Mais
c'est aussi par l'activité commerciale et industrielle que la bourgeoisie
française, en 1789, était puissante. Sous la Régence, Louis XV et Louis XVI,
le commerce intérieur s'était prodigieusement étendu. Il nous est impossible
d'en évaluer le chiffre. Mais sa croissance rapide est certaine. L'éclat et
la richesse « des boutiques », dans toutes les villes grandes ou moyennes,
frappe d'admiration les visiteurs. Ce
n'est pas sans nécessité et pour un vain luxe que la royauté, depuis un
demi-siècle, avait développé un magnifique réseau de routes de 10.000 lieues,
avec une largeur de 42 pieds. Ce réseau répondait aux nécessités du trafic et
des charrois. L'agriculture protestait en vain contre la largeur démesurée
des routes qui diminuait la surface cultivable. Dans le
conflit naissant de l'intérêt agrarien et de l'intérêt mercantile, c'est le
commerce, par la force même de son développement, qui avait le dernier mot.
Dans un beau mémoire rédigé par le médecin Guillotin, futur Constituant, les
corps de marchands de Paris demandent au roi, dans la période qui a précédé
les Etats généraux, une large représentation du commerce. Guillotin oppose
très vigoureusement l'insignifiance, ou tout au moins la médiocrité du
commerce en 1614, lors de la tenue des derniers Etats généraux, à sa
merveilleuse activité en 1789. C'est
ce mouvement des affaires qui a rendu nécessaire la création de la Caisse
d'Escompte en 1776. Elle était la propriété d'une société en commandite :
elle s'ouvrit avec un fonds de 15 millions divisé en 5.000 actions libérées ;
elle devait escompter à 4 pour cent les lettres de change et billets de
commerce à 2 et 3 mois d'échéance, et faire le commerce des matières d'or.
Elle émettait des billets de circulation analogues aux billets actuels de la
Banque de France. Pour qu'une pareille organisation, avec tous les risques
qu'elle comportait, se soit superposée au commerce préexistant des changeurs
et des banquiers et pour qu'elle ait résisté aux perpétuels emprunts forcés
du Trésor Royal, il faut qu'elle ait répondu à un grand besoin du commerce.
Un organe central d'escompte et de crédit était devenu nécessaire pour les
vastes opérations de la bourgeoisie commerçante. La
Caisse d'Escompte avait rapidement grandi et en 1789 son capital s'élevait à
100 millions divisé en 25.000 actions de 4.000 livres. C'est à propos des
valeurs de la Caisse d'Escompte comme de celles de la Banque Saint-Charles
que Mirabeau dénonça avec violence les spéculations de l'abbé d'Espagnac ;
mais l'abbé n'en fut nullement discrédité : il entra au club des Jacobins et
il prit même la parole pour faire l'éloge funèbre de Mirabeau. Toutes ces
batailles livrées autour de la Caisse d'Escompte en attestent l'importance. On
comprendrait mal le développement commercial et industriel du XVIIIe siècle
si on attribuait aux corporations le rôle tout à fait important qu'on leur
attribue d'ordinaire. Il est certain qu'elles constituaient une entrave à la
liberté de l'industrie et du commerce. Pour devenir maître, c'est-à-dire
patron, il fallait subir un examen dirigé par la corporation des maîtres déjà
établis ; il fallait payer une somme parfois assez élevée et qui empêchait
les compagnons pauvres de s'élever à la maîtrise. De plus, l'industrie et le
commerce de chaque corporation étaient soigneusement déterminés : telle
corporation ne pouvait vendre que tels produits. Telle catégorie d'artisans
ne pouvait fabriquer que telle catégorie d'objets. Ainsi l'activité
économique était sans cesse gênée ; et de plus une sorte d'aristocratie de
métiers étroite, jalouse et à peu près héréditaire, se constituait. En fait
il n'y avait guère plus que les fils ou les gendres des maîtres établis qui
pussent prétendre à la maîtrise. Evidemment cet esprit de réglementation et
d'exclusion était peu favorable à un grand mouvement d'affaires, et le génie
d'entreprises du capitalisme ne pouvait s'accommoder de ce système étriqué et
suranné. Pourtant, il ne faut pas croire que dans l'intérieur même des
corporations, l'initiative fût entièrement supprimée : malgré les règlements,
l'esprit d'invention et de combinaison était toujours en éveil. Mais
surtout, il faut se garder de penser que le régime corporatif ait jamais
fonctionné avec ensemble et rigueur. Comme l'ont très bien montré M. Hauser,
dans son livre sur les ouvriers du XVIe siècle, et M. Martin Saint-Léon, dans
son livre sur les corporations, le régime corporatif n'a jamais enveloppé
toute la vie économique de la nation. D'abord il y avait en France des
provinces où il existait à peine. Nulle
part ou presque nulle part, les artisans des campagnes et des villages ne
s'étaient laissé englober par les règlements corporatifs devenus aux mains de
la royauté un moyen d'extorsion fiscale. Enfin, et surtout, les grandes
entreprises, où l'essor du capitalisme commençait à se déployer, échappaient
à cette contrainte. Le grand commerce, le négoce proprement dit, était trop
vaste et fluide pour se laisser ainsi emprisonner. Depuis le XVIe siècle, le
grand commerce s'accompagnait ordinairement d'opérations de banque. Le grand
négociant était en même temps banquier. Par ses opérations étendues à
l'Europe et aux colonies, il était amené à un perpétuel échange, à une
perpétuelle négociation de traites. Comment,
dans un semblable négoce, marquer les limites, tracer des catégories ?
Comment prescrire à un banquier de ne recouvrer que telle catégorie de
traites ayant pour origine la livraison de telles marchandises ? Tout
naturellement, le grand commerce avait la souplesse et la variété de la
Banque elle-même. D'ailleurs, à mesure que se multipliaient les échanges, à
mesure qu'affluaient dans nos ports les produits des colonies et des pays
lointains, le rôle des grands intermédiaires, des grands courtiers, se
développait. Pour
prendre un exemple donné à l'article des sociétés de commerce dans
l'admirable Dictionnaire du commerce de Savary des Brulons, deux négociants
s'associent temporairement pour acheter à frais communs et revendre à risques
et à bénéfices communs du sucre ou du blé ou du tabac importés à Nantes. Ils
achèteront, à l'arrivée du navire, telle ou telle marchandise ; ils la
revendront, suivant le cours des marchés, à Paris ou sur une autre place : il
est impossible d'enfermer d'avance dans un règlement quelconque des
opérations de cette nature. Le capitalisme commercial flottant et vaste
débordait à l'infini le régime étroit des corporations. Ainsi
les deux extrémités de la vie économique échappaient au régime corporatif. A
un bout, les artisans ruraux étaient protégés par leur isolement même contre
la communauté de métier obligatoire. A l'autre bout, le grand commerce, par
la multiplicité de ses formes et la subtilité de ses opérations, s'était créé
une autre sphère, tout un monde nouveau de mouvement, d'audace et de liberté.
C'est seulement dans la région moyenne de l'activité économique, dans la
sphère de la petite industrie urbaine et du petit et moyen commerce que le
régime corporatif fonctionnait sérieusement, et avec plus d'élasticité encore
que la lettre des règlements ne semble le comporter. D'ailleurs, même en
cette région moyenne, paisible et réglée, l'esprit entreprenant du capitalisme
pénétrait : Savary des Brulons écrit dans la première moitié du xvi Ir siècle
: « Le premier principe du commerce est la concurrence. Il n'est aucune
exception à cette règle, pas même dans les communautés où il se présente de
grandes entreprises. Dans ces circonstances, les petites fortunes se
réunissent pour former un capital considérable. » Les
marchands ou les maîtres de métiers inscrits dans une corporation déterminée
s'associaient, à l'occasion, et en dehors de leurs opérations accoutumées,
pour des entreprises plus vastes ; et rien ne démontre que l'objet de ces
entreprises ne différait que par l'étendue de leur négoce familier bu de leur
fabrication ordinaire. Ainsi
le souple régime des sociétés, au sens moderne du mot, pénétrait dans la vie
même des corporations pour la diversifier et l'étendre. Ce régime, sur lequel
il est statué déjà dans le Code de commerce de 1675, est très varié dès le
XVIIe siècle. Il comprend quatre types principaux de sociétés commerciales :
et il en est déjà deux, la société en commandite et la société anonyme, qui
ouvrent les voies au capitalisme. « La société en commandite, dit le
Dictionnaire de Savary, est très utile à l'Etat et au public, d'autant que
toutes sortes de personnes, même les nobles et gens de robe, peuvent la
contracter pour faire valoir leur argent à l'avantage du public et que ceux
qui n'ont pas de fonds pour entreprendre un négoce rencontrent dans celles-ci
les moyens de s'établir dans le monde et faire valoir leur industrie. » Comme
on voit, la çommandite abaisse si bien toutes les barrières que même des
personnes étrangères au commerce et à l'industrie peuvent, par ces procédés,
participer à la vie économique. C'est l'antipode du système corporatif.
Savary ajoute : « La société anonyme est celle qui se fait sans aucun nom
mais dont tous les associés travaillent chacun en leur particulier sans que
le public soit informé de leur société ; et ils se rendent ensuite compte les
uns aux autres des profits et des pertes qu'ils ont faits dans leur
négociation. » Combinez la société anonyme avec la société par actions, et
vous aurez la société anonyme par actions, le grand instrument du capitalisme
moderne. Or, la
société anonyme par actions, appelant n'importe qui à la participation de
l'entreprise, est la négation absolue du système corporatif qui ne permet
qu'à des personnes déterminées, une activité déterminée. Au XVIIIe siècle de
puissantes sociétés par actions commençaient à se fonder. Dans les années
mêmes qui précédèrent la Révolution, la grande Compagnie des Eaux de Paris
provoqua des mouvements de spéculation très vifs autour de ses actions. Elle
s'était chargée (le conduire l'eau de la Seine dans les 25.000 maisons de
Paris et ses actions étaient très répandues. Très certainement, des marchands
des corporations en avaient acquis : il serait très surprenant par exemple
que les très riches membres de la corporation des drapiers fussent restés
étrangers à tout ce mouvement des capitaux. Ainsi,
dans le dernier quart du XVIIIe siècle le régime économique est extrêmement
complexe. Les corporations, un moment abolies par le fameux édit de Turgot de
1775, ont été rétablies, et, quoiqu'elles se remettent mal du coup qui leur a
été porté, elles se défendent encore avec une âpreté extraordinaire. En face
de ce système corporatif, se meuvent les formes subtiles et variées du
capitalisme moderne. Bien mieux, la subtilité et l'activité capitalistes
pénètrent à l'intérieur même des corporations et en préparent la dissolution
prochaine. Il y
avait dès lors une expansion et aussi une organisation capitalistes : les
cadres où la bourgeoisie de Louis-Philippe installera sa puissance sont
préparés dès le XVIIIe siècle. La bourgeoisie n'est pas seulement une force d'épargne
et de sagesse : elle est une force conquérante et audacieuse qui a
révolutionné en partie le système de la production et (les échanges avant de
révolutionner le système politique. M. Taine n'a même pas soupçonné les
problèmes essentiels ; il n'a même pas discerné le courant profond de la vie
économique et il ne s'est pas demandé un instant comment, avec le système
restrictif des corporations, la bourgeoisie avait pu grandir en richesse et
en audace. Il a préféré attribuer la Révolution française à la grammaire de
Vaugelas qui, en appauvrissant le vocabulaire français, a condamné le pays
aux idées abstraites et aux utopies. L'Angleterre
du XVIIIe siècle nous montre avec éclat que le régime corporatif peut assez
longtemps coexister dans un pays avec les formes les plus hardies du
capitalisme moderne. Je lis encore dans ce Dictionnaire du commerce de
Savary, dont lord Chesterfield recommandait si instamment l'étude à son fils
: « En Angleterre les privilèges des communautés (des
corporations)
forment une partie de la liberté politique. Ces corporations s'appellent
mistery, nom qui convient assez à leur esprit. » Partout il s'y est introduit
des abus. En effet les communautés ont des vues particulières qui sont
presque toujours opposées au bien général et aux vues des législateurs. La
première et la plus dangereuse est celle qui oppose des barrières à
l'industrie en multipliant les frais et les formalités de réception. Jean de
Witt a écrit : « Le gain assuré des métiers ou des marchands les rend
insolents et paresseux pendant qu'ils excluent des gens fort habiles. » Mais,
ce qui est à retenir, c'est que malgré les abus des corporations ou plutôt
malgré le système corporatif lui-même, la Hollande du XVIIe siècle et
l'Angleterre du XVIIIe étaient parvenues à un développement économique
prodigieux. La Hollande était l'entrepositaire et la banquière de l'univers. Quant à
l'Angleterre du XVIIIe siècle, elle a conquis un empire colonial immense,
poussé en tous sens son commerce et son industrie, inauguré la grande
industrie et le machinisme. Dès la première moitié du siècle la quantité de
charbon employé dans les usines anglaises était si grande que déjà le ciel de
Londres était noir de fumée. Les
sociétés humaines et en particulier les sociétés modernes sont si complexes
que dans de longues périodes de transition coexistent et fonctionnent à la
fois, malgré leur contrariété essentielle, les organes économiques du passé
et ceux de l'avenir. Rien
n'est plus opposé que le système corporatif et le système capitaliste : l'un
limite la concurrence ; l'autre la déchaîne à l'infini. L'un soumet la
production à des types convenus et imposés : l'autre cherche constamment des
types nouveaux. Et
pourtant ces deux systèmes contradictoires ont, dans la France et
l'Angleterre du XVIIIe siècle, concouru à la vie économique. Il se
peut de même que nous entrions dans une période de transition où des
institutions à tendance collectiviste et communiste coexisteront, dans notre
société, avec les restes encore puissants de l'organisme capitaliste. En tous
cas, ces explications étaient nécessaires pour saisir la vie économique déjà
compliquée du XVIIIe siècle français. Les
affaires de la France avec le dehors et avec ses colonies avaient beaucoup
grandi depuis la mort de Louis XIV ; il y eut en particulier sous la Régence
et sous le cardinal Fleury une belle poussée. Lord Chesterfield écrit à son
fils en 1750 : « Les règlements du commerce et de l'industrie en France sont
excellents, comme il paraît malheureusement pour nous par le grand
accroissement de l'un et de l'autre dans ces trente dernières années. Car,
sans parler de leur commerce étendu dans les Indes occidentales et
orientales, ils nous ont enlevé presque tout le commerce du Levant et
maintenant ils fournissent tous les marchés étrangers avec leur sucre, à la
ruine presque complète de nos colonies de sucre, comme la Jamaïque et la
Barbade. » Si l'on
consulte les tableaux d'importation et d'exportation, dressés par Arnaut en
1792, on constate que notre commerce extérieur avec la plupart des pays du
monde a quadruplé depuis le Traité d'Utrecht en 1715. Chaptal nous a laissé
un tableau détaillé de nos importations et exportations en 1787 ; les
importations ont été cette année-là de 310 millions de livres sans compter
les produits des colonies, et l'exportation totale s'élève la même année à
524 millions de livres dont 311 millions en produits du sol et 213 millions
en produits d'industrie. Nous avions un commerce suivi avec l'Espagne, le
Portugal, le Piémont, Gênes, le Milanais, la Toscane, Rome, Venise, la
Russie, la Suède, le Danemark, l'Autriche, la Prusse, la Saxe, Hambourg, qui
pour ses 800 raffineries nous achetait près de 40 milliers de sucre brut par
année. Et depuis la guerre de l'indépendance américaine la France espérait
établir de sérieux échanges avec les Etats-Unis : Clavière avait écrit tout
un livre assez médiocre, du reste, sur le sujet ; mais les animosités
nationales ne prévalurent pas contre les habitudes économiques, et c'est avec
l'Angleterre que les Etats-Unis émancipés entretinrent le commerce le plus
étendu. Avec
nos seules colonies d'Amérique les échanges se sont élevés en 1789, à 296
millions. La métropole a exporté aux îles 78 millions de farine, viandes
salées, vins et étoffes. Et les colonies ont importé en France 218 millions
de sucre, café, cacao, bois des îles, indigo, cotons et cuirs. Mais, selon le
relevé fait par M. Léon Deschamps, d'après Goulard, la France, sur ces 218
millions de denrées, n'en a consommé que 71 millions. Le reste a été exporté,
après avoir été apprêté ; et ainsi les colonies alimentaient largement
l'industrie de la France et son commerce international. C'est
en France qu'étaient raffinés les sucres, dans les raffineries d'Orléans, de
Dieppe, de Bordeaux, de Bercy-Paris, de Nantes et de Marseille. Les cotons de
Cayenne, de Saint-Domingue et des autres Antilles étaient utilisées, avec
ceux de l'Inde et du Levant, par les filatures de toile, de coton et de
bonneteries qui s'étaient multipliées surtout en Normandie, et les cuirs
ouvrés en France venaient pour une large part de Saint-Domingue. On entrevoit
les intérêts extrêmement puissants et complexes que créait ce vaste mouvement
d'affaires. C'étaient
des familles françaises qui possédaient aux colonies les domaines et les
usines. Rien qu'à Saint-Domingue, où 27.000 blancs commandaient à 405.000
esclaves, il y avait 792 sucreries, 705 cotonneries, 2.810 caféteries, 3.097
indigoteries. Et très souvent, comme nous l'apprennent Malouet qui avait
administré la Guyane, et le marquis de Bouillé qui, pendant la guerre de
l'indépendance américaine, avait commandé la division navale des Antilles,
les planteurs, les petits manufacturiers et usiniers, n'avaient pu s'établir
qu'au moyen d'avances fournies par de riches capitalistes : ceux-là étaient en
réalité les propriétaires des colonies, et il s'était constitué rapidement,
an cours du XVIIIe siècle, une puissante aristocratie capitaliste coloniale.
