HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE PREMIER. — CAUSES DE LA RÉVOLUTION

 

LA VIE ÉCONOMIQUE.

 

 

Mais c'est aussi par l'activité commerciale et industrielle que la bourgeoisie française, en 1789, était puissante. Sous la Régence, Louis XV et Louis XVI, le commerce intérieur s'était prodigieusement étendu. Il nous est impossible d'en évaluer le chiffre. Mais sa croissance rapide est certaine. L'éclat et la richesse « des boutiques », dans toutes les villes grandes ou moyennes, frappe d'admiration les visiteurs.

Ce n'est pas sans nécessité et pour un vain luxe que la royauté, depuis un demi-siècle, avait développé un magnifique réseau de routes de 10.000 lieues, avec une largeur de 42 pieds. Ce réseau répondait aux nécessités du trafic et des charrois. L'agriculture protestait en vain contre la largeur démesurée des routes qui diminuait la surface cultivable.

Dans le conflit naissant de l'intérêt agrarien et de l'intérêt mercantile, c'est le commerce, par la force même de son développement, qui avait le dernier mot. Dans un beau mémoire rédigé par le médecin Guillotin, futur Constituant, les corps de marchands de Paris demandent au roi, dans la période qui a précédé les Etats généraux, une large représentation du commerce. Guillotin oppose très vigoureusement l'insignifiance, ou tout au moins la médiocrité du commerce en 1614, lors de la tenue des derniers Etats généraux, à sa merveilleuse activité en 1789.

C'est ce mouvement des affaires qui a rendu nécessaire la création de la Caisse d'Escompte en 1776. Elle était la propriété d'une société en commandite : elle s'ouvrit avec un fonds de 15 millions divisé en 5.000 actions libérées ; elle devait escompter à 4 pour cent les lettres de change et billets de commerce à 2 et 3 mois d'échéance, et faire le commerce des matières d'or. Elle émettait des billets de circulation analogues aux billets actuels de la Banque de France. Pour qu'une pareille organisation, avec tous les risques qu'elle comportait, se soit superposée au commerce préexistant des changeurs et des banquiers et pour qu'elle ait résisté aux perpétuels emprunts forcés du Trésor Royal, il faut qu'elle ait répondu à un grand besoin du commerce. Un organe central d'escompte et de crédit était devenu nécessaire pour les vastes opérations de la bourgeoisie commerçante.

La Caisse d'Escompte avait rapidement grandi et en 1789 son capital s'élevait à 100 millions divisé en 25.000 actions de 4.000 livres. C'est à propos des valeurs de la Caisse d'Escompte comme de celles de la Banque Saint-Charles que Mirabeau dénonça avec violence les spéculations de l'abbé d'Espagnac ; mais l'abbé n'en fut nullement discrédité : il entra au club des Jacobins et il prit même la parole pour faire l'éloge funèbre de Mirabeau. Toutes ces batailles livrées autour de la Caisse d'Escompte en attestent l'importance.

On comprendrait mal le développement commercial et industriel du XVIIIe siècle si on attribuait aux corporations le rôle tout à fait important qu'on leur attribue d'ordinaire. Il est certain qu'elles constituaient une entrave à la liberté de l'industrie et du commerce. Pour devenir maître, c'est-à-dire patron, il fallait subir un examen dirigé par la corporation des maîtres déjà établis ; il fallait payer une somme parfois assez élevée et qui empêchait les compagnons pauvres de s'élever à la maîtrise. De plus, l'industrie et le commerce de chaque corporation étaient soigneusement déterminés : telle corporation ne pouvait vendre que tels produits. Telle catégorie d'artisans ne pouvait fabriquer que telle catégorie d'objets. Ainsi l'activité économique était sans cesse gênée ; et de plus une sorte d'aristocratie de métiers étroite, jalouse et à peu près héréditaire, se constituait.

En fait il n'y avait guère plus que les fils ou les gendres des maîtres établis qui pussent prétendre à la maîtrise. Evidemment cet esprit de réglementation et d'exclusion était peu favorable à un grand mouvement d'affaires, et le génie d'entreprises du capitalisme ne pouvait s'accommoder de ce système étriqué et suranné. Pourtant, il ne faut pas croire que dans l'intérieur même des corporations, l'initiative fût entièrement supprimée : malgré les règlements, l'esprit d'invention et de combinaison était toujours en éveil.

Mais surtout, il faut se garder de penser que le régime corporatif ait jamais fonctionné avec ensemble et rigueur. Comme l'ont très bien montré M. Hauser, dans son livre sur les ouvriers du XVIe siècle, et M. Martin Saint-Léon, dans son livre sur les corporations, le régime corporatif n'a jamais enveloppé toute la vie économique de la nation. D'abord il y avait en France des provinces où il existait à peine.

Nulle part ou presque nulle part, les artisans des campagnes et des villages ne s'étaient laissé englober par les règlements corporatifs devenus aux mains de la royauté un moyen d'extorsion fiscale. Enfin, et surtout, les grandes entreprises, où l'essor du capitalisme commençait à se déployer, échappaient à cette contrainte. Le grand commerce, le négoce proprement dit, était trop vaste et fluide pour se laisser ainsi emprisonner. Depuis le XVIe siècle, le grand commerce s'accompagnait ordinairement d'opérations de banque. Le grand négociant était en même temps banquier. Par ses opérations étendues à l'Europe et aux colonies, il était amené à un perpétuel échange, à une perpétuelle négociation de traites.

Comment, dans un semblable négoce, marquer les limites, tracer des catégories ? Comment prescrire à un banquier de ne recouvrer que telle catégorie de traites ayant pour origine la livraison de telles marchandises ? Tout naturellement, le grand commerce avait la souplesse et la variété de la Banque elle-même. D'ailleurs, à mesure que se multipliaient les échanges, à mesure qu'affluaient dans nos ports les produits des colonies et des pays lointains, le rôle des grands intermédiaires, des grands courtiers, se développait.

Pour prendre un exemple donné à l'article des sociétés de commerce dans l'admirable Dictionnaire du commerce de Savary des Brulons, deux négociants s'associent temporairement pour acheter à frais communs et revendre à risques et à bénéfices communs du sucre ou du blé ou du tabac importés à Nantes. Ils achèteront, à l'arrivée du navire, telle ou telle marchandise ; ils la revendront, suivant le cours des marchés, à Paris ou sur une autre place : il est impossible d'enfermer d'avance dans un règlement quelconque des opérations de cette nature. Le capitalisme commercial flottant et vaste débordait à l'infini le régime étroit des corporations.

Ainsi les deux extrémités de la vie économique échappaient au régime corporatif. A un bout, les artisans ruraux étaient protégés par leur isolement même contre la communauté de métier obligatoire. A l'autre bout, le grand commerce, par la multiplicité de ses formes et la subtilité de ses opérations, s'était créé une autre sphère, tout un monde nouveau de mouvement, d'audace et de liberté. C'est seulement dans la région moyenne de l'activité économique, dans la sphère de la petite industrie urbaine et du petit et moyen commerce que le régime corporatif fonctionnait sérieusement, et avec plus d'élasticité encore que la lettre des règlements ne semble le comporter. D'ailleurs, même en cette région moyenne, paisible et réglée, l'esprit entreprenant du capitalisme pénétrait : Savary des Brulons écrit dans la première moitié du xvi Ir siècle : « Le premier principe du commerce est la concurrence. Il n'est aucune exception à cette règle, pas même dans les communautés où il se présente de grandes entreprises. Dans ces circonstances, les petites fortunes se réunissent pour former un capital considérable. »

Les marchands ou les maîtres de métiers inscrits dans une corporation déterminée s'associaient, à l'occasion, et en dehors de leurs opérations accoutumées, pour des entreprises plus vastes ; et rien ne démontre que l'objet de ces entreprises ne différait que par l'étendue de leur négoce familier bu de leur fabrication ordinaire.

Ainsi le souple régime des sociétés, au sens moderne du mot, pénétrait dans la vie même des corporations pour la diversifier et l'étendre. Ce régime, sur lequel il est statué déjà dans le Code de commerce de 1675, est très varié dès le XVIIe siècle. Il comprend quatre types principaux de sociétés commerciales : et il en est déjà deux, la société en commandite et la société anonyme, qui ouvrent les voies au capitalisme. « La société en commandite, dit le Dictionnaire de Savary, est très utile à l'Etat et au public, d'autant que toutes sortes de personnes, même les nobles et gens de robe, peuvent la contracter pour faire valoir leur argent à l'avantage du public et que ceux qui n'ont pas de fonds pour entreprendre un négoce rencontrent dans celles-ci les moyens de s'établir dans le monde et faire valoir leur industrie. »

Comme on voit, la çommandite abaisse si bien toutes les barrières que même des personnes étrangères au commerce et à l'industrie peuvent, par ces procédés, participer à la vie économique. C'est l'antipode du système corporatif. Savary ajoute : « La société anonyme est celle qui se fait sans aucun nom mais dont tous les associés travaillent chacun en leur particulier sans que le public soit informé de leur société ; et ils se rendent ensuite compte les uns aux autres des profits et des pertes qu'ils ont faits dans leur négociation. » Combinez la société anonyme avec la société par actions, et vous aurez la société anonyme par actions, le grand instrument du capitalisme moderne.

Or, la société anonyme par actions, appelant n'importe qui à la participation de l'entreprise, est la négation absolue du système corporatif qui ne permet qu'à des personnes déterminées, une activité déterminée. Au XVIIIe siècle de puissantes sociétés par actions commençaient à se fonder. Dans les années mêmes qui précédèrent la Révolution, la grande Compagnie des Eaux de Paris provoqua des mouvements de spéculation très vifs autour de ses actions. Elle s'était chargée (le conduire l'eau de la Seine dans les 25.000 maisons de Paris et ses actions étaient très répandues. Très certainement, des marchands des corporations en avaient acquis : il serait très surprenant par exemple que les très riches membres de la corporation des drapiers fussent restés étrangers à tout ce mouvement des capitaux.

Ainsi, dans le dernier quart du XVIIIe siècle le régime économique est extrêmement complexe. Les corporations, un moment abolies par le fameux édit de Turgot de 1775, ont été rétablies, et, quoiqu'elles se remettent mal du coup qui leur a été porté, elles se défendent encore avec une âpreté extraordinaire. En face de ce système corporatif, se meuvent les formes subtiles et variées du capitalisme moderne. Bien mieux, la subtilité et l'activité capitalistes pénètrent à l'intérieur même des corporations et en préparent la dissolution prochaine.

Il y avait dès lors une expansion et aussi une organisation capitalistes : les cadres où la bourgeoisie de Louis-Philippe installera sa puissance sont préparés dès le XVIIIe siècle. La bourgeoisie n'est pas seulement une force d'épargne et de sagesse : elle est une force conquérante et audacieuse qui a révolutionné en partie le système de la production et (les échanges avant de révolutionner le système politique. M. Taine n'a même pas soupçonné les problèmes essentiels ; il n'a même pas discerné le courant profond de la vie économique et il ne s'est pas demandé un instant comment, avec le système restrictif des corporations, la bourgeoisie avait pu grandir en richesse et en audace. Il a préféré attribuer la Révolution française à la grammaire de Vaugelas qui, en appauvrissant le vocabulaire français, a condamné le pays aux idées abstraites et aux utopies.

L'Angleterre du XVIIIe siècle nous montre avec éclat que le régime corporatif peut assez longtemps coexister dans un pays avec les formes les plus hardies du capitalisme moderne. Je lis encore dans ce Dictionnaire du commerce de Savary, dont lord Chesterfield recommandait si instamment l'étude à son fils : « En Angleterre les privilèges des communautés (des corporations) forment une partie de la liberté politique. Ces corporations s'appellent mistery, nom qui convient assez à leur esprit. » Partout il s'y est introduit des abus. En effet les communautés ont des vues particulières qui sont presque toujours opposées au bien général et aux vues des législateurs. La première et la plus dangereuse est celle qui oppose des barrières à l'industrie en multipliant les frais et les formalités de réception. Jean de Witt a écrit : « Le gain assuré des métiers ou des marchands les rend insolents et paresseux pendant qu'ils excluent des gens fort habiles. » Mais, ce qui est à retenir, c'est que malgré les abus des corporations ou plutôt malgré le système corporatif lui-même, la Hollande du XVIIe siècle et l'Angleterre du XVIIIe étaient parvenues à un développement économique prodigieux. La Hollande était l'entrepositaire et la banquière de l'univers.

Quant à l'Angleterre du XVIIIe siècle, elle a conquis un empire colonial immense, poussé en tous sens son commerce et son industrie, inauguré la grande industrie et le machinisme. Dès la première moitié du siècle la quantité de charbon employé dans les usines anglaises était si grande que déjà le ciel de Londres était noir de fumée.

Les sociétés humaines et en particulier les sociétés modernes sont si complexes que dans de longues périodes de transition coexistent et fonctionnent à la fois, malgré leur contrariété essentielle, les organes économiques du passé et ceux de l'avenir.

Rien n'est plus opposé que le système corporatif et le système capitaliste : l'un limite la concurrence ; l'autre la déchaîne à l'infini. L'un soumet la production à des types convenus et imposés : l'autre cherche constamment des types nouveaux.

Et pourtant ces deux systèmes contradictoires ont, dans la France et l'Angleterre du XVIIIe siècle, concouru à la vie économique.

Il se peut de même que nous entrions dans une période de transition où des institutions à tendance collectiviste et communiste coexisteront, dans notre société, avec les restes encore puissants de l'organisme capitaliste. En tous cas, ces explications étaient nécessaires pour saisir la vie économique déjà compliquée du XVIIIe siècle français.

Les affaires de la France avec le dehors et avec ses colonies avaient beaucoup grandi depuis la mort de Louis XIV ; il y eut en particulier sous la Régence et sous le cardinal Fleury une belle poussée. Lord Chesterfield écrit à son fils en 1750 : « Les règlements du commerce et de l'industrie en France sont excellents, comme il paraît malheureusement pour nous par le grand accroissement de l'un et de l'autre dans ces trente dernières années. Car, sans parler de leur commerce étendu dans les Indes occidentales et orientales, ils nous ont enlevé presque tout le commerce du Levant et maintenant ils fournissent tous les marchés étrangers avec leur sucre, à la ruine presque complète de nos colonies de sucre, comme la Jamaïque et la Barbade. »

Si l'on consulte les tableaux d'importation et d'exportation, dressés par Arnaut en 1792, on constate que notre commerce extérieur avec la plupart des pays du monde a quadruplé depuis le Traité d'Utrecht en 1715. Chaptal nous a laissé un tableau détaillé de nos importations et exportations en 1787 ; les importations ont été cette année-là de 310 millions de livres sans compter les produits des colonies, et l'exportation totale s'élève la même année à 524 millions de livres dont 311 millions en produits du sol et 213 millions en produits d'industrie. Nous avions un commerce suivi avec l'Espagne, le Portugal, le Piémont, Gênes, le Milanais, la Toscane, Rome, Venise, la Russie, la Suède, le Danemark, l'Autriche, la Prusse, la Saxe, Hambourg, qui pour ses 800 raffineries nous achetait près de 40 milliers de sucre brut par année. Et depuis la guerre de l'indépendance américaine la France espérait établir de sérieux échanges avec les Etats-Unis : Clavière avait écrit tout un livre assez médiocre, du reste, sur le sujet ; mais les animosités nationales ne prévalurent pas contre les habitudes économiques, et c'est avec l'Angleterre que les Etats-Unis émancipés entretinrent le commerce le plus étendu.

Avec nos seules colonies d'Amérique les échanges se sont élevés en 1789, à 296 millions. La métropole a exporté aux îles 78 millions de farine, viandes salées, vins et étoffes. Et les colonies ont importé en France 218 millions de sucre, café, cacao, bois des îles, indigo, cotons et cuirs. Mais, selon le relevé fait par M. Léon Deschamps, d'après Goulard, la France, sur ces 218 millions de denrées, n'en a consommé que 71 millions. Le reste a été exporté, après avoir été apprêté ; et ainsi les colonies alimentaient largement l'industrie de la France et son commerce international.

C'est en France qu'étaient raffinés les sucres, dans les raffineries d'Orléans, de Dieppe, de Bordeaux, de Bercy-Paris, de Nantes et de Marseille. Les cotons de Cayenne, de Saint-Domingue et des autres Antilles étaient utilisées, avec ceux de l'Inde et du Levant, par les filatures de toile, de coton et de bonneteries qui s'étaient multipliées surtout en Normandie, et les cuirs ouvrés en France venaient pour une large part de Saint-Domingue. On entrevoit les intérêts extrêmement puissants et complexes que créait ce vaste mouvement d'affaires.

C'étaient des familles françaises qui possédaient aux colonies les domaines et les usines. Rien qu'à Saint-Domingue, où 27.000 blancs commandaient à 405.000 esclaves, il y avait 792 sucreries, 705 cotonneries, 2.810 caféteries, 3.097 indigoteries. Et très souvent, comme nous l'apprennent Malouet qui avait administré la Guyane, et le marquis de Bouillé qui, pendant la guerre de l'indépendance américaine, avait commandé la division navale des Antilles, les planteurs, les petits manufacturiers et usiniers, n'avaient pu s'établir qu'au moyen d'avances fournies par de riches capitalistes : ceux-là étaient en réalité les propriétaires des colonies, et il s'était constitué rapidement, an cours du XVIIIe siècle, une puissante aristocratie capitaliste coloniale. Dès les premiers jours de la Révolution, dès le 20 août 1789, ces capitalistes coloniaux fondent pour la défense de leurs intérêts, la « Société correspondante des colons français » et cette Société, qui se réunit à l'hôtel de Massiac, place de la Victoire, compte d'emblée 435 membres. Par les Lameth, qui possédaient de vastes domaines à Saint-Domingue et par leur ami Barnave, elle exerça une grande influence sur la Constituante elle-même.

