Deux
grandes forces, à la fin du XVIIIe siècle, deux forces révolutionnaires ont
passionné les esprits et les choses et multiplié par un coefficient
formidable l'intensité des événements, Voici ces deux forces : D'une
part la nation française était arrivée à la maturité intellectuelle. D'autre
part la bourgeoisie française était arrivée à la maturité sociale. La pensée
française avait pris conscience de sa grandeur et elle voulait appliquer à la
réalité tout entière, à la société comme à la nature, ses méthodes d'analyse
et de déduction. La bourgeoisie française avait pris conscience de sa force,
de sa richesse, de son droit, de ses chances presque indéfinies de
développement : en un mot, la bourgeoisie parvenait à la conscience de
classe, pendant que la pensée parvenait à la conscience de l'univers. Là sont
les deux sources ardentes, les deux sources de feu de la Révolution. C'est
par là qu'elle fut possible et qu'elle fut éblouissante. M.
Taine a interprété de la façon la plus fausse, et j'ose dire la plus
enfantine, l'action de la pensée française, de ce qu'il appelle l'esprit
classique, sur la Révolution. Selon lui, la Révolution a été tout abstraite.
Elle a été conduite aux pires erreurs systématiques et aux pires excès par
des idées générales et vagues, par des concepts à peu près vides d'égalité,
d'humanité, de droit, de souveraineté populaire, de progrès. Et c'est la
culture classique qui a ôté à l'esprit français le sens de la réalité aiguë
et complexe ; c'est elle qui a habitué les Français du xviii° siècle aux
généralisations nobles, mais vaines. Ainsi
les révolutionnaires étaient incapables de se figurer exactement la vivante
diversité des conditions et des hommes. Ils étaient incapables de se
représenter les passions, les instincts, les préjugés, les ignorances, les
habitudes des vingt-sept millions d'hommes que soudain ils avaient à
gouverner. Ils étaient donc condamnés à bouleverser témérairement la vie
sociale et les existences individuelles sous prétexte de les réformer.
L'étroite idéologie classique appliquée à la conduite des sociétés, voilà,
selon Taine, ce qui a précipité la Révolution dans l'utopie„ l'aventure et la
violence. M. Taine reprend contre la Révolution la sentence déjà portée par
Napoléon Ier : « C'est une œuvre d'idéologues. » Mais, plus que Napoléon Ier,
il en méconnaît la grandeur et la puissance. Et sa condamnation porte plus
loin ; ce n'est pas seulement l'« idéologie révolutionnaire » qu'il dénonce :
c'est, si l'on peut dire, l'idéologie nationale et le fond même de l'esprit
français. Or, M.
Taine s'est lourdement trompé. Il n'a vu ni ce qu'était l'esprit classique,
ni ce qu'était la Révolution ; c'est lui qui a substitué à la connaissance
exacte et à la vision claire des faits une scholastique futile et une
idéologie réactionnaire. Bien
loin d'avoir été abstraite et vaine, la Révolution française a été la plus
substantielle, la plus pratique, la plus équilibrée des révolutions qu'a vues
jusqu'ici l'histoire. Avant peu nous le constaterons. Les
hommes de la Révolution avaient une connaissance profonde de la réalité, une
entente merveilleuse des difficultés complexes où ils étaient jetés. Jamais
programme d'action ne fut plus étendu, plus précis et plus sensé que celui
qui est contenu dans les cahiers des Etats généraux ; jamais programme ne fut
réalisé plus pleinement et par des moyens plus appropriés et plus décisifs.