Dès les premiers jours de la Révolution, dès le 20 août 1789, ces
capitalistes coloniaux fondent pour la défense de leurs intérêts, la «
Société correspondante des colons français » et cette Société, qui se
réunit à l'hôtel de Massiac, place de la Victoire, compte d'emblée 435
membres. Par les Lameth, qui possédaient de vastes domaines à Saint-Domingue
et par leur ami Barnave, elle exerça une grande influence sur la Constituante
elle-même. Tout ce
vaste système colonial reposait sur l'esclavage et sur la traite des nègres.
Dans la seule année 1788, 29.506 nègres ont été expédiés des côtes d'Afrique
à destination de Saint-Domingue ; on les troquait contre des denrées diverses
provenant de France, et ce triste négoce contribuait, il faut bien le dire, à
l'essor de la bourgeoisie marchande et de, la navigation : Tout le
mouvement d'affaires avait largement développé la navigation : et les grands
ports de France, Bordeaux, Marseille, Nantes avaient une merveilleuse
activité. A Bordeaux, l'abondante production viticole fournissait aux
navigateurs et constructeurs de navires une marchandise qui se prêtait à des
échanges universels. Mais le vin n'avait pa. suffi. Des distilleries
s'étaient fondées et les négociants bordelais exportaient l'eau-de-vie sur
presque tous les marchés du monde, mais surtout aux colonies. Depuis deux
siècles, bien d'autres industries avaient surgi. Le sucre brut de
Saint-Domingue était raffiné en partie à Bordeaux. Seize raffineries
installées dans les faubourgs, à Saint-Michel et à Sainte-Croix, sous la direction
d'industriels hardis comme Mayrac, Lambert, Ravesier, Jouance, consommaient
en moyenne par année, aux environs de 1740, cinquante cargaisons de sucre
brut, d'environ 200 tonneaux chacune. Elles brûlaient 3.600 tonnes de charbon
par an. Des faïenceries, des verreries avaient été fondées au XVIIIe siècle.
L'activité industrielle de Bordeaux avait un caractère cosmopolite comme son
commerce. Des
pavillons de toute nation se rencontraient dans le port et des hommes de
toute nation trafiquaient, produisaient dans la grande cité accueillante et
active. On eût dit qu'elle était le creuset où tous les hommes hardis
venaient essayer leur pensée. En
1711, un négociant de Dunkerque, Nicolas Tavern, vient tenter d'établir à
Bordeaux le commerce des eaux-de-vie de grains et d'en faire ainsi l'entrepôt
de la production du Nord. C'est
un Flamand, David d'Hyerquens, qui, en 1633, obtient des magistrats
municipaux bordelais l'autorisation de créer une raffinerie. C'est
un autre Flamand, Jean Vermeiren, qui, le 16 mai 1645, prête serment devant
les jurats comme raffineur de sucre. C'est
un Allemand, Balthazar Fonberg, gentilhomme verrier de Würtzbourg, qui, en.
1726, demande le privilège d'établir à Bordeaux, sous le titre de « Manufacture
Royale », une verrerie à vitres et à bouteilles. C'est
l'armateur Kater, d'Amsterdam, qui devient bourgeois bordelais, noble de
France et directeur du Commerce. C'est le banquier allemand de Bethmann qui
s'installe à Bordeaux en 1740 et qui y devient l'arbitre du crédit. Ce sont
encore les Allemands Schröder et Schyler qui fondent une des plus grandes
maisons de vins. C'est
aussi la brillante colonie irlandaise, le verrier Mitchell, les négociants
William Johnston, Thomas Barton, Denis Mac-Carthy, le courtier Abraham
Lauton, qui, surtout de 1730 à 1740, afflue à Bordeaux et peuple le riche
quartier des Chartrons. Tous
ces détails, que j'emprunte à la savante histoire de Bordeaux écrite par
Camille Jullian et publiée par la municipalité bordelaise, attestent la
variété et l'intensité de la vie de Bordeaux dans les deux derniers siècles
de la monarchie. Pour suffire à sa puissance croissante d'exportation, des
producteurs accouraient de Hollande, d'Allemagne, de Portugal, de Vénétie,
d'Irlande ; il en venait aussi des Cévennes, des régions manufacturières du
Languedoc, et il se formait ainsi une haute bourgeoisie de grande allure
ayant des ouvertures sur le monde entier. Ce
n'était pas la vie remuante et multicolore de Marseille, où tous les peuples
de la Méditerranée se mêlaient sur les quais : Levantins, Grecs, Syriens,
Corses, Egyptiens, Marocains. A Bordeaux, c'était surtout la bourgeoisie qui
était formée d'éléments cosmopolites, niais elle répandait sur la cité, tous
les jours embellie, un large éclat. C'est
surtout l'industrie des constructeurs de navires qui est florissante et qui
multiplie les richesses. Elle ne prend tout son essor que sous Louis XV et
dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Colbert avait bien essayé, dès
1670, d'exciter les négociants bordelais aux constructions navales, mais le
mouvement ne se dessina que très lentement. On lit
encore dans un mémoire de 1730 déposé aux archives de la Gironde : « On
construit peu à Bordeaux : la rareté du bois dans cette province et sa cherté
engagent les négociants à faire acheter des vaisseaux tout fabriqués dans les
ports de France, et surtout en Angleterre et en Hollande, où ils les ont à
meilleur marché que s'ils les font construire dans ce port. » Mais, à
partir de 1730, le commerce avec les colonies est si actif que Bordeaux se
met largement à construire et fait venir ses bois du Nord, de Liège, de
Dantzig, de Memel, de Suède. « En
1754, nous dit M. Jullian, il fut lancé 14 navires construits par Jean
Fénélon et Fénélon fils, Bernard Tauzin, Jacques Tauzin, Jacques et Pierre
Poitevin, J. Roy, Raymond Tranchard, Pierre Meynard, Ysard et Gélineau fils.
Le Colibri avait 70 tonneaux pour. Isaac Couturier ; presque tous les autres
navires étaient de 200 à 300 tonneaux, sauf un de 600 pour la Compagnie
royale d'Espagne. Les armateurs étaient : Philippe Neyrac, Tennet, Bertin,
Féger, Lafosse, Guilhou, Doumerc et Rozier, Jaury, Aquard fils, Houalle,
Ménoire. Le tonnage total s'élevait à 3.640 tonneaux. » Je cite
tous ces noms de constructeurs et armateurs, car c'est le véritable
dénombrement des forces bourgeoises qui feront la Révolution. Il faut que
l'on voie jusque dans le détail des noms la croissance de cette bourgeoisie
audacieuse et brillante, révolutionnaire et modérée, au nom de laquelle
parlera Vergniaud. En
1756, 16 navires sont construits par Meynard, Roy, Fénélon, Julien Bideau,
Picard, Yzard, Lestonna, Ricaut père, Poitevin, Barthélémy, Foucaut. Ils
représentent un total de 3.722 tonneaux et sont livrés aux armateurs Damis,
Lafon frères, Langoiran, Gouffreau, Simon Jauge, Decasse frères, Jacques
Boyer, Serres et Bizet, Peyronnet, Beylac, Roussens, Fatin, Charretier et
Freyche, Laval, et le mouvement se continue ainsi d'année en année, faisant
surgir de nouveaux noms d'armateurs et de constructeurs, de nouvelles
richesses, de nouvelles puissances et ambitions bourgeoises, et, à mesure que
nous approchons de la Révolution, le mouvement s'accélère. Dans
les quinze années de paix qui suivent le traité de 1763, l'activité
économique s'exalte malgré la perte de la Louisiane et du Canada, tristement
cédés aux Anglais. En 1763, il est lancé à Bordeaux 22 navires jaugeant
ensemble 5.250 tonneaux, et de nouveaux noms de constructeurs : Pierre
Bichon, P. Bouluquet, E. Detcheverry, apparaissent. Nouveaux noms aussi
d'armateurs : Foussat, Mathieu aîné, Draveman, Féger, Guilhou, Dubergier,
Borie, Tenet et Duffour. Quelle force et quelle sève, et comme on sent que
ces hardis bourgeois, qui suscitent et dirigent de grandes affaires dans le
monde entier, voudront bientôt conduire eux-mêmes les affaires générales du
pays ! Comme on sent qu'ils se lasseront bientôt de la tutelle insolente des
nobles oisifs, du parasitisme d'un clergé stérile, du gaspillage de la Cour
et de l'arbitraire des bureaux ! Mais comme on devine aussi que, s'ils sont
prêts à faire une Révolution bourgeoise, même démocratique et républicaine,
ils voudront une République où puisse s'épanouir le luxe de la vie comme le
luxe de la pensée ! Le long
des larges avenues ouvertes par les intendants royaux, ils bâtissent de
splendides demeures, et ils se figureront aussi la Révolution comme une large
et triomphale avenue où les ouvriers pourront passer librement et la tête
haute, niais où pourra passer aussi sans embarras et sans scandale l'élégant
équipage du riche bourgeois républicain. Ils répugnent d'avance au sombre
jacobinisme un peu étroit et vaguement spartiate des petits bourgeois et des
artisans de Paris. De 1763
à 1778 il est lancé 245 navires d'un tonnage total de 74.485 tonneaux, ce qui
représente une moyenne annuelle de 16 navires et de 4.900 tonneaux, et, parmi
les nouveaux constructeurs qui surgissent à cette époque, Jullian cite, en
1766, Guibert et Labitte ; en 1768, Joseph Latus ; en 1772, Gibert ; en 1773,
Antoine Courau ; en 1778, Thiac et Sage. C'est une poussée continue, un flot
qui monte, et, sous Louis XVI, c'est comme une haute vague. En
1778, la France, unie aux Etats-Unis, entreprend la guerre contre les Anglais
: les hostilités suspendent un instant le travail de construction, mais il ne
tarde pas à se relever et à atteindre un niveau inconnu :
Cette
grande activité faisait surgir à Bordeaux de colossales fortunes. Au XVIIe
siècle, sous Louis XIV, le commerce bordelais était en grande partie aux
mains de marchands étrangers, surtout de marchands flamands, qui, une fois
fortune faite, rentraient dans leur pays, et l'or de Bordeaux se perdait au
loin ; mais au XVIIIe siècle, c'est Bordeaux même qui est le centre de la
fortune comme il est le centre des affaires : l'or ne s'échappe plus. Les
grandes maisons de commerce prennent des proportions surprenantes, et on voit
des hommes comme Bonnafé l'Heureux, qui, arrivé simple commis en 1740,
possède, en 1791, une flotte de 30 navires et une fortune de 16 millions de
livres. Cette
bourgeoisie éblouissante ne se heurtait pas à un prolétariat hostile.
Nombreux étaient les ouvriers : ouvriers des constructions navales, des
verreries, des faïenceries, des distilleries, des raffineries, des
cordonneries, des clouteries, des tonnelleries. En 1789, on compte 500
ouvriers rien que dans les raffineries. Mais
c'était surtout dans les vastes combinaisons du négoce que les Bordelais
avaient trouvé leur fortune, et ils n'avaient pas eu besoin de soumettre les
ouvriers à une exploitation particulièrement dure. Sans doute n'élue, sans
que j'aie pu me procurer à cet effet des documents précis, la grande et
soudaine activité des chantiers dans la deuxième partie du XVIIIe siècle
avait-elle permis aux ouvriers d'élever leurs exigences et leurs salaires ;
ils étaient employés, d'ailleurs, à des travaux difficiles qui exigeaient des
connaissances techniques et une grande habileté. Partout les ouvriers des
faïenceries, des verreries, ont un salaire supérieur à celui des autres
corporations. Il est donc probable que la classe ouvrière bordelaise (si
toutefois ce mot de classe n'est pas ici très prématuré) voyait sans colère
et sans envie la magnifique croissance de la bourgeoisie marchande, qui
embellissait la cité. D'ailleurs,
malgré le caractère oligarchique de son corps municipal qui se recrutait
lui-même parmi les notables et principaux bourgeois, il ne semble pas que la
gestion des intérêts de Bordeaux ait été trop égoïste ou trop maladroite.
Pendant qu'à Lyon par exemple, la dette s'élevait à 32 millions, à Bordeaux,
au moment de la Révolution elle n'était que de 4 millions. Le budget
municipal qui était de 1.900.000 francs était alimenté, jusqu'à concurrence
de 900.000 francs par la ferme de l'octroi, et c'était une charge très lourde
pour la population ouvrière : mais aussi plus de six cent mille livres
étaient demandés aux trois sous par livre prélevés sur toute marchandise
entrant au port de Bordeaux ; et cet impôt ne pesait pas sur la population. Ainsi
entre la haute bourgeoisie bordelaise et le prolétariat, il n'y avait pas de
conflit aigu : et la bourgeoisie de Bordeaux aura toute sa liberté d'esprit
pour combattre l'ancien régime. Elle pourra frapper les prêtres, les nobles,
le roi, sans avoir à se préoccuper sérieusement, à Bordeaux même, d'un
mouvement prolétarien : Bordeaux restera fidèle aux Girondins jusqu'au 31
mai. A
Marseille, pendant le xvii' et le XVIIIe siècles, même progression des
affaires et de la richesse qu'à Bordeaux. Depuis que Louis XIV, en 1660, y
était entré par la brèche et que les consuls avaient dû remettre à Mazarin,
comme trophée de victoire, leurs chaperons rouges à liséré blanc, la ville
avait perdu ses franchises communales : et en fait, par l'intermédiaire d'un
petit groupe de nobles et de notables bourgeois, banquiers ou marchands, elle
était administrée par le roi. Mais, jusque dans cette centralisation d'ancien
régime, elle gardait comme une puissance continue de vibration et
d'agitation, une extraordinaire faculté d'enthousiasme et de colère.
Pourtant, pendant les deux derniers siècles de l'ancien régime, c'est surtout
dans les entreprises hardies du négoce, de la banque, de l'industrie, que
Marseille dépense sa merveilleuse fougue. Elle
est en rapport d'affaires avec tout ce monde méditerranéen et oriental,
traversé encore d'autant de corsaires que de marchands, et plus d'une fois
son négoce ressemble à une bataille. Une
sorte d'imprévu guerrier mêlé à l'imprévu des affaires tient en éveil et en
émoi les imaginations et les cœurs. Mais, au travers des accidents et des
aventures, se développe un mouvement d'échanges continu et croissant. Les
importations et exportations les plus considérables se faisaient à Smyrne, à
Constantinople, à Salonique, à Alexandrie d'Egypte, à Alep. Des citoyens de
Marseille comme Peyssonnel adressaient à leur ville les mémoires les plus
minutieux sur le commerce du Levant, sur Constantinople, la Syrie, la
Bulgarie, la Valachie. Entre Marseille et Tunis, Alger, le Maroc, les
rapports étaient incessants. Mais,
c'est surtout à partir de la paix d'Utrecht que Marseille, en un mouvement
rapide, s'empare du commerce du Levant, et l'arrache aux Anglais. Ce sont les
draps qui sont le fond des expéditions de Marseille dans le Levant, ou tout
au moins, c'est un des principaux articles. Or, dans le livre de Peyssonnel
sur quelques branches du commerce et de la navigation, je relève que les
pièces de drap envoyées dans le Levant s'élèvent de 10.700 en 1708 à 59.000
en 1750. La vente a quintuplé, refoulant les draps d'Angleterre, et on
comprend très bien qu'à cette date de 1750, lord Chesterfield, dans le
passage que nous avons déjà cité, signale à son fils les progrès économiques
de la France dans le Levant. C'est par Marseille qu'ils s'accomplissaient. Pour
pouvoir exporter de grandes quantités d'étoffe, les négociants de Marseille
avaient encouragé au début et même commandité les manufactures du Languedoc.
Ils avaient aidé notamment les héritiers du sieur Varenne, qui avait fondé
auprès de Carcassonne une des premières fabriques de drap. De la
Provence au Languedoc les communications étaient constantes ; et le lien des
intérêts était très étroit. Marseille tirait du Levant des laines
excellentes, et les laines converties en drap par les manufactures
languedociennes étaient réexpédiées dans le Levant. Cette vaste solidarité
des intérêts de la bourgeoisie et cet enchevêtrement des rapports économiques
expliquent, en bien des cas, l'ensemble et la soudaineté des mouvements de la
France dans la période révolutionnaire. Mais le
négoce de Marseille avait suscité dans son propre sein des industries
puissantes. Peu à peu, elle s'était mise à produire la plupart des objets que
produisaient les peuples avec qui elle commerçait : elle condensait pour
ainsi dire en sa propre vie toute la vie de la Méditerranée et de l'Orient.