Tout ce vaste système colonial reposait sur l'esclavage et sur la traite des nègres. Dans la seule année 1788, 29.506 nègres ont été expédiés des côtes d'Afrique à destination de Saint-Domingue ; on les troquait contre des denrées diverses provenant de France, et ce triste négoce contribuait, il faut bien le dire, à l'essor de la bourgeoisie marchande et de, la navigation :

Tout le mouvement d'affaires avait largement développé la navigation : et les grands ports de France, Bordeaux, Marseille, Nantes avaient une merveilleuse activité. A Bordeaux, l'abondante production viticole fournissait aux navigateurs et constructeurs de navires une marchandise qui se prêtait à des échanges universels. Mais le vin n'avait pa. suffi. Des distilleries s'étaient fondées et les négociants bordelais exportaient l'eau-de-vie sur presque tous les marchés du monde, mais surtout aux colonies. Depuis deux siècles, bien d'autres industries avaient surgi. Le sucre brut de Saint-Domingue était raffiné en partie à Bordeaux. Seize raffineries installées dans les faubourgs, à Saint-Michel et à Sainte-Croix, sous la direction d'industriels hardis comme Mayrac, Lambert, Ravesier, Jouance, consommaient en moyenne par année, aux environs de 1740, cinquante cargaisons de sucre brut, d'environ 200 tonneaux chacune. Elles brûlaient 3.600 tonnes de charbon par an. Des faïenceries, des verreries avaient été fondées au XVIIIe siècle. L'activité industrielle de Bordeaux avait un caractère cosmopolite comme son commerce.

Des pavillons de toute nation se rencontraient dans le port et des hommes de toute nation trafiquaient, produisaient dans la grande cité accueillante et active. On eût dit qu'elle était le creuset où tous les hommes hardis venaient essayer leur pensée.

En 1711, un négociant de Dunkerque, Nicolas Tavern, vient tenter d'établir à Bordeaux le commerce des eaux-de-vie de grains et d'en faire ainsi l'entrepôt de la production du Nord.

C'est un Flamand, David d'Hyerquens, qui, en 1633, obtient des magistrats municipaux bordelais l'autorisation de créer une raffinerie.

C'est un autre Flamand, Jean Vermeiren, qui, le 16 mai 1645, prête serment devant les jurats comme raffineur de sucre.

C'est un Allemand, Balthazar Fonberg, gentilhomme verrier de Würtzbourg, qui, en. 1726, demande le privilège d'établir à Bordeaux, sous le titre de « Manufacture Royale », une verrerie à vitres et à bouteilles.

C'est l'armateur Kater, d'Amsterdam, qui devient bourgeois bordelais, noble de France et directeur du Commerce. C'est le banquier allemand de Bethmann qui s'installe à Bordeaux en 1740 et qui y devient l'arbitre du crédit. Ce sont encore les Allemands Schröder et Schyler qui fondent une des plus grandes maisons de vins.

C'est aussi la brillante colonie irlandaise, le verrier Mitchell, les négociants William Johnston, Thomas Barton, Denis Mac-Carthy, le courtier Abraham Lauton, qui, surtout de 1730 à 1740, afflue à Bordeaux et peuple le riche quartier des Chartrons.

Tous ces détails, que j'emprunte à la savante histoire de Bordeaux écrite par Camille Jullian et publiée par la municipalité bordelaise, attestent la variété et l'intensité de la vie de Bordeaux dans les deux derniers siècles de la monarchie. Pour suffire à sa puissance croissante d'exportation, des producteurs accouraient de Hollande, d'Allemagne, de Portugal, de Vénétie, d'Irlande ; il en venait aussi des Cévennes, des régions manufacturières du Languedoc, et il se formait ainsi une haute bourgeoisie de grande allure ayant des ouvertures sur le monde entier.

Ce n'était pas la vie remuante et multicolore de Marseille, où tous les peuples de la Méditerranée se mêlaient sur les quais : Levantins, Grecs, Syriens, Corses, Egyptiens, Marocains. A Bordeaux, c'était surtout la bourgeoisie qui était formée d'éléments cosmopolites, niais elle répandait sur la cité, tous les jours embellie, un large éclat.

C'est surtout l'industrie des constructeurs de navires qui est florissante et qui multiplie les richesses. Elle ne prend tout son essor que sous Louis XV et dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Colbert avait bien essayé, dès 1670, d'exciter les négociants bordelais aux constructions navales, mais le mouvement ne se dessina que très lentement.

On lit encore dans un mémoire de 1730 déposé aux archives de la Gironde : « On construit peu à Bordeaux : la rareté du bois dans cette province et sa cherté engagent les négociants à faire acheter des vaisseaux tout fabriqués dans les ports de France, et surtout en Angleterre et en Hollande, où ils les ont à meilleur marché que s'ils les font construire dans ce port. »

Mais, à partir de 1730, le commerce avec les colonies est si actif que Bordeaux se met largement à construire et fait venir ses bois du Nord, de Liège, de Dantzig, de Memel, de Suède.

« En 1754, nous dit M. Jullian, il fut lancé 14 navires construits par Jean Fénélon et Fénélon fils, Bernard Tauzin, Jacques Tauzin, Jacques et Pierre Poitevin, J. Roy, Raymond Tranchard, Pierre Meynard, Ysard et Gélineau fils. Le Colibri avait 70 tonneaux pour. Isaac Couturier ; presque tous les autres navires étaient de 200 à 300 tonneaux, sauf un de 600 pour la Compagnie royale d'Espagne. Les armateurs étaient : Philippe Neyrac, Tennet, Bertin, Féger, Lafosse, Guilhou, Doumerc et Rozier, Jaury, Aquard fils, Houalle, Ménoire. Le tonnage total s'élevait à 3.640 tonneaux. »

Je cite tous ces noms de constructeurs et armateurs, car c'est le véritable dénombrement des forces bourgeoises qui feront la Révolution. Il faut que l'on voie jusque dans le détail des noms la croissance de cette bourgeoisie audacieuse et brillante, révolutionnaire et modérée, au nom de laquelle parlera Vergniaud.

En 1756, 16 navires sont construits par Meynard, Roy, Fénélon, Julien Bideau, Picard, Yzard, Lestonna, Ricaut père, Poitevin, Barthélémy, Foucaut. Ils représentent un total de 3.722 tonneaux et sont livrés aux armateurs Damis, Lafon frères, Langoiran, Gouffreau, Simon Jauge, Decasse frères, Jacques Boyer, Serres et Bizet, Peyronnet, Beylac, Roussens, Fatin, Charretier et Freyche, Laval, et le mouvement se continue ainsi d'année en année, faisant surgir de nouveaux noms d'armateurs et de constructeurs, de nouvelles richesses, de nouvelles puissances et ambitions bourgeoises, et, à mesure que nous approchons de la Révolution, le mouvement s'accélère.

Dans les quinze années de paix qui suivent le traité de 1763, l'activité économique s'exalte malgré la perte de la Louisiane et du Canada, tristement cédés aux Anglais. En 1763, il est lancé à Bordeaux 22 navires jaugeant ensemble 5.250 tonneaux, et de nouveaux noms de constructeurs : Pierre Bichon, P. Bouluquet, E. Detcheverry, apparaissent. Nouveaux noms aussi d'armateurs : Foussat, Mathieu aîné, Draveman, Féger, Guilhou, Dubergier, Borie, Tenet et Duffour. Quelle force et quelle sève, et comme on sent que ces hardis bourgeois, qui suscitent et dirigent de grandes affaires dans le monde entier, voudront bientôt conduire eux-mêmes les affaires générales du pays ! Comme on sent qu'ils se lasseront bientôt de la tutelle insolente des nobles oisifs, du parasitisme d'un clergé stérile, du gaspillage de la Cour et de l'arbitraire des bureaux ! Mais comme on devine aussi que, s'ils sont prêts à faire une Révolution bourgeoise, même démocratique et républicaine, ils voudront une République où puisse s'épanouir le luxe de la vie comme le luxe de la pensée !

Le long des larges avenues ouvertes par les intendants royaux, ils bâtissent de splendides demeures, et ils se figureront aussi la Révolution comme une large et triomphale avenue où les ouvriers pourront passer librement et la tête haute, niais où pourra passer aussi sans embarras et sans scandale l'élégant équipage du riche bourgeois républicain. Ils répugnent d'avance au sombre jacobinisme un peu étroit et vaguement spartiate des petits bourgeois et des artisans de Paris.

De 1763 à 1778 il est lancé 245 navires d'un tonnage total de 74.485 tonneaux, ce qui représente une moyenne annuelle de 16 navires et de 4.900 tonneaux, et, parmi les nouveaux constructeurs qui surgissent à cette époque, Jullian cite, en 1766, Guibert et Labitte ; en 1768, Joseph Latus ; en 1772, Gibert ; en 1773, Antoine Courau ; en 1778, Thiac et Sage. C'est une poussée continue, un flot qui monte, et, sous Louis XVI, c'est comme une haute vague.

En 1778, la France, unie aux Etats-Unis, entreprend la guerre contre les Anglais : les hostilités suspendent un instant le travail de construction, mais il ne tarde pas à se relever et à atteindre un niveau inconnu :

En 1778,

il est lancé

7

navires jaugeant

1.875

tonneaux

En 1779,

24

5.485

En 1780,

17

4.760

En 1781,

34

16.800

En 1784,

33

16.130

Cette grande activité faisait surgir à Bordeaux de colossales fortunes.

Au XVIIe siècle, sous Louis XIV, le commerce bordelais était en grande partie aux mains de marchands étrangers, surtout de marchands flamands, qui, une fois fortune faite, rentraient dans leur pays, et l'or de Bordeaux se perdait au loin ; mais au XVIIIe siècle, c'est Bordeaux même qui est le centre de la fortune comme il est le centre des affaires : l'or ne s'échappe plus. Les grandes maisons de commerce prennent des proportions surprenantes, et on voit des hommes comme Bonnafé l'Heureux, qui, arrivé simple commis en 1740, possède, en 1791, une flotte de 30 navires et une fortune de 16 millions de livres.

Cette bourgeoisie éblouissante ne se heurtait pas à un prolétariat hostile. Nombreux étaient les ouvriers : ouvriers des constructions navales, des verreries, des faïenceries, des distilleries, des raffineries, des cordonneries, des clouteries, des tonnelleries. En 1789, on compte 500 ouvriers rien que dans les raffineries.

Mais c'était surtout dans les vastes combinaisons du négoce que les Bordelais avaient trouvé leur fortune, et ils n'avaient pas eu besoin de soumettre les ouvriers à une exploitation particulièrement dure. Sans doute n'élue, sans que j'aie pu me procurer à cet effet des documents précis, la grande et soudaine activité des chantiers dans la deuxième partie du XVIIIe siècle avait-elle permis aux ouvriers d'élever leurs exigences et leurs salaires ; ils étaient employés, d'ailleurs, à des travaux difficiles qui exigeaient des connaissances techniques et une grande habileté. Partout les ouvriers des faïenceries, des verreries, ont un salaire supérieur à celui des autres corporations. Il est donc probable que la classe ouvrière bordelaise (si toutefois ce mot de classe n'est pas ici très prématuré) voyait sans colère et sans envie la magnifique croissance de la bourgeoisie marchande, qui embellissait la cité.

D'ailleurs, malgré le caractère oligarchique de son corps municipal qui se recrutait lui-même parmi les notables et principaux bourgeois, il ne semble pas que la gestion des intérêts de Bordeaux ait été trop égoïste ou trop maladroite. Pendant qu'à Lyon par exemple, la dette s'élevait à 32 millions, à Bordeaux, au moment de la Révolution elle n'était que de 4 millions. Le budget municipal qui était de 1.900.000 francs était alimenté, jusqu'à concurrence de 900.000 francs par la ferme de l'octroi, et c'était une charge très lourde pour la population ouvrière : mais aussi plus de six cent mille livres étaient demandés aux trois sous par livre prélevés sur toute marchandise entrant au port de Bordeaux ; et cet impôt ne pesait pas sur la population.

Ainsi entre la haute bourgeoisie bordelaise et le prolétariat, il n'y avait pas de conflit aigu : et la bourgeoisie de Bordeaux aura toute sa liberté d'esprit pour combattre l'ancien régime. Elle pourra frapper les prêtres, les nobles, le roi, sans avoir à se préoccuper sérieusement, à Bordeaux même, d'un mouvement prolétarien : Bordeaux restera fidèle aux Girondins jusqu'au 31 mai.

A Marseille, pendant le xvii' et le XVIIIe siècles, même progression des affaires et de la richesse qu'à Bordeaux. Depuis que Louis XIV, en 1660, y était entré par la brèche et que les consuls avaient dû remettre à Mazarin, comme trophée de victoire, leurs chaperons rouges à liséré blanc, la ville avait perdu ses franchises communales : et en fait, par l'intermédiaire d'un petit groupe de nobles et de notables bourgeois, banquiers ou marchands, elle était administrée par le roi. Mais, jusque dans cette centralisation d'ancien régime, elle gardait comme une puissance continue de vibration et d'agitation, une extraordinaire faculté d'enthousiasme et de colère. Pourtant, pendant les deux derniers siècles de l'ancien régime, c'est surtout dans les entreprises hardies du négoce, de la banque, de l'industrie, que Marseille dépense sa merveilleuse fougue.

Elle est en rapport d'affaires avec tout ce monde méditerranéen et oriental, traversé encore d'autant de corsaires que de marchands, et plus d'une fois son négoce ressemble à une bataille.

Une sorte d'imprévu guerrier mêlé à l'imprévu des affaires tient en éveil et en émoi les imaginations et les cœurs. Mais, au travers des accidents et des aventures, se développe un mouvement d'échanges continu et croissant. Les importations et exportations les plus considérables se faisaient à Smyrne, à Constantinople, à Salonique, à Alexandrie d'Egypte, à Alep. Des citoyens de Marseille comme Peyssonnel adressaient à leur ville les mémoires les plus minutieux sur le commerce du Levant, sur Constantinople, la Syrie, la Bulgarie, la Valachie. Entre Marseille et Tunis, Alger, le Maroc, les rapports étaient incessants.

Mais, c'est surtout à partir de la paix d'Utrecht que Marseille, en un mouvement rapide, s'empare du commerce du Levant, et l'arrache aux Anglais. Ce sont les draps qui sont le fond des expéditions de Marseille dans le Levant, ou tout au moins, c'est un des principaux articles. Or, dans le livre de Peyssonnel sur quelques branches du commerce et de la navigation, je relève que les pièces de drap envoyées dans le Levant s'élèvent de 10.700 en 1708 à 59.000 en 1750. La vente a quintuplé, refoulant les draps d'Angleterre, et on comprend très bien qu'à cette date de 1750, lord Chesterfield, dans le passage que nous avons déjà cité, signale à son fils les progrès économiques de la France dans le Levant. C'est par Marseille qu'ils s'accomplissaient.

Pour pouvoir exporter de grandes quantités d'étoffe, les négociants de Marseille avaient encouragé au début et même commandité les manufactures du Languedoc. Ils avaient aidé notamment les héritiers du sieur Varenne, qui avait fondé auprès de Carcassonne une des premières fabriques de drap.

De la Provence au Languedoc les communications étaient constantes ; et le lien des intérêts était très étroit. Marseille tirait du Levant des laines excellentes, et les laines converties en drap par les manufactures languedociennes étaient réexpédiées dans le Levant. Cette vaste solidarité des intérêts de la bourgeoisie et cet enchevêtrement des rapports économiques expliquent, en bien des cas, l'ensemble et la soudaineté des mouvements de la France dans la période révolutionnaire.

Mais le négoce de Marseille avait suscité dans son propre sein des industries puissantes. Peu à peu, elle s'était mise à produire la plupart des objets que produisaient les peuples avec qui elle commerçait : elle condensait pour ainsi dire en sa propre vie toute la vie de la Méditerranée et de l'Orient. Le député Meynier, dans son rapport au Comité de Commerce de la Constituante, a très bien marqué cette vie universelle de Marseille qui était comme un miroir ardent de l'activité du monde.

« Les habitants des quatre parties du inonde, dit-il, y viennent trafiquer ; le pavillon de toutes les nations flotte dans son port et elle est le grenier de toutes nos provinces méridionales et de toute la Méditerranée. Indépendamment du commerce maritime, Marseille a des manufactures importantes. Elle a enlevé à Gênes la fabrication du savon qui est un objet de 19 à 20 millions ; elle a ôté à Livourne la mise en œuvre du corail ; les peaux qu'on y met en couleur et les maroquins qu'on y fabrique sont supérieurs à ceux de Barbarie, elle est parvenue à établir dans son sein des teintures et des manufactures de bonnets et d'étoffes qui ne se fabriquaient que dans le Levant et elle a vendu aux Orientaux eux-mêmes les produits d'une industrie dont elle a su les dépouiller. Toutes les années elle met en mer 1.500 bâtiments. Sa navigation est la base des classes de la Méditerranée ; elle occupe plus de 80.000 ouvriers et ses échanges s'élèvent annuellement à la somme de 300 millions. »

Ce qui caractérise bien la puissance de Marseille au XVIIIe siècle et l'étendue de son génie, c'est qu'elle ne se laisse pas exclure, par les ports de l'Océan, du commerce avec l'Amérique. Un règlement royal au commencement du siècle avait voulu l'enfermer dans le commerce de la Méditerranée et du Levant ; elle prouva sans peine qu'elle était devenue nécessaire à l'Amérique et par des lettres-patentes de 1719 elle fut décidément autorisée à porter son pavillon marchand dans l'Atlantique comme dans la Méditerranée.