Comme nous le verrons, la Révolution française a pleinement abouti : elle a
accompli ou elle a ébauché tout ce que permettait l'état social, tout ce que
commandaient les besoins nouveaux, et depuis un siècle rien n'a réussi en
Europe et dans le monde que ce qui a été fait dans le sens marqué par la
Révolution. C'est
du côté de la contre-Révolution qu'a toujours été l'utopie, la violence
insensée et stérile. Même les agitations de la Révolution ont un sens, et
jusque sous la phraséologie révolutionnaire se cachaient les conflits les
plus substantiels, les intérêts les plus précis. Il n'y a pas un groupement,
il n'y a pas une secte de la Révolution qui ne réponde à une parcelle de la
vie sociale. Il n'y a pas eu une phrase, même la plus vaine en apparence, qui
n'ait été dictée par la réalité et qui ne porte témoignage de la nécessité
historique. Et si M. Taine, dont l'œuvre révèle des ignorances presque
incroyables, s'est aussi grossièrement mépris sur la Révolution, que devient
sa théorie sur l'esprit classique et sur le vertige de l'abstraction ? Mais
ici encore il s'est trompé à fond. D'abord il a opposé à faux, par
l'abstraction la plus arbitraire, la science et ce qu'il appelle l'esprit
classique. De la science, telle qu'elle s'est développée an XVIIe et au
XVIIIe siècles, il a fait un magnifique éloge. Elle a
révélé à l'homme la structure de l'univers, son immensité, la loi des mondes
qui s'y meuvent et s'y enchaînent. Elle lui a enseigné ce qu'était la terre,
quelle en était la place, la forme, la dimension, quel en était le mouvement,
quelle en était l'origine probable. Elle a
commencé, sous les yeux de l'homme, le classement des formes innombrables de
la vie et elle a appris à l'homme lui-même, orgueilleusement isolé jusqu'ici,
qu'il faisait partie de la longue série des êtres, qu'il était un bourgeon,
le plus haut, de l'arbre immense de la vie. Elle a essayé d'analyser les
sociétés humaines, de surprendre le secret de la vie sociale, et elle a tenté
de décomposer les phénomènes économiques, les idées de richesse, de rente, de
valeur, de production. Bref,
du mouvement lointain de l'astre, à peine perceptible dans le ciel profond,
au battement des nouveaux métiers dans les manufactures, la science a essayé
de tout comprendre et de tout développer en un ordre continu qui fût celui de
la nature elle-même. Voilà ce qu'ont fait les savants du XVIIe et du XVIIIe
siècles et cette éducation de l'esprit public par la science eût été
admirable si, selon Taine, l'esprit classique n'avait habitué les Français à
ne retenir de la réalité immense que quelques idées générales et sommaires,
toutes prêtes aux combinaisons légères de la conversation ou aux combinaisons
redoutables de l'utopie.. La
science solide et droite s'est d'abord comme volatilisée dans les salons,
puis déformée dans les assemblées et dans les clubs. De là les vanités et les
égarements de la Révolution. Mais,
par quelle anatomie décevante M. Taine a-t-il pu séparer la science moderne
de l'esprit classique ? Ce sont deux forces liées et même confondues. L'esprit
classique consiste à analyser chaque idée, chaque fait en ses éléments
essentiels, à éliminer ce qui est superficiel ou fortuit, et à disposer
ensuite tous les éléments nécessaires dans l'ordre le plus naturel, le plus
logique et le plus clair. Or, cette méthode, cette habitude de simplification
et d'enchaînement était nécessaire à l'esprit humain pour aborder la
complexité infinie de la nature et de la vie, pour entreprendre la conquête
scientifique de l'univers. Qu'on
se figure l'esprit de l'homme sortant pour la première fois de la cosmogonie
toute faite, de l'astronomie toute faite, de la physique toute faite, de
l'histoire, de la morale, de la religion toutes faites, que le moyen âge lui
avait léguées. Que
fera-t-il et comment pourra-t-il, sans vertige et sans éblouissement,
s'aventurer dans la réalité déconcertante et illimitée ? Cherchera-t-il,
comme au temps de la Renaissance, le mot de l'univers dans les livres de la
sagesse antique ? Mais non : l'humanité latine et grecque a entrevu à peine
une part de la réalité. Le XVIe
siècle a pu s'enivrer du généreux esprit des temps anciens et se libérer
ainsi de l'ascétisme intellectuel du moyen âge. Mais cette ivresse de lecture
et d'érudition ne laisse dans la tête humaine que des fumées et il faut
regarder en face, d'un esprit ferme et droit, la réalité immense et
enchevêtrée. Secouons
donc le fardeau de l'érudition et rompons la chaîne des traditions. Que
l'esprit humain, se recueille et s'isole pour interroger l'univers sans
intermédiaire. Mais se laissera-t-il tenter au charme étrange du rêve ?