Le député Meynier, dans son rapport au Comité de Commerce de la Constituante,
a très bien marqué cette vie universelle de Marseille qui était comme un
miroir ardent de l'activité du monde. « Les
habitants des quatre parties du inonde, dit-il, y viennent trafiquer ; le
pavillon de toutes les nations flotte dans son port et elle est le grenier de
toutes nos provinces méridionales et de toute la Méditerranée. Indépendamment
du commerce maritime, Marseille a des manufactures importantes. Elle a enlevé
à Gênes la fabrication du savon qui est un objet de 19 à 20 millions ; elle a
ôté à Livourne la mise en œuvre du corail ; les peaux qu'on y met en couleur
et les maroquins qu'on y fabrique sont supérieurs à ceux de Barbarie, elle
est parvenue à établir dans son sein des teintures et des manufactures de
bonnets et d'étoffes qui ne se fabriquaient que dans le Levant et elle a
vendu aux Orientaux eux-mêmes les produits d'une industrie dont elle a su les
dépouiller. Toutes les années elle met en mer 1.500 bâtiments. Sa navigation
est la base des classes de la Méditerranée ; elle occupe plus de 80.000
ouvriers et ses échanges s'élèvent annuellement à la somme de 300 millions. » Ce qui
caractérise bien la puissance de Marseille au XVIIIe siècle et l'étendue de
son génie, c'est qu'elle ne se laisse pas exclure, par les ports de l'Océan,
du commerce avec l'Amérique. Un règlement royal au commencement du siècle
avait voulu l'enfermer dans le commerce de la Méditerranée et du Levant ;
elle prouva sans peine qu'elle était devenue nécessaire à l'Amérique et par
des lettres-patentes de 1719 elle fut décidément autorisée à porter son
pavillon marchand dans l'Atlantique comme dans la Méditerranée. Depuis
lors elle ne cessa d'expédier aux colonies, en particulier à Saint-Domingue,
de riches cargaisons. Elle leur envoyait notamment les vins de Provence qui y
firent une sérieuse concurrence aux vins du Bordelais, surtout lorsque, en
1780, Bergaste, négociant suisse établi à Marseille, eut inauguré l'usage des
grands chais où les vins recevaient diverses préparations qui leur
permettaient les longs voyages. En ouvrant ainsi des débouchés lointains aux
vins de la région, Marseille commandait la Provence comme par le vaste
commerce des draps elle commandait le Languedoc. Sa puissance économique qui
portait sur Constantinople et sur Saint-Domingue était aussi équilibrée
qu'étendue. Sur les 300 millions d'échanges dont parlé dans son rapport le
député Meynier, 150 millions représentent le mouvement des importations et
des exportations : 150 millions représentent la production industrielle de
Marseille même. Cette activité diverse et ample suscitait une bourgeoisie
riche et fière. Dans le
commerce, les Remuzat, les Bruny, les Maurelet, les Navel, les Cathelin, les
Fabrou, les Magy, les Latil, les Guiliermy, les Luc Martin, les Chavignot,
les Gravier, les David, les Borrély, dans l'industrie et notamment dans la
raffinerie, Bègue, veuve Bon et fils, Bressan et fils, Comte, Féraud,
Fremenditi, Garric père et fils, Giraud ; Jouve et Sibon, Michel, Pons et
C", Reinier, Rougier, Sangry, bien d'autres encore bâtissaient de hautes
fortunes et Ouvraient à leur classe le chemin du pouvoir. L'armateur Georges
Roux atteignait à une puissance quasi royale. Pour se venger de prises faites
par les Anglais, il armait une flotte contre la flotte anglaise. C'est lui
qui vers le milieu du XVIIIe siècle avait donné à notre colonie dé la
Martinique un magnifique essor : il y avait envoyé des milliers d'hommes et
de femmes ; il y avait accumulé des espèces espagnoles pour fournir à la
colonie l'instrument monétaire dont elle avait besoin. Et, lui-même, pour
exporter ses propres 'produits, il avait créé au village de Brue, en
Provence, un puissant ensemble de manufactures. C'était une individualité
aussi haute que celle de Jacques Cœur, mais, tandis que Jacques Cœur était
encore isolé, les hommes comme Bonnafé, comme Georges Roux s'appuyaient sur
toute une grande classe bourgeoise. Bien mieux, au XVIIIe siècle, à la veille
de la Révolution, ils s'appuyaient sur les ouvriers eux-mêmes : ce que nous
appelons la question ouvrière n'était pas née. Il n'y avait pas plus
d'agitation prolétarienne à Marseille qu'à Bordeaux. Certes, en 1789, dans
les 38 fabriques de savon où brûlaient 170 chaudières et où travaillaient
mille ouvriers ; dans les 40 fabriques de chapeaux, dans les 12 raffineries
de sucre, dans les 10 fabriques de faïence, dans les 12 fabriques d'indiennes
peintes, dans les 20 fabriques de bas de soie, dans les 12 fabriques à
voiles, dans les manufactures d'étoffes d'or et d'argent, de tapisseries,
dans les 20 fabriques de liqueurs ; les 10 fabriques d'amidon ; dans les 8
verreries, dans les 10 tanneries, dans les fabriques de maroquins,
d'eaux-de-vie, de chandelles, de corail ouvré, de gants, de bougies, de
bonnets de laine, de vitriol, de soufre en canons, dans toutes les
manufactures et ateliers si variés, les ouvriers de Marseille aspiraient à
l'indépendance et au bien-être. Quand la crise révolutionnaire, exaspérée par
le péril et par la guerre, aboutira à des mesures extrêmes et que la
bourgeoisie prendra peur, les ouvriers marseillais lui arracheront la
direction du mouvement. Mais, à la veille de la Révolution, et jusqu'à la fin
de 1792, ce n'est pas contre la bourgeoisie, même la plus riche, que les
ouvriers marseillais sont animés ; c'est contre l'arbitraire des ministres ;
c'est contre l'insolence des nobles de Provence et le despotisme des prêtres
; c'est aussi contre cette aristocratie municipale, composée-de nobles ou de
bourgeois anoblis, qui gaspille les ressources de la commune et charge le
peuple (le lourds impôts sur la farine, sur la viande et sur le vin. Et comme
la classe bourgeoise réclame la liberté politique, l'humiliation des
privilégiés, et une gestion mieux contrôlée des ressources publiques,
l'ardeur révolutionnaire des ouvriers marseillais se confond avec l'ambition
révolutionnaire de la bourgeoisie marseillaise. Au fond, malgré la
prodigieuse distance qui sépare les hauts bourgeois vingt fois millionnaires
de l'ouvrier du port ou de la harengère, le Tiers Etat n'est pas encore coupé
en deux. Ouvriers et bourgeois sont deux éléments encore solidaires du monde
nouveau en lutte contre le régime ancien. La
vaste cuve bouillonnante ne rejette que les éléments d'ancien régime : toutes
les forces populaires et bourgeoises sont animées d'une même fermentation.
Quel mouvement irrésistible dans une ville comme Marseille, quand le pauvre
ouvrier des savonneries et l'armateur prodigieusement riche qui s'était fait
construire par Puget un splendide hôtel, avait les mêmes affections et les
mêmes haines ! Quand
l'officier municipal Lieutaud, dans les premiers mois de la Révolution, fut
nommé chef de la garde nationale, il était, nous dit l'historien Fabre, «
l'idole des riches et du peuple ». Et par ce seul rapprochement de mots, dont
il ne semble pas avoir senti toute la force, l'historien marseillais éclaire
jusqu'au fond la Révolution bourgeoise. C'est la bourgeoisie, assistée de la
force et de l'enthousiasme populaire, qui marche à la conquête du pouvoir. On
vit bien, à Marseille et en Provence, cette unanimité ardente du Tiers Etat,
bourgeois et ouvriers, riches et pauvres, dans les jours orageux et radieux
qui précédèrent la Révolution, quand Mirabeau, aux Etats de Provence entra en
lutte contre la noblesse qui l'excluait. Les bouquetières embrassaient le
tribun et les banquiers l'acclamaient. Lui-même, quand, dans son discours
magnifique aux Etats de Provence, il opposait à la stérilité privilégiée des
nobles la force et le droit des producteurs, il entendait par ce mot aussi
bien les grands chefs de négoce et d'industrie que les simples salariés. C'est
dans ce discours que Mirabeau a donné la plus puissante et la plus
éblouissante formule de ce que nous appelons aujourd'hui la grève générale. « Prenez
garde, disait-il aux privilégiés, à tous les gentilshommes et hobereaux qui
voulaient tenir en tutelle la classe productive. Prenez garde : ne
dédaignez pas ce peuple qui produit tout, ce peuple qui pour être formidable
n'aurait qu'à être immobile. » Oui, c'est bien la grève générale, mais
non pas seulement des salariés, non pas seulement des prolétaires : c'est la
grève générale des bourgeois comme des ouvriers ; c'est l'arrêt de la
production bourgeoise non par le refus de travail des ouvriers, mais par la
décision révolutionnaire de la bourgeoisie elle-même. Voilà la formidable
menace de Mirabeau : c'est l'unité du monde du travail qu'il oppose à la
minorité improductive, mais comme on sent bien, en même temps, dans cette
rapide parole, que c'est la croissance économique de la bourgeoisie qui
prépare la Révolution ! C'est la force de production du Tiers Etat que
Mirabeau invoque comme le grand titre révolutionnaire. Quand
il fut élu, un cortège splendide de trois cents voitures l'accompagna de
Marseille à Aix, et ces riches voitures de la haute bourgeoisie marseillaise
étaient drapées de guirlandes de fleurs que le peuple avait tressées. Le
peuple ouvrier de Marseille, en son généreux instinct révolutionnaire, ne se
trompait pas. Certes, nul alors ne pouvait prévoir l'avenir pourtant
prochain. Nul ne prévoyait l'irréductible antagonisme du prolétariat et du
capital dans la société bourgeoise triomphante. Mais il fallait que la
société bourgeoise se substituât à l'ordre monarchique et féodal pour que le
prolétariat pût grandir à son tour. Pauvres ouvriers enthousiastes de 1789.
bien des déceptions vous attendent, et bien des souffrances : mais malgré
tout, et en fin de compte, ce n'est pas vous qui êtes les dupes. Femmes de
Marseille, ne regrettez pas les fleurs dont vous orniez, en l'honneur de
Mirabeau, les splendides équipages bourgeois, car ces équipages, un moment,
ont porté la Révolution. Et,
heureusement pour la Révolution, elle n'a pas arrêté, pendant les premières
années, la force de production et d'échange. S'il y avait eu une crise
commerciale et industrielle immédiate, si le chômage et la ruine s'étaient
produits avant que l'œuvre révolutionnaire fût fondée, peut-être la
contre-Révolution, exploitant l'universelle souffrance, aurait-elle ressaisi
le pays. Mais, tout au contraire, l'essor économique, dont la Révolution est
née, s'est continué pendant les trois premières années de la Révolution, les
années décisives. A Marseille notamment, il y a eu encore progrès et les
tableaux de douane publiés par Julliany montrent qu'en 1792 les échanges
atteignaient un chiffre supérieur à celui des années précédentes. Marseille
continuait à se répandre sur le monde, tout en travaillant à l'œuvre
révolutionnaire, et cette double action de la grande cité est symbolisée
d'une manière charmante par le capitaine marchand de la Ciotat qui, allant
faire le commerce des pelleteries sur la côte nord-ouest de l'Amérique,
découvrit, au mois de juin 1791, au nord-ouest des Marquises de Mendore, un
archipel qu'il nomma îles de la Révolution. Nous
voici maintenant au cœur de l'Ouest. A Nantes comme à Bordeaux et à Marseille
la bourgeoisie marchande et industrielle a atteint au XVIIIe siècle un si
haut degré de puissance économique qu'elle est prête pour le gouvernement
politique. Le docteur Guépin, dans sa belle histoire de Nantes, animée d'une
pensée si républicaine et presque socialiste, a tracé un rapide et vivant
tableau de l'activité de Nantes au commencement du XVIIIe siècle. « Le
principal commerce se faisait avec les îles de l'Amérique où l'on expédiait
annuellement 50 navires de 80 à 300 tonneaux, savoir : 25 à 30 à la
Martinique, 8 ou 10 à la Guadeloupe, 1 ou 2 à Cayenne, 1 ou 2 à la Tortue, 8
ou 16 à Saint-Domingue. Les cargaisons pour le voyage étaient du bœuf salé
d'Irlande en tonneaux de 200 livres, des toiles pour le ménage, pour
emballage et pour l'habillement des nègres, des moulins à sucre, des
chaudières, etc. Quelques navires passaient à Madère où ils prenaient des
vins : d'autres partaient avec un chargement de sel pour aller au Cap-Vert à
la pèche des tortues, qu'ils revendaient dans les colonies pour la nourriture
des nègres. Les retours se faisaient en denrées coloniales dont une grande
partie était reprise à Nantes par des navires hollandais pour le nord de
l'Europe, excepté les sucres bruts qu'il était défendu d'exporter. « Le
commerce de Terre-Neuve et du Grand Banc occupait 30 navires faisant chacun
deux voyages, ils partaient avec du sel et leurs provisions. Quelques retours
se faisaient par l'Espagne et le Portugal qui les débarrassaient d'une partie
de leurs cargaisons pour prendre les denrées du pays. Outre les navires
nantais, 60 bâtiments de la Rochelle et d'Oléron apportaient dans notre port
le produit de leur pèche : toute cette morue remontait la Loire pour se
débiter à Paris, dans le Lyonnais et dans l'Auvergne. » De
bonne heure la bourgeoisie commerciale de Nantes était arrivée à une sorte
d'organisation de classe. Dès 1648, elle avait bâti une Bourse du Commerce.
Dès 1670, elle s'était donné sous le nom de Chambre de Direction une Chambre
de Commerce composée de six membres dont cinq choisis parmi les commerçants
de Nantes et un résidant à Paris. Dès 1646, les bourgeois nantais avaient
fondé une vaste Société de. Commerce et de Navigation, avec un nombre
d'actionnaires illimité, et en 1672 ils prenaient de nombreuses actions dans
la Compagnie des Indes, créée par Colbert. Sous la Régence, ils
s'intéressèrent aux opérations de Law et ils surent s'y conduire avec
adresse, puisque, dès le lendemain de la chute du système, ils appliquent à
la reconstruction et à l'embellissement de Nantes les vastes capitaux
disponibles. Enfin, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, il se produit à
Nantes et dans toute la Bretagne une belle poussée d'activité commerciale et
industrielle. C'est en 1758 que M. Louis Langevin établit à Nantes la
première manufacture d'indiennes ; la fabrication de l'eau-de-vie et de la
bière, commencée au xvii' siècle, se développe ; l'odieux trafic des nègres
donne à la bourgeoisie nantaise fière et active, niais rude et âpre, des
bénéfices croissants. Une
Société s'était constituée pour approvisionner de nègres nos colonies ; elle
n'eut pas les fonds suffisants et les commerçants nantais se substituèrent à
elle et firent le trafic en son nom en lui payant 15 à 20 pour 100 de
dédommagement. Tant ce commerce détestable était lucratif ! Quelle triste
ironie dans l'histoire humaine ! Les fortunes créées à Bordeaux, à Nantes par
le commerce des esclaves ont donné à la bourgeoisie cet orgueil qui a besoin
de la liberté et contribué à l'émancipation générale. En 1666, il fut expédié
à la côte de Guinée 108 navires pouvant prendre à bord 37.430 esclaves au
prix de 1.000 livres et même au-delà, ce qui représentait, en marchandise
humaine, une valeur de plus de 37 millions. L'industrie
s'anime : la fabrique de M. Langevin, à peine créée depuis sept ans, produit
5.000 pièces ; la fabrique de cordages de MM. Brée et Bodichon s'étend, elle
comprenait deux corderies, dix-sept magasins et occupait 1.200 ouvriers et
ouvrières. Les négociants armateurs, au début du règne de Louis XVI, étaient
au nombre de deux cents, puissante cohorte qui a de continuels conflits
d'amour-propre et d'autorité avec l'arrogante noblesse bretonne. Ces
négociants créditaient ou commanditaient les colons de Saint-Domingue. Aux
approches de la Révolution ils étaient à découvert, pour l'ensemble des
Antilles, de 50 millions et on devine avec quelle âpreté la bourgeoisie
nantaise défendra le régime colonial fondé sur l'esclavage pour sauver les
colons débiteurs d'un désastre qui eût entraîné sa propre ruine. Je note dans
une des premières séances du club des Jacobins une députation des armateurs
nantais venant protester contre tolite réforme du système colonial. Mais cet
égoïsme esclavagiste n'empêchait nullement la bourgeoisie nantaise,
consciente de sa force croissante, de réclamer en France des garanties de
liberté de s'insurger, avec l'orgueil de la fortune et la fierté du grand
esprit d'entreprise, contre les privilèges des hobereaux bretons. De nombreux
ouvriers étaient groupés autour d'elle, prêts à entrer, sous sa direction,
dans la lutte révolutionnaire contre l'insolence nobiliaire et l'arbitraire
royal. Les
clouteries occupaient 400 ouvriers ; 2.400 métiers à toile battaient dans la
région, dont 500 à Nantes même. La fabrication du coton dans ce pays et les
premiers métiers mécaniques commençaient à apparaître. Dans les fabriques de
toiles peintes travaillaient 4.500 ouvriers. Tout ce prolétariat était
entraîné dans le mouvement économique et politique de la bourgeoisie, et
commue emporté dans son sillage. Comme les bourgeois du Dauphiné, ce sont les
bourgeois de Nantes et de Bretagne qui, avant même la convocation des Etats
généraux et l'ouverture officielle de la Révolution, engagent les hostilités
contre l'ancien régime et ils paient bravement de leurs personnes. Le 1er
novembre 1788, il était procédé à Nantes à l'élection des députés du Tiers
Etat qui devaient se rendre à Rennes aux Etats de Bretagne. C'est le bureau
municipal qui était chargé de l'élection. La bourgeoisie nantaise voulut
affirmer son droit. Elle ne voulait plus que les Etats de Bretagne fussent
une parade aristocratique où le Tiers Etat ne figurait que pour voter des
subsides. Elle
demanda au bureau municipal : 1° que le Tiers Etat ait un député, avec voix
délibérative par dix mille habitants ; que ce député ne puisse être ni noble,
ni anobli, ni délégué, sénéchal, procureur fiscal ou fermier du seigneur ; 2°
que l'élection de ces députés soit à deux degrés ; 3° que les députés du
Tiers Etat soient égaux en nombre à ceux des deux autres ordres, dans toutes
les délibérations et que les voix soient comptées par tête ; 4° que les
corvées personnelles soient abolies et l'impôt également réparti sur toutes
les possessions. Mais le bureau municipal résistait, plusieurs notables
étaient opposés au mouvement. Pour tout emporter, la bourgeoisie nantaise
avait fait appel au peuple ; les ouvriers, sortis des manufactures et des
ateliers, enveloppèrent la salle où le bureau municipal délibérait, et des
milliers de prolétaires, réunis pour faire peur aux récalcitrants, décidèrent
la première victoire révolutionnaire. Une
délégation fut envoyée auprès du roi pour obtenir de lui qu'il imposât aux
Etats de Bretagne ce règlement nouveau. Le roi renvoya la question aux Etats
de Bretagne eux-mêmes, mais promit d'intervenir si les ordres privilégiés
résistaient. La noblesse et le clergé ayant refusé leur assentiment aux
demandes du Tiers, le roi ajourna les Etats. Mais les nobles bretons
prétendirent siéger tout comme s'ils étaient toute la souveraineté, et le
conflit entre la noblesse et la bourgeoisie de Rennes s'exaspéra. Rennes
était le centre d'études de la Bretagne, c'est là que les fils de la
bourgeoisie venaient se préparer à la médecine et au barreau, et ils
supportaient avec une impatience grandissante les dédains et les privilèges
des nobles. Des rixes éclatèrent dans les rues : deux étudiants furent tués.