Depuis lors elle ne cessa d'expédier aux colonies, en particulier à Saint-Domingue, de riches cargaisons. Elle leur envoyait notamment les vins de Provence qui y firent une sérieuse concurrence aux vins du Bordelais, surtout lorsque, en 1780, Bergaste, négociant suisse établi à Marseille, eut inauguré l'usage des grands chais où les vins recevaient diverses préparations qui leur permettaient les longs voyages. En ouvrant ainsi des débouchés lointains aux vins de la région, Marseille commandait la Provence comme par le vaste commerce des draps elle commandait le Languedoc. Sa puissance économique qui portait sur Constantinople et sur Saint-Domingue était aussi équilibrée qu'étendue. Sur les 300 millions d'échanges dont parlé dans son rapport le député Meynier, 150 millions représentent le mouvement des importations et des exportations : 150 millions représentent la production industrielle de Marseille même. Cette activité diverse et ample suscitait une bourgeoisie riche et fière.

Dans le commerce, les Remuzat, les Bruny, les Maurelet, les Navel, les Cathelin, les Fabrou, les Magy, les Latil, les Guiliermy, les Luc Martin, les Chavignot, les Gravier, les David, les Borrély, dans l'industrie et notamment dans la raffinerie, Bègue, veuve Bon et fils, Bressan et fils, Comte, Féraud, Fremenditi, Garric père et fils, Giraud ; Jouve et Sibon, Michel, Pons et C", Reinier, Rougier, Sangry, bien d'autres encore bâtissaient de hautes fortunes et Ouvraient à leur classe le chemin du pouvoir. L'armateur Georges Roux atteignait à une puissance quasi royale. Pour se venger de prises faites par les Anglais, il armait une flotte contre la flotte anglaise. C'est lui qui vers le milieu du XVIIIe siècle avait donné à notre colonie dé la Martinique un magnifique essor : il y avait envoyé des milliers d'hommes et de femmes ; il y avait accumulé des espèces espagnoles pour fournir à la colonie l'instrument monétaire dont elle avait besoin. Et, lui-même, pour exporter ses propres 'produits, il avait créé au village de Brue, en Provence, un puissant ensemble de manufactures. C'était une individualité aussi haute que celle de Jacques Cœur, mais, tandis que Jacques Cœur était encore isolé, les hommes comme Bonnafé, comme Georges Roux s'appuyaient sur toute une grande classe bourgeoise. Bien mieux, au XVIIIe siècle, à la veille de la Révolution, ils s'appuyaient sur les ouvriers eux-mêmes : ce que nous appelons la question ouvrière n'était pas née. Il n'y avait pas plus d'agitation prolétarienne à Marseille qu'à Bordeaux. Certes, en 1789, dans les 38 fabriques de savon où brûlaient 170 chaudières et où travaillaient mille ouvriers ; dans les 40 fabriques de chapeaux, dans les 12 raffineries de sucre, dans les 10 fabriques de faïence, dans les 12 fabriques d'indiennes peintes, dans les 20 fabriques de bas de soie, dans les 12 fabriques à voiles, dans les manufactures d'étoffes d'or et d'argent, de tapisseries, dans les 20 fabriques de liqueurs ; les 10 fabriques d'amidon ; dans les 8 verreries, dans les 10 tanneries, dans les fabriques de maroquins, d'eaux-de-vie, de chandelles, de corail ouvré, de gants, de bougies, de bonnets de laine, de vitriol, de soufre en canons, dans toutes les manufactures et ateliers si variés, les ouvriers de Marseille aspiraient à l'indépendance et au bien-être. Quand la crise révolutionnaire, exaspérée par le péril et par la guerre, aboutira à des mesures extrêmes et que la bourgeoisie prendra peur, les ouvriers marseillais lui arracheront la direction du mouvement. Mais, à la veille de la Révolution, et jusqu'à la fin de 1792, ce n'est pas contre la bourgeoisie, même la plus riche, que les ouvriers marseillais sont animés ; c'est contre l'arbitraire des ministres ; c'est contre l'insolence des nobles de Provence et le despotisme des prêtres ; c'est aussi contre cette aristocratie municipale, composée-de nobles ou de bourgeois anoblis, qui gaspille les ressources de la commune et charge le peuple (le lourds impôts sur la farine, sur la viande et sur le vin. Et comme la classe bourgeoise réclame la liberté politique, l'humiliation des privilégiés, et une gestion mieux contrôlée des ressources publiques, l'ardeur révolutionnaire des ouvriers marseillais se confond avec l'ambition révolutionnaire de la bourgeoisie marseillaise. Au fond, malgré la prodigieuse distance qui sépare les hauts bourgeois vingt fois millionnaires de l'ouvrier du port ou de la harengère, le Tiers Etat n'est pas encore coupé en deux. Ouvriers et bourgeois sont deux éléments encore solidaires du monde nouveau en lutte contre le régime ancien.

La vaste cuve bouillonnante ne rejette que les éléments d'ancien régime : toutes les forces populaires et bourgeoises sont animées d'une même fermentation. Quel mouvement irrésistible dans une ville comme Marseille, quand le pauvre ouvrier des savonneries et l'armateur prodigieusement riche qui s'était fait construire par Puget un splendide hôtel, avait les mêmes affections et les mêmes haines !

Quand l'officier municipal Lieutaud, dans les premiers mois de la Révolution, fut nommé chef de la garde nationale, il était, nous dit l'historien Fabre, « l'idole des riches et du peuple ». Et par ce seul rapprochement de mots, dont il ne semble pas avoir senti toute la force, l'historien marseillais éclaire jusqu'au fond la Révolution bourgeoise. C'est la bourgeoisie, assistée de la force et de l'enthousiasme populaire, qui marche à la conquête du pouvoir. On vit bien, à Marseille et en Provence, cette unanimité ardente du Tiers Etat, bourgeois et ouvriers, riches et pauvres, dans les jours orageux et radieux qui précédèrent la Révolution, quand Mirabeau, aux Etats de Provence entra en lutte contre la noblesse qui l'excluait. Les bouquetières embrassaient le tribun et les banquiers l'acclamaient. Lui-même, quand, dans son discours magnifique aux Etats de Provence, il opposait à la stérilité privilégiée des nobles la force et le droit des producteurs, il entendait par ce mot aussi bien les grands chefs de négoce et d'industrie que les simples salariés.

C'est dans ce discours que Mirabeau a donné la plus puissante et la plus éblouissante formule de ce que nous appelons aujourd'hui la grève générale. « Prenez garde, disait-il aux privilégiés, à tous les gentilshommes et hobereaux qui voulaient tenir en tutelle la classe productive. Prenez garde : ne dédaignez pas ce peuple qui produit tout, ce peuple qui pour être formidable n'aurait qu'à être immobile. » Oui, c'est bien la grève générale, mais non pas seulement des salariés, non pas seulement des prolétaires : c'est la grève générale des bourgeois comme des ouvriers ; c'est l'arrêt de la production bourgeoise non par le refus de travail des ouvriers, mais par la décision révolutionnaire de la bourgeoisie elle-même. Voilà la formidable menace de Mirabeau : c'est l'unité du monde du travail qu'il oppose à la minorité improductive, mais comme on sent bien, en même temps, dans cette rapide parole, que c'est la croissance économique de la bourgeoisie qui prépare la Révolution ! C'est la force de production du Tiers Etat que Mirabeau invoque comme le grand titre révolutionnaire.

Quand il fut élu, un cortège splendide de trois cents voitures l'accompagna de Marseille à Aix, et ces riches voitures de la haute bourgeoisie marseillaise étaient drapées de guirlandes de fleurs que le peuple avait tressées. Le peuple ouvrier de Marseille, en son généreux instinct révolutionnaire, ne se trompait pas. Certes, nul alors ne pouvait prévoir l'avenir pourtant prochain. Nul ne prévoyait l'irréductible antagonisme du prolétariat et du capital dans la société bourgeoise triomphante. Mais il fallait que la société bourgeoise se substituât à l'ordre monarchique et féodal pour que le prolétariat pût grandir à son tour. Pauvres ouvriers enthousiastes de 1789. bien des déceptions vous attendent, et bien des souffrances : mais malgré tout, et en fin de compte, ce n'est pas vous qui êtes les dupes. Femmes de Marseille, ne regrettez pas les fleurs dont vous orniez, en l'honneur de Mirabeau, les splendides équipages bourgeois, car ces équipages, un moment, ont porté la Révolution.

Et, heureusement pour la Révolution, elle n'a pas arrêté, pendant les premières années, la force de production et d'échange. S'il y avait eu une crise commerciale et industrielle immédiate, si le chômage et la ruine s'étaient produits avant que l'œuvre révolutionnaire fût fondée, peut-être la contre-Révolution, exploitant l'universelle souffrance, aurait-elle ressaisi le pays. Mais, tout au contraire, l'essor économique, dont la Révolution est née, s'est continué pendant les trois premières années de la Révolution, les années décisives. A Marseille notamment, il y a eu encore progrès et les tableaux de douane publiés par Julliany montrent qu'en 1792 les échanges atteignaient un chiffre supérieur à celui des années précédentes. Marseille continuait à se répandre sur le monde, tout en travaillant à l'œuvre révolutionnaire, et cette double action de la grande cité est symbolisée d'une manière charmante par le capitaine marchand de la Ciotat qui, allant faire le commerce des pelleteries sur la côte nord-ouest de l'Amérique, découvrit, au mois de juin 1791, au nord-ouest des Marquises de Mendore, un archipel qu'il nomma îles de la Révolution.

Nous voici maintenant au cœur de l'Ouest. A Nantes comme à Bordeaux et à Marseille la bourgeoisie marchande et industrielle a atteint au XVIIIe siècle un si haut degré de puissance économique qu'elle est prête pour le gouvernement politique. Le docteur Guépin, dans sa belle histoire de Nantes, animée d'une pensée si républicaine et presque socialiste, a tracé un rapide et vivant tableau de l'activité de Nantes au commencement du XVIIIe siècle.

« Le principal commerce se faisait avec les îles de l'Amérique où l'on expédiait annuellement 50 navires de 80 à 300 tonneaux, savoir : 25 à 30 à la Martinique, 8 ou 10 à la Guadeloupe, 1 ou 2 à Cayenne, 1 ou 2 à la Tortue, 8 ou 16 à Saint-Domingue. Les cargaisons pour le voyage étaient du bœuf salé d'Irlande en tonneaux de 200 livres, des toiles pour le ménage, pour emballage et pour l'habillement des nègres, des moulins à sucre, des chaudières, etc. Quelques navires passaient à Madère où ils prenaient des vins : d'autres partaient avec un chargement de sel pour aller au Cap-Vert à la pèche des tortues, qu'ils revendaient dans les colonies pour la nourriture des nègres. Les retours se faisaient en denrées coloniales dont une grande partie était reprise à Nantes par des navires hollandais pour le nord de l'Europe, excepté les sucres bruts qu'il était défendu d'exporter.

« Le commerce de Terre-Neuve et du Grand Banc occupait 30 navires faisant chacun deux voyages, ils partaient avec du sel et leurs provisions. Quelques retours se faisaient par l'Espagne et le Portugal qui les débarrassaient d'une partie de leurs cargaisons pour prendre les denrées du pays. Outre les navires nantais, 60 bâtiments de la Rochelle et d'Oléron apportaient dans notre port le produit de leur pèche : toute cette morue remontait la Loire pour se débiter à Paris, dans le Lyonnais et dans l'Auvergne. »

De bonne heure la bourgeoisie commerciale de Nantes était arrivée à une sorte d'organisation de classe. Dès 1648, elle avait bâti une Bourse du Commerce. Dès 1670, elle s'était donné sous le nom de Chambre de Direction une Chambre de Commerce composée de six membres dont cinq choisis parmi les commerçants de Nantes et un résidant à Paris. Dès 1646, les bourgeois nantais avaient fondé une vaste Société de. Commerce et de Navigation, avec un nombre d'actionnaires illimité, et en 1672 ils prenaient de nombreuses actions dans la Compagnie des Indes, créée par Colbert. Sous la Régence, ils s'intéressèrent aux opérations de Law et ils surent s'y conduire avec adresse, puisque, dès le lendemain de la chute du système, ils appliquent à la reconstruction et à l'embellissement de Nantes les vastes capitaux disponibles. Enfin, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, il se produit à Nantes et dans toute la Bretagne une belle poussée d'activité commerciale et industrielle. C'est en 1758 que M. Louis Langevin établit à Nantes la première manufacture d'indiennes ; la fabrication de l'eau-de-vie et de la bière, commencée au xvii' siècle, se développe ; l'odieux trafic des nègres donne à la bourgeoisie nantaise fière et active, niais rude et âpre, des bénéfices croissants.

Une Société s'était constituée pour approvisionner de nègres nos colonies ; elle n'eut pas les fonds suffisants et les commerçants nantais se substituèrent à elle et firent le trafic en son nom en lui payant 15 à 20 pour 100 de dédommagement. Tant ce commerce détestable était lucratif ! Quelle triste ironie dans l'histoire humaine ! Les fortunes créées à Bordeaux, à Nantes par le commerce des esclaves ont donné à la bourgeoisie cet orgueil qui a besoin de la liberté et contribué à l'émancipation générale. En 1666, il fut expédié à la côte de Guinée 108 navires pouvant prendre à bord 37.430 esclaves au prix de 1.000 livres et même au-delà, ce qui représentait, en marchandise humaine, une valeur de plus de 37 millions.

L'industrie s'anime : la fabrique de M. Langevin, à peine créée depuis sept ans, produit 5.000 pièces ; la fabrique de cordages de MM. Brée et Bodichon s'étend, elle comprenait deux corderies, dix-sept magasins et occupait 1.200 ouvriers et ouvrières. Les négociants armateurs, au début du règne de Louis XVI, étaient au nombre de deux cents, puissante cohorte qui a de continuels conflits d'amour-propre et d'autorité avec l'arrogante noblesse bretonne. Ces négociants créditaient ou commanditaient les colons de Saint-Domingue. Aux approches de la Révolution ils étaient à découvert, pour l'ensemble des Antilles, de 50 millions et on devine avec quelle âpreté la bourgeoisie nantaise défendra le régime colonial fondé sur l'esclavage pour sauver les colons débiteurs d'un désastre qui eût entraîné sa propre ruine. Je note dans une des premières séances du club des Jacobins une députation des armateurs nantais venant protester contre tolite réforme du système colonial. Mais cet égoïsme esclavagiste n'empêchait nullement la bourgeoisie nantaise, consciente de sa force croissante, de réclamer en France des garanties de liberté de s'insurger, avec l'orgueil de la fortune et la fierté du grand esprit d'entreprise, contre les privilèges des hobereaux bretons. De nombreux ouvriers étaient groupés autour d'elle, prêts à entrer, sous sa direction, dans la lutte révolutionnaire contre l'insolence nobiliaire et l'arbitraire royal.

Les clouteries occupaient 400 ouvriers ; 2.400 métiers à toile battaient dans la région, dont 500 à Nantes même. La fabrication du coton dans ce pays et les premiers métiers mécaniques commençaient à apparaître. Dans les fabriques de toiles peintes travaillaient 4.500 ouvriers. Tout ce prolétariat était entraîné dans le mouvement économique et politique de la bourgeoisie, et commue emporté dans son sillage. Comme les bourgeois du Dauphiné, ce sont les bourgeois de Nantes et de Bretagne qui, avant même la convocation des Etats généraux et l'ouverture officielle de la Révolution, engagent les hostilités contre l'ancien régime et ils paient bravement de leurs personnes. Le 1er novembre 1788, il était procédé à Nantes à l'élection des députés du Tiers Etat qui devaient se rendre à Rennes aux Etats de Bretagne. C'est le bureau municipal qui était chargé de l'élection. La bourgeoisie nantaise voulut affirmer son droit. Elle ne voulait plus que les Etats de Bretagne fussent une parade aristocratique où le Tiers Etat ne figurait que pour voter des subsides.

Elle demanda au bureau municipal : 1° que le Tiers Etat ait un député, avec voix délibérative par dix mille habitants ; que ce député ne puisse être ni noble, ni anobli, ni délégué, sénéchal, procureur fiscal ou fermier du seigneur ; 2° que l'élection de ces députés soit à deux degrés ; 3° que les députés du Tiers Etat soient égaux en nombre à ceux des deux autres ordres, dans toutes les délibérations et que les voix soient comptées par tête ; 4° que les corvées personnelles soient abolies et l'impôt également réparti sur toutes les possessions. Mais le bureau municipal résistait, plusieurs notables étaient opposés au mouvement. Pour tout emporter, la bourgeoisie nantaise avait fait appel au peuple ; les ouvriers, sortis des manufactures et des ateliers, enveloppèrent la salle où le bureau municipal délibérait, et des milliers de prolétaires, réunis pour faire peur aux récalcitrants, décidèrent la première victoire révolutionnaire.