Essaiera-t-il, comme Hamlet, de pénétrer le mystère du monde par de muets
pressentiments, et de deviner, comme un songe lucide, « ces secrets du ciel
et de la terre qui ont échappé à toute philosophie » ? Piège et folie, ce
n'est point par le rêve, c'est par l'expérience et la 'raison, par
l'observation et la déduction, que l'homme maîtrisera l'univers. Mais quoi !
et s'il faut aborder ainsi les choses et les êtres, comment ne pas se perdre
dans le détail innombrable et fuyant ? C'est la méthode qui nous sauvera. En tout
ordre de questions, en tout ordre de faits, il faudra tenter de dégager
l'idée la plus générale ; il faudra chercher le concept le plus large et le
plus simple sous lequel nous pourrons grouper le plus possible d'êtres et
d'objets, et nous essaierons de proche en proche d'élargir sur le monde notre
filet. Voilà
la méthode d'invention et de pénétration de la science : et elle se confond
avec la méthode d'expression et de démonstration de la pensée classique. Je
cherche en vain comment on pourrait les dissocier, et c'est par un jeu
d'esprit enfantin, c'est par une de ces distinctions factices, où se
complaisait sa pensée toute verbale, que Taine a pu les opposer l'une à
l'autre. C'est
selon cette méthode que Newton par une abstraction sublime a rapproché la
chute des corps à la surface de notre planète, de la chute des astres
gravitant les uns vers les autres. C'est selon cette méthode que Linné a
classé, en prenant pour caractère fondamental l'organe sexuel, l'infinie
variété des plantes. C'est selon cette méthode que Haüy a étudié les cristaux
en les ordonnant d'après leurs formes géométriques. C'est selon cette méthode
que Buffon et Laplace ont ramené tous les astres au type premier de la
nébuleuse et déduit le soleil et les planètes d'une même masse de vapeurs
lentement condensée et différenciée. C'est selon cette méthode d'abstraction
nécessaire et de généralisation que Montesquieu a ramené à quatre types
principaux l'infinie variété des gouvernements humains. C'est selon cette
méthode qu'Adam Smith a pu étudier l'innombrable diversité des phénomènes
économiques, réduits par lui à quelques catégories fondamentales. Toujours
et partout, sous la diversité infinie et accablante des faits particuliers,
la science perçoit et dégage, par une opération hardie, quelques grands
caractères décisifs et profonds ; et c'est le contenu de cette idée claire et
relativement simple qu'elle éprouve et développe en tout sens, par
l'observation, par le calcul, par la comparaison incessante des prolongements
du fait et des prolongements de l'idée. Mais
c'est selon la même méthode que l'esprit classique construit ses œuvres.
C’est ainsi que Descartes, avec les deux idées de la pensée et de l'étendue,
a développé tout le monde matériel et tout le monde moral. C'est ainsi que
Pascal, creusant au plus profond de la nature humaine, a mis à nu notre
bassesse et notre grandeur et de Bette seule idée commentée par l'idée de la
chute a déduit tout le christianisme. Ainsi nos grands créateurs tragiques ou
comiques bâtissaient sur un thème large et simple leur œuvre vivante. Ainsi
encore, avec les deux idées de nature et de raison l'Encyclopédie ébranlait
tous les systèmes d'erreur. Ainsi enfin, dans la seule affirmation des droits
de l'homme et du citoyen, la Révolution résumait avec une merveilleuse
puissance, les aspirations nouvelles des consciences agrandies et les
garanties positives réclamées par les intérêts nouveaux. Elle
aussi, comme la grande science à laquelle M. Taine l'oppose en vain, elle a
trouvé une idée dominante et vaste qui lui permet d'exprimer toute une
période de la vie sociale et de coordonner des forces sans nombre : En tout
cas, M. Taine ne peut condamner l'esprit classique et l'esprit de la
Révolution sans condamner la science elle-même : et c'est seulement par une
inconséquence qu'il a échappé à l'extrême réaction catholique : il s'est
arrêté à mi-chemin. Ah ! il
eût été commode à l'absolutisme religieux, monarchique, féodal, que le XVIIIe
siècle se bornât à de lentes monographies enfouies en des archives de
bénédictins, ou à de patientes recherches d'érudition sur le passé. Il eût