Aussitôt un député de Rennes accourt à Nantes ; les bourgeois nantais se
réunissent à la Bourse du Commerce, qui était alors tout naturellement un
foyer de Révolution bourgeoise comme demain peut-être les Bourses du Travail
seront un foyer de Révolution ouvrière et c'est devant une Assemblée très
nombreuse que le délégué de Rennes fit appel au concours de Nantes. Ce
délégué se faisait appeler : Omnes omnibus (Tous pour
tous). Était-ce un
ressouvenir du jeune graveur breton François Omnès qui, pour des actes
héroïques de sauvetage accomplis à Paris, avait reçu une médaille sur
laquelle la devise : Omnes Omnibus était gravée ? Était-ce prudence et
voulait-il surtout dérober au pouvoir son vrai nom ? Cédait-il à une sorte de
besoin mystique ? Les Révolutions naissantes, même quand elles doivent
aboutir au triomphe d'une classe se réclament de l'intérêt universel et de
l'universelle solidarité. Le jeune orateur inconnu termina sa harangue,
applaudie avec enthousiasme, par un véhément appel : « Citoyens, la patrie
est en danger, marchons pour la défendre ! » Aussitôt une
protestation est rédigée où éclate déjà toute la flamme de la Révolution : «
Frémissant d'horreur à la nouvelle de l'assassinat commis à Rennes, à
l'instigation de plusieurs membres de la noblesse ; convoqués par le cri
général de la vengeance et de l'indignation ; reconnaissant que les
dispositions pour affranchir l'ordre du Tiers de l'esclavage où il gémit
depuis tant de siècles, ne trouvent d'obstacles que dans cet ordre dont
l'égoïsme forcené ne voit dans la misère et les larmes des malheureux qu'un
tribut odieux qu'ils voudraient étendre jusque sur les races futures ; « D'après
le sentiment de nos propres forces et voulant rompre le dernier anneau qui
nous lie, jugeant d'après la barbarie des moyens qu'emploient nos ennemis
pour éterniser notre oppression, que nous avons tout à craindre de
l'aristocratie qu'ils voudraient ériger en principes constitutionnels, nous
nous en affranchissons dès ce jour. « L'insurrection
de la liberté et de l'égalité intéressant tout vrai citoyen du Tiers, tous
doivent la favoriser par une inébranlable et indivisible adhésion ; mais
principalement les jeunes gens, classe heureuse à qui le ciel accorda de
naître assez tard pour pouvoir espérer de jouir des fruits de la philosophie
du XVIIIe siècle. «
Jurons tous, au nom de l'humanité et de la liberté, d'élever un rempart
contre nos ennemis, d'opposer à leur rage sanguinaire le calme et la
persévérance des paisibles vertus ; élevons un tombeau aux deux martyrs de la
liberté, et pleurons sur leurs cendres jusqu'à ce qu'elles soient apaisées
par le sang de leurs bourreaux. « Avons
arrêté, nous, soussignés, jeunes gens de toutes les professions, de partir en
nombre suffisant pour en imposer aux vils exécuteurs des aristocrates ;
regarderons comme infâmes et déshonorés à jamais ceux qui auraient la
bassesse de postuler ou même d'accepter les places des absents. « Protestons
d'avance contre tous arrêts qui pourraient nous déclarer séditieux, lorsque
nous n'avons que des intentions pures et inaltérables. Jurons tous, au nom de
l'honneur et de la patrie, qu'au cas qu'un tribunal injuste parvînt à
s'emparer de quelques-uns de nous et qu'il osât un de ces actes que la
politique appelle de rigueur, qui ne sont en effet que des actes de
despotisme, sans observer les formes et les délais prescrits par les lois,
jurons de faire ce que la nature, le courage et le désespoir inspirent pour
sa propre conservation. » Belle
et généreuse exaltation ! Noble appel de la jeunesse à la philosophie du XVIIIe
siècle. On devine les passions et les rêves qui fermentaient au cœur de la
jeunesse bourgeoise dans les années qui précédèrent la Révolution ; plus
concentrés et plus violents peut-être en Bretagne qu'en toute autre province.
Pour que la puissance économique d'une classe montante devienne enfin puissance
politique, il faut qu'elle se traduise -en pensée, qu'elle aboutisse à une
conception générale du monde, de la société et de la vie : L'ambition
bourgeoise des commerçants et industriels nantais prenait, dans les écoles de
Rennes, une forme plus haute, un accent révolutionnaire et humain. Mais, sans
la croissance, sans la maturité économique de la bourgeoisie de Nantes, les
juvéniles ardeurs des étudiants de Rennes se seraient vite dissipées en
fumeuses paroles. C'est parce qu'elle était devenue, à Nantes, une grande
force de production de négoce et de propriété, que la bourgeoisie bretonne
pouvait être à Rennes une grande force d'enthousiasme et de pensée. Nantes
était le laboratoire de richesse et de puissance d'où les jeunes étudiants
exaltés des écoles de Rennes tiraient la substance même de leurs rêves. Au
reste, dans le discours du jeune délégué de la jeunesse rennaise et dans la
décision finale qu'il propose, il y a une parole profonde : « D'après le
sentiment de nos propres forces. » C'est' bien, en effet, ce sentiment de la
force économique accrue qui donne à la bourgeoisie son élan révolutionnaire.
En trois de nos grands ports, à Nantes, Marseille et Bordeaux, nous avons vu
grandir la puissance de la bourgeoisie marchande. Dans tout le pays
grandissait en même temps la puissance de la bourgeoisie industrielle et
partout cette croissance était telle que la bourgeoisie était condamnée à
entrer en lutte avec les vieux pouvoirs sociaux. Il
m'est impossible, si important que soit cet objet, d'entrer dans le détail du
mouvement industriel de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Mais ici encore
il faut réagir contre un préjugé qui défigure l'histoire. A lire la plupart
des écrivains, il semble qu'avant la Révolution l'industrie était si
étroitement ligotée par le régime corporatif, que tout mouvement un peu vif
lui était interdit. Or, de même que le commerce de gros était affranchi des
entraves corporatives, de même que, par des combinaisons multiples et en
particulier par les sociétés en commandite et les sociétés par actions, le
commerce avait desserré ses liens, de même l'industrie avait, avant la
Révolution et avant même l'édit de Turgot, brisé ou assoupli en bien des
points le régime corporatif. Non seulement il y avait à Paris des quartiers
où l'industrie était entièrement libre non seulement dans toute la France les
industries échappaient, faute d'une surveillance suffisante, à la rigueur des
règlements ; non seulement, par exemple, Roland de la Platière constate que
les fabricants de bas de Nîmes fabriquaient en grand des produits plus
grossiers que les règlements ne le permettaient et se procuraient ainsi, par
le bon marché, une clientèle considérable, niais l'administration royale en
autorisant la création de grandes manufactures, en leur assurant, pour une
certaine période, un privilège de fabrication, les mettait en dehors de la
tutelle corporative et suscitait ainsi l'essor du capitalisme industriel. Je
sais bien que les privilèges mêmes, les monopoles de fabrication assurés dans
telle ou telle région, à tel ou tel manufacturier étaient une gêne et une
atteinte à ta liberté du travail, mais il ne faut pas en exagérer les effets
pratiques. En fait ces privilèges, ces monopoles étaient circonscrits le plus
souvent dans l'espace comme dans la durée. On pourrait prouver par des
exemples sans nombre qu'il était très rare que ce privilège durât plus de
vingt ans et s'étendît à toute une province. A une distance assez faible, les
concurrents pouvaient s'établir, avec une autorisation royale, et en tout
cas, l'industrie devenait libre et ouverte à tous au bout d'un temps assez
court. Dans ces conditions, les privilèges royaux ne pouvaient mettre
obstacle à la multiplication des manufactures et à la croissance de la
bourgeoisie industrielle. En
fait, il suffit de lire le tableau tracé par Roland de la Platière, dans l'Encyclopédie
Panckouke, de l'activité de quelques grandes industries, il suffit aussi
de relever les indications contenues à cet égard dans les Cahiers des Etats
généraux pour constater que la production industrielle était tous les jours
plus intense. Il me semble qu'on pourrait très exactement et sans esprit de
système, caractériser ainsi l'état de l'industrie française à la veille de la
Révolution. Elle était assez développée pour donner à la bourgeoisie une
force décisive. Elle n'était encore ni assez puissante, ni assez concentrée
pour grouper en quelques foyers un vaste prolétariat aggloméré et pour lui
donner une conscience de classe énergique et distincte. L'industrie française
était assez active pour donner à la bourgeoisie dirigeante et entreprenante
une force et une conscience révolutionnaires. Elle ne l'était pas assez pour
communiquer au prolétariat une vertu révolutionnaire distincte du mouvement
bourgeois. H n'y
avait presque pas de province qui fût dépourvue d'industrie. Dans le
Languedoc, dans les vallées des Cévennes, se multipliaient, de Lodève à
Castres, les manufactures de draps. Dans la Normandie, les fabriques
d'étoffes, lainages et cotonnades ; dans la Picardie, dans la Champagne, les
bonneteries et les fabriques de draps ; tout le long de la vallée de la Loire
et dans la moyenne vallée du Rhône, à Tours, à Roanne, à Lyon, les fabriques
de soieries ; dans les Ardennes, dans la Somme, les métallurgies, les
fonderies, ces terribles usines d'où Babeuf désespéré appellera « l'armée
infernale » ; dans l'Est, en Alsace-Lorraine, le travail des métaux ; dans
l'Artois, les mines de charbon qui commencent, à Anzin surtout, à devenir de
grandes entreprises. Il y
avait déjà de grandes manufactures qui annonçaient la grande concentration
industrielle de notre siècle ; les inventions mécaniques se multipliaient et
de puissants capitaux commençaient à être engagés dans l'outillage. Voici
comment Mirabeau, dans le dernier discours important prononcé par lui à la
tribune de l'Assemblée, le 21 mars 1791, parlait des dépenses des entreprises
minières : « Un exemple fera mieux connaître les dépenses énormes
qu'exige la recherche des mines. Je citerai la Compagnie d'Anzin, près de
Valenciennes. Elle obtint une concession, non pour exploiter une mine, mais
pour la découvrir, lorsqu'aucun indice ne l'annonçait. Ce fut après
vingt-deux ans de travaux qu'elle toucha la mine. Le premier filon était à
trois cents pieds et n'était susceptible d'aucun produit. Pour y arriver, il
avait fallu franchir un torrent intérieur qui couvrait tout l'espace dans
l'étendue de plusieurs lieues. On touchait la mine avec une sonde et il
fallait, non pas épuiser cette masse d'eau, ce qui était impossible, mais la
traverser. Une machine immense fut construite, c'était un puits doublé de
bois ; on s'en servit pour contenir les eaux et traverser l'étang. Ce boisage
fut prolongé jusqu'à neuf cents pieds de profondeur. Il fallut bientôt
d'autres puits du même genre et une foule d'autres machines. Chaque puits en
bois, dans les mines d'Anzin, de quatre cent soixante toises à plomb (car la
mine a douze cents pieds de' profondeur) coûte 400.000 livres. Il y en a
vingt-cinq à Anzin et douze aux mines de Fresnes et de Vieux-Condé. Cet objet
seul a coûté 15 millions. Il y a douze pompes à feu de 100.000 livres
chacune. Les galeries et les autres machines ont coûté 8 millions ; on y
emploie six cents chevaux, on y occupe quatre mille ouvriers. Les dépenses en
indemnités accordées selon les règles que l'on suivait alors, en impositions
et en pensions aux ouvriers malades, aux veuves, aux enfants des ouvriers
vont à plus de 100.000 livres chaque année. » Et Mirabeau constate que, grâce
à ce puissant outillage, la mine d'Anzin fait une concurrence victorieuse aux
mines de Mons. « On sait, dit-il, avec quelle jalousie les mineurs de Mons
ont toujours vu l'exploitation de cette mine. Ils fournissaient, avant
qu'elle fût découverte, jusqu'à trois millions de mesures de charbon à 5
livres dix sous la mesure, du poids de 250 livres, et la Compagnie d'Anzin
qui donne aujourd'hui le même poids à 25 sous, fournit à la consommation de
cinq provinces. » Voilà évidemment un premier type de la grande industrie
capitaliste ; même à Sedan, à Abbeville, il y avait de vastes manufactures.
La manufacture de Van Robais, à Abbeville, occupait plus de douze cents
ouvriers et ouvrières soumis à un véritable encasernement industriel.