Une délégation fut envoyée auprès du roi pour obtenir de lui qu'il imposât aux Etats de Bretagne ce règlement nouveau. Le roi renvoya la question aux Etats de Bretagne eux-mêmes, mais promit d'intervenir si les ordres privilégiés résistaient. La noblesse et le clergé ayant refusé leur assentiment aux demandes du Tiers, le roi ajourna les Etats. Mais les nobles bretons prétendirent siéger tout comme s'ils étaient toute la souveraineté, et le conflit entre la noblesse et la bourgeoisie de Rennes s'exaspéra. Rennes était le centre d'études de la Bretagne, c'est là que les fils de la bourgeoisie venaient se préparer à la médecine et au barreau, et ils supportaient avec une impatience grandissante les dédains et les privilèges des nobles. Des rixes éclatèrent dans les rues : deux étudiants furent tués. Aussitôt un député de Rennes accourt à Nantes ; les bourgeois nantais se réunissent à la Bourse du Commerce, qui était alors tout naturellement un foyer de Révolution bourgeoise comme demain peut-être les Bourses du Travail seront un foyer de Révolution ouvrière et c'est devant une Assemblée très nombreuse que le délégué de Rennes fit appel au concours de Nantes. Ce délégué se faisait appeler : Omnes omnibus (Tous pour tous). Était-ce un ressouvenir du jeune graveur breton François Omnès qui, pour des actes héroïques de sauvetage accomplis à Paris, avait reçu une médaille sur laquelle la devise : Omnes Omnibus était gravée ? Était-ce prudence et voulait-il surtout dérober au pouvoir son vrai nom ? Cédait-il à une sorte de besoin mystique ? Les Révolutions naissantes, même quand elles doivent aboutir au triomphe d'une classe se réclament de l'intérêt universel et de l'universelle solidarité. Le jeune orateur inconnu termina sa harangue, applaudie avec enthousiasme, par un véhément appel : « Citoyens, la patrie est en danger, marchons pour la défendre ! » Aussitôt une protestation est rédigée où éclate déjà toute la flamme de la Révolution : « Frémissant d'horreur à la nouvelle de l'assassinat commis à Rennes, à l'instigation de plusieurs membres de la noblesse ; convoqués par le cri général de la vengeance et de l'indignation ; reconnaissant que les dispositions pour affranchir l'ordre du Tiers de l'esclavage où il gémit depuis tant de siècles, ne trouvent d'obstacles que dans cet ordre dont l'égoïsme forcené ne voit dans la misère et les larmes des malheureux qu'un tribut odieux qu'ils voudraient étendre jusque sur les races futures ;

« D'après le sentiment de nos propres forces et voulant rompre le dernier anneau qui nous lie, jugeant d'après la barbarie des moyens qu'emploient nos ennemis pour éterniser notre oppression, que nous avons tout à craindre de l'aristocratie qu'ils voudraient ériger en principes constitutionnels, nous nous en affranchissons dès ce jour.

« L'insurrection de la liberté et de l'égalité intéressant tout vrai citoyen du Tiers, tous doivent la favoriser par une inébranlable et indivisible adhésion ; mais principalement les jeunes gens, classe heureuse à qui le ciel accorda de naître assez tard pour pouvoir espérer de jouir des fruits de la philosophie du XVIIIe siècle.

« Jurons tous, au nom de l'humanité et de la liberté, d'élever un rempart contre nos ennemis, d'opposer à leur rage sanguinaire le calme et la persévérance des paisibles vertus ; élevons un tombeau aux deux martyrs de la liberté, et pleurons sur leurs cendres jusqu'à ce qu'elles soient apaisées par le sang de leurs bourreaux.

« Avons arrêté, nous, soussignés, jeunes gens de toutes les professions, de partir en nombre suffisant pour en imposer aux vils exécuteurs des aristocrates ; regarderons comme infâmes et déshonorés à jamais ceux qui auraient la bassesse de postuler ou même d'accepter les places des absents.

« Protestons d'avance contre tous arrêts qui pourraient nous déclarer séditieux, lorsque nous n'avons que des intentions pures et inaltérables. Jurons tous, au nom de l'honneur et de la patrie, qu'au cas qu'un tribunal injuste parvînt à s'emparer de quelques-uns de nous et qu'il osât un de ces actes que la politique appelle de rigueur, qui ne sont en effet que des actes de despotisme, sans observer les formes et les délais prescrits par les lois, jurons de faire ce que la nature, le courage et le désespoir inspirent pour sa propre conservation. »

Belle et généreuse exaltation ! Noble appel de la jeunesse à la philosophie du XVIIIe siècle. On devine les passions et les rêves qui fermentaient au cœur de la jeunesse bourgeoise dans les années qui précédèrent la Révolution ; plus concentrés et plus violents peut-être en Bretagne qu'en toute autre province. Pour que la puissance économique d'une classe montante devienne enfin puissance politique, il faut qu'elle se traduise -en pensée, qu'elle aboutisse à une conception générale du monde, de la société et de la vie : L'ambition bourgeoise des commerçants et industriels nantais prenait, dans les écoles de Rennes, une forme plus haute, un accent révolutionnaire et humain. Mais, sans la croissance, sans la maturité économique de la bourgeoisie de Nantes, les juvéniles ardeurs des étudiants de Rennes se seraient vite dissipées en fumeuses paroles. C'est parce qu'elle était devenue, à Nantes, une grande force de production de négoce et de propriété, que la bourgeoisie bretonne pouvait être à Rennes une grande force d'enthousiasme et de pensée. Nantes était le laboratoire de richesse et de puissance d'où les jeunes étudiants exaltés des écoles de Rennes tiraient la substance même de leurs rêves. Au reste, dans le discours du jeune délégué de la jeunesse rennaise et dans la décision finale qu'il propose, il y a une parole profonde : « D'après le sentiment de nos propres forces. » C'est' bien, en effet, ce sentiment de la force économique accrue qui donne à la bourgeoisie son élan révolutionnaire. En trois de nos grands ports, à Nantes, Marseille et Bordeaux, nous avons vu grandir la puissance de la bourgeoisie marchande. Dans tout le pays grandissait en même temps la puissance de la bourgeoisie industrielle et partout cette croissance était telle que la bourgeoisie était condamnée à entrer en lutte avec les vieux pouvoirs sociaux.

Il m'est impossible, si important que soit cet objet, d'entrer dans le détail du mouvement industriel de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Mais ici encore il faut réagir contre un préjugé qui défigure l'histoire. A lire la plupart des écrivains, il semble qu'avant la Révolution l'industrie était si étroitement ligotée par le régime corporatif, que tout mouvement un peu vif lui était interdit. Or, de même que le commerce de gros était affranchi des entraves corporatives, de même que, par des combinaisons multiples et en particulier par les sociétés en commandite et les sociétés par actions, le commerce avait desserré ses liens, de même l'industrie avait, avant la Révolution et avant même l'édit de Turgot, brisé ou assoupli en bien des points le régime corporatif. Non seulement il y avait à Paris des quartiers où l'industrie était entièrement libre non seulement dans toute la France les industries échappaient, faute d'une surveillance suffisante, à la rigueur des règlements ; non seulement, par exemple, Roland de la Platière constate que les fabricants de bas de Nîmes fabriquaient en grand des produits plus grossiers que les règlements ne le permettaient et se procuraient ainsi, par le bon marché, une clientèle considérable, niais l'administration royale en autorisant la création de grandes manufactures, en leur assurant, pour une certaine période, un privilège de fabrication, les mettait en dehors de la tutelle corporative et suscitait ainsi l'essor du capitalisme industriel. Je sais bien que les privilèges mêmes, les monopoles de fabrication assurés dans telle ou telle région, à tel ou tel manufacturier étaient une gêne et une atteinte à ta liberté du travail, mais il ne faut pas en exagérer les effets pratiques. En fait ces privilèges, ces monopoles étaient circonscrits le plus souvent dans l'espace comme dans la durée. On pourrait prouver par des exemples sans nombre qu'il était très rare que ce privilège durât plus de vingt ans et s'étendît à toute une province. A une distance assez faible, les concurrents pouvaient s'établir, avec une autorisation royale, et en tout cas, l'industrie devenait libre et ouverte à tous au bout d'un temps assez court. Dans ces conditions, les privilèges royaux ne pouvaient mettre obstacle à la multiplication des manufactures et à la croissance de la bourgeoisie industrielle.

En fait, il suffit de lire le tableau tracé par Roland de la Platière, dans l'Encyclopédie Panckouke, de l'activité de quelques grandes industries, il suffit aussi de relever les indications contenues à cet égard dans les Cahiers des Etats généraux pour constater que la production industrielle était tous les jours plus intense. Il me semble qu'on pourrait très exactement et sans esprit de système, caractériser ainsi l'état de l'industrie française à la veille de la Révolution. Elle était assez développée pour donner à la bourgeoisie une force décisive. Elle n'était encore ni assez puissante, ni assez concentrée pour grouper en quelques foyers un vaste prolétariat aggloméré et pour lui donner une conscience de classe énergique et distincte. L'industrie française était assez active pour donner à la bourgeoisie dirigeante et entreprenante une force et une conscience révolutionnaires. Elle ne l'était pas assez pour communiquer au prolétariat une vertu révolutionnaire distincte du mouvement bourgeois.

H n'y avait presque pas de province qui fût dépourvue d'industrie. Dans le Languedoc, dans les vallées des Cévennes, se multipliaient, de Lodève à Castres, les manufactures de draps. Dans la Normandie, les fabriques d'étoffes, lainages et cotonnades ; dans la Picardie, dans la Champagne, les bonneteries et les fabriques de draps ; tout le long de la vallée de la Loire et dans la moyenne vallée du Rhône, à Tours, à Roanne, à Lyon, les fabriques de soieries ; dans les Ardennes, dans la Somme, les métallurgies, les fonderies, ces terribles usines d'où Babeuf désespéré appellera « l'armée infernale » ; dans l'Est, en Alsace-Lorraine, le travail des métaux ; dans l'Artois, les mines de charbon qui commencent, à Anzin surtout, à devenir de grandes entreprises.

Il y avait déjà de grandes manufactures qui annonçaient la grande concentration industrielle de notre siècle ; les inventions mécaniques se multipliaient et de puissants capitaux commençaient à être engagés dans l'outillage. Voici comment Mirabeau, dans le dernier discours important prononcé par lui à la tribune de l'Assemblée, le 21 mars 1791, parlait des dépenses des entreprises minières : « Un exemple fera mieux connaître les dépenses énormes qu'exige la recherche des mines. Je citerai la Compagnie d'Anzin, près de Valenciennes. Elle obtint une concession, non pour exploiter une mine, mais pour la découvrir, lorsqu'aucun indice ne l'annonçait. Ce fut après vingt-deux ans de travaux qu'elle toucha la mine. Le premier filon était à trois cents pieds et n'était susceptible d'aucun produit. Pour y arriver, il avait fallu franchir un torrent intérieur qui couvrait tout l'espace dans l'étendue de plusieurs lieues. On touchait la mine avec une sonde et il fallait, non pas épuiser cette masse d'eau, ce qui était impossible, mais la traverser. Une machine immense fut construite, c'était un puits doublé de bois ; on s'en servit pour contenir les eaux et traverser l'étang. Ce boisage fut prolongé jusqu'à neuf cents pieds de profondeur. Il fallut bientôt d'autres puits du même genre et une foule d'autres machines. Chaque puits en bois, dans les mines d'Anzin, de quatre cent soixante toises à plomb (car la mine a douze cents pieds de' profondeur) coûte 400.000 livres. Il y en a vingt-cinq à Anzin et douze aux mines de Fresnes et de Vieux-Condé. Cet objet seul a coûté 15 millions. Il y a douze pompes à feu de 100.000 livres chacune. Les galeries et les autres machines ont coûté 8 millions ; on y emploie six cents chevaux, on y occupe quatre mille ouvriers. Les dépenses en indemnités accordées selon les règles que l'on suivait alors, en impositions et en pensions aux ouvriers malades, aux veuves, aux enfants des ouvriers vont à plus de 100.000 livres chaque année. » Et Mirabeau constate que, grâce à ce puissant outillage, la mine d'Anzin fait une concurrence victorieuse aux mines de Mons. « On sait, dit-il, avec quelle jalousie les mineurs de Mons ont toujours vu l'exploitation de cette mine. Ils fournissaient, avant qu'elle fût découverte, jusqu'à trois millions de mesures de charbon à 5 livres dix sous la mesure, du poids de 250 livres, et la Compagnie d'Anzin qui donne aujourd'hui le même poids à 25 sous, fournit à la consommation de cinq provinces. » Voilà évidemment un premier type de la grande industrie capitaliste ; même à Sedan, à Abbeville, il y avait de vastes manufactures. La manufacture de Van Robais, à Abbeville, occupait plus de douze cents ouvriers et ouvrières soumis à un véritable encasernement industriel. Ouvriers et ouvrières étaient logés dans la fabrique : les quatre portes monumentales en étaient gardées par des concierges à la livrée du roi, l'eau-de-vie en était rigoureusement écartée et une sévère discipline maintenait dans une obéissance muette tous ces prolétaires. Parfois, le corps de ville d'Abbeville prenait leur défense, et rappelait notamment au grand patron que les amendes infligées par lui ne devaient pas tomber dans la Caisse patronale, mais aller à la Caisse de secours des ouvriers.

Dans l'Est, l'industrie métallurgique grandissait si vite et les « usines à feu », comme on disait, consommaient une si grande quantité de bois que la région s'alarmait et demandait une limitation de l'industrie. Ce sont surtout les deux ordres privilégiés, préoccupés de maintenir la valeur prédominante du domaine foncier contre l'envahissement de la puissance industrielle, qui signalent le péril couru par les forêts. Le clergé de Sarreguemines, dans ses Cahiers, dit « que la cherté excessive du bois vient des usines à feu qui sont trop multipliées : il convient de prescrire la mesure de la consommation du bois qui peut être tolérée ». La noblesse du même bailliage demande aussi « la réduction des usines à feu pour être remises à leur état primitif, d'après la première concession, vu l'augmentation du prix du bois qui devient très rare ». Les Cahiers de Bouzonville, en Lorraine, disent encore : « Le pays est couvert d'usines, forges, verreries, qui non seulement consomment énormément, mais encore administrent si mal les cantons de forêts qui leur sont attribués, qu'ils sont convertis en friche. Aussi la cherté du bois augmente au point que si sa Majesté ne défend pas l'exportation des bois de chauffage au moins et n'ordonne pas la réduction des usines, l'habitant des campagnes sera sous peu réduit à l'impossibilité physique de pourvoir à son chauffage ainsi qu'à la cuisson tant de ses aliments que de ceux de ses bestiaux. »

Ces doléances sont très intéressantes. Elles nous montrent déjà aux prises l'intérêt agrarien et l'intérêt industriel ou capitaliste. Elles nous permettent de prévoir le prochain développement des mines de charbon appelées à suppléer l'insuffisance des forêts dont la puissance de végétation est dépassée par la puissance de consommation de l'industrie moderne. Et enfin elles attestent, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et dans la période même qui précède la Révolution, une croissance de l'industrie si brusque qu'elle aboutit au déboisement de régions entières dévorées par les usines à feu. C'est comme une magnifique flambée de puissance bourgeoise qui, à travers la vieille forêt féodale, éclaire et projette au loin ses reflets de pourpre. Fournaise de richesse et de travail : fournaise aussi de Révolution.

Il y avait un progrès incessant du mécanisme de la technique industrielle. Dès le milieu du siècle les théoriciens comme les praticiens de l'industrie lui attribuaient pour but de substituer le plus possible la machine à la main-d'œuvre. Dans son grand ouvrage, Savary des Brillons écrit : « L'économie du travail des hommes consiste à le suppléer par celui des machines et des animaux : c'est multiplier la population, bien loin de la diminuer. » Et il ajoute avec ce grand souci de conquérir le marché extérieur qui animait la vaillante et confiante bourgeoisie du XVIIIe siècle : « Si le commerce extérieur, c'est-à-dire la navigation, les colonies et les besoins\ des autres peuples peuvent occuper encore plus de citoyens qu'il ne s'en trouve, il est nécessaire d'économiser leur travail pour remplir de soi-même tous ces objets. »

Bel optimisme ! Ni Savary des Brulons, ni ses contemporains, ne paraissent entrevoir les crises terribles de chômage que dans la société capitaliste plus développée déchaînera souvent le machinisme. Il n'avait pas encore assez de puissance pour être aussi redoutable parfois que bienfaisant. La population dressée au travail industriel n'était pas encore surabondante, et d'ailleurs la France se répandant sur le monde, de Smyrne à Saint-Domingue et de l'Inde au Canada, s'imaginait que les débouchés iraient sans cesse pour elle s'agrandissant. Les mains devaient manquer au travail et non le travail aux mains. Et le siècle s'intéressait passionnément aux inventions mécaniques : le génie de Vaucanson est une partie nécessaire de l'Encyclopédie du XVIIIe siècle. Mais il faut se garder de croire qu'à la veille de la Révolution un machinisme puissant fut déjà réalisé. Il y avait effort universel, tâtonnement, espoir ; il y avait encore peu de résultats. Même en Angleterre le grand machinisme naissait à peine. C'est seulement en 1774 que Jay, plagié par Arkwright invente le métier à filer mécanique, la spinning-jenny. Son invention, il est vrai, se répand vite en Angleterre : mais elle ne pouvait produire qu'une sorte de déséquilibre industriel si elle n'eût été complétée par le métier à tisser mécanique. A quoi bon filer très rapidement les fils de coton, si on ne pouvait les tisser ensuite que sur le rythme lent des anciens métiers ? Or, c'est seulement en 1785 que le révérend Cartwright invente la machine à tisser le coton, et ce sera seulement en 1806 qu'une première fabrique s'élèvera à Manchester où les métiers à tisser seront mus à la vapeur.