été commode à toutes les tyrannies, à tous les privilèges que la pensée
française continuât à se jouer, comme au XVIe siècle, en de magnifiques
débauches de mots et noyât sa révolte dans le large flot incertain et trouble
de la prose rabelaisienne. Il eût été commode aux prêtres, aux moines, aux
nobles, que le XVIIIe siècle, devançant le romantisme, s'attardât à décrire
minutieusement, avec le plus riche vocabulaire, le vieux portail d'une
vieille église ou la vieille tour d'un vieux château ! Mais la
pensée classique avait autre chose à faire. Elle notait avec précision et
colère toutes les superstitions, toutes les tyrannies, tous les privilèges
qui s'opposaient au libre essor de la pensée, à l'expansion du travail, à la
dignité de la personne. Elle
avait besoin, pour ce combat, d'une langue rapide, sobre et forte : elle
rejetait les surcharges de sensation, les curiosités verbales, le pittoresque
systématique que M. Taine voudrait lui imposer : alerte, passionnée, elle
lançait en tout sens des traits de lumière et elle dénonçait toutes les
institutions présentes comme contraires à la nature et à la raison. Comment
aurait-elle brisé ce vieux monde suranné et bigarré, si elle n'avait pas fait
appel à de hautes idées simples ? Est-ce en discutant, comme un procédurier
de village, chacun des droits féodaux, chacune des prétentions
ecclésiastiques, chacun des actes royaux que la pensée classique pouvait
arracher la France à toutes les servitudes et à toutes les routines ? Il
fallait un effort d'ensemble ; il fallait une haute lumière, un ardent appel
à l'humanité, à la nature, à la raison. Mais ce
culte nécessaire des idées générales n'excluait nullement, dans la pensée
classique, la connaissance exacte et profonde des faits, la curiosité du
détail. Et là est la seconde erreur de M. Taine. Il n'a pas vu tout ce
qu'enveloppait de richesses, de faits et de sensations la belle forme
classique. Je n'ai
pas le temps de discuter le jugement superficiel qu'il porte sur la
littérature du XVIIe siècle : mais comment contester l'immense effort du
XVIIIe siècle pour se documenter ? Dans l'ordre historique et social, c'est
le siècle des mémoires. Et dans l'ordre économique et technique, que
d'études, que d'efforts ! L'Académie des sciences a publié un magnifique
recueil de tous les procédés industriels et des inventions nouvelles. Sur la
question du blé, des subsistances, les mémoires et les livres abondent,
précis, minutieux, soutenus de statistiques et de chiffres. Les économistes
ne se bornent pas à formuler leurs théories générales. Dans leur recueil des
Ephémérides, ils notent au jour le jour les variations des prix, les
approvisionnements, l'état du marché. Sur le régime féodal, sur les moyens
pratiques et pacifiques d'abolir les droits féodaux par un système de rachat,
les livres et les opuscules se multiplient. Dans le dernier tiers du siècle,
les sociétés royales d'agriculture publient les mémoires les plus
substantiels. Les inspecteurs des manufactures adressent au gouvernement des
rapports que l'Office moderne du travail ne désavouerait pas, et nous
emprunterons bientôt à ceux de Roland de la Platière, rédigés cinq ans avant
la Révolution, les documents les plus précieux et les plus minutieux sur
l'état de l'industrie, la forme de la production et la condition des
salariés. Jamais
siècle ne fut plus attentif que le XVIIIe au détail de la vie, -au jeu exact
de tous les mécanismes sociaux : et jamais Révolution ne fut préparée par une
étude plus sérieuse, par une documentation plus riche. Mirabeau s'écriait un
jour à la Constituante Maintenant nous n'avons plus le temps de travailler,
d'étudier ; heureusement nous avions « des avances d'idées ». Oui, avances
d'idées et avances de faits. Jamais têtes pensantes ne furent mieux
approvisionnées, et M. Taine, qui semble ignorer cet immense travail de
documentation du XVIIIe siècle, se moque de nous quand il réduit l'esprit
classique à l'art d'ordonner noblement de pauvres idées abstraites. Mais toute cette vaste information et toute cette philosophie généreuse du XVIIIe siècle auraient été vaines s'il n'y avait eu une nouvelle classe sociale intéressée à un grand changement et capable de le produire. |