Cette
classe sociale, c'est la bourgeoisie, et ici on ne peut que s'étonner encore
de l'extraordinaire frivolité de M. Taine. Dans les chapitres consacrés par
lui « à la structure de la société » sous l'ancien régime, il néglige tout
simplement d'étudier et même de mentionner la classe bourgeoise. A peine
note-t-il au passage que beaucoup de nobles ruinés avaient vendu leurs terres
à des bourgeois. Mais nulle part il ne s'occupe de la croissance économique
de la bourgeoisie depuis deux siècles. Il
semble n'avoir vu, dans le mouvement bourgeois, qu'un accès de vanité ou de
sotte griserie philosophique. Le bourgeois de petite ville a souffert dans
son amour-propre des dédains du noble. Il a lu Jean-Jacques et il s'est fait
jacobin : voilà toute la Révolution. M. Taine ne soupçonne même pas l'immense
développement d'intérêts qui a imposé à la bourgeoisie son rôle
révolutionnaire et qui lui a donné la force de le remplir. Il
raisonne comme si de pures théories philosophiques pouvaient affoler et
soulever tout un peuple. Et s'il juge que les thèses des philosophes sont
abstraites, que la pensée classique est vide, c'est qu'il ne voit pas les
solides intérêts (le la bourgeoisie grandissante, qui sont le fondement et la
substance des théories des penseurs. Ce prétendu « réaliste » s'est borné à
lire les livres philosophiques. Il n'a pas vu la vie elle-même ; il a ignoré
l'immense effort de production, de travail, d'épargne, de progrès industriel
et commercial qui a conduit la bourgeoisie à être une puissance de premier
ordre et qui l'a contrainte à prendre la direction d'une société où ses
intérêts tenaient déjà tant de place et pouvaient courir tant de risques.
Vrai- ment il a trop manqué à M. 'l'aine d'avoir lu Marx, ou d'avoir médité
un peu Augustin Thierry. De
quels éléments, de quels intérêts, dans les années qui ont précédé la
Révolution, était formée la classe bourgeoise ? Au sommet il y avait ce qu'on
peut appeler la haute bourgeoisie capitaliste et financière. Elle comprenait
surtout les fermiers généraux, les grands fournisseurs des armées, les
principaux porteurs d'actions des Compagnies privilégiées comme la Compagnie
des Indes ou de la Caisse d'Escompte. L'Etat
aujourd'hui perçoit directement les impôts, par la régie. Sous l'ancien
régime il les affermait, et il constituait ainsi une oligarchie de fermiers
généraux extrêmement riche et puissante. C'est par millions et même par
dizaines de millions que s'évaluaient les fortunes ainsi amassées ; le mari
de la grand'mère de George Sand, fils d'un fermier général, M. Dupin de
Francueil avait six cent mille livres de rentes, et possédait Chenonceaux et
de magnifiques hôtels à Paris : Ces grands intermédiaires fiscaux étaient
engagés profondément dans le système de l'ancien régime. Ils avaient intérêt
à le maintenir et il semble téméraire de les compter parmi les forces
nouvelles. Pourtant, par sa puissance même, cette nouvelle aristocratie
d'argent rejetait inconsciemment au passé la vieille aristocratie foncière et
nobiliaire. La noblesse d'épée cessait d'être la première ou tout au moins la
seule force de la société. C'est toujours la loi des sociétés déclinantes
qu'elles soient obligées, pour leur propre fonctionnement, de faire appel à
la puissance qui demain les remplacera. Ces fermiers généraux n'étaient pas
entièrement à la merci de l'ancien régime : ils avaient un crédit personnel
souvent supérieur au crédit de la royauté elle-même, puisqu'ils l'aidaient à
vivre par le versement anticipé des impôts quand elle n'osait plus recourir à
l'emprunt ouvert. Ainsi,
l'ancien régime commençait à tomber sous la tutelle de la Finance et on
pourrait dire sous la dépendance du Capital. Peu importe qu'individuellement
les fermiers généraux fussent attachés à un système qu'ils exploitaient en le
soutenant. Peu importe même que dès le XVIIIe siècle les colères du Tiers
Etat aient grandi contre eux, comme en témoignent les estampes reproduites
ici, et qu'ils soient tombés ensuite sous les coups de la Révolution. Ils
n'en figuraient pas moins une puissance nouvelle et tout ce qu'ils avaient
conquis de prestige et de force était comme retranché du prestige royal et de
la force de la société ancienne : ils annonçaient de loin une royauté
nouvelle, celle de l'argent, peu compatible avec la royauté de droit divin ou
avec la puissante hiérarchie féodale : et dans le déclin de la puissance
royale, ils étaient comme ces magnifiques flambeaux de fête qui s'allument à
la tombée du jour et qui promettent aux hommes une nouvelle ivresse de
clarté. Au
demeurant, ils avaient beau participer à la vie de la monarchie ; ils étaient
les fils du monde moderne, et plus d'un parmi eux en avait conscience. Le