Mais ces machines anglaises étaient encore, avant la Révolution, peu connues et employées en France. Il semble que c'est en 1773 que la machine à filer le coton, la spinning-jenny modèle Jay, est introduite pour la première fois dans une de nos manufactures, à Amiens. Cet exemple ne fut point suivi. En 1780, Price, inventeur anglais établi à Rouen, avait inventé une machine filant indistinctement le lin, le coton et la laine : elle eut un médiocre succès. Aussi, lorsque Lassalle, préoccupé de ramener les grands mouvements politiques à des causes économiques, s'écriait dans son fameux « programme des ouvriers » : « La machine à filer d'Arkwright a été le premier événement de la Révolution française », c'était une boutade inexacte. C'est bien la puissance économique, marchande et industrielle de la bourgeoisie française qui a été le grand ressort de la Révolution, mais l'industrie n'était pas encore entrée bien avant dans la période du grand machinisme.

Nous ne sommes encore, en 1789, que dans la période préparatoire du machinisme. Et, sans doute, si le machinisme eût été dès lors très développé, si la machine d'Arkwright et les autres machines de même ordre avaient joué dans la France du xvin' siècle, et dans sa production le rôle décisif que semble indiquer Lassalle, et Si par conséquent le régime de la grande industrie intensifiée et concentrée eût dominé en 1789, la Révolution bourgeoise aurait été beaucoup plus profondément imprégnée de force prolétarienne et de pensée socialiste. Si le mot de Lassalle était vrai, 1789 eût ressemblé à 1848. Mais il n'y avait encore que des ébauches, des essais. Pour la filature, c'est encore la roue qui faisait presque toute la besogne. Même les moulins, décrits par Savary des Brûlons et qui faisaient mouvoir 48 fuseaux au lieu de six, n'étaient pas d'un emploi universel ou même dominant. A plus forte raison la spinning-jenny n'était pas encore souveraine.

Pourtant les machines nouvelles commençaient assez à pénétrer pour jeter l'indécision et l'émoi dans la bourgeoisie industrielle. En Normandie surtout, le trouble des esprits était grand. Le traité de commerce conclu en 1786 entre la France et l'Angleterre avait ébranlé les intérêts. Il avait presque établi le libre-échange. Il instituait, dans son article premier, « la liberté réciproque et en toutes matières absolue de navigation et de commerce pour toutes sortes de marchandises dans tous les royaumes, états, provinces et terres de l'obéissance de leurs Majestés en Europe ». Il spécifiait le régime de la nation la plus favorisée pour les marchandises non énoncées au traité, il fixait les droits au poids ou à la valeur et les abaissait à 12 p. 100 au maximum. Du coup les manufactures d'étoffes de Normandie et du Languedoc furent ou se crurent menacées par le commerce des usines anglaises mieux outillées. De toutes parts s'élevèrent des réclamations contre le traité, mais aussi beaucoup de manufactures se demandèrent : Ne convient-il pas d'introduire en France sans délai les machines anglaises ? Mais les moins riches et les moins audacieux des fabricants virent là un péril nouveau : « Ruinés par les Anglais, n'allons-nous pas l'être encore à fond par les concurrents français munis de métiers mécaniques ? » De là, dans la bourgeoisie industrielle de Normandie surtout, une sorte d'inquiétude générale et d'indécision comme dans les grandes crises où la vie se renouvelle. Les Cahiers du Tiers Etat normand en portent la trace. La corporation des drapiers de Caen dit ceci : « Comme les mécaniques préjudicieront considérablement le pauvre peuple, qu'elles réduisent la filature à rien, on demande leur suppression. Cette suppression est d'autant plus juste que la filature de ces instruments est très vicieuse et que les étoffes qui en sont fabriquées sont toutes creuses et de mauvaise qualité. » Ce que valent ces prétextes et cette sollicitude « pour le pauvre peuple », nous n'avons pas à le rechercher : il suffit de noter la protestation, comme indice du trouble des esprits.

Le Tiers Etat de Rouen est moins négatif et sa pensée est plus large : « Que le roi sera supplié de ne conclure aucun traité avec les puissances étrangères sans que le projet en ait été communiqué aux Chambres de Commerce du royaume et qu'elles aient eu le temps de faire à sa Majesté leurs remontrances et observations. Qu'il soit pourvu, sur la demande des Etats généraux, par tous les moyens qui sont au pouvoir de l'administration, aux désavantages actuels du traité de commerce fait avec l'Angleterre... et qu'en traitant l'objet du traité de commerce, les Etats généraux prennent en considération s'il est nécessaire d'autoriser ou de défendre l'usage des machines anglaises dans le royaume. » Cet appel aux Etats généraux pour résoudre la question du machinisme indique bien le désarroi des esprits. Mais ce trouble même, cette inquiétude des grands problèmes nouveaux, bien loin d'affaiblir le mouvement révolutionnaire de la bourgeoisie, le fortifie. Non seulement elle a, dès lors, de si grands intérêts qu'elle ne peut plus en abandonner la gestion à la seule puissance royale. Non seulement elle est obligée, sous peine des plus cruelles surprises, de réclamer le contrôle des traités de commerce où toute sa fortune, toute son activité sont engagées. Mais même les transformations industrielles prochaines qu'elle pressent, même cette apparition du machinisme dont elle entrevoit obscurément les vastes conséquences, tout lui fait une loi de prendre la direction des événements. Le navire où elle a accumulé toutes ses richesses va affronter la haute mer : il faut qu'elle saisisse le gouvernail.

Mais si déjà dans les mines d'Anzin et de Fresnes, dans quelques manufactures de draps d'Abbeville, d'Elbeuf ou de Sedan, dans quelques grandes corderies des ports, dans les plus vastes filatures et les plus grands tissages de Normandie, dans les foyers les plus actifs de l'Est, le type de la grande industrie capitaliste commence à apparaître, il s'en faut de beaucoup que l'ensemble de la production industrielle de la France ait atteint, en 1789, ce degré de concentration et cette intensité. Le plus souvent, pour la filature comme pour le tissage, le travail est dispersé à domicile. Le rouet tourne, le métier bat dans la pauvre maison de l'artisan ou du paysan et l'industrie est encore mêlée à la vie agricole. Voici le tableau que Roland de la Platière trace de l'industrie en Picardie et il est vrai, en ses principaux traits, de la plupart des provinces : « En Picardie, on produit des étoffes de laine, des velours, des toiles, des bonneteries. Des vingt-cinq mille métiers battant dans le département, il n'en est guère que six mille cinq cents dans l'enceinte des villes ; celle d'Amiens en renferme environ cinq mille ; celle d'Abbeville, mille. Une partie des métiers des villes et presque tous ceux de la campagne sont mis bas dans le temps de la moisson ; la coupe des foins, celle des bois, les semailles et autres travaux ruraux les font aussi chômer beaucoup dans les villages. : et tout compris, on peut les considérer comme ne travaillant guère que huit mois de l'année. C'est, sans doute, pour le dire en passant, de toutes les manufactures la plus heureusement et la plus fructueusement établie, que celle qui laisse les bras qui s'en occupent à l'agriculture lorsqu'elle l'exige. Cet accord, outre la santé qui en résulte, double l'aisance par les secours mutuels et réciproques que se prêtent l'une et l'autre. La population est toujours grande où il y a à vivre et il y a toujours à vivre où il y a à gagner. En général on peut compter depuis l'état de la matière au sortir des mains du cultivateur jusqu'au moment d'user d'une étoffe, dix personnes occupées par métier.

« De ce nombre nous supposons deux ouvriers faits, deux femmes ou filles faites, uniquement occupés de cet objet ; les autres sont des enfants, des vieillards ou des femmes tellement distraites par les soins du ménage que leur travail ne peut être considéré que comme celui des enfants ; il en est beaucoup dans ce dernier cas. Dans les villes, le taux commun des journées d'hommes est de vingt sols ; celui des femmes de dix, et celui des enfants de cinq. Dans les campagnes, ce taux est dans le premier cas de dix-sept à dix-huit sols ; dans le second, de huit à neuf, et dans le troisième, de trois, quatre à cinq : et nous estimons que les deux cent cinquante mille personnes employées aux fabriques dans le département et qui, de ce travail, en font vivre deux cent cinquante mille autres ou leur donnent l'aisance, chacune gagne par an :

Les cinquante mille ouvriers à 140 livres

7.000.000

livres.

Les cinquante mille ouvrières

3.500.000

Les cent mille enfants

6.000.000

Total de la main-d'œuvre

16.500.000

Profit des entrepreneurs et marchands

2.500.000

»

Nous n'avons pas à discuter ici les conceptions économiques et industrielles de Roland. Tant bien que mal il essaie de concilier sa passion pour Jean-Jacques, prêchant le retour à la nature, et sa passion pour le développement de l'industrie.

Il parle 'volontiers, quand il se met à philosopher, de l'industrie « féconde et perverse », et on retrouve aisément le même état d'esprit chez beaucoup de ses contemporains, notamment chez le banquier genevois Clavière. Nous ne rechercherons pas si cette combinaison du travail industriel mal payé et du travail agricole est un bien haut idéal social. A quoi bon juger des formes de production que le mouvement économique a emportées ? Mais il y a dans les idées de Roland une contradiction singulière. Il recommande dans toute son œuvre l'emploi des machines perfectionnées, il en fait même exécuter quelques-unes sous ses yeux, d'après les plans qu'il se procure à grand prix, et il ne paraît pas soupçonner que le développement du machinisme réduira presque à rien cette industrie disséminée et semi-agricole dont il célèbre idylliquement les bienfaits.

L'industrie de la dentelle sur les côtes normandes et dans les massifs de l'Auvergne a ce même caractère familial. « Dans les manufactures de Dieppe, nous dit Roland, les ouvrières médiocres ne gagnent pas plus de sept à huit sols par jour ; les bonnes, dix à onze et même quinze ; mais celles dont le gain va jusqu'à ce taux sont en petit nombre. Les marchands de Dieppe ne sont point fabricants ; ils ne fournissent point la matière aux ouvrières : ils la leur vendent et paient les 'dentelles à leur valeur : cette manufacture occupe environ quatre mille personnes, femmes, filles et enfants. Le travail de la dentelle est presque l'unique occupation des femmes de marins et de pêcheurs, dans les intervalles que leur laissent libres les travaux préparatoires de la pêche. » — « Au Puy les ouvrières en fil gagnent cinq à six sols par jour ; celles en soie dix à douze sols. Les fabriques du Puy peuvent occuper six mille ouvrières environ, mais avec les alentours dix-huit à vingt mille. »

Enfin, il y avait une catégorie de tout petits producteurs indépendants qui ne recevaient point d'un grand entrepreneur la matière à ouvrer et qui vendaient leurs produits à des intermédiaires. « En Picardie, pour la bonneterie en laine, comme en Champagne, pour celle en coton, beaucoup de petits fabricants sont dans l'usage de vendre leurs bas et leurs toiles à des marchands qui souvent sont d'une autre province et qui parcourent les campagnes. »

Voilà donc avec des nuances variées, le second grand type d'industrie à la veille de la Révolution. A côté des grandes manufactures où le travail est déjà concentré, où de nombreux métiers battent dans la même enceinte, et où des centaines d'ouvriers sont agglomérés, il y a ce qu'on peut appeler l'industrie disséminée ; et celle-ci, à en juger par la proportion des métiers qui battent à la campagne, est à la fin du XVIIIe siècle le type dominant.

Industrie disséminée ne veut pas dire industrie libre. Tous ces tisserands (le Picardie, de Champagne ou du Languedoc qui tissent les satins, les toiles, les draps, ne travaillent pas pour leur compte ; la plupart d'entre eux sont des salariés, des ouvriers. Ils n'ont ni assez d'avances pour acheter leur matière première, ni surtout assez de relations commerciales pour vendre eux-mêmes leurs produits. Le développement des exportations en France, en Amérique et aux colonies a singulièrement servi la classe des entrepreneurs marchands aux dépens des tout petits fabricants autonomes.

Ceux-ci étaient incapables de produire pour de vastes et lointains marchés. Donc de riches bourgeois fournissaient au tisserand la matière à tisser et celui-ci, quand il avait achevé son travail entre les quatre murs de sa pauvre maison de village, quand il avait poussé des jours et des jours sa navette, arrêté seulement par quelques besognes rurales, rapportait au grand entrepreneur la pièce fabriquée.

Dans ce type d'industrie à caractère domestique il est clair que la femme tient une grande place, et l'enfant aussi. Nous l'avons vu d'ailleurs par les chiffres que donne Roland. Dans la Picardie, sur dix personnes employées à chaque métier il n'y a que deux hommes faits, un cinquième. Nos propagandistes socialistes et nos théoriciens répètent souvent que le capitalisme du ms siècle a industrialisé la femme et l'enfant. C'est vrai, mais il ne faut pas qu'il y ait de malentendu. La grande industrie concentrée et le machinisme ont arraché la femme et l'enfant à la maison de famille, à la vie domestique. Ils ont détourné la femme des soins du ménage. Ils en ont fait brutalement une ouvrière, c'est-à-dire un ouvrier moins payé. Mais il faut se garder de croire que dans la période industrielle qui a précédé le grand machinisme 'et le régime des grands ateliers, la femme et l'enfant ne contribuaient pas à la production.

Il paraît probable qu'ils y contribuaient plus largement encore qu'aujourd'hui, mais c'était dans des conditions toutes différentes. Pourtant, à mesure que s'accélérait le mouvement industriel, il est très vraisemblable que la femme, même à la maison, commençait à se spécialiser dans le travail industriel. Ainsi, en Picardie, après le traité de paix conclu avec l'Angleterre, en 1763, il y eut une soudaine poussée de production. Les métiers se multiplièrent : et les laines du pays ne suffirent plus. Il fallut en acheter en Hollande et en Angleterre. Il y eut donc assurément même à domicile, une période de travail intensif et on dut détourner le moins possible pour les soins du ménage telle ouvrière habile qui gagnait « jusqu'à quinze sols ». Ainsi il y avait, même dans les pauvres demeures des artisans de campagne, des femmes, des filles, qui devenaient presque exclusivement « des ouvrières ». Il sera plus facile ensuite à la bourgeoisie capitaliste de les détacher de la vie familiale et de les appeler dans de vastes usines où elles serviront les machines perfectionnées. C'est par ces lentes et obscures transitions que se préparent les révolutions économiques.

Au reste, dès le XVIIIe siècle les femmes étaient largement employées même dans les grandes manufactures : les femmes et les enfants forment les deux tiers du personnel de la grande fabrique de Van Robais. Dans l'admirable ouvrage où l'Académie Royale des sciences a, au XVIIIe siècle, décrit les diverses industries et les divers métiers, je signale la curieuse gravure relative aux mines.

Ce sont des femmes qui trient le charbon.

Il semble qu'au moins les travaux extérieurs de la mine leur étaient réservés. Dès cette époque les théoriciens de l'industrie signalent avec insistance à la bourgeoisie industrielle l'intérêt qu'elle aura à occuper le plus possible les femmes : plus de docilité et moins de salaire. Roland se plaint que dans certaines manufactures de la région lyonnaise les femmes soient écartées par quelques règlements de métier, et il s'écrie ingénument, avec un singulier mélange de sentimentalité philanthropique et de calcul mercantile : « Laissons le sexe faible et malheureux chercher sa subsistance dans des travaux qui, avec d'autres mœurs, sous une meilleure police devraient lui être assignés. Naturellement plus portée à la vie sédentaire, plus patient, plus assidu au travail, plus propre aux détails intérieurs, plus timide, se contentant de moins, toujours sans parti, sans cabale, le sexe aura plus de propreté, plus de délicatesse dans les objets de luxe dont il s'occupera : et, quels qu'ils soient, il les établira à plus bas prix. Ce qui, en fait de commerce, sera toujours le point capital. » Et encore : « Que peut-il résulter de cette interdiction du travail des femmes ? L'anarchie, ou plutôt les partis, les complots, les surtaxes, les travaux négligés ou mal faits, la débauche, les menaces de quitter un maître, les départs par bandes, et cela dans les temps de plus fortes demandes, quand les goûts changent et qu'il s'ensuit quelque variation dans le travail ; il en résulte que les métiers faits à grands frais restent sans être montés. »

Remarquez que Roland est un démocrate, et même un ami du peuple. Très sincèrement, comme Mme Roland nous le dit dans ses Mémoires, il gémissait sur les souffrances et l'accablement « du peuple immense des manufactures ». A Lyon, il sera, à la municipalité, le représentant, le défenseur de la population ouvrière non seulement contre les hommes d'ancien régime, mais contre la bourgeoisie modérée.