Ouvriers et ouvrières étaient logés dans la fabrique : les quatre portes
monumentales en étaient gardées par des concierges à la livrée du roi,
l'eau-de-vie en était rigoureusement écartée et une sévère discipline
maintenait dans une obéissance muette tous ces prolétaires. Parfois, le corps
de ville d'Abbeville prenait leur défense, et rappelait notamment au grand
patron que les amendes infligées par lui ne devaient pas tomber dans la
Caisse patronale, mais aller à la Caisse de secours des ouvriers. Dans
l'Est, l'industrie métallurgique grandissait si vite et les « usines à feu »,
comme on disait, consommaient une si grande quantité de bois que la région
s'alarmait et demandait une limitation de l'industrie. Ce sont surtout les
deux ordres privilégiés, préoccupés de maintenir la valeur prédominante du
domaine foncier contre l'envahissement de la puissance industrielle, qui
signalent le péril couru par les forêts. Le clergé de Sarreguemines, dans ses
Cahiers, dit « que la cherté excessive du bois vient des usines à feu qui
sont trop multipliées : il convient de prescrire la mesure de la consommation
du bois qui peut être tolérée ». La noblesse du même bailliage demande
aussi « la réduction des usines à feu pour être remises à leur état primitif,
d'après la première concession, vu l'augmentation du prix du bois qui devient
très rare ». Les Cahiers de Bouzonville, en Lorraine, disent encore : « Le
pays est couvert d'usines, forges, verreries, qui non seulement consomment
énormément, mais encore administrent si mal les cantons de forêts qui leur
sont attribués, qu'ils sont convertis en friche. Aussi la cherté du bois
augmente au point que si sa Majesté ne défend pas l'exportation des bois de
chauffage au moins et n'ordonne pas la réduction des usines, l'habitant des
campagnes sera sous peu réduit à l'impossibilité physique de pourvoir à son
chauffage ainsi qu'à la cuisson tant de ses aliments que de ceux de ses
bestiaux. » Ces
doléances sont très intéressantes. Elles nous montrent déjà aux prises
l'intérêt agrarien et l'intérêt industriel ou capitaliste. Elles nous
permettent de prévoir le prochain développement des mines de charbon appelées
à suppléer l'insuffisance des forêts dont la puissance de végétation est
dépassée par la puissance de consommation de l'industrie moderne. Et enfin
elles attestent, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et dans la période
même qui précède la Révolution, une croissance de l'industrie si brusque
qu'elle aboutit au déboisement de régions entières dévorées par les usines à
feu. C'est comme une magnifique flambée de puissance bourgeoise qui, à
travers la vieille forêt féodale, éclaire et projette au loin ses reflets de
pourpre. Fournaise de richesse et de travail : fournaise aussi de Révolution. Il y
avait un progrès incessant du mécanisme de la technique industrielle. Dès le
milieu du siècle les théoriciens comme les praticiens de l'industrie lui
attribuaient pour but de substituer le plus possible la machine à la
main-d'œuvre. Dans son grand ouvrage, Savary des Brillons écrit : «
L'économie du travail des hommes consiste à le suppléer par celui des
machines et des animaux : c'est multiplier la population, bien loin de la
diminuer. » Et il ajoute avec ce grand souci de conquérir le marché extérieur
qui animait la vaillante et confiante bourgeoisie du XVIIIe siècle : « Si le
commerce extérieur, c'est-à-dire la navigation, les colonies et les besoins\
des autres peuples peuvent occuper encore plus de citoyens qu'il ne s'en
trouve, il est nécessaire d'économiser leur travail pour remplir de soi-même
tous ces objets. » Bel
optimisme ! Ni Savary des Brulons, ni ses contemporains, ne paraissent
entrevoir les crises terribles de chômage que dans la société capitaliste
plus développée déchaînera souvent le machinisme. Il n'avait pas encore assez
de puissance pour être aussi redoutable parfois que bienfaisant. La
population dressée au travail industriel n'était pas encore surabondante, et
d'ailleurs la France se répandant sur le monde, de Smyrne à Saint-Domingue et
de l'Inde au Canada, s'imaginait que les débouchés iraient sans cesse pour
elle s'agrandissant. Les mains devaient manquer au travail et non le travail
aux mains. Et le siècle s'intéressait passionnément aux inventions mécaniques
: le génie de Vaucanson est une partie nécessaire de l'Encyclopédie du XVIIIe
siècle. Mais il faut se garder de croire qu'à la veille de la Révolution un
machinisme puissant fut déjà réalisé. Il y avait effort universel, tâtonnement,
espoir ; il y avait encore peu de résultats. Même en Angleterre le grand
machinisme naissait à peine. C'est seulement en 1774 que Jay, plagié par
Arkwright invente le métier à filer mécanique, la spinning-jenny. Son
invention, il est vrai, se répand vite en Angleterre : mais elle ne pouvait
produire qu'une sorte de déséquilibre industriel si elle n'eût été complétée
par le métier à tisser mécanique. A quoi bon filer très rapidement les fils
de coton, si on ne pouvait les tisser ensuite que sur le rythme lent des
anciens métiers ? Or, c'est seulement en 1785 que le révérend Cartwright
invente la machine à tisser le coton, et ce sera seulement en 1806 qu'une
première fabrique s'élèvera à Manchester où les métiers à tisser seront mus à
la vapeur. Mais
ces machines anglaises étaient encore, avant la Révolution, peu connues et
employées en France. Il semble que c'est en 1773 que la machine à filer le
coton, la spinning-jenny modèle Jay, est introduite pour la première fois
dans une de nos manufactures, à Amiens. Cet exemple ne fut point suivi. En
1780, Price, inventeur anglais établi à Rouen, avait inventé une machine
filant indistinctement le lin, le coton et la laine : elle eut un médiocre
succès. Aussi, lorsque Lassalle, préoccupé de ramener les grands mouvements
politiques à des causes économiques, s'écriait dans son fameux « programme
des ouvriers » : « La machine à filer d'Arkwright a été le premier
événement de la Révolution française », c'était une boutade inexacte. C'est
bien la puissance économique, marchande et industrielle de la bourgeoisie
française qui a été le grand ressort de la Révolution, mais l'industrie
n'était pas encore entrée bien avant dans la période du grand machinisme. Nous ne
sommes encore, en 1789, que dans la période préparatoire du machinisme. Et,
sans doute, si le machinisme eût été dès lors très développé, si la machine
d'Arkwright et les autres machines de même ordre avaient joué dans la France
du xvin' siècle, et dans sa production le rôle décisif que semble indiquer
Lassalle, et Si par conséquent le régime de la grande industrie intensifiée
et concentrée eût dominé en 1789, la Révolution bourgeoise aurait été
beaucoup plus profondément imprégnée de force prolétarienne et de pensée
socialiste. Si le mot de Lassalle était vrai, 1789 eût ressemblé à 1848. Mais
il n'y avait encore que des ébauches, des essais. Pour la filature, c'est
encore la roue qui faisait presque toute la besogne. Même les moulins,
décrits par Savary des Brûlons et qui faisaient mouvoir 48 fuseaux au lieu de
six, n'étaient pas d'un emploi universel ou même dominant. A plus forte
raison la spinning-jenny n'était pas encore souveraine. Pourtant
les machines nouvelles commençaient assez à pénétrer pour jeter l'indécision
et l'émoi dans la bourgeoisie industrielle. En Normandie surtout, le trouble
des esprits était grand. Le traité de commerce conclu en 1786 entre la France
et l'Angleterre avait ébranlé les intérêts. Il avait presque établi le
libre-échange. Il instituait, dans son article premier, « la liberté
réciproque et en toutes matières absolue de navigation et de commerce pour
toutes sortes de marchandises dans tous les royaumes, états, provinces et
terres de l'obéissance de leurs Majestés en Europe ». Il spécifiait le régime
de la nation la plus favorisée pour les marchandises non énoncées au traité,
il fixait les droits au poids ou à la valeur et les abaissait à 12 p. 100 au
maximum. Du coup les manufactures d'étoffes de Normandie et du Languedoc
furent ou se crurent menacées par le commerce des usines anglaises mieux
outillées. De toutes parts s'élevèrent des réclamations contre le traité,
mais aussi beaucoup de manufactures se demandèrent : Ne convient-il pas
d'introduire en France sans délai les machines anglaises ? Mais les moins
riches et les moins audacieux des fabricants virent là un péril nouveau : «
Ruinés par les Anglais, n'allons-nous pas l'être encore à fond par les concurrents
français munis de métiers mécaniques ? » De là, dans la bourgeoisie
industrielle de Normandie surtout, une sorte d'inquiétude générale et
d'indécision comme dans les grandes crises où la vie se renouvelle. Les
Cahiers du Tiers Etat normand en portent la trace. La corporation des
drapiers de Caen dit ceci : « Comme les mécaniques préjudicieront
considérablement le pauvre peuple, qu'elles réduisent la filature à rien, on
demande leur suppression. Cette suppression est d'autant plus juste que la
filature de ces instruments est très vicieuse et que les étoffes qui en sont
fabriquées sont toutes creuses et de mauvaise qualité. » Ce que valent ces
prétextes et cette sollicitude « pour le pauvre peuple », nous n'avons pas à
le rechercher : il suffit de noter la protestation, comme indice du trouble
des esprits. Le
Tiers Etat de Rouen est moins négatif et sa pensée est plus large : « Que le
roi sera supplié de ne conclure aucun traité avec les puissances étrangères
sans que le projet en ait été communiqué aux Chambres de Commerce du royaume
et qu'elles aient eu le temps de faire à sa Majesté leurs remontrances et
observations. Qu'il soit pourvu, sur la demande des Etats généraux, par tous
les moyens qui sont au pouvoir de l'administration, aux désavantages actuels
du traité de commerce fait avec l'Angleterre... et qu'en traitant l'objet du
traité de commerce, les Etats généraux prennent en considération s'il est
nécessaire d'autoriser ou de défendre l'usage des machines anglaises dans le
royaume. » Cet appel aux Etats généraux pour résoudre la question du
machinisme indique bien le désarroi des esprits. Mais ce trouble même, cette
inquiétude des grands problèmes nouveaux, bien loin d'affaiblir le mouvement
révolutionnaire de la bourgeoisie, le fortifie. Non seulement elle a, dès
lors, de si grands intérêts qu'elle ne peut plus en abandonner la gestion à
la seule puissance royale. Non seulement elle est obligée, sous peine des
plus cruelles surprises, de réclamer le contrôle des traités de commerce où
toute sa fortune, toute son activité sont engagées. Mais même les transformations
industrielles prochaines qu'elle pressent, même cette apparition du
machinisme dont elle entrevoit obscurément les vastes conséquences, tout lui
fait une loi de prendre la direction des événements. Le navire où elle a
accumulé toutes ses richesses va affronter la haute mer : il faut qu'elle
saisisse le gouvernail. Mais si
déjà dans les mines d'Anzin et de Fresnes, dans quelques manufactures de
draps d'Abbeville, d'Elbeuf ou de Sedan, dans quelques grandes corderies des
ports, dans les plus vastes filatures et les plus grands tissages de
Normandie, dans les foyers les plus actifs de l'Est, le type de la grande
industrie capitaliste commence à apparaître, il s'en faut de beaucoup que
l'ensemble de la production industrielle de la France ait atteint, en 1789,
ce degré de concentration et cette intensité. Le plus souvent, pour la
filature comme pour le tissage, le travail est dispersé à domicile. Le rouet
tourne, le métier bat dans la pauvre maison de l'artisan ou du paysan et
l'industrie est encore mêlée à la vie agricole. Voici le tableau que Roland
de la Platière trace de l'industrie en Picardie et il est vrai, en ses
principaux traits, de la plupart des provinces : « En Picardie, on produit
des étoffes de laine, des velours, des toiles, des bonneteries. Des
vingt-cinq mille métiers battant dans le département, il n'en est guère que
six mille cinq cents dans l'enceinte des villes ; celle d'Amiens en renferme
environ cinq mille ; celle d'Abbeville, mille. Une partie des métiers des
villes et presque tous ceux de la campagne sont mis bas dans le temps de la
moisson ; la coupe des foins, celle des bois, les semailles et autres travaux
ruraux les font aussi chômer beaucoup dans les villages. : et tout compris,
on peut les considérer comme ne travaillant guère que huit mois de l'année.
C'est, sans doute, pour le dire en passant, de toutes les manufactures la
plus heureusement et la plus fructueusement établie, que celle qui laisse les
bras qui s'en occupent à l'agriculture lorsqu'elle l'exige. Cet accord, outre
la santé qui en résulte, double l'aisance par les secours mutuels et
réciproques que se prêtent l'une et l'autre. La population est toujours
grande où il y a à vivre et il y a toujours à vivre où il y a à gagner. En
général on peut compter depuis l'état de la matière au sortir des mains du
cultivateur jusqu'au moment d'user d'une étoffe, dix personnes occupées par
métier. « De ce
nombre nous supposons deux ouvriers faits, deux femmes ou filles faites,
uniquement occupés de cet objet ; les autres sont des enfants, des vieillards
ou des femmes tellement distraites par les soins du ménage que leur travail
ne peut être considéré que comme celui des enfants ; il en est beaucoup dans
ce dernier cas. Dans les villes, le taux commun des journées d'hommes est de
vingt sols ; celui des femmes de dix, et celui des enfants de cinq. Dans les
campagnes, ce taux est dans le premier cas de dix-sept à dix-huit sols ; dans
le second, de huit à neuf, et dans le troisième, de trois, quatre à cinq : et
nous estimons que les deux cent cinquante mille personnes employées aux
fabriques dans le département et qui, de ce travail, en font vivre deux cent
cinquante mille autres ou leur donnent l'aisance, chacune gagne par an :
Nous
n'avons pas à discuter ici les conceptions économiques et industrielles de
Roland. Tant bien que mal il essaie de concilier sa passion pour
Jean-Jacques, prêchant le retour à la nature, et sa passion pour le
développement de l'industrie. Il
parle 'volontiers, quand il se met à philosopher, de l'industrie « féconde et
perverse », et on retrouve aisément le même état d'esprit chez beaucoup de
ses contemporains, notamment chez le banquier genevois Clavière. Nous ne
rechercherons pas si cette combinaison du travail industriel mal payé et du
travail agricole est un bien haut idéal social. A quoi bon juger des formes
de production que le mouvement économique a emportées ? Mais il y a dans les
idées de Roland une contradiction singulière. Il recommande dans toute son
œuvre l'emploi des machines perfectionnées, il en fait même exécuter
quelques-unes sous ses yeux, d'après les plans qu'il se procure à grand prix,
et il ne paraît pas soupçonner que le développement du machinisme réduira
presque à rien cette industrie disséminée et semi-agricole dont il célèbre
idylliquement les bienfaits. L'industrie
de la dentelle sur les côtes normandes et dans les massifs de l'Auvergne a ce
même caractère familial. « Dans les manufactures de Dieppe, nous dit Roland,
les ouvrières médiocres ne gagnent pas plus de sept à huit sols par jour ;
les bonnes, dix à onze et même quinze ; mais celles dont le gain va jusqu'à
ce taux sont en petit nombre. Les marchands de Dieppe ne sont point
fabricants ; ils ne fournissent point la matière aux ouvrières : ils la leur
vendent et paient les 'dentelles à leur valeur : cette manufacture occupe
environ quatre mille personnes, femmes, filles et enfants. Le travail de la
dentelle est presque l'unique occupation des femmes de marins et de pêcheurs,
dans les intervalles que leur laissent libres les travaux préparatoires de la
pêche. » — « Au Puy les ouvrières en fil gagnent cinq à six sols par jour ;
celles en soie dix à douze sols. Les fabriques du Puy peuvent occuper six
mille ouvrières environ, mais avec les alentours dix-huit à vingt mille. » Enfin,
il y avait une catégorie de tout petits producteurs indépendants qui ne
recevaient point d'un grand entrepreneur la matière à ouvrer et qui vendaient
leurs produits à des intermédiaires. « En Picardie, pour la bonneterie en
laine, comme en Champagne, pour celle en coton, beaucoup de petits fabricants
sont dans l'usage de vendre leurs bas et leurs toiles à des marchands qui
souvent sont d'une autre province et qui parcourent les campagnes. » Voilà
donc avec des nuances variées, le second grand type d'industrie à la veille
de la Révolution. A côté des grandes manufactures où le travail est déjà
concentré, où de nombreux métiers battent dans la même enceinte, et où des
centaines d'ouvriers sont agglomérés, il y a ce qu'on peut appeler
l'industrie disséminée ; et celle-ci, à en juger par la proportion des
métiers qui battent à la campagne, est à la fin du XVIIIe siècle le type
dominant. Industrie
disséminée ne veut pas dire industrie libre. Tous ces tisserands (le
Picardie, de Champagne ou du Languedoc qui tissent les satins, les toiles,
les draps, ne travaillent pas pour leur compte ; la plupart d'entre eux sont
des salariés, des ouvriers. Ils n'ont ni assez d'avances pour acheter leur
matière première, ni surtout assez de relations commerciales pour vendre
eux-mêmes leurs produits. Le développement des exportations en France, en
Amérique et aux colonies a singulièrement servi la classe des entrepreneurs
marchands aux dépens des tout petits fabricants autonomes. Ceux-ci
étaient incapables de produire pour de vastes et lointains marchés. Donc de
riches bourgeois fournissaient au tisserand la matière à tisser et celui-ci,
quand il avait achevé son travail entre les quatre murs de sa pauvre maison
de village, quand il avait poussé des jours et des jours sa navette, arrêté
seulement par quelques besognes rurales, rapportait au grand entrepreneur la
pièce fabriquée. Dans ce
type d'industrie à caractère domestique il est clair que la femme tient une
grande place, et l'enfant aussi. Nous l'avons vu d'ailleurs par les chiffres
que donne Roland. Dans la Picardie, sur dix personnes employées à chaque
métier il n'y a que deux hommes faits, un cinquième. Nos propagandistes
socialistes et nos théoriciens répètent souvent que le capitalisme du ms
siècle a industrialisé la femme et l'enfant. C'est vrai, mais il ne faut pas
qu'il y ait de malentendu. La grande industrie concentrée et le machinisme
ont arraché la femme et l'enfant à la maison de famille, à la vie domestique.
Ils ont détourné la femme des soins du ménage. Ils en ont fait brutalement
une ouvrière, c'est-à-dire un ouvrier moins payé. Mais il faut se garder de
croire que dans la période industrielle qui a précédé le grand machinisme 'et
le régime des grands ateliers, la femme et l'enfant ne contribuaient pas à la
production. Il
paraît probable qu'ils y contribuaient plus largement encore qu'aujourd'hui,
mais c'était dans des conditions toutes différentes. Pourtant, à mesure que
s'accélérait le mouvement industriel, il est très vraisemblable que la femme,
même à la maison, commençait à se spécialiser dans le travail industriel.
Ainsi, en Picardie, après le traité de paix conclu avec l'Angleterre, en
1763, il y eut une soudaine poussée de production. Les métiers se
multiplièrent : et les laines du pays ne suffirent plus. Il fallut en acheter
en Hollande et en Angleterre. Il y eut donc assurément même à domicile, une
période de travail intensif et on dut détourner le moins possible pour les
soins du ménage telle ouvrière habile qui gagnait « jusqu'à quinze sols ».
Ainsi il y avait, même dans les pauvres demeures des artisans de campagne,
des femmes, des filles, qui devenaient presque exclusivement « des ouvrières
». Il sera plus facile ensuite à la bourgeoisie capitaliste de les détacher
de la vie familiale et de les appeler dans de vastes usines où elles
serviront les machines perfectionnées. C'est par ces lentes et obscures transitions
que se préparent les révolutions économiques. Au
reste, dès le XVIIIe siècle les femmes étaient largement employées même dans
les grandes manufactures : les femmes et les enfants forment les deux tiers
du personnel de la grande fabrique de Van Robais. Dans l'admirable ouvrage où
l'Académie Royale des sciences a, au XVIIIe siècle, décrit les diverses
industries et les divers métiers, je signale la curieuse gravure relative aux
mines. Ce sont
des femmes qui trient le charbon. Il
semble qu'au moins les travaux extérieurs de la mine leur étaient réservés.
Dès cette époque les théoriciens de l'industrie signalent avec insistance à
la bourgeoisie industrielle l'intérêt qu'elle aura à occuper le plus possible
les femmes : plus de docilité et moins de salaire. Roland se plaint que dans
certaines manufactures de la région lyonnaise les femmes soient écartées par
quelques règlements de métier, et il s'écrie ingénument, avec un singulier
mélange de sentimentalité philanthropique et de calcul mercantile : «
Laissons le sexe faible et malheureux chercher sa subsistance dans des
travaux qui, avec d'autres mœurs, sous une meilleure police devraient lui
être assignés. Naturellement plus portée à la vie sédentaire, plus patient,
plus assidu au travail, plus propre aux détails intérieurs, plus timide,
se contentant de moins, toujours sans parti, sans cabale, le sexe aura
plus de propreté, plus de délicatesse dans les objets de luxe dont il
s'occupera : et, quels qu'ils soient, il les établira à plus bas prix. Ce
qui, en fait de commerce, sera toujours le point capital. » Et encore :
« Que peut-il résulter de cette interdiction du travail des femmes ?
