
du pays d'Alais, où une prodigieuse fièvre mystique, coupée de prophétiques
visions, avait soulevé les foules : et on comprendra la force nouvelle de la
conscience bourgeoise, qui ramenait explicitement à une crise de propriété
cette crise des âmes et qui soumettait à la discipline souveraine des lois de
la production les grands phénomènes, troublants et confus, de la conscience
religieuse. Evidemment,
la bourgeoisie était en pleine possession de sa pensée et, en appuyant sur
cette interprétation de l'histoire la Révolution nouvelle, elle s'appropriait
à la fois tout le passé européen, depuis le mouvement des communes et tout le
présent ; elle croyait aussi s'approprier tout l'avenir, qu'elle se figurait
comme une évolution tranquille et indéfinie de la propriété industrielle. Est-ce
à dire que ce réalisme historique et économique de la bourgeoisie
industrielle excluait tout idéalisme, toute grande et généreuse passion ?
Bien au contraire, l'enthousiasme humain qui, à la veille de 1789,
passionnait la bourgeoisie, était d'autant plus énergique et ardent qu'il
s'exerçait dans le sens même du mouvement universel, et qu'il lui
apparaissait comme la consommation de l'histoire. Il était-beau d'appeler au
plein rayonnement de la vie politique et du pouvoir les obscurs producteurs
qui, dès le temps des communes, avaient si péniblement lutté et trafiqué sous
les brutalités et les dédains. Il était beau, en assurant le règne de la
propriété industrielle et mobilière, faite de travail et, semblait-il,
d'égalité, de rendre aux hommes la mobilité et la liberté primitives, mais
dans des conditions toutes nouvelles de sécurité, de lumière intellectuelle
et de concorde. Il était beau, au souffle errant et tiède qui s'échappait des
usines, de dissoudre la dure glèbe féodale où la vie du paysan était captive. Il
était beau d'arracher à leur existence étroite et abêtie ces travailleurs,
serfs de la terre, qui, selon la belle remarque de Barnave, n'avaient plus la
merveilleuse sagacité des sens et de l'instinct du sauvage errant, ni les
graves émotions de l'humanité pastorale devant la liberté simple et la lenteur
changeante des horizons, et qui n'avaient pas encore le mouvement de pensée
et les curiosités nobles du producteur affranchi des villes. Il était beau,
en développant la liberté et la force de cette propriété industrielle et
mobilière qui lie toutes les parties du territoire, de cimenter à jamais,
selon le mot même de Barnave, l'unité de la nation : ainsi la bourgeoisie
révolutionnaire, dans le prolongement direct de son intérêt propre, de- sa
force industrielle et de son mouvement social, entrevoyait l'humanité plus
vivante et plus libre, la nation plus unie et plus forte. Sublimes émotions
qui mêlent, pour ainsi dire, toutes les fibres du cœur et qui ne permettent
pas de discerner le juste égoïsme des classes montantes et le dévouement à
l'humanité ! Mais, quel que soit ce trouble généreux des cœurs, il est clair que la bourgeoisie révolutionnaire ne parvient pas, si je puis dire, à dépasser son propre horizon. Barnave a beau s'élever à une philosophie générale de l'histoire et développer l'évolution de la propriété à travers les siècles : il ne se demande pas un instant si au-delà de la propriété industrielle et mobilière bourgeoise d'autres formes économiques ne se peuvent pressentir. Il oppose la propriété industrielle, fruit du travail, à la propriété foncière et féodale, née de la violence, et il ne se demande pas un instant si la possession du capital n'est pas un nouveau privilège qui permet de pressurer le travail. Quand le riche bourgeois Périer, dans le château de Vizille devenu une grande usine, a fait dresser une table de quatre cents couverts pour la bourgeoisie révolutionnaire du Dauphiné, Barnave n'a pas senti un instant que la domination bourgeoise se substituait à la domination féodale, mais qu'il y aurait encore soumission des hommes à une classe souveraine. Dans tout son livre, qui a plus de 200 pages, il n'y a pas un mot sur la condition des ouvriers, pas une vue d'avenir sur l'évolution du salariat. Evidemment, pour cette bourgeoisie industrielle dont Barnave, malgré sa culture supérieure, ne fait gale réfléchir la pensée, le problème du prolétariat ne se pose même pas. C'est en toute innocence de pensée que les révolutionnaires du Dauphiné n'admirent à participer aux élections que les citoyens qui payaient six livres d'imposition directe et exigèrent, pour l'éligibilité, la qualité de propriétaire. Ainsi, dans le Dauphiné, comme partout alors en France, c'est bien une Révolution bourgeoise qui se prépare. Le mouvement politique y est d'autant plus vif que la force économique de la bourgeoisie y est plus grande et plus dense : et dans cette région industrielle, la pensée bourgeoise arrive à un tel degré de netteté que, par son jeune interprète, la bourgeoisie dauphinoise prélude à l'interprétation marxiste de l'histoire par l'interprétation économique de la Révolution. Une classe est bien forte, quand elle a à ce point conscience de sa force, et la croissance de la bourgeoisie française est telle, dans les régions industrielles, comme dans les centres marchands, que même si Paris, ou trop mêlé ou trop frivole, avait mal saisi ou mal secondé le mouvement, il est infiniment probable que, malgré tout, la Révolution eût éclaté et triomphé. |