Il travaillera énergiquement à la suppression de ces terribles octrois lyonnais qui grevaient si fort la consommation des ouvriers. Mais la classe bourgeoise et industrielle, à la veille de la Révolution, est si pénétrée de la grandeur de son rôle qu'elle subordonne tout, sans hésitation et sans trouble, aux lois de la production et de l'échange telle qu'elle les comprend. J'ajoute en passant et avant d'aborder directement ce grave sujet qu'il faut que le prolétariat ouvrier, à la veille de 1789, n'ait eu qu'une conscience de classe presque nulle, pour qu'un démocrate, chef du mouvement révolutionnaire lyonnais, ait pu formuler, sans scandale et sans embarras, cette théorie brutale : Payer le moins possible.et se faire obéir le plus possible.

A Lyon cependant, il semble que dès la Révolution même il y ait eu commencement de conflit social entre les fabricants et les ouvriers. La production était immense. Le livre de M. Maurice Wahl sur les premières années de la Révolution à Lyon donne à cet égard les chiffres essentiels. « En 1885, sous Louis XIV, 18.000 métiers sont en activité. Là comme ailleurs, la Révocation jeta un désarroi profond ; mais la manufacture de Lyon se relève au XVIIIe siècle, grâce aux découvertes et aux améliorations ingénieuses qui renouvellent l'outillage en perfectionnant la fabrication, grâce aussi au progrès du luxe et à l'extension des modes françaises qui lui donne des clients dans toute l'Europe. Ottavio Mey invente le lustrage des soies, Vaucanson transforme les machines à tisser, Philippe de la Salle introduit dans le tissage des façonnés les dessins de fleurs et de fruits. En 1788, à la veille même de la Révolution, la « Grande fabrique » lyonnaise comprend les tirés, les velours de soie, les façonnés, les pleins, les gazes et les crêpes ; son matériel est de 14.177 métiers, son personnel de 58.000 ouvriers, ouvrières, aides et apprentis, les trois septièmes de la population. »

« Rien que pour les gazes et crêpes, il y a 2.700 métiers, conduits chacun par deux hommes et dix maisons importantes faisant chacune de 600 à 800.000 francs d'affaires. Sur 10.000 à 12.000 balles de soie produites en France ou importées du Levant, de l'Italie et de l'Extrême-Orient, Lyon en absorbe régulièrement 8.000 à 9.000. La moitié des soieries lyonnaises s'écoule à Paris, le reste se partage à peu près également entre la province et l'étranger. A côté de la soierie proprement dite, 25 à 30 maisons, occupant 2.700 métiers et atteignant ensemble à un chiffre d'affaires de 20 millions, font la passementerie, le galon, le point d'Espagne, la dentelle d'or, le ruban, vingt maisons, dont les transactions montent à 10 millions, ont pour spécialité le tirage d'or ; la broderie seule emploie 6.000 personnes. Près des industries de luxe, d'autres ont grandi dans le cours du XVIIIe siècle. La chapellerie, qui depuis la guerre d'Indépendance et le traité de commerce avec les Etats-Unis, a des clients jusqu'en Amérique, fait travailler en ville 8.000 ouvriers et ouvrières, sans compter les ateliers des environs, à Mornand, Saint-Symphorien, Saint-Andéol. Il n'y a pas moins de cinquante maisons de corroirie avec un maximum de 8 à 10 millions par an. L'imprimerie et la librairie lyonnaises, dont la réputation date de la Renaissance, font pour 2 millions d'affaires à l'étranger. »

Lyon n'est pas seulement une ville de production, c'est une ville d'entrepôt, et toutes les transactions donnent lieu à de vastes opérations de banque. Les grands négociants, munis « de lettres de banquiers », assurent le règlement des comptes entre la région lyonnaise et le monde entier. De puissantes fortunes se sont élevées, et sieurs en une génération. Le premier des Tolozan, Antoine, était un paysan dauphinois, arrivé à Lyon avec 24 sous en poche. Avant de mourir, il avait fait construire deux magnifiques hôtels.

Très riches sont les Rémy, les Finguerlin, les Fulchiron, les Vauberet, les Rocaffort, les Degrais, les Passavant, les Lagier, les Muguet, les Van Risamburg.

En 1789, quand l'Assemblée nationale eut fixé à un quart de revenu net la contribution patriotique, Louis Tolozan de Montfort s'inscrit pour 20.000 livres, Antoine Régny pour 15.000, trois membres de la famille Finguerlin pour 30.000, Etienne Delessert pour 36.000, Paul-Benjamin Delessert pour 16.000.

De la lettre des maîtres marchands au directeur général des finances et du mémoire relatif aux opérations électorales, il résulte que les 400 maîtres marchands de la Grande fabrique réunissent en propriétés mobilières ou foncières, plus de 60 millions. Une ville d'une aussi puissante activité industrielle et marchande devait rejeter tout naturellement les privilèges surannés et les charges de l'ancien régime. Comment admettre des privilèges de noblesse dans cette cité active et orgueilleuse qui créait tant de richesses et commandait à tant d'intérêts ? Comment souffrir qu'arbitrairement et sans l'assentiment de la nation et des intéressés, la monarchie prélève sur la ville de Lyon de lourds impôts pour assurer des pensions splendides à des courtisans comme Villeroy ? Comment admettre que cette classe productive et industrielle soit exclue de toute direction des affaires publiques ? Evidemment, Lyon, par son extraordinaire puissance bourgeoise, était orientée dans le sens de la Révolution, et les ouvriers des fabriques, désiraient, comme la bourgeoisie, qu'une aristocratie stérile tombât et qu'un système d'impôt plus intelligent à la fois et plus humain remplaçât cet octroi si pesant qui s'élevait à 2.500.000 livres, qui renchérissait le vin, la viande, le pain même et qui, en aggravant le prix de la vie ouvrière, nuisait aux manufactures comme aux ouvriers. Aussi, c'est avec une passion ardente et grave que Lyon entrera dans le mouvement révolutionnaire.

Mais, à raison même de son extrême développement industriel et de la structure complexe de son industrie, l'état de Lyon est trouble et instable, et on ne comprendra jamais son rôle énigmatique et étrange pendant la Révolution si on n'approfondit pas sa condition économique. D'abord, il y a eu à Lyon, plus je crois qu'en toute autre ville, pénétration de l'ancien régime et du nouveau régime bourgeois. La haute bourgeoisie, quand elle avait rempli les fonctions municipales, quand elle avait passé à l'échevinage ou au Consulat, était anoblie : elle formait une sorte de patriciat bourgeois encadré dans le privilège nobiliaire. Et inversement, la noblesse, elle-même, recrutée ainsi en partie dans la grande bourgeoisie industrielle et marchande, séduite d'ailleurs et fascinée par l'incomparable éclat du mouvement industriel, avait l'esprit assez hardi et ouvert aux Conceptions modernes. H faut lire avec beaucoup de soin les Cahiers de la noblesse de la sénéchaussée de Lyon et ceux du Tiers Etat pour discerner quelque différence. Non seulement l'ordre de la noblesse demande des Etats généraux périodiques et dont les décisions seules auraient force de loi. Non seulement il demande la pleine liberté individuelle, la liberté indéfinie de la presse sur toutes les matières qui auront rapport à l'administration, à la politique, aux sciences et aux arts, l'égalité de tous les citoyens devant l'impôt, la suppression de la servitude personnelle et de tous les droits féodaux qui touchent à la personne, et l'étude d'un système de rachat pour tous les droits seigneuriaux. Non seulement il demande une réforme profonde et humaine de la justice criminelle et exprime le vœu « que l'instruction ne soit plus confiée à un seul juge, que les accusés aient des conseils pour la confrontation et les actes subséquents, que nulle condamnation à mort ou à peine corporelle ne puisse être prononcée qu'à la pluralité des trois quarts des voix ; que l'usage de la sellette et de toute autre torture soit abolie, et que le supplice de trancher la tête soit commun à tous les condamnés, de quelque ordre qu'ils soient ». Mais il formule un programme économique très substantiel et très précis qui atteste chez les nobles de la région lyonnaise une véritable compétence industrielle et commerciale et une grande liberté d'esprit.

« Nos députés aux Etats Généraux s'occuperont, relativement au commerce, de tout ce qui peut assurer à celui de la France, l'égalité, la liberté, la facilité, la sûreté, la dignité.

« En conséquence, ils demanderont, sur l'égalité, l'examen approfondi des traités de commerce avec les nations étrangères et l'exécution entière de celui des Pyrénées entre la France et l'Espagne ; sur la liberté, l'examen du privilège exclusif de la Compagnie des Indes. Statuer qu'il ne sera jamais accordé de privilèges que pour les véritables inventions, reconnues telles par les administrations des provinces, et seulement pour un terme au-dessous de dix années... ; la suppression des jurandes, à l'exception de celles qui concernent la sûreté publique, telles que la communauté des apothicaires, des serruriers, des orfèvres et des laveurs d'or... Sur la facilité, ils solliciteront un tarif général et précis de tous les droits d'entrée et de sortie du royaume. Ils requerront le prompt établissement de courriers pour le transport des lettres partout où les Chambres de Commerce en demanderont, et notamment de Lyon à Bordeaux. Sur la sûreté, il serait arrêté qu'aucun ordre ministériel ne pourra plus, à l'avenir, contrarier, modifier ou suspendre l'exécution des lois qui seront établies pour le commerce ; qu'il sera permis aux administrations des provinces et aux Chambres et aux Compagnies de commerce de faire entendre leurs réclamations par mémoire et députer lorsqu'ils croiront les intérêts du commerce compromis. »

« Que le Code du Commerce sera vu, réformé et arrêté par une Commission composée de jurisconsultes et de négociants, et qu'entre autres principales lois de ce Code, il s'en trouvera d'expresses contre les lettres de surséance et de répit, qui ne pourront être accordées que sur la demande des trois quarts des créanciers comptés par les sommes et contre les faillites qui seront toujours jugées à la poursuite des procureurs du Roi des justices consulaires, et, en cas de fraudes, sévèrement punies aux frais du Domaine ; et enfin contre quiconque accepterait l'hérédité d'un failli en déclarant son donataire ou héritier exclu de toutes charges et fonctions publiques s'il n'abandonne la succession aux créanciers du failli. »

« Sur la dignité du commerce, ils s'occuperont de tous tes moyens possibles de détruire les stériles et détestables spéculations de l'agiotage. » Et ce n'est pas seulement pour l'ensemble du commerce de la France que les nobles de la sénéchaussée de Lyon formulent des idées aussi précises. Ils entrent, aussi exactement que l'aurait pu faire une Chambre de commerce, dans le détail des intérêts lyonnais. Ils demandent que la partie des dettes de la ville de Lyon, qui a été contractée pour le service du roi, soit déclarée dette d'Etat et que l'octroi puisse, conséquemment, être diminué. « Sur ce qui regarde l'intérêt de la ville de Lyon, nous désirons :

« I ° Qu'il soit établi une sorte de port franc, qui permettra aux négociants d'y faire arriver toute espèce de marchandise venant des îles du Levant, en les laissant en entrepôt dans les magasins publics destinés à cet effet, et où elles pourront rester l'espace d'une année, pendant ou après laquelle le propriétaire sera libre de les faire sortir du royaume en exemption des droits, ou de les faire circuler dans l'intérieur du royaume, en payant, en ce dernier cas, les droits d'entrée. Nous pensons que cet établissement procurerait un commerce immense à la ville de Lyon aux détiens seulement de la Prusse et de la Hollande, qui faciliterait l'abondance des matières premières pour établir des filatures de coton dans nos campagnes, même des raffineries de sucre, et qu'il serait en même temps un débouché utile et sûr pour les ports de mer et favoriserait les approvisionnements dans le royaume.

« 2° Nous croyons utile au commerce en général de conserver seulement dans la ville de Lyon une douane de vérification pour les marchandises venant de l'étranger et une demande de sortie pour les marchandises que Lyon expédie à l'étranger.

« Nous chargeons aussi nos députés de demander que les privilèges exclusifs, pour l'extraction des charbons de terre si nécessaires aux manufactures et à la consommation de la ville de Lyon, soient retirés, et l'exploitation rendue aux propriétaires, lesquels seraient tenus de la faire selon les principes de l'art et sous l'inspection des ingénieurs des mines qui seront subordonnés aux administrations des provinces.

« Nous désirons qu'il soit établi dans les environs de Lyon et aux frais de la province, des moulins à organiser les soies, à l'instar de ceux de la Saône et d'Aubenas ; qu'il soit l'ondé à Lyon une chaire de chimie, dont l'objet particulier soit de perfectionner l'art de la teinture. »

Je le répète : ce sont les noble « possédant fiefs » de la sénéchaussée de Lyon qui ont rédigé et signé ce programme si vaste et si minutieux. Il y duit parmi eux de grands bourgeois anoblis par les hautes charges municipales, et dans la liste de « MM. les commissaires.de la noblesse » qui ont signé le Cahier de l'ordre, sont rapprochés les nobles et les bourgeois anoblis : « Le marquis de Mont-d'Or, de Boissy, Chirat, Lacroix de Laval, Beuf de Curis, Jourdan, de Jussieu de Montluel, Imbert-Colomès, Palerme de Savy, Loras, Rambaud, Nolhac, le marquis de Regnauld de la Tourette, et Deschemps. » Imbert-Colomès, notamment, appartient à l'aristocratie bourgeoise de Lyon. C'est un grand négociant plein d'ambition et d'intrigue, premier échevin de la ville quand s'ouvre la Révolution. A coup sûr, ces hauts bourgeois ont contribué à donner à la noblesse où ils s'incorporaient la notion et le sens des grands intérêts du commerce. Il n'en est pas moins remarquable de voir tous les comtes, barons et marquis du Lyonnais s'associer aussi directement à des revendications économiques aussi précises, et entrer aussi profondément dans les intérêts industriels et marchands de Lyon. Ce qui est frappant surtout, c'est comme ils s'emploient, dans les Cahiers mêmes de la noblesse, à organiser la représentation spéciale des intérêts commerciaux. Nulle part, dans la vaste collection des Cahiers des Etats, on ne trouvera une participation aussi décidée de la noblesse à la vie économique.

A Marseille, il est vrai, les nobles consacrent un long paragraphe de leur Cahier aux intérêts commerciaux de la cité, mais si on compare ces recommandations très générales et très incertaines aux conclusions si expresses et si solides des nobles lyonnais, on verra que la noblesse de Provence n'était point liée, comme celle de Lyon, au mouvement économique de la cité.

Ailleurs, le contraste est bien plus marqué encore. Tandis qu'à Bordeaux, par exemple, le Tiers Etat, avec une précision et un soin admirables, entre dans le détail des questions de tout ordre : commerce, port, douane, navigation, colonies, code commercial, qui peuvent intéresser Bordeaux, la noblesse de Guyenne ne consacre aux intérêts économiques qu'un paragraphe de quelques lignes à peine, tout à fait vague et tout à fait vide. En Bretagne, c'est pire, et le divorce est complet. Le clergé et la noblesse ont refusé de prendre part à l'élection pour les Etats généraux, et ils laissent au Tiers Etat de Lorient, de Nantes, des autres cités bretonnes le soin de formuler les revendications économiques de la région. S'il y avait eu, comme à Lyon, contact et pénétration de la vieille aristocratie et de la haute bourgeoisie commerciale, cette rupture eût été probablement- impossible. Et à Lyon, on dirait que le Tiers Etat veut s'annexer définitivement et officiellement les activités de la noblesse. Il demande qu'elle puisse commercer sans déroger. Il est infiniment probable qu'elle participait déjà, par des combinaisons variées, à la vie économique de la région. Mais le Tiers Etat l'invite à une sorte de collaboration publique et déclarée.

Ainsi l'intensité extrême de la vie industrielle et commerciale à Lyon semble créer même entre les ordres antagonistes une solidarité spéciale. Il y a à Lyon une sorte de patriotisme économique, un particularisme vigoureux qui, dans l'enceinte de la cité, rapproche les forces d'ancien régime un peu modernisées et les éléments aristocratiques du nouveau régime bourgeois. De là, dès l'abord, ce vif mouvement de la noblesse qui est comme emportée dans le grand tourbillon des intérêts lyonnais, dans la grande et splendide activité de la haute classe bourgeoise. Mais de là aussi, quand les luttes prolongées et les orages de la Révolution auront menacé la primauté industrielle de Lyon, la possibilité d'une vaste réaction conservatrice, d'une contre-Révolution semi-monarchique et semi-bourgeoise qui opposera à la Convention le groupement des plus hautes forces sociales et tout l'orgueil de la cité.

Mais cette même intensité, cette même ardeur de la vie industrielle et marchande qui avait rapproché et presque fondu des éléments de noblesse et des éléments de haute bourgeoisie, dissociait, au contraire, les grands fabricants et les ouvriers. Lyon était, je crois, en 1789, la plus moderne des villes de France, la plus puissamment bourgeoise. Les influences féodales y étaient presque nulles : visiblement, c'est sur la production industrielle et marchande seule que reposait toute la cité. Paris n'avait pas ce caractère vigoureux et net. Le voisinage et le séjour fréquent de la Cour, la diversité presque infinie des conditions, l'énorme va-et-vient des hommes et des choses, créaient une confusion vaste où la force productrice du Paris bourgeois et ouvrier ne se dégageait pas aussi nettement, aussi brutalement qu'à Lyon. Ici le lien de toute fortune au travail industriel ou au négoce est direct, visible. L'hôtel splendide est l'épanouissement de la fabrique obscure, le côté lumineux du sombre travail obstiné. De plus, toute la vie de Lyon portant sur l'industrie et sur certaines formes d'industries, les moindres vicissitudes économiques, la mode qui varié, un débouché qui se resserre, les oscillations de prix de la matière première et du produit fabriqué, tout retentit d'un coup direct et parfois violent au cœur étroit et profond de la cité. De là, entre les divers intérêts en présence de perpétuels froissements. Les travailleurs lyonnais ne peuvent pas comme ceux de Paris s'évader aux heures de crise, se sauver par la diversité possible des métiers. Ici, c'est dans l'enceinte d'une ou deux grandes industries que sont resserrées les existences et concentrées les passions.