L'anarchie, ou plutôt les partis, les complots, les surtaxes, les travaux
négligés ou mal faits, la débauche, les menaces de quitter un maître, les
départs par bandes, et cela dans les temps de plus fortes demandes, quand les
goûts changent et qu'il s'ensuit quelque variation dans le travail ; il en
résulte que les métiers faits à grands frais restent sans être montés. » Remarquez
que Roland est un démocrate, et même un ami du peuple. Très sincèrement,
comme Mme Roland nous le dit dans ses Mémoires, il gémissait sur les
souffrances et l'accablement « du peuple immense des manufactures ». A Lyon,
il sera, à la municipalité, le représentant, le défenseur de la population
ouvrière non seulement contre les hommes d'ancien régime, mais contre la
bourgeoisie modérée. Il
travaillera énergiquement à la suppression de ces terribles octrois lyonnais
qui grevaient si fort la consommation des ouvriers. Mais la classe bourgeoise
et industrielle, à la veille de la Révolution, est si pénétrée de la grandeur
de son rôle qu'elle subordonne tout, sans hésitation et sans trouble, aux
lois de la production et de l'échange telle qu'elle les comprend. J'ajoute en
passant et avant d'aborder directement ce grave sujet qu'il faut que le
prolétariat ouvrier, à la veille de 1789, n'ait eu qu'une conscience de
classe presque nulle, pour qu'un démocrate, chef du mouvement révolutionnaire
lyonnais, ait pu formuler, sans scandale et sans embarras, cette théorie
brutale : Payer le moins possible.et se faire obéir le plus possible. A Lyon
cependant, il semble que dès la Révolution même il y ait eu commencement de
conflit social entre les fabricants et les ouvriers. La production était
immense. Le livre de M. Maurice Wahl sur les premières années de la Révolution
à Lyon donne à cet égard les chiffres essentiels. « En 1885, sous Louis XIV,
18.000 métiers sont en activité. Là comme ailleurs, la Révocation jeta un
désarroi profond ; mais la manufacture de Lyon se relève au XVIIIe siècle,
grâce aux découvertes et aux améliorations ingénieuses qui renouvellent
l'outillage en perfectionnant la fabrication, grâce aussi au progrès du luxe
et à l'extension des modes françaises qui lui donne des clients dans toute
l'Europe. Ottavio Mey invente le lustrage des soies, Vaucanson transforme les
machines à tisser, Philippe de la Salle introduit dans le tissage des
façonnés les dessins de fleurs et de fruits. En 1788, à la veille même de la
Révolution, la « Grande fabrique » lyonnaise comprend les tirés, les velours
de soie, les façonnés, les pleins, les gazes et les crêpes ; son matériel est
de 14.177 métiers, son personnel de 58.000 ouvriers, ouvrières, aides et
apprentis, les trois septièmes de la population. » « Rien
que pour les gazes et crêpes, il y a 2.700 métiers, conduits chacun par deux
hommes et dix maisons importantes faisant chacune de 600 à 800.000 francs
d'affaires. Sur 10.000 à 12.000 balles de soie produites en France ou
importées du Levant, de l'Italie et de l'Extrême-Orient, Lyon en absorbe
régulièrement 8.000 à 9.000. La moitié des soieries lyonnaises s'écoule à
Paris, le reste se partage à peu près également entre la province et
l'étranger. A côté de la soierie proprement dite, 25 à 30 maisons, occupant
2.700 métiers et atteignant ensemble à un chiffre d'affaires de 20 millions,
font la passementerie, le galon, le point d'Espagne, la dentelle d'or, le
ruban, vingt maisons, dont les transactions montent à 10 millions, ont pour
spécialité le tirage d'or ; la broderie seule emploie 6.000 personnes. Près
des industries de luxe, d'autres ont grandi dans le cours du XVIIIe siècle.
La chapellerie, qui depuis la guerre d'Indépendance et le traité de commerce
avec les Etats-Unis, a des clients jusqu'en Amérique, fait travailler en
ville 8.000 ouvriers et ouvrières, sans compter les ateliers des environs, à
Mornand, Saint-Symphorien, Saint-Andéol. Il n'y a pas moins de cinquante
maisons de corroirie avec un maximum de 8 à 10 millions par an. L'imprimerie et
la librairie lyonnaises, dont la réputation date de la Renaissance, font pour
2 millions d'affaires à l'étranger. » Lyon
n'est pas seulement une ville de production, c'est une ville d'entrepôt, et
toutes les transactions donnent lieu à de vastes opérations de banque. Les
grands négociants, munis « de lettres de banquiers », assurent le règlement
des comptes entre la région lyonnaise et le monde entier. De puissantes
fortunes se sont élevées, et sieurs en une génération. Le premier des
Tolozan, Antoine, était un paysan dauphinois, arrivé à Lyon avec 24 sous en
poche. Avant de mourir, il avait fait construire deux magnifiques hôtels. Très
riches sont les Rémy, les Finguerlin, les Fulchiron, les Vauberet, les
Rocaffort, les Degrais, les Passavant, les Lagier, les Muguet, les Van
Risamburg. En
1789, quand l'Assemblée nationale eut fixé à un quart de revenu net la
contribution patriotique, Louis Tolozan de Montfort s'inscrit pour 20.000
livres, Antoine Régny pour 15.000, trois membres de la famille Finguerlin
pour 30.000, Etienne Delessert pour 36.000, Paul-Benjamin Delessert pour
16.000. De la
lettre des maîtres marchands au directeur général des finances et du mémoire
relatif aux opérations électorales, il résulte que les 400 maîtres marchands
de la Grande fabrique réunissent en propriétés mobilières ou foncières, plus
de 60 millions. Une ville d'une aussi puissante activité industrielle et
marchande devait rejeter tout naturellement les privilèges surannés et les
charges de l'ancien régime. Comment admettre des privilèges de noblesse dans
cette cité active et orgueilleuse qui créait tant de richesses et commandait
à tant d'intérêts ? Comment souffrir qu'arbitrairement et sans l'assentiment
de la nation et des intéressés, la monarchie prélève sur la ville de Lyon de
lourds impôts pour assurer des pensions splendides à des courtisans comme
Villeroy ? Comment admettre que cette classe productive et industrielle soit
exclue de toute direction des affaires publiques ? Evidemment, Lyon, par son
extraordinaire puissance bourgeoise, était orientée dans le sens de la
Révolution, et les ouvriers des fabriques, désiraient, comme la bourgeoisie,
qu'une aristocratie stérile tombât et qu'un système d'impôt plus intelligent
à la fois et plus humain remplaçât cet octroi si pesant qui s'élevait à
2.500.000 livres, qui renchérissait le vin, la viande, le pain même et qui,
en aggravant le prix de la vie ouvrière, nuisait aux manufactures comme aux
ouvriers. Aussi, c'est avec une passion ardente et grave que Lyon entrera
dans le mouvement révolutionnaire. Mais, à
raison même de son extrême développement industriel et de la structure
complexe de son industrie, l'état de Lyon est trouble et instable, et on ne
comprendra jamais son rôle énigmatique et étrange pendant la Révolution si on
n'approfondit pas sa condition économique. D'abord, il y a eu à Lyon, plus je
crois qu'en toute autre ville, pénétration de l'ancien régime et du nouveau
régime bourgeois. La haute bourgeoisie, quand elle avait rempli les fonctions
municipales, quand elle avait passé à l'échevinage ou au Consulat, était
anoblie : elle formait une sorte de patriciat bourgeois encadré dans le
privilège nobiliaire. Et inversement, la noblesse, elle-même, recrutée ainsi
en partie dans la grande bourgeoisie industrielle et marchande, séduite
d'ailleurs et fascinée par l'incomparable éclat du mouvement industriel,
avait l'esprit assez hardi et ouvert aux Conceptions modernes. H faut lire
avec beaucoup de soin les Cahiers de la noblesse de la sénéchaussée de Lyon
et ceux du Tiers Etat pour discerner quelque différence. Non seulement
l'ordre de la noblesse demande des Etats généraux périodiques et dont les
décisions seules auraient force de loi. Non seulement il demande la pleine
liberté individuelle, la liberté indéfinie de la presse sur toutes les matières
qui auront rapport à l'administration, à la politique, aux sciences et aux
arts, l'égalité de tous les citoyens devant l'impôt, la suppression de la
servitude personnelle et de tous les droits féodaux qui touchent à la
personne, et l'étude d'un système de rachat pour tous les droits
seigneuriaux. Non seulement il demande une réforme profonde et humaine de la
justice criminelle et exprime le vœu « que l'instruction ne soit plus confiée
à un seul juge, que les accusés aient des conseils pour la confrontation et
les actes subséquents, que nulle condamnation à mort ou à peine corporelle ne
puisse être prononcée qu'à la pluralité des trois quarts des voix ; que
l'usage de la sellette et de toute autre torture soit abolie, et que le
supplice de trancher la tête soit commun à tous les condamnés, de quelque
ordre qu'ils soient ». Mais il formule un programme économique très
substantiel et très précis qui atteste chez les nobles de la région lyonnaise
une véritable compétence industrielle et commerciale et une grande liberté
d'esprit. « Nos
députés aux Etats Généraux s'occuperont, relativement au commerce, de tout ce
qui peut assurer à celui de la France, l'égalité, la liberté, la facilité, la
sûreté, la dignité. « En
conséquence, ils demanderont, sur l'égalité, l'examen approfondi des traités
de commerce avec les nations étrangères et l'exécution entière de celui des
Pyrénées entre la France et l'Espagne ; sur la liberté, l'examen du privilège
exclusif de la Compagnie des Indes. Statuer qu'il ne sera jamais accordé de
privilèges que pour les véritables inventions, reconnues telles par les
administrations des provinces, et seulement pour un terme au-dessous de dix
années... ; la suppression des jurandes, à l'exception de celles qui
concernent la sûreté publique, telles que la communauté des apothicaires, des
serruriers, des orfèvres et des laveurs d'or... Sur la facilité, ils
solliciteront un tarif général et précis de tous les droits d'entrée et de
sortie du royaume. Ils requerront le prompt établissement de courriers pour
le transport des lettres partout où les Chambres de Commerce en demanderont,
et notamment de Lyon à Bordeaux. Sur la sûreté, il serait arrêté qu'aucun
ordre ministériel ne pourra plus, à l'avenir, contrarier, modifier ou
suspendre l'exécution des lois qui seront établies pour le commerce ; qu'il
sera permis aux administrations des provinces et aux Chambres et aux
Compagnies de commerce de faire entendre leurs réclamations par mémoire et
députer lorsqu'ils croiront les intérêts du commerce compromis. » « Que
le Code du Commerce sera vu, réformé et arrêté par une Commission composée de
jurisconsultes et de négociants, et qu'entre autres principales lois de ce
Code, il s'en trouvera d'expresses contre les lettres de surséance et de
répit, qui ne pourront être accordées que sur la demande des trois quarts des
créanciers comptés par les sommes et contre les faillites qui seront toujours
jugées à la poursuite des procureurs du Roi des justices consulaires, et, en
cas de fraudes, sévèrement punies aux frais du Domaine ; et enfin contre
quiconque accepterait l'hérédité d'un failli en déclarant son donataire ou
héritier exclu de toutes charges et fonctions publiques s'il n'abandonne la
succession aux créanciers du failli. » « Sur
la dignité du commerce, ils s'occuperont de tous tes moyens possibles de
détruire les stériles et détestables spéculations de l'agiotage. » Et ce
n'est pas seulement pour l'ensemble du commerce de la France que les nobles
de la sénéchaussée de Lyon formulent des idées aussi précises. Ils entrent,
aussi exactement que l'aurait pu faire une Chambre de commerce, dans le
détail des intérêts lyonnais. Ils demandent que la partie des dettes de la
ville de Lyon, qui a été contractée pour le service du roi, soit déclarée
dette d'Etat et que l'octroi puisse, conséquemment, être diminué. « Sur ce
qui regarde l'intérêt de la ville de Lyon, nous désirons : « I °
Qu'il soit établi une sorte de port franc, qui permettra aux négociants d'y
faire arriver toute espèce de marchandise venant des îles du Levant, en les
laissant en entrepôt dans les magasins publics destinés à cet effet, et où
elles pourront rester l'espace d'une année, pendant ou après laquelle le
propriétaire sera libre de les faire sortir du royaume en exemption des
droits, ou de les faire circuler dans l'intérieur du royaume, en payant, en
ce dernier cas, les droits d'entrée. Nous pensons que cet établissement
procurerait un commerce immense à la ville de Lyon aux détiens seulement de
la Prusse et de la Hollande, qui faciliterait l'abondance des matières
premières pour établir des filatures de coton dans nos campagnes, même des
raffineries de sucre, et qu'il serait en même temps un débouché utile et sûr
pour les ports de mer et favoriserait les approvisionnements dans le royaume. « 2°
Nous croyons utile au commerce en général de conserver seulement dans la
ville de Lyon une douane de vérification pour les marchandises venant de
l'étranger et une demande de sortie pour les marchandises que Lyon expédie à
l'étranger. « Nous
chargeons aussi nos députés de demander que les privilèges exclusifs, pour
l'extraction des charbons de terre si nécessaires aux manufactures et à la
consommation de la ville de Lyon, soient retirés, et l'exploitation rendue
aux propriétaires, lesquels seraient tenus de la faire selon les principes de
l'art et sous l'inspection des ingénieurs des mines qui seront subordonnés
aux administrations des provinces. « Nous
désirons qu'il soit établi dans les environs de Lyon et aux frais de la
province, des moulins à organiser les soies, à l'instar de ceux de la Saône
et d'Aubenas ; qu'il soit l'ondé à Lyon une chaire de chimie, dont l'objet
particulier soit de perfectionner l'art de la teinture. » Je le
répète : ce sont les noble « possédant fiefs » de la sénéchaussée de Lyon qui
ont rédigé et signé ce programme si vaste et si minutieux. Il y duit parmi
eux de grands bourgeois anoblis par les hautes charges municipales, et dans
la liste de « MM. les commissaires.de la noblesse » qui ont signé le Cahier
de l'ordre, sont rapprochés les nobles et les bourgeois anoblis : « Le
marquis de Mont-d'Or, de Boissy, Chirat, Lacroix de Laval, Beuf de Curis,
Jourdan, de Jussieu de Montluel, Imbert-Colomès, Palerme de Savy, Loras,
Rambaud, Nolhac, le marquis de Regnauld de la Tourette, et Deschemps. »
Imbert-Colomès, notamment, appartient à l'aristocratie bourgeoise de Lyon.
C'est un grand négociant plein d'ambition et d'intrigue, premier échevin de
la ville quand s'ouvre la Révolution. A coup sûr, ces hauts bourgeois ont
contribué à donner à la noblesse où ils s'incorporaient la notion et le sens
des grands intérêts du commerce. Il n'en est pas moins remarquable de voir
tous les comtes, barons et marquis du Lyonnais s'associer aussi directement à
des revendications économiques aussi précises, et entrer aussi profondément
dans les intérêts industriels et marchands de Lyon. Ce qui est frappant
surtout, c'est comme ils s'emploient, dans les Cahiers mêmes de la noblesse,
à organiser la représentation spéciale des intérêts commerciaux. Nulle part,
dans la vaste collection des Cahiers des Etats, on ne trouvera une
participation aussi décidée de la noblesse à la vie économique. A
Marseille, il est vrai, les nobles consacrent un long paragraphe de leur
Cahier aux intérêts commerciaux de la cité, mais si on compare ces
recommandations très générales et très incertaines aux conclusions si
expresses et si solides des nobles lyonnais, on verra que la noblesse de
Provence n'était point liée, comme celle de Lyon, au mouvement économique de
la cité. Ailleurs,
le contraste est bien plus marqué encore. Tandis qu'à Bordeaux, par exemple,
le Tiers Etat, avec une précision et un soin admirables, entre dans le détail
des questions de tout ordre : commerce, port, douane, navigation, colonies,
code commercial, qui peuvent intéresser Bordeaux, la noblesse de Guyenne ne
consacre aux intérêts économiques qu'un paragraphe de quelques lignes à
peine, tout à fait vague et tout à fait vide. En Bretagne, c'est pire, et le
divorce est complet. Le clergé et la noblesse ont refusé de prendre part à
l'élection pour les Etats généraux, et ils laissent au Tiers Etat de Lorient,
de Nantes, des autres cités bretonnes le soin de formuler les revendications
économiques de la région. S'il y avait eu, comme à Lyon, contact et pénétration
de la vieille aristocratie et de la haute bourgeoisie commerciale, cette
rupture eût été probablement- impossible. Et à Lyon, on dirait que le Tiers
Etat veut s'annexer définitivement et officiellement les activités de la
noblesse. Il demande qu'elle puisse commercer sans déroger. Il est infiniment
probable qu'elle participait déjà, par des combinaisons variées, à la vie
économique de la région. Mais le Tiers Etat l'invite à une sorte de
collaboration publique et déclarée. Ainsi
l'intensité extrême de la vie industrielle et commerciale à Lyon semble créer
même entre les ordres antagonistes une solidarité spéciale. Il y a à Lyon une
sorte de patriotisme économique, un particularisme vigoureux qui, dans
l'enceinte de la cité, rapproche les forces d'ancien régime un peu
modernisées et les éléments aristocratiques du nouveau régime bourgeois. De
là, dès l'abord, ce vif mouvement de la noblesse qui est comme emportée dans
le grand tourbillon des intérêts lyonnais, dans la grande et splendide
activité de la haute classe bourgeoise. Mais de là aussi, quand les luttes
prolongées et les orages de la Révolution auront menacé la primauté
industrielle de Lyon, la possibilité d'une vaste réaction conservatrice,
d'une contre-Révolution semi-monarchique et semi-bourgeoise qui opposera à la
Convention le groupement des plus hautes forces sociales et tout l'orgueil de
la cité. Mais
cette même intensité, cette même ardeur de la vie industrielle et marchande
qui avait rapproché et presque fondu des éléments de noblesse et des éléments
de haute bourgeoisie, dissociait, au contraire, les grands fabricants et les
ouvriers. Lyon était, je crois, en 1789, la plus moderne des villes de
France, la plus puissamment bourgeoise. Les influences féodales y étaient
presque nulles : visiblement, c'est sur la production industrielle et
marchande seule que reposait toute la cité. Paris n'avait pas ce caractère vigoureux
et net. Le voisinage et le séjour fréquent de la Cour, la diversité presque
infinie des conditions, l'énorme va-et-vient des hommes et des choses,
créaient une confusion vaste où la force productrice du Paris bourgeois et
ouvrier ne se dégageait pas aussi nettement, aussi brutalement qu'à Lyon. Ici
le lien de toute fortune au travail industriel ou au négoce est direct,
visible. L'hôtel splendide est l'épanouissement de la fabrique obscure, le
côté lumineux du sombre travail obstiné. De plus, toute la vie de Lyon
portant sur l'industrie et sur certaines formes d'industries, les moindres
vicissitudes économiques, la mode qui varié, un débouché qui se resserre, les
oscillations de prix de la matière première et du produit fabriqué, tout
retentit d'un coup direct et parfois violent au cœur étroit et profond de la
cité. De là, entre les divers intérêts en présence de perpétuels
froissements. Les travailleurs lyonnais ne peuvent pas comme ceux de Paris
s'évader aux heures de crise, se sauver par la diversité possible des
métiers. Ici, c'est dans l'enceinte d'une ou deux grandes industries que sont
resserrées les existences et concentrées les passions. De là
l'inquiétude sourde, les heurts et les conflits. Mercier, dans son Tableau de
Paris, dit qu'à Paris les grèves et les séditions ouvrières sont inconnues,
grâce à la douceur des maîtres, et qu'on n'y peut noter, pendant tout le XVIIIe
siècle, des soulèvements comparables à ceux de Tours, de Roanne et de Lyon.