grand chimiste et novateur Lavoisier était un fermier général. Il ne
s'occupait point de science par mode ou curiosité frivole, ou vague recherche
de magie comme le régent, comme plus d'un grand seigneur. C'est avec un
sérieux profond et une sorte de gravité religieuse qu'il étudiait les
transformations secrètes de la matière : et il consommait en expériences
coûteuses les revenus de son magnifique emploi. Dupin
de Francueil et sa femme se passionnaient pour les théories de Jean-Jacques
et accueillaient à Chenonceaux l'abbé de Saint-Pierre, le grand rêveur de
l'universelle paix. Le fils de Dupin de Francueil créait des manufactures à
Châteauroux, et les énormes réserves de capitaux des fermiers généraux alimentaient
la production industrielle. J'ai donc le droit de les compter parmi les
forces de la classe bourgeoise. Jamais dans la vie des sociétés la séparation
des classes n'est brutale et nette, et, au passage de l'histoire, les forces
sociales ne se divisent pas, comme les eaux au passage du Pharaon, en deux
murailles bien distinctes. Il y a des combinaisons et des mélanges : les
fermiers généraux sont comme une force sociale hybride, au point de croisement
de l'ancien régime et du capitalisme nouveau, La Révolution pourra les
frapper, elle pourra guillotiner Lavoisier après l'avoir respectueusement
accueilli et consulté : ils n'en ont pas moins été, historiquement, une force
révolutionnaire. C'est à
Paris surtout que les grandes fortunes des financiers, fermiers généraux,
grands fournisseurs, banquiers, étaient concentrées. Mercier, dans son
Tableau de Paris, constate que les hôtels somptueux de Paris ont un tout
autre caractère que les riches hôtels de Bordeaux, de Nantes ou de Lyon.
Ceux-ci, cossus, mais sévères encore, sont des hôtels de négoce et
d'industrie. Ceux de Paris sont des hôtels de finance. Tous ces financiers,
tous ces grands capitalistes, concessionnaires du commerce des Indes ou de la
Caisse d'Escompte, étaient partagés évidemment entre deux désirs
contradictoires : prolonger un régime où ils prospéraient grâce à de fructueux
monopoles mais prendre des précautions contre l'arbitraire d'un pouvoir
absolu, d'une bureaucratie capricieuse et irresponsable qui brusquement
supprimait des entreprises où de grands capitaux étaient engagés. La
Caisse d'Escompte, qui jouait déjà par la négociation des effets de commerce
un rôle analogue à la Banque de France d'aujourd'hui, avait été plusieurs
fois abolie et rétablie, mais toujours pillée par les contrôleurs des
finances qui, dans les moments de crise du Trésor Royal, lui empruntaient de
vive force son encaisse. Ainsi même pour les privilégiés, même pour les
grands concessionnaires et monopoleurs d'ancien régime, l'incompatibilité de
l'arbitraire bureaucratique et du désordre royal avec le capitalisme qui a
besoin d'une comptabilité exacte et de garanties certaines se faisait
cruellement sentir... Telle est la force intense des intérêts économiques et
de l'esprit de classe conforme à ces intérêts que l'ancien régime était
condamné même par cette haute bourgeoisie dorée dont il avait si largement
fait les affaires. Au-dessous
de cette haute bourgeoisie capitaliste et banquière se place le grand peuple
bourgeois des rentiers ; ou pour parler plus exactement, des créanciers de
l'Etat. En
1789, dans le tableau communiqué par Necker à la Constituante, la dette
publique s'élève au chiffre de 4 milliards 467 millions. Sur ce chiffre les
tontines et rentes viagères représentent 1.050.000 millions, et les rentes
perpétuelles onze cent vingt millions. Mais quelles que fussent l'origine et
la forme de cette dette, elle était représentée par des billets, par des
titres. On voit quelle énorme place les créanciers sur le Trésor public
tenaient dès lors dans la vie de la France. Une somme de 250 millions était
consacrée tous les ans au service des intérêts. Ainsi, dès 1789, la
caractéristique essentielle du budget bourgeois apparaît dans les derniers
budgets de la monarchie. Une moitié des ressources ordinaires du budget est
absorbée par le service de la dette. Le capital de la dette atteignait quatre
milliards et demi, ou presque le double de la valeur assignée aux biens de
l'Eglise par le rapport de Chasset à la Constituante. L'intérêt annuellement
servi représente le dixième du produit net total de la terre de France. Il
est aisé de comprendre combien les créanciers de l'Etat étaient une force
sociale ; par eux, la bourgeoisie était maîtresse financièrement de l'Etat
moderne, avant de s'en emparer politiquement. Il n'y avait pas de régime qui
pût résister à un soulèvement des créanciers : or, la bourgeoisie créancière
de la monarchie d'ancien régime ne se sentait plus en sûreté avec celle-ci.