De là l'inquiétude sourde, les heurts et les conflits. Mercier, dans son Tableau de Paris, dit qu'à Paris les grèves et les séditions ouvrières sont inconnues, grâce à la douceur des maîtres, et qu'on n'y peut noter, pendant tout le XVIIIe siècle, des soulèvements comparables à ceux de Tours, de Roanne et de Lyon. L'explication est superficielle. Les maîtres lyonnais n'étaient pas naturellement plus durs que les maîtres parisiens, mais, tandis qu'à Paris les passions, les forces, les conflits s'éparpillaient en un champ d'action presque indéterminé, à Lyon, c'était dans une sorte de champ clos que se rencontraient et se heurtaient les intérêts.

Rudes furent souvent les chocs, dans chacune des deux ou trois grandes industries lyonnaises. Dès le début du XVIe siècle avait éclaté à Lyon, parmi les compagnons imprimeurs, une vaste grève comparable aux grèves les plus puissantes de notre siècle. M. Hauser, dans son livre sur les Ouvriers du temps passé, en a tracé le dramatique tableau. Au 1er mai 1539, les compagnons imprimeurs ont, comme dit l'ordonnance royale qui les condamne, « tous ensemble laissé leur besogne ». Ils se plaignent que leurs salaires soient insuffisants, surtout que la nourriture qui leur est donnée chez les maîtres soit mauvaise. Ils se plaignent aussi que des habitudes nouvelles de discipline mécanique et stricte leur soient imposées et que les portes de l'atelier ne soient pas toujours ouvertes pour qu'ils puissent prendre leur travail quand il leur plà1t, selon la coutume du passé. Les typographes ayant donc proclamé le tric, c'est-à-dire la grève, s'organisent militairement, en compagnies d'ateliers, pour intimider les maîtres et empêcher la reprise partielle du travail. Les maîtres, les patrons allèguent pour se défendre (c'est le thème d'aujourd'hui) que la grève n'est voulue et organisée que par une minorité violente ; les autres « voudraient faire leur devoir et besogner », mais ils n'osent pas de peur d'être mis à l'index par la confrérie (c'est le syndicat des compagnons). La lutte se prolongea pendant trois mois, et un arrêt du sénéchal, qui repousse presque toutes les prétentions des ouvriers y met fin, du moins pour un temps.

Il retire aux ouvriers typographes le droit de coalition. Il décide que les « compagnons ne peuvent quitter leur tâche, individuellement ou collectivement, sous peine de payer au maître et la forme qu'ils avaient fait perdre et la valeur des journées de chômage ». Mais les ouvriers vaincus s'organisent de nouveau pour la résistance. Ils s'assemblent encore et délibèrent en commun, et les maîtres imprimeurs, pour les dompter, sont obligés de faire sans cesse appel aux décisions de l'autorité municipale, de l'oligarchie consulaire, qui intervient toujours au profit du capital ; ils sont obligés de solliciter des édits royaux. L'édit du 28 décembre 1541 donne tort une fois de plus aux ouvriers. Il leur reproche « de s'être bandés ensemble pour contraindre les maîtres imprimeurs de leur fournir plus gros gages et nourriture plus opulente que par la coutume ancienne ils n'ont jamais eue ».

Il consacre le droit de renvoi à peu près illimité. Il a fixé la durée de la journée de travail de 5 heures du matin à 8 heures du soir. En fait, les maîtres imprimeurs, investis de l'autorité absolue, prolongèrent bien au-delà de treize heures, jusqu'à seize heures de travail effectif, la journée de leurs ouvriers. En vain les ouvriers font-ils appel devant le roi lui-même de l'édit et des décisions prises. Le Parlement de Paris, prenant en main la défense de la bourgeoisie, intervient à son tour en faveur des maîtres imprimeurs, et un édit royal de 1544 accable encore les ouvriers. Mais ceux-ci, avec une force de résistance extraordinaire, se coalisent, tiennent des assemblées, font « bande commune », et tentent à s'opposer à l'enregistrement de l'édit.

Leur requête collective est d'un bel accent de protestation et de douleur. Elle contient bien des revendications « réactionnaires », car elle demande la limitation étroite du nombre des apprentis, et elle insiste pour que les ouvriers, au lieu d'aller prendre leur repas hors de la maison du maître, continuent à être nourris par lui et chez lui. Les ouvriers auraient entravé ainsi le développement de l'industrie et leur propre émancipation.

Mais en revanche, quelle force, quelle véhémence et quelle sincérité dans la plainte des compagnons contre le régime d'exploitation sans frein et de travail mal payé auquel ils sont soumis ! C'est une des premières protestations où commence à vibrer l'esprit de classe. « Si l'on a jamais, disent-ils, remarqué en aucuns états et métiers les maîtres et supérieurs tâcher, par infinis moyens, de subjuguer, assujettir et traiter avec toute rigueur et servitude les compagnons et domestiques de leur vocation,' cela a été pratiqué de tout temps et à présent en l'art d'imprimerie. En laquelle les libraires et imprimeurs — et notamment de la ville de Lyon — ont toujours recherché toutes voies obliques et dressé tous leurs engins, pour opprimer et vilement asservir les compagnons. »

Et pourtant ce sont les travailleurs qui ont acquis aux maîtres « et leur acquièrent journellement de grandes et honorables richesses, au prix de leur sueur et industrie merveilleuse, et même plus souvent de leur sang ». Car si les compagnons « peuvent suffire aux fatigues extrêmes de leur état si violent, ils n'en rapportent en leur vieillesse, chargés de femmes et d'enfants, pour tout loyer et récompense, que pauvreté, goutte et autres maladies causées par les travaux incroyables qu'ils ont été contraints d'endurer... Chacun a pu voir par toute la France et ailleurs plusieurs libraires et maîtres imprimeurs parvenir à de grandes richesses et facultés ; aussi l'on ne voit que trop d'exemples de pauvres compagnons imprimeurs réduits après une longue servitude en une nécessité calamiteuse et indigne, après avoir consommé leur âge, jeunesse et industrie au dit état. Aux compagnons, il ne reste qu'une vie pénible et comme fièvre continue ; les libraires, avec un grand repos de corps et d'esprit, doublent et triplent quelquefois leur argent au bout de l'année. Les compagnons de Paris se plaignent justement d'être sujets à rendre pour tout le jour 2.630 feuilles. A plus forte raison, ceux de Lyon ont matière de se douloir et désespérer, étant astreints à rendre chaque jour 3.350 feuilles, ce qui surpasse toute créance, Ainsi, les typographes lyonnais sont forcés d'être debout depuis deux heures après minuit jusqu'à environ 8 ou 9 heures du soir, tant l'hiver que l'été ». En leur pensée encore incertaine, tour à tour révoltée et humble, « les pauvres compagnons » font abandon du droit de grève ; ils demandent seulement qu'aux maîtres aussi soit retiré le droit de coalition. « Il est bien et saintement défendu de ne faire monopoles ; mais cela se doit non seulement adresser aux compagnons, mais aussi aux libraires et maîtres, qui ont toujours conjuré, comme monopoleurs, la ruine desdits compagnons. » Enfin ils demandent que les maîtres soient désarmés comme les compagnons, que les salaires ne soient plus fixés « au gré et jugement des libraires et maîtres imprimeurs, qui seraient juges en leur cause », mais par une commission arbitrale « un nombre égal et pareil des maîtres et compagnons plus anciens, qui savent et connaissent le labeur, auquel s'ajouteront quelques notables bourgeois ou marchands nommés par les deux parties ».

Et pour attester l'éveil de leur dignité morale, les ouvriers lyonnais demandent en terminant leur requête « que les fautes soient punies par des amendes et non par peine corporelle et ignominieuse ; car ce serait violer indignement la liberté naturelle des hommes... Et comme personnes libres s'emploient volontairement à un état si excellent et noble et de telle importance pour les sciences et les lettres, et non comme esclaves ou galériens et forçats ».

J'ai tenu à citer cette sorte de manifeste des ouvriers lyonnais, bien qu'il remonte au XVIe siècle et précède de beaucoup la Révolution. Car si dès cette époque, dès les commencements du capitalisme, les travailleurs de Lyon élevaient une protestation aussi haute, il est certain que la revendication ouvrière a -dû se continuer, secrète et profonde, dans le prolétariat lyonnais. On comprendrait mal l'âme compliquée et obscurément ardente de la grande cité à la veille de la Révolution, si on ne se rappelait pas que déjà depuis plus de deux siècles, les ouvriers, en leur vie repliée et dolente, portaient comme un principe de révolte. Aussi bien et cette fois chez les tisseurs et ouvriers en soieries, le XVIIIe siècle avait vu aussi éclater de grandes grèves. Ou plutôt le conflit entre la haute bourgeoisie de la grande fabrique et les maîtres-ouvriers est à peu près permanent, tantôt sourd, tantôt aigu.

Les 6.000 maîtres ouvriers qui, aidés de leurs femmes, de leurs compagnons, de leurs apprentis travaillent à façon pour les 400 marchands de la grande fabrique sont en lutte contre ceux-ci. « Ils réclament une justice professionnelle impartiale, un délai suffisant pour produire leurs réclamations, une représentation égale à celle des marchands dans le bureau de la fabrique, le droit de nommer leurs jurés-gardes. Longtemps ils ont lutté pour le maintien de l'ancienne organisation qui leur permettait de vendre directement les étoffes qu'ils fabriquaient, mais depuis que la classe intermédiaire des ouvriers marchands a disparu sous les prohibitions, le débat porte seulement sur les tarifs. » (Voir Maurice Wahl.)

Les ouvriers allèguent que la cherté de la vie est croissante, et ils réclament un relèvement des salaires, des prix de façon. Ils constatent que la loi de l'offre et de la demande qui seule, dès lors, déterminait les salaires, est l'écrasement des faibles. Ils disent très nettement, dans le « Mémoire des électeurs fabricants de soie », « qu'entre des hommes égaux et moyens et en pouvoirs qui, par cette raison, ne peuvent être soumis à la discrétion des uns ni des autres, la liberté ne peut que leur être avantageuse ; mais à l'égard des ouvriers en soie, destitués de tous moyens, dont la subsistance journalière dépend tout entière de leur travail journalier, cette liberté les livre totalement à la merci du fabricant qui peut, sans se nuire, suspendre sa fabrication, et par là réduire l'ouvrier au salaire qu'il lui plaît de fixer, bien instruit que celui-ci, forcé par la loi supérieure du besoin, sera bientôt obligé de se soumettre à celle qu'il veut lui imposer ».

A plusieurs reprises, les maîtres ouvriers et ouvrières essayèrent par de vastes coalitions de faire échec à ce pouvoir abusif des grands marchands. Malgré l'intervention violente de l'oligarchie consulaire et bourgeoise, qui prohibait les associations de compagnons, « les Sans-Gêne, les Bons-Enfants, les Dévorants, » et qui interdisait tout rassemblement ouvrier, il y eut un grand mouvement en 1774, dans toute la région du Lyonnais et du Forez. D'Argenson note, dans ses Mémoires, qu'à cette date 40.000 ouvriers avaient cessé le travail dans les manufactures de Saint-Etienne.

A Lyon, même soulèvement : désespérés, menacés de répressions brutales et sanglantes, les ouvriers tentaient de fuir vers la Suisse ou vers l'Italie. Mais des cordons de troupes les cernaient : l'émigration ouvrière était refoulée par la force, et les pauvres ouvriers étaient ramenés par les soldats à la manufacture ou au métier comme des forçats fugitifs ramenés au bagne. L'aristocratie marchande ne se défend pas seulement par la force brutale, par des règlements despotiques et que sanctionne l'autorité royale, elle exproprie les maîtres-ouvriers de leurs faibles droits. Il leur est interdit de travailler pour d'autres que les maîtres marchands : et ils sont à peu près exclus du bureau de la fabrique, sorte de conseil des prud'hommes qui jugeait des différends professionnels.

Avant la grève, les maîtres ouvriers avaient dans ce bureau 4 délégués sur 8. Après la grève, ils n'en ont plus que 2. Ils sont livrés sans défense à l'arbitraire de la grande fabrique. Cette sorte de coup d'Etat capitaliste consommé avec la complicité du pouvoir royal surexcita les ouvriers de Lyon. Ils se soulevèrent contre le consulat, s'emparèrent de la ville. Pendant plusieurs jours ils en furent les maîtres et, de maison patronale en maison patronale, obligèrent les marchands à signer un règlement nouveau, et à donner de l'argent pour les ouvriers malades.

Etrange dictature ouvrière qui surgit soudain en pleine servitude d'ancien régime, comme pour annoncer les grands drames sociaux qui succéderont à la Révolution elle-même ! Fantastique éclair qui, des hauteurs orageuses de la Croix-Rousse, va illuminer au loin, par-delà la Révolution bourgeoise, l'âpre et vaste terrain de lutte où se déploieront pour une Révolution nouvelle les sombres masses du travail ! Mais éclair fugitif et furtif, bientôt éteint ! Vacillante lueur de colère et de rêve qui ne pouvait guider encore le prolétariat naissant disséminé dans la nuit ! La conscience ouvrière n'était pas encore un foyer autonome de pensée et de vie : il ne s'échappait d'elle que des étincelles de passion : elles tourbillonnaient un moment dans le vent d'orage, au-dessus de la cité, puis elles retombaient comme une triste cendre mêlée à la poussière stérile des chemins.

Les soldats du roi eurent bientôt raison de l'émeute ; les règlements de dictature ouvrière furent brisés ; deux ouvriers furent pendus, les autres furent accablés de lourdes amendes ; et dans les hautes maisons de la Croix-Rousse, où montaient les brouillards du Rhône, les pauvres lampes des tisserands se rallumèrent, étoilant la nuit triste de leur cercle fumeux. En 1786, reprise de la lutte. C'est l'émeute « des deux sous ». Les ouvriers demandaient un relèvement du prix des %ans, 2 sous par aune pour les étoffes unies, 3 ou 4 sous pour les autres étoffes.

Ils rédigèrent un mémoire très documenté : « Tableau dressé en 1786 du produit de la main-d'œuvre des maîtres-ouvriers fabricants en étoffes de soie, pour le montant être ci-après mis en parallèle avec le tableau des dépenses journalières qui forment leurs charges annuelles. » Ils démontraient dans ce mémoire « que l'ouvrier en soie ne pouvait vivre du salaire qu'il obtenait par un travail forcé de dix-huit heures par jour... » Et ils ajoutaient ces fortes paroles, d'une extraordinaire amertume qui attestent déjà des réflexions profondes sur l'état mécanique où est réduit le travailleur. « Quand on ne considérerait les ouvriers en soie que comme des instruments mécaniques nécessaires à la fabrication des étoffes, ou qu'abstraction faite de leur qualité d'hommes qui doit intéresser à leur sort, on eût l'inhumanité de ne vouloir les traiter que comme des animaux domestiques, que l'on n'entretient et ne conserve que pour les bénéfices que le travail procure, toujours faudrait-il leur accorder la subsistance qu'on est forcé de fournir à ceux-ci, si on ne voulait pas s'exposer à se voir bientôt frustré du fruit de leur travail. » Poignant appel, où les travailleurs lyonnais invoquent pour leur protection ce qu'on appellera plus tard la loi d'airain. C'est d'un métal plus dur que leur condition était faite. Presque tous les ouvriers en soie se mirent en grève, et la grève, s'étendant aux ouvriers des autres industries, ne tarda pas à devenir générale. Les chapeliers demandent qu'à raison du prix croissant des loyers et des vivres, leur journée soit portée de 32 à 40 sous pour douze heures de travail.

De même, les compagnons et ouvriers maçons, que les entrepreneurs payaient irrégulièrement, tous les trois ou quatre mois, et sans daigner leur faire un compte, réclament le paiement régulier et moins espacé de leurs salaires. Ainsi, le 17 août 1786, à la pointe du jour et sur un mot d'ordre qui coordonnait le mouvement, tous les ouvriers tisseurs en soie, chapeliers, maçons, manœuvres, quittent en masse les ateliers, les manufactures, les chantiers. Us ne renouvellent pas la manœuvre hardie.de 1744 ; ils ne s'emparent pas de la ville. Imitant, au contraire, les plébéiens de Rome, ils se retirent aux Charpennes, et signifient qu'ils ne rentreront à Lyon que lorsque satisfaction leur sera donnée.