L'explication est superficielle. Les maîtres lyonnais n'étaient pas
naturellement plus durs que les maîtres parisiens, mais, tandis qu'à Paris
les passions, les forces, les conflits s'éparpillaient en un champ d'action
presque indéterminé, à Lyon, c'était dans une sorte de champ clos que se
rencontraient et se heurtaient les intérêts. Rudes
furent souvent les chocs, dans chacune des deux ou trois grandes industries
lyonnaises. Dès le début du XVIe siècle avait éclaté à Lyon, parmi les
compagnons imprimeurs, une vaste grève comparable aux grèves les plus
puissantes de notre siècle. M. Hauser, dans son livre sur les Ouvriers du
temps passé, en a tracé le dramatique tableau. Au 1er mai 1539, les
compagnons imprimeurs ont, comme dit l'ordonnance royale qui les condamne, «
tous ensemble laissé leur besogne ». Ils se plaignent que leurs salaires
soient insuffisants, surtout que la nourriture qui leur est donnée chez les
maîtres soit mauvaise. Ils se plaignent aussi que des habitudes nouvelles de
discipline mécanique et stricte leur soient imposées et que les portes de
l'atelier ne soient pas toujours ouvertes pour qu'ils puissent prendre leur
travail quand il leur plà1t, selon la coutume du passé. Les typographes ayant
donc proclamé le tric, c'est-à-dire la grève, s'organisent militairement, en
compagnies d'ateliers, pour intimider les maîtres et empêcher la reprise
partielle du travail. Les maîtres, les patrons allèguent pour se défendre
(c'est le thème d'aujourd'hui) que la grève n'est voulue et organisée que par
une minorité violente ; les autres « voudraient faire leur devoir et besogner »,
mais ils n'osent pas de peur d'être mis à l'index par la confrérie (c'est le
syndicat des compagnons).
La lutte se prolongea pendant trois mois, et un arrêt du sénéchal, qui
repousse presque toutes les prétentions des ouvriers y met fin, du moins pour
un temps. Il
retire aux ouvriers typographes le droit de coalition. Il décide que les « compagnons
ne peuvent quitter leur tâche, individuellement ou collectivement, sous peine
de payer au maître et la forme qu'ils avaient fait perdre et la valeur des
journées de chômage ». Mais les ouvriers vaincus s'organisent de nouveau pour
la résistance. Ils s'assemblent encore et délibèrent en commun, et les
maîtres imprimeurs, pour les dompter, sont obligés de faire sans cesse appel
aux décisions de l'autorité municipale, de l'oligarchie consulaire, qui
intervient toujours au profit du capital ; ils sont obligés de solliciter des
édits royaux. L'édit du 28 décembre 1541 donne tort une fois de plus aux
ouvriers. Il leur reproche « de s'être bandés ensemble pour contraindre
les maîtres imprimeurs de leur fournir plus gros gages et nourriture plus
opulente que par la coutume ancienne ils n'ont jamais eue ». Il
consacre le droit de renvoi à peu près illimité. Il a fixé la durée de la
journée de travail de 5 heures du matin à 8 heures du soir. En fait, les
maîtres imprimeurs, investis de l'autorité absolue, prolongèrent bien au-delà
de treize heures, jusqu'à seize heures de travail effectif, la journée de
leurs ouvriers. En vain les ouvriers font-ils appel devant le roi lui-même de
l'édit et des décisions prises. Le Parlement de Paris, prenant en main la
défense de la bourgeoisie, intervient à son tour en faveur des maîtres
imprimeurs, et un édit royal de 1544 accable encore les ouvriers. Mais
ceux-ci, avec une force de résistance extraordinaire, se coalisent, tiennent
des assemblées, font « bande commune », et tentent à s'opposer à
l'enregistrement de l'édit. Leur
requête collective est d'un bel accent de protestation et de douleur. Elle
contient bien des revendications « réactionnaires », car elle demande la
limitation étroite du nombre des apprentis, et elle insiste pour que les
ouvriers, au lieu d'aller prendre leur repas hors de la maison du maître,
continuent à être nourris par lui et chez lui. Les ouvriers auraient entravé
ainsi le développement de l'industrie et leur propre émancipation. Mais en
revanche, quelle force, quelle véhémence et quelle sincérité dans la plainte
des compagnons contre le régime d'exploitation sans frein et de travail mal
payé auquel ils sont soumis ! C'est une des premières protestations où
commence à vibrer l'esprit de classe. « Si l'on a jamais, disent-ils,
remarqué en aucuns états et métiers les maîtres et supérieurs tâcher, par
infinis moyens, de subjuguer, assujettir et traiter avec toute rigueur et
servitude les compagnons et domestiques de leur vocation,' cela a été
pratiqué de tout temps et à présent en l'art d'imprimerie. En laquelle les
libraires et imprimeurs — et notamment de la ville de Lyon — ont toujours
recherché toutes voies obliques et dressé tous leurs engins, pour opprimer et
vilement asservir les compagnons. » Et
pourtant ce sont les travailleurs qui ont acquis aux maîtres « et leur
acquièrent journellement de grandes et honorables richesses, au prix de leur
sueur et industrie merveilleuse, et même plus souvent de leur sang ». Car si
les compagnons « peuvent suffire aux fatigues extrêmes de leur état si
violent, ils n'en rapportent en leur vieillesse, chargés de femmes et
d'enfants, pour tout loyer et récompense, que pauvreté, goutte et autres
maladies causées par les travaux incroyables qu'ils ont été contraints
d'endurer... Chacun a pu voir par toute la France et ailleurs plusieurs
libraires et maîtres imprimeurs parvenir à de grandes richesses et facultés ;
aussi l'on ne voit que trop d'exemples de pauvres compagnons imprimeurs
réduits après une longue servitude en une nécessité calamiteuse et indigne,
après avoir consommé leur âge, jeunesse et industrie au dit état. Aux
compagnons, il ne reste qu'une vie pénible et comme fièvre continue ; les
libraires, avec un grand repos de corps et d'esprit, doublent et triplent
quelquefois leur argent au bout de l'année. Les compagnons de Paris se
plaignent justement d'être sujets à rendre pour tout le jour 2.630 feuilles.
A plus forte raison, ceux de Lyon ont matière de se douloir et désespérer,
étant astreints à rendre chaque jour 3.350 feuilles, ce qui surpasse toute
créance, Ainsi, les typographes lyonnais sont forcés d'être debout depuis
deux heures après minuit jusqu'à environ 8 ou 9 heures du soir, tant l'hiver
que l'été ». En leur pensée encore incertaine, tour à tour révoltée et
humble, « les pauvres compagnons » font abandon du droit de grève ; ils
demandent seulement qu'aux maîtres aussi soit retiré le droit de coalition. «
Il est bien et saintement défendu de ne faire monopoles ; mais cela se doit
non seulement adresser aux compagnons, mais aussi aux libraires et maîtres,
qui ont toujours conjuré, comme monopoleurs, la ruine desdits compagnons. »
Enfin ils demandent que les maîtres soient désarmés comme les compagnons, que
les salaires ne soient plus fixés « au gré et jugement des libraires et
maîtres imprimeurs, qui seraient juges en leur cause », mais par une
commission arbitrale « un nombre égal et pareil des maîtres et compagnons
plus anciens, qui savent et connaissent le labeur, auquel s'ajouteront
quelques notables bourgeois ou marchands nommés par les deux parties ». Et pour
attester l'éveil de leur dignité morale, les ouvriers lyonnais demandent en
terminant leur requête « que les fautes soient punies par des amendes et non
par peine corporelle et ignominieuse ; car ce serait violer indignement la
liberté naturelle des hommes... Et comme personnes libres s'emploient
volontairement à un état si excellent et noble et de telle importance pour
les sciences et les lettres, et non comme esclaves ou galériens et forçats ». J'ai
tenu à citer cette sorte de manifeste des ouvriers lyonnais, bien qu'il
remonte au XVIe siècle et précède de beaucoup la Révolution. Car si dès cette
époque, dès les commencements du capitalisme, les travailleurs de Lyon
élevaient une protestation aussi haute, il est certain que la revendication
ouvrière a -dû se continuer, secrète et profonde, dans le prolétariat
lyonnais. On comprendrait mal l'âme compliquée et obscurément ardente de la
grande cité à la veille de la Révolution, si on ne se rappelait pas que déjà
depuis plus de deux siècles, les ouvriers, en leur vie repliée et dolente,
portaient comme un principe de révolte. Aussi bien et cette fois chez les
tisseurs et ouvriers en soieries, le XVIIIe siècle avait vu aussi éclater de
grandes grèves. Ou plutôt le conflit entre la haute bourgeoisie de la grande
fabrique et les maîtres-ouvriers est à peu près permanent, tantôt sourd,
tantôt aigu. Les
6.000 maîtres ouvriers qui, aidés de leurs femmes, de leurs compagnons, de
leurs apprentis travaillent à façon pour les 400 marchands de la grande
fabrique sont en lutte contre ceux-ci. « Ils réclament une justice
professionnelle impartiale, un délai suffisant pour produire leurs
réclamations, une représentation égale à celle des marchands dans le bureau
de la fabrique, le droit de nommer leurs jurés-gardes. Longtemps ils ont
lutté pour le maintien de l'ancienne organisation qui leur permettait de
vendre directement les étoffes qu'ils fabriquaient, mais depuis que la classe
intermédiaire des ouvriers marchands a disparu sous les prohibitions, le
débat porte seulement sur les tarifs. » (Voir Maurice Wahl.) Les
ouvriers allèguent que la cherté de la vie est croissante, et ils réclament
un relèvement des salaires, des prix de façon. Ils constatent que la loi de
l'offre et de la demande qui seule, dès lors, déterminait les salaires, est
l'écrasement des faibles. Ils disent très nettement, dans le « Mémoire des
électeurs fabricants de soie », « qu'entre des hommes égaux et moyens et en
pouvoirs qui, par cette raison, ne peuvent être soumis à la discrétion des
uns ni des autres, la liberté ne peut que leur être avantageuse ; mais à
l'égard des ouvriers en soie, destitués de tous moyens, dont la subsistance
journalière dépend tout entière de leur travail journalier, cette liberté les
livre totalement à la merci du fabricant qui peut, sans se nuire, suspendre
sa fabrication, et par là réduire l'ouvrier au salaire qu'il lui plaît de
fixer, bien instruit que celui-ci, forcé par la loi supérieure du besoin,
sera bientôt obligé de se soumettre à celle qu'il veut lui imposer ». A
plusieurs reprises, les maîtres ouvriers et ouvrières essayèrent par de
vastes coalitions de faire échec à ce pouvoir abusif des grands marchands.
Malgré l'intervention violente de l'oligarchie consulaire et bourgeoise, qui
prohibait les associations de compagnons, « les Sans-Gêne, les Bons-Enfants,
les Dévorants, » et qui interdisait tout rassemblement ouvrier, il y eut un
grand mouvement en 1774, dans toute la région du Lyonnais et du Forez.
D'Argenson note, dans ses Mémoires, qu'à cette date 40.000 ouvriers avaient
cessé le travail dans les manufactures de Saint-Etienne. A Lyon,
même soulèvement : désespérés, menacés de répressions brutales et sanglantes,
les ouvriers tentaient de fuir vers la Suisse ou vers l'Italie. Mais des
cordons de troupes les cernaient : l'émigration ouvrière était refoulée par
la force, et les pauvres ouvriers étaient ramenés par les soldats à la
manufacture ou au métier comme des forçats fugitifs ramenés au bagne.
L'aristocratie marchande ne se défend pas seulement par la force brutale, par
des règlements despotiques et que sanctionne l'autorité royale, elle
exproprie les maîtres-ouvriers de leurs faibles droits. Il leur est interdit
de travailler pour d'autres que les maîtres marchands : et ils sont à peu
près exclus du bureau de la fabrique, sorte de conseil des prud'hommes qui
jugeait des différends professionnels. Avant
la grève, les maîtres ouvriers avaient dans ce bureau 4 délégués sur 8. Après
la grève, ils n'en ont plus que 2. Ils sont livrés sans défense à
l'arbitraire de la grande fabrique. Cette sorte de coup d'Etat capitaliste
consommé avec la complicité du pouvoir royal surexcita les ouvriers de Lyon.
Ils se soulevèrent contre le consulat, s'emparèrent de la ville. Pendant
plusieurs jours ils en furent les maîtres et, de maison patronale en maison
patronale, obligèrent les marchands à signer un règlement nouveau, et à
donner de l'argent pour les ouvriers malades. Etrange
dictature ouvrière qui surgit soudain en pleine servitude d'ancien régime,
comme pour annoncer les grands drames sociaux qui succéderont à la Révolution
elle-même ! Fantastique éclair qui, des hauteurs orageuses de la
Croix-Rousse, va illuminer au loin, par-delà la Révolution bourgeoise, l'âpre
et vaste terrain de lutte où se déploieront pour une Révolution nouvelle les
sombres masses du travail ! Mais éclair fugitif et furtif, bientôt éteint !
Vacillante lueur de colère et de rêve qui ne pouvait guider encore le
prolétariat naissant disséminé dans la nuit ! La conscience ouvrière n'était
pas encore un foyer autonome de pensée et de vie : il ne s'échappait d'elle
que des étincelles de passion : elles tourbillonnaient un moment dans le vent
d'orage, au-dessus de la cité, puis elles retombaient comme une triste cendre
mêlée à la poussière stérile des chemins. Les
soldats du roi eurent bientôt raison de l'émeute ; les règlements de
dictature ouvrière furent brisés ; deux ouvriers furent pendus, les autres
furent accablés de lourdes amendes ; et dans les hautes maisons de la
Croix-Rousse, où montaient les brouillards du Rhône, les pauvres lampes des
tisserands se rallumèrent, étoilant la nuit triste de leur cercle fumeux. En
1786, reprise de la lutte. C'est l'émeute « des deux sous ». Les ouvriers
demandaient un relèvement du prix des %ans, 2 sous par aune pour les étoffes
unies, 3 ou 4 sous pour les autres étoffes. Ils
rédigèrent un mémoire très documenté : « Tableau dressé en 1786 du produit de
la main-d'œuvre des maîtres-ouvriers fabricants en étoffes de soie, pour le
montant être ci-après mis en parallèle avec le tableau des dépenses
journalières qui forment leurs charges annuelles. » Ils démontraient dans ce
mémoire « que l'ouvrier en soie ne pouvait vivre du salaire qu'il obtenait
par un travail forcé de dix-huit heures par jour... » Et ils ajoutaient ces
fortes paroles, d'une extraordinaire amertume qui attestent déjà des
réflexions profondes sur l'état mécanique où est réduit le travailleur. «
Quand on ne considérerait les ouvriers en soie que comme des instruments
mécaniques nécessaires à la fabrication des étoffes, ou qu'abstraction faite
de leur qualité d'hommes qui doit intéresser à leur sort, on eût l'inhumanité
de ne vouloir les traiter que comme des animaux domestiques, que l'on
n'entretient et ne conserve que pour les bénéfices que le travail procure,
toujours faudrait-il leur accorder la subsistance qu'on est forcé de fournir
à ceux-ci, si on ne voulait pas s'exposer à se voir bientôt frustré du fruit
de leur travail. » Poignant appel, où les travailleurs lyonnais invoquent
pour leur protection ce qu'on appellera plus tard la loi d'airain. C'est d'un
métal plus dur que leur condition était faite. Presque tous les ouvriers en
soie se mirent en grève, et la grève, s'étendant aux ouvriers des autres
industries, ne tarda pas à devenir générale. Les chapeliers demandent qu'à
raison du prix croissant des loyers et des vivres, leur journée soit portée
de 32 à 40 sous pour douze heures de travail. De
même, les compagnons et ouvriers maçons, que les entrepreneurs payaient
irrégulièrement, tous les trois ou quatre mois, et sans daigner leur faire un
compte, réclament le paiement régulier et moins espacé de leurs salaires.