Elle avait toujours à craindre une banqueroute totale ou partielle décrétée
par la volonté d'un seul homme : et son inquiétude croissait avec le montant
même de la dette. Rivarol a écrit : la Révolution a été faite par les
rentiers ; et il est bien certain que si beaucoup de bourgeois ont réclamé un
ordre nouveau, c'est pour mettre la dette publique sous la garantie de la
nation plus solide que celle du roi. Il est
impossible d'évaluer même approximativement le nombre des porteurs de titres
publics à la veille de la Révolution. Necker, dans son rapport aux Etats
généraux dit que la plupart des titres sont au porteur et dispersés en
catégories innombrables ; il propose de les bloquer plus tard en titres
nominatifs. L'absence de ce travail nous interdit même une évaluation
approximative. Mais les porteurs devaient être nombreux, et ils constituaient
une force d'autant plus active qu'ils étaient presque tous concentrés à
Paris. A priori cela parait très vraisemblable ; car le crédit public était
encore trop récent — il n'avait pris quelque extension que depuis un siècle —
pour s'être propagé jusqu'au fond des provinces. On sait que la vie de
l'ancienne France était infiniment plus lente que la nôtre, et il fallait un
très long temps pour qu'une institution aussi hardie que le crédit public se
propageât. D'ailleurs,
c'est à l'achat de la terre exclusivement que les paysans consacraient leurs
épargnes ; et dans les grandes villes manufacturières ou marchandes la
croissance des entreprises absorbait les capitaux disponibles. Enfin, avec
les perpétuelles vicissitudes et les risques perpétuels de ces fonds d'Etat,
il fallait que le détenteur fùt en quelque sorte sur place pour surveiller sa
créance. Les combinaisons du trésor royal étaient incessantes, il négociait
pour ainsi dire constamment avec ses créanciers ; il fallait être à la source
des opérations et des nouvelles. Les rapports du Trésor et de ses créanciers
se sont non seulement assurés, mais simplifiés depuis la Révolution, et « la
présence réelle » du porteur de titres est beaucoup moins nécessaire. La vie
d'un rentier d'ancien régime avec les perpétuelles surprises des réductions
de l'intérêt, des remboursements forcés, des diverses mutations de valeur,
était extrêmement animée. C'est dans une galerie de bois de la rue Vivienne,
que se trouvait la Bourse d'alors : et les nouvellistes, que raillèrent si
souvent les écrivains du XVIIe et XVIIIe siècle devaient être ou des
boursiers ou des rentiers à l'affût des événements. Tout le
mécanisme financier qui permet aujourd'hui de négocier à distance les valeurs
d'Etat n'existait pas ou à peine, sauf avec les grandes places comme
Amsterdam, Genève et Hambourg. Paris était donc nécessairement la ville par
excellence des créanciers d'Etat, la capitale de la rente. Des
observateurs contemporains le constatent expressément. L'ambassadeur vénitien
écrit à son gouvernement, dès les premières semaines de la Révolution, que
des bruits de banqueroute ont exaspéré les rentiers presque tous domiciliés à
Paris. Necker, dans son tableau de l'administration des finances, écrit :
Paris, séjour principal des rentiers. Il faut bien savoir cela pour
comprendre le caractère de la Révolution et aussi la physionomie sociale du
Paris révolutionnaire. Le rentier n'était pas alors pour l'artisan, pour
l'ouvrier, ce qu'il est aujourd'hui pour le prolétaire socialiste : le
symbole du parasitisme capitaliste. Il était un « opposant ». Il avait porté
son épargne au roi dans les grandes nécessités publiques, et les rois, les
nobles, les prêtres, par prodigalité folle ou par incurie, menaçaient de ne
pas le rembourser. Le rentier était donc d'instinct l'ennemi de l'arbitraire,
et le peuple des faubourgs soulevé contre l'ancien régime trouvait un allié
et un chef dans ces bourgeois, créanciers du roi, qui avaient besoin d'un
ordre- nouveau pour assurer leur propre existence. C'est
ainsi que même aux mouvements d'émeute des banquiers cossus seront mêlés. En
tous cas la classe bourgeoise, avec cette créance énorme sur le Trésor Royal
était destinée nécessairement à devenir le premier pouvoir politique de
l'Etat. Et comme la nation ne pourra lui rembourser sa dette ou lui assurer
le service des intérêts qu'en s'emparant des biens du clergé, il y a un
antagonisme économique irréductible entre l'intérêt financier de la
bourgeoisie créancière et la puissance territoriale de l'Eglise. Ce sera un
des plus vigoureux ressorts de la Révolution. De même que, selon Marx, le placement en fonds d'Etat a été pour la bourgeoisie un des premiers moyens de développement capitaliste, cette créance d'Etat est un des premiers moyens de développement politique. |