Le Consulat, sous le coup de la peur, accorde l'augmentation des 'salaires, mais il donne l'ordre que le travail soit repris, et interdit tout rassemblement de plus de quatre personnes. La troupe fait feu sur le peuple : plusieurs ouvriers sont tués. Deux ouvriers chapeliers, Nerin et Savage, et un ouvrier italien, Diabano, coupables d'avoir voulu passer le pont Morand sans payer le droit de péage, ce même pont Morand ensanglanté sous Louis-Philippe par les répressions bourgeoises, sont pendus. Un bataillon de Royal-Marine et un bataillon d'artillerie, où Bonaparte servait comme lieutenant, s'emparent de Lyon et écrasent la révolte ouvrière.

Les ouvriers fugitifs sont ramenés de force par les soldats à l'atelier ; les accroissements de salaire accordés par le Consulat sont révoqués, le maître ouvrier Denis Mounet est arrêté comme instigateur et organisateur du mouvement. On l'accuse d'avoir rédigé les mémoires et les manifestes et d'avoir prêché la grève. On l'accuse d'avoir écrit « que si la voie de la représentation ne suffisait pas pour obtenir un tarif, il fallait d'un esprit ferme et d'un accord sincère, chacun à part soi, faire monter le prix des façons ». Il est détenu plusieurs mois et sauvé par un arrêt d'amnistie qui intervient en septembre.

Je ne crois pas qu'aucune autre ville de France au XVIIIe siècle offre une agitation sociale aussi véhémente. Il fallait évidemment pour ces premiers mouvements ouvriers, la vaste agglomération lyonnaise. A vrai dire, le mouvement n'était pas purement prolétaire. Les révoltés étaient de tout petits fabricants, travaillant, il est vrai, pour le compte de la grande fabrique et terriblement exploités par elle, mais possédant leur métier et ayant encore au-dessous d'eux les compagnons et les apprentis. C'est ce qu'on peut appeler, d'un terme singulier, mais exact, un prolétariat de fabricants. Et sans doute, ce qui explique cette combativité particulière des travailleurs lyonnais, c'est probablement que tout en étant des prolétaires par la misère, par la dépendance et la précarité de la vie, ils ont en même temps la fierté d'être, eux aussi, « des maîtres ». Ils possédaient leur petit outillage ; ils travaillaient à domicile, mais ils étaient facilement en communication avec tous les autres maîtres-ouvriers. Il y avait donc en eux tout ensemble la passion concentrée de la production solitaire et la force de l'agglomération.

Aussi la classe des maîtres ouvriers lyonnais est, par l'esprit de résistance et d'organisation ou même par la netteté de certaines formules sociales, en avance sur la classe ouvrière du xviii siècle, et ce serait se méprendre que de croire que la bourgeoisie de l'époque révolutionnaire portait partout, comme à Lyon, le fardeau de la question ouvrière. Au reste, à Lyon même, ces maîtres ouvriers, si souvent en révolte contre la grande fabrique, se sentent pourtant en quelque mesure solidaires d'elle. Ils veulent lui arracher des concessions, mais ils ne voudraient pas toucher à une puissance de rayonnement industriel dont, en un sens, ils profitent eux-mêmes. Ils ne portent pas dans leur esprit un type nouveau d'organisation sociale qui leur permette de concilier leur intérêt propre avec la grande activité industrielle. D'ailleurs, ils s'offenseraient et s'effrayeraient sans doute si l'ébranlement révolutionnaire s'étendait aux compagnons et aux apprentis qu'ils ont sous leur discipline.

Ainsi, par bien des côtés, ces révoltés sont des conservateurs, quand ils ne sont pas des réactionnaires en regrettant l'ancien régime de petite production et de vente directe qui est inconciliable avec la grande exportation sur le marché du monde.

En tout cas, s'ils sont un élément souffrant et souvent réfractaire du système lyonnais, ils ne forment pas une classe capable de s'opposer à la bourgeoisie. Ils n'ont pas un idéal social déterminé, et tandis qu'en face de l'ancien régime monarchique et féodal, la bourgeoisie, dès lors puissante et consciente, peut dresser son système social et politique, les petits fabricants lyonnais réduits à pousser leur cri de misère et de révolte sont incapables de formuler pour leur propre compte une Révolution ouvrière opposée à la Révolution bourgeoise, ou même distincte de celle-ci. Ainsi s'explique un des phénomènes les plus singuliers et des plus suggestifs que nous offre l'histoire de ce temps. Voilà une ville où depuis deux siècles tressaillent les souffrances ouvrières, où l'antagonisme de la grande fabrique et des petits artisans a été à la fois, si on peut dire, chronique et aigu, et quand commence le grand ébranlement révolutionnaire, quand tout le pays est appelé à parler, à faire la loi, les ouvriers, les petits artisans ne savent que témoigner contre la grande fabrique, contre le capital, une mauvaise humeur impuissante : mais ils ne proposent rien et ne peuvent rien.

Dans les assemblées primaires où étaient nommés les électeurs chargés de choisir les députés aux Etats généraux, le vote, dans les villes, avait lieu par corporation. Or, à Lyon, tandis que pour les autres corporations, comme celles des cordonniers, des tailleurs, des chapeliers, des faiseurs de bas, le vote eut lieu sans difficulté aucune, des conflits assez violents s'élevèrent, au contraire, dans celle des passementiers et surtout dans celle des maîtres marchands et ouvriers fabricants de soie.

Qu'on le remarque bien : les corporations où aucune division ne se produisit sont celles où l'ouvrier était vraiment prolétaire : les ouvriers tailleurs, les ouvriers cordonniers, les ouvriers chapeliers, les ouvriers tisseurs de bas étaient, pour la plupart, de simples salariés, n'ayant d'autre propriété que leurs bras. Ces ouvriers ne se rendirent-ils pas aux réunions électorales ? En furent-ils exclus par le cens électoral qui pourtant, à Lyon, ne s'élevait qu'à 3 livres d'imposition par an ? ou bien, dans l'humble sentiment de leur dépendance, se contentèrent-ils d'opiner comme les maîtres ? En tout cas, ce qui démontre bien qu'il n'y avait pas à cette époque de mouvement vraiment prolétarien, c'est que, dans la ville la plus agitée, à Lyon, c'est dans les corporations où le travail est le plus prolétarisé, qu'il n'y a presque pas de débat, et les orages n'éclatent que dans les corporations de la passementerie et de la soierie, où de petits producteurs, détenteurs et propriétaires de leur métier, sont en lutte contre la grande fabrique. Aux assemblées électorales, celle-ci fut assez malmenée.

Dans les réunions de la passementerie, les grands producteurs ou marchands firent défaut, de peur d'être brutalisés ou débordés. Le prévôt des marchands constate dans son rapport que l'assemblée des passementiers, qui compta plus de 400 membres, aurait été plus nombreuse encore « si les personnes paisibles et jouissant d'un état honnête n'eussent préféré le parti de s'abstenir de paraître à celui d'être exposées à des désagréments », et M. Maurice Wahl relève dans le même rapport, que sur les cinq délégués choisis par les passementiers, il s'en trouva trois que l'aristocratie bourgeoise du consulat avait exclus en 1782 des fonctions de maîtres-gardes, et qu'elle avait désignés en 1783 comme des factieux. Les syndics demandèrent l'annulation.

« Le même jour, 26 février 1789, avait lieu à la cathédrale de Saint-Jean, la première réunion de la grande fabrique, comprenant « les maîtres marchands fabricants en étoffes d'or, d'argent et de soie, ou maîtres ouvriers fabricants aux dites étoffes ou autres faisant partie de ladite communauté, ayant domicile et faisant le service du guet et garde ». Sur environ 400 marchands et 6.000 ouvriers ayant qualité pour assister à l'assemblée, 2.651 étaient présents. Le lendemain le nombre des assistants était de 3.300. Les maîtres ouvriers, très malmenés dans les dernières années, voulurent prendre une sorte de revanche. Dans les deux séances des 26 et 27, plusieurs orateurs proposèrent de n'élire ni maîtres marchands ni syndics ou jurés-gardes, tant anciens qu'en exercice. Selon le récit des syndics des maîtres marchands, « lorsque quelques voix s'élevaient en faveur de ceux-ci, elles étaient aussitôt étouffées par les clameurs des maîtres ouvriers, qui forçaient les votants à se rétracter ».

En fait, l'assemblée ne choisit que des maîtres ouvriers, et parmi les 34 élus se trouvaient les militants, ceux qui depuis plusieurs années menaient la lutte contre la grande fabrique et contre l'aristocratie municipale du consulat protectrice du capital. Plusieurs des élus avaient été compris dans les poursuites de 1786, et au premier rang, l'intrépide Denis Monnet, emprisonné en ce moment même comme auteur « de libelles et écrits séditieux ». C'était bien la lutte économique qui se prolongeait sur le terrain politique. La grande fabrique fut effrayée et scandalisée de ce mouvement : au cours même des opérations électorales beaucoup de marchands s'étaient retirés.

Les syndics refusèrent de signer le procès-verbal des opérations, et ils adressèrent à Necker une protestation. « Les maîtres ouvriers, disaient-ils, ont nommé 34 électeurs, les dessinateurs réunis comme artistes au commerce libre ont nommé 2 électeurs par 100 individus : D'où il suit que les maîtres ouvriers, salariés par les maîtres marchands, les dessinateurs qui en reçoivent des appointements, ont leurs représentants, et que les maîtres marchands qui donnent le premier mouvement non seulement au corps de la fabrique, mais à tout le commerce de la seconde ville du royaume, 400 citoyens réunissant en propriétés foncières et mobilières plus de 60 millions, n'ont pas de représentants... » Le coup est dur pour la haute bourgeoisie industrielle et marchande de Lyon : au moment même où elle songe à affirmer, contre l'ancien régime décrépit, sa primauté de classe, et où elle va gagner la partie, il semble que les petits artisans veulent prendre sa place à la table du jeu.

La bourgeoisie banquière vient au secours de la haute bourgeoisie marchande et proteste avec elle. « Nous ajouterons, disent-ils, que l'intérêt du commerce exige que la classe des maîtres marchands fabricants ait des représentants en état de rédiger les Cahiers de doléances, que cette classe des marchands fabricants est la source qui vivifie le commerce de banques, commission et marchands de soie, qui compose la majeure partie du commerce en gros de cette ville. » Et pour revendiquer des représentants bien à elle, la grande fabrique va jusqu'à affirmer que dans l'industrie il y a deux classes, celle des salariés et celle des dirigeants.

Au nom de la grande fabrique, le prévôt des marchands observe expressément « que les maîtres ouvriers sont bornés à fabriquer à tant par aune les matières que leur fournissent les maîtres marchands, que la main-d'œuvre seule est le partage des ouvriers, mais que l'industrie est celui des marchands. Ce sont ceux-ci qui inventent toutes nos belles étoffes et qui, correspondant avec tout l'univers, en font refluer les richesses dans notre ville ». Ainsi, dans cette lutte entre les maîtres ouvriers et la grande fabrique, il y a comme un rudiment, comme un germe confus de la grande lutte prochaine des capitalistes et des prolétaires, et c'est la grande fabrique elle-même qui, pour mieux se distinguer des maîtres ouvriers, les catégorise dans le salariat, dans le prolétariat. C'est la haute bourgeoisie qui, par l'effet de son orgueil, se fait le héraut, la première annonciatrice du futur conflit social.

Mais comme ce mouvement ouvrier ou pseudo-ouvrier est encore impuissant et vain ! Les élections ne furent pas annulées, et ce sont les délégués des maîtres ouvriers qui contribuèrent à la rédaction des Cahiers du Tiers Etat. Or, et cela est décisif, il n'y a pas dans tous les Cahiers un seul mot, un seul trait, où l'on puisse reconnaître la pensée propre des artisans, des maîtres ouvriers. Ce n'est pas qu'ils aient été opprimés par des majorités hostiles et leur pensée eût toujours percé en quelques points.

Mais c'est qu'en dehors de la conception générale bourgeoise, eux-mêmes n'avaient rien à dire. Que pouvaient-ils demander ? Une organisation nouvelle du travail ? Aucun d'eux n'en avait même la plus faible idée. La substitution de la propriété commune à la propriété oligarchique des grands fabricants ou à la propriété morcelée et disséminée des maîtres ouvriers ? Les très 'rares communistes utopiques du XVIIIe siècle n'avaient songé qu'à un communisme agraire, et l'industrie leur apparaissait à eux-mêmes comme le champ de l'initiative personnelle et de la propriété individuelle. D'ailleurs les maîtres ouvriers tenaient passionnément à leur autonomie relative et à leur propriété, si dépendante qu'elle fût. Il a fallu près d'un siècle et la croissance des grandes usines mécaniques pour apprendre aux maîtres ouvriers de Lyon, de Roanne et de Saint-Etienne que l'évolution sociale les condamnait inévitablement à devenir des prolétaires : c'est à peine si aujourd'hui même ils commencent à entrevoir l'ordre communiste. Comment l'eussent-ils pu il y a un siècle ?

A défaut de ces grandes transformations sociales, pouvaient-ils demander du moins, avec clarté et fermeté, une législation protectrice limitant leur journée de travail, fixant pour eux un minimum de salaire, leur assurant une absolue liberté de coalition qui leur permette de résister à la grande fabrique sans être frappés comme Denis Mounet ? Ils pouvaient bien à cet égard former des vœux, ils pouvaient bien, par une sorte d'accord local sanctionné par les autorités municipales, tenter d'obtenir une réglementation du travail plus favorable. Mais comment proposer une loi aux Etats généraux ? Comment élargir en problème général un problème qui était encore purement local ? Surtout, comment remuer ces questions, comment ouvrir les ateliers à ces souffles orageux sans susciter la revendication des vrais prolétaires, des pauvres compagnons asservis et exploités ? A ceux-là, les maîtres ouvriers n'auraient voulu accorder ni le droit de coalition ni la limitation légale de la journée de travail ni le minimum de salaires. Aussi les griefs des maîtres ouvriers s'échappaient en plaintes passionnées et en révoltes instinctives sans se fixer en formules réformatrices.

Seule la bourgeoisie était prête à faire la loi, et le néant des revendications des artisans dans le Cahier des Etats généraux atteste que, même à Lyon, la bourgeoisie seule était prête pour une grande action révolutionnaire, mère d'une nouvelle légalité. Comme à Nantes, comme à Bordeaux, comme à Marseille, à Lyon aussi, malgré l'agitation de la petite fabrique, c'est la puissance bourgeoise qui est vraiment dirigeante : c'est bien une Révolution bourgeoise qui se prépare.

Dans le Dauphiné, la situation est plus nette encore : et on y peut faire une application précise de la conception marxiste qui dérive les mouvements politiques des mouvements économiques. Michelet qui a si souvent de merveilleuses et profondes intuitions et qui démêle, en effet, les causes économiques cachées des grands faits historiques, ici n'a pas vu clairement et s'est contenté d'à peu près. « Le Dauphiné, dit-il ne ressemblait guère à la France. Il avait certains bonheurs qui le mettaient fort à part. Le premier, c'est que sa vieille noblesse (l'écarlate des gentilshommes) avait eu le bon esprit de s'exterminer dans les guerres ; nulle ne prodigua tant son sang. A Montlhéry, sur cent gentilshommes tués, cinquante étaient des Dauphinois. Et cela ne se refit pas. Les anoblis pesaient très peu. Un monde de petits nobliaux labourant l'épée au côté, nombre d'honorables bourgeois qui se croyaient bien plus que nobles, composaient un niveau commun rapproché de l'égalité. Le paysan, vaillant et fier, s'estimant, portait la tête haute. » Et il ajoute que les communautés rurales des hautes montagnes, administrées comme de petites républiques, donnaient, de leurs sommets glacés, des exemples de liberté. Tout cela est vague et en partie faux. Si, dès 1771, la bourgeoisie de Grenoble entrait en lutte avec la noblesse, si, dès 1788, le Dauphiné se soulevait contre l'arbitraire des décisions royales, qui avaient frappé d'exil le Parlement, si le mouvement de liberté fut dès lors assez vif pour réconcilier un moment-et soulever à la fois les trois ordres, si nobles, prêtres, bourgeois de Grenoble, à la date du 14 juin 1788, convoquèrent révolutionnairement, sans l'autorisation ministérielle, les Etats du Dauphiné, si dans ces Etats le doublement du Tiers fut pratiqué et si le Tiers Etat eut à lui seul autant de représentants que la noblesse et le clergé réunis, si, dans les Etats dauphinois, le vote eut lieu par tête et non par ordre, et si, par-dessus les limites de la province, ils saluèrent l'unité nationale et appelèrent à la liberté commune la grande France régénérée, ce n'est point parce que quelques communautés de village, éparpillées sur de froides cimes, pratiquaient une sorte de liberté primitive et rudimentaire, ou parce que la haute noblesse avait été particulièrement décimée par des guerres anciennes.

Il restera assez de nobles dauphinois pour protester devant les Etats généraux contre le mode d'élection des députés de la province. Non, la vraie raison, la raison décisive de ce grand mouvement dauphinois, et que Michelet n'a point vue, c'est que la bourgeoisie industrielle est plus puissante et plus active en Dauphiné qu'en aucune autre région. Sur ce point, le témoignage de Roland, qui écrivait en 1785 — c'est-à-dire avant que les événements révolutionnaires du Dauphiné aient pu préoccuper son jugement —, est formel. Il constate expressément que pour l'activité de la production, pour la variété et la densité du travail industriel, le Dauphiné est la première province de France : les fabriques de toile, les fabriques de bas, les fabriques de chapeaux, les usines métallurgiques y étaient comme accumulées.