Ainsi, le 17 août 1786, à la pointe du jour et sur un mot d'ordre qui
coordonnait le mouvement, tous les ouvriers tisseurs en soie, chapeliers,
maçons, manœuvres, quittent en masse les ateliers, les manufactures, les
chantiers. Us ne renouvellent pas la manœuvre hardie.de 1744 ; ils ne
s'emparent pas de la ville. Imitant, au contraire, les plébéiens de Rome, ils
se retirent aux Charpennes, et signifient qu'ils ne rentreront à Lyon que
lorsque satisfaction leur sera donnée. Le
Consulat, sous le coup de la peur, accorde l'augmentation des 'salaires, mais
il donne l'ordre que le travail soit repris, et interdit tout rassemblement
de plus de quatre personnes. La troupe fait feu sur le peuple : plusieurs
ouvriers sont tués. Deux ouvriers chapeliers, Nerin et Savage, et un ouvrier
italien, Diabano, coupables d'avoir voulu passer le pont Morand sans payer le
droit de péage, ce même pont Morand ensanglanté sous Louis-Philippe par les
répressions bourgeoises, sont pendus. Un bataillon de Royal-Marine et un
bataillon d'artillerie, où Bonaparte servait comme lieutenant, s'emparent de
Lyon et écrasent la révolte ouvrière. Les
ouvriers fugitifs sont ramenés de force par les soldats à l'atelier ; les accroissements
de salaire accordés par le Consulat sont révoqués, le maître ouvrier Denis
Mounet est arrêté comme instigateur et organisateur du mouvement. On l'accuse
d'avoir rédigé les mémoires et les manifestes et d'avoir prêché la grève. On
l'accuse d'avoir écrit « que si la voie de la représentation ne suffisait pas
pour obtenir un tarif, il fallait d'un esprit ferme et d'un accord sincère,
chacun à part soi, faire monter le prix des façons ». Il est détenu plusieurs
mois et sauvé par un arrêt d'amnistie qui intervient en septembre. Je ne
crois pas qu'aucune autre ville de France au XVIIIe siècle offre une
agitation sociale aussi véhémente. Il fallait évidemment pour ces premiers
mouvements ouvriers, la vaste agglomération lyonnaise. A vrai dire, le
mouvement n'était pas purement prolétaire. Les révoltés étaient de tout
petits fabricants, travaillant, il est vrai, pour le compte de la grande
fabrique et terriblement exploités par elle, mais possédant leur métier et
ayant encore au-dessous d'eux les compagnons et les apprentis. C'est ce qu'on
peut appeler, d'un terme singulier, mais exact, un prolétariat de fabricants.
Et sans doute, ce qui explique cette combativité particulière des
travailleurs lyonnais, c'est probablement que tout en étant des prolétaires
par la misère, par la dépendance et la précarité de la vie, ils ont en même
temps la fierté d'être, eux aussi, « des maîtres ». Ils possédaient leur
petit outillage ; ils travaillaient à domicile, mais ils étaient facilement
en communication avec tous les autres maîtres-ouvriers. Il y avait donc en
eux tout ensemble la passion concentrée de la production solitaire et la
force de l'agglomération. Aussi
la classe des maîtres ouvriers lyonnais est, par l'esprit de résistance et
d'organisation ou même par la netteté de certaines formules sociales, en
avance sur la classe ouvrière du xviii siècle, et ce serait se méprendre que
de croire que la bourgeoisie de l'époque révolutionnaire portait partout,
comme à Lyon, le fardeau de la question ouvrière. Au reste, à Lyon même, ces
maîtres ouvriers, si souvent en révolte contre la grande fabrique, se sentent
pourtant en quelque mesure solidaires d'elle. Ils veulent lui arracher des
concessions, mais ils ne voudraient pas toucher à une puissance de
rayonnement industriel dont, en un sens, ils profitent eux-mêmes. Ils ne
portent pas dans leur esprit un type nouveau d'organisation sociale qui leur
permette de concilier leur intérêt propre avec la grande activité
industrielle. D'ailleurs, ils s'offenseraient et s'effrayeraient sans doute
si l'ébranlement révolutionnaire s'étendait aux compagnons et aux apprentis
qu'ils ont sous leur discipline. Ainsi,
par bien des côtés, ces révoltés sont des conservateurs, quand ils ne sont
pas des réactionnaires en regrettant l'ancien régime de petite production et
de vente directe qui est inconciliable avec la grande exportation sur le
marché du monde. En tout
cas, s'ils sont un élément souffrant et souvent réfractaire du système
lyonnais, ils ne forment pas une classe capable de s'opposer à la
bourgeoisie. Ils n'ont pas un idéal social déterminé, et tandis qu'en face de
l'ancien régime monarchique et féodal, la bourgeoisie, dès lors puissante et
consciente, peut dresser son système social et politique, les petits
fabricants lyonnais réduits à pousser leur cri de misère et de révolte sont
incapables de formuler pour leur propre compte une Révolution ouvrière
opposée à la Révolution bourgeoise, ou même distincte de celle-ci. Ainsi
s'explique un des phénomènes les plus singuliers et des plus suggestifs que
nous offre l'histoire de ce temps. Voilà une ville où depuis deux siècles
tressaillent les souffrances ouvrières, où l'antagonisme de la grande
fabrique et des petits artisans a été à la fois, si on peut dire, chronique
et aigu, et quand commence le grand ébranlement révolutionnaire, quand tout
le pays est appelé à parler, à faire la loi, les ouvriers, les petits
artisans ne savent que témoigner contre la grande fabrique, contre le
capital, une mauvaise humeur impuissante : mais ils ne proposent rien et ne
peuvent rien. Dans
les assemblées primaires où étaient nommés les électeurs chargés de choisir
les députés aux Etats généraux, le vote, dans les villes, avait lieu par
corporation. Or, à Lyon, tandis que pour les autres corporations, comme
celles des cordonniers, des tailleurs, des chapeliers, des faiseurs de bas,
le vote eut lieu sans difficulté aucune, des conflits assez violents
s'élevèrent, au contraire, dans celle des passementiers et surtout dans celle
des maîtres marchands et ouvriers fabricants de soie. Qu'on
le remarque bien : les corporations où aucune division ne se produisit sont
celles où l'ouvrier était vraiment prolétaire : les ouvriers tailleurs, les
ouvriers cordonniers, les ouvriers chapeliers, les ouvriers tisseurs de bas
étaient, pour la plupart, de simples salariés, n'ayant d'autre propriété que
leurs bras. Ces ouvriers ne se rendirent-ils pas aux réunions électorales ?
En furent-ils exclus par le cens électoral qui pourtant, à Lyon, ne s'élevait
qu'à 3 livres d'imposition par an ? ou bien, dans l'humble sentiment de leur
dépendance, se contentèrent-ils d'opiner comme les maîtres ? En tout cas, ce
qui démontre bien qu'il n'y avait pas à cette époque de mouvement vraiment
prolétarien, c'est que, dans la ville la plus agitée, à Lyon, c'est dans les
corporations où le travail est le plus prolétarisé, qu'il n'y a presque pas
de débat, et les orages n'éclatent que dans les corporations de la
passementerie et de la soierie, où de petits producteurs, détenteurs et
propriétaires de leur métier, sont en lutte contre la grande fabrique. Aux
assemblées électorales, celle-ci fut assez malmenée. Dans
les réunions de la passementerie, les grands producteurs ou marchands firent
défaut, de peur d'être brutalisés ou débordés. Le prévôt des marchands
constate dans son rapport que l'assemblée des passementiers, qui compta plus
de 400 membres, aurait été plus nombreuse encore « si les personnes paisibles
et jouissant d'un état honnête n'eussent préféré le parti de s'abstenir de
paraître à celui d'être exposées à des désagréments », et M. Maurice Wahl
relève dans le même rapport, que sur les cinq délégués choisis par les
passementiers, il s'en trouva trois que l'aristocratie bourgeoise du consulat
avait exclus en 1782 des fonctions de maîtres-gardes, et qu'elle avait
désignés en 1783 comme des factieux. Les syndics demandèrent l'annulation. « Le
même jour, 26 février 1789, avait lieu à la cathédrale de Saint-Jean, la
première réunion de la grande fabrique, comprenant « les maîtres marchands
fabricants en étoffes d'or, d'argent et de soie, ou maîtres ouvriers
fabricants aux dites étoffes ou autres faisant partie de ladite communauté,
ayant domicile et faisant le service du guet et garde ». Sur environ 400
marchands et 6.000 ouvriers ayant qualité pour assister à l'assemblée, 2.651
étaient présents. Le lendemain le nombre des assistants était de 3.300. Les
maîtres ouvriers, très malmenés dans les dernières années, voulurent prendre
une sorte de revanche. Dans les deux séances des 26 et 27, plusieurs orateurs
proposèrent de n'élire ni maîtres marchands ni syndics ou jurés-gardes, tant
anciens qu'en exercice. Selon le récit des syndics des maîtres marchands, «
lorsque quelques voix s'élevaient en faveur de ceux-ci, elles étaient
aussitôt étouffées par les clameurs des maîtres ouvriers, qui forçaient les
votants à se rétracter ». En
fait, l'assemblée ne choisit que des maîtres ouvriers, et parmi les 34 élus
se trouvaient les militants, ceux qui depuis plusieurs années menaient la
lutte contre la grande fabrique et contre l'aristocratie municipale du
consulat protectrice du capital. Plusieurs des élus avaient été compris dans
les poursuites de 1786, et au premier rang, l'intrépide Denis Monnet,
emprisonné en ce moment même comme auteur « de libelles et écrits
séditieux ». C'était bien la lutte économique qui se prolongeait sur le terrain
politique. La grande fabrique fut effrayée et scandalisée de ce mouvement :
au cours même des opérations électorales beaucoup de marchands s'étaient
retirés. Les
syndics refusèrent de signer le procès-verbal des opérations, et ils
adressèrent à Necker une protestation. « Les maîtres ouvriers, disaient-ils,
ont nommé 34 électeurs, les dessinateurs réunis comme artistes au commerce
libre ont nommé 2 électeurs par 100 individus : D'où il suit que les
maîtres ouvriers, salariés par les maîtres marchands, les dessinateurs qui en
reçoivent des appointements, ont leurs représentants, et que les maîtres
marchands qui donnent le premier mouvement non seulement au corps de la
fabrique, mais à tout le commerce de la seconde ville du royaume, 400
citoyens réunissant en propriétés foncières et mobilières plus de 60
millions, n'ont pas de représentants... » Le coup est dur pour la haute bourgeoisie
industrielle et marchande de Lyon : au moment même où elle songe à affirmer,
contre l'ancien régime décrépit, sa primauté de classe, et où elle va gagner
la partie, il semble que les petits artisans veulent prendre sa place à la
table du jeu. La
bourgeoisie banquière vient au secours de la haute bourgeoisie marchande et
proteste avec elle. « Nous ajouterons, disent-ils, que l'intérêt du commerce
exige que la classe des maîtres marchands fabricants ait des représentants en
état de rédiger les Cahiers de doléances, que cette classe des marchands
fabricants est la source qui vivifie le commerce de banques, commission et
marchands de soie, qui compose la majeure partie du commerce en gros de cette
ville. » Et pour revendiquer des représentants bien à elle, la grande
fabrique va jusqu'à affirmer que dans l'industrie il y a deux classes, celle
des salariés et celle des dirigeants. Au nom
de la grande fabrique, le prévôt des marchands observe expressément « que
les maîtres ouvriers sont bornés à fabriquer à tant par aune les matières que
leur fournissent les maîtres marchands, que la main-d'œuvre seule est le
partage des ouvriers, mais que l'industrie est celui des marchands. Ce sont
ceux-ci qui inventent toutes nos belles étoffes et qui, correspondant avec
tout l'univers, en font refluer les richesses dans notre ville ». Ainsi, dans
cette lutte entre les maîtres ouvriers et la grande fabrique, il y a comme un
rudiment, comme un germe confus de la grande lutte prochaine des capitalistes
et des prolétaires, et c'est la grande fabrique elle-même qui, pour mieux se
distinguer des maîtres ouvriers, les catégorise dans le salariat, dans le
prolétariat. C'est la haute bourgeoisie qui, par l'effet de son orgueil, se
fait le héraut, la première annonciatrice du futur conflit social. Mais
comme ce mouvement ouvrier ou pseudo-ouvrier est encore impuissant et vain !
Les élections ne furent pas annulées, et ce sont les délégués des maîtres
ouvriers qui contribuèrent à la rédaction des Cahiers du Tiers Etat. Or, et
cela est décisif, il n'y a pas dans tous les Cahiers un seul mot, un seul
trait, où l'on puisse reconnaître la pensée propre des artisans, des maîtres
ouvriers. Ce n'est pas qu'ils aient été opprimés par des majorités hostiles
et leur pensée eût toujours percé en quelques points. Mais
c'est qu'en dehors de la conception générale bourgeoise, eux-mêmes n'avaient
rien à dire. Que pouvaient-ils demander ? Une organisation nouvelle du
travail ? Aucun d'eux n'en avait même la plus faible idée. La substitution de
la propriété commune à la propriété oligarchique des grands fabricants ou à
la propriété morcelée et disséminée des maîtres ouvriers ? Les très 'rares
communistes utopiques du XVIIIe siècle n'avaient songé qu'à un communisme
agraire, et l'industrie leur apparaissait à eux-mêmes comme le champ de
l'initiative personnelle et de la propriété individuelle. D'ailleurs les
maîtres ouvriers tenaient passionnément à leur autonomie relative et à leur
propriété, si dépendante qu'elle fût. Il a fallu près d'un siècle et la
croissance des grandes usines mécaniques pour apprendre aux maîtres ouvriers
de Lyon, de Roanne et de Saint-Etienne que l'évolution sociale les condamnait
inévitablement à devenir des prolétaires : c'est à peine si aujourd'hui même
ils commencent à entrevoir l'ordre communiste. Comment l'eussent-ils pu il y
a un siècle ? A
défaut de ces grandes transformations sociales, pouvaient-ils demander du
moins, avec clarté et fermeté, une législation protectrice limitant leur
journée de travail, fixant pour eux un minimum de salaire, leur assurant une
absolue liberté de coalition qui leur permette de résister à la grande
fabrique sans être frappés comme Denis Mounet ? Ils pouvaient bien à cet
égard former des vœux, ils pouvaient bien, par une sorte d'accord local
sanctionné par les autorités municipales, tenter d'obtenir une réglementation
du travail plus favorable. Mais comment proposer une loi aux Etats généraux ?
Comment élargir en problème général un problème qui était encore purement
local ? Surtout, comment remuer ces questions, comment ouvrir les ateliers à
ces souffles orageux sans susciter la revendication des vrais prolétaires,
des pauvres compagnons asservis et exploités ? A ceux-là, les maîtres
ouvriers n'auraient voulu accorder ni le droit de coalition ni la limitation
légale de la journée de travail ni le minimum de salaires. Aussi les griefs
des maîtres ouvriers s'échappaient en plaintes passionnées et en révoltes
instinctives sans se fixer en formules réformatrices. Seule
la bourgeoisie était prête à faire la loi, et le néant des revendications des
artisans dans le Cahier des Etats généraux atteste que, même à Lyon, la
bourgeoisie seule était prête pour une grande action révolutionnaire, mère
d'une nouvelle légalité. Comme à Nantes, comme à Bordeaux, comme à Marseille,
à Lyon aussi, malgré l'agitation de la petite fabrique, c'est la puissance
bourgeoise qui est vraiment dirigeante : c'est bien une Révolution bourgeoise
qui se prépare. Dans le
Dauphiné, la situation est plus nette encore : et on y peut faire une
application précise de la conception marxiste qui dérive les mouvements
politiques des mouvements économiques. Michelet qui a si souvent de
merveilleuses et profondes intuitions et qui démêle, en effet, les causes
économiques cachées des grands faits historiques, ici n'a pas vu clairement
et s'est contenté d'à peu près. « Le Dauphiné, dit-il ne ressemblait guère à
la France. Il avait certains bonheurs qui le mettaient fort à part. Le
premier, c'est que sa vieille noblesse (l'écarlate des gentilshommes) avait eu le bon esprit de
s'exterminer dans les guerres ; nulle ne prodigua tant son sang. A Montlhéry,
sur cent gentilshommes tués, cinquante étaient des Dauphinois. Et cela ne se
refit pas. Les anoblis pesaient très peu. Un monde de petits nobliaux
labourant l'épée au côté, nombre d'honorables bourgeois qui se croyaient bien
plus que nobles, composaient un niveau commun rapproché de l'égalité. Le
paysan, vaillant et fier, s'estimant, portait la tête haute. » Et il ajoute
que les communautés rurales des hautes montagnes, administrées comme de
petites républiques, donnaient, de leurs sommets glacés, des exemples de
liberté. Tout cela est vague et en partie faux. Si, dès 1771, la bourgeoisie
de Grenoble entrait en lutte avec la noblesse, si, dès 1788, le Dauphiné se
soulevait contre l'arbitraire des décisions royales, qui avaient frappé
d'exil le Parlement, si le mouvement de liberté fut dès lors assez vif pour
réconcilier un moment-et soulever à la fois les trois ordres, si nobles,
prêtres, bourgeois de Grenoble, à la date du 14 juin 1788, convoquèrent
révolutionnairement, sans l'autorisation ministérielle, les Etats du
Dauphiné, si dans ces Etats le doublement du Tiers fut pratiqué et si le
Tiers Etat eut à lui seul autant de représentants que la noblesse et le
clergé réunis, si, dans les Etats dauphinois, le vote eut lieu par tête et
non par ordre, et si, par-dessus les limites de la province, ils saluèrent
l'unité nationale et appelèrent à la liberté commune la grande France
régénérée, ce n'est point parce que quelques communautés de village,
éparpillées sur de froides cimes, pratiquaient une sorte de liberté primitive
et rudimentaire, ou parce que la haute noblesse avait été particulièrement
décimée par des guerres anciennes. Il restera assez de nobles dauphinois pour protester devant les Etats généraux contre le mode d'élection des députés de la province. Non, la vraie raison, la raison décisive de ce grand mouvement dauphinois, et que Michelet n'a point vue, c'est que la bourgeoisie industrielle est plus puissante et plus active en Dauphiné qu'en aucune autre région. Sur ce point, le témoignage de Roland, qui écrivait en 1785 — c'est-à-dire avant que les événements révolutionnaires du Dauphiné aient pu préoccuper son jugement —, est formel. Il constate expressément que pour l'activité de la production, pour la variété et la densité du travail industriel, le Dauphiné est la première province de France : les fabriques de toile, les fabriques de bas, les fabriques de chapeaux, les usines métallurgiques y étaient comme accumulées. |