Comment,
avec cette incohérence ou cette duplicité du pouvoir royal, la Révolution
a-t-elle pu s'accomplir ? Quelle en a été l'occasion ? Quel en a été le moyen
? L'occasion de la Révolution a été le déficit intolérable du budget. Depuis
un demi-siècle, la royauté était sans cesse menacée par l'état de ses
finances. Elle avait presque constamment un budget en déficit. La guerre (le
la Succession d'Autriche, la guerre de Sept ans, la guerre d'Amérique avaient
ajouté de perpétuelles dépenses extraordinaires aux charges ordinaires
croissantes d'un Etat centralisé et d'une Cour gaspilleuse. La monarchie
s'était soutenue par des expédients, par des emprunts, par des ventes
multipliées d'offices de tout ordre, par (les anticipations, c'est-à-dire par
des emprunts faits aux fermiers généraux sur les rentrées des impôts des
années suivantes. Mais,
en 1789, tous ces expédients épuisés, la royauté était à bout et il fallut
bien faire appel à la nation, convoquer les Etats généraux. A vrai dire, s'il
n'y avait eu toute une atmosphère de Révolution, il pouvait être paré au
déficit sans une rénovation de la société. Plus d'une fois déjà dans le cours
de notre histoire, les Etats généraux avaient aidé les rois dans des
nécessités extraordinaires et s'étaient séparés sans toucher au système
social, après avoir simplement assuré l'équilibre des finances royales. En 1789
le mal financier était trop profond, trop chronique, pour qu'on pût le guérir
sans toucher aux privilèges d'impôt de la noblesse et du clergé. Mais si la
nation n'avait eu d'autre objet que l'équilibre budgétaire, son intervention
aurait pu être très limitée. Quand
Necker soumit aux Etats généraux, le 5 mai 1789, l'état des finances, il
avoua un déficit de 56 millions de livres. C'était l'écart entre les recettes
et les dépenses, mais là n'était pas toute la gravité de la situation. Le
déficit étant un mal déjà envieilli, le Trésor au mois de mai 1789 avait
dévoré d'avance, sous forme d'anticipations, 90 millions des recettes de 1790
et 172 millions à valoir sur les huit derniers mois de 1789. Mais, malgré
tout, la situation financière en elle-même n'était pas irréparable. Il
suffisait de demander aux deux ordres privilégiés qui jusque-là ne payaient
presque rien, une contribution annuelle de 80 millions, et d'obtenir du
clergé qu'il aliénât environ 500 millions de ses vastes domaines pour
rembourser les anticipations et rendre au Trésor royal une activité normale. C'est
le plan que dès les premières réunions des Etats généraux recommandaient les
ultra-modérés. C'est en particulier le plan élaboré par Malouet et qu'il
s'épuisait à faire accepter à la fois par le côté droit et par les
révolutionnaires du côté gauche. En soi, ce plan n'était pas impraticable. Il
semblait qu'il pût être accepté par les privilégiés dont il laissait
subsister la prépondérance sociale. Quant à la bourgeoisie, le rétablissement
de l'équilibre financier garantissait les créanciers de l'Etat, tous les
rentiers qui possédaient des titres dans l'énorme dette de quatre milliards
et demi contractée par la monarchie, contre la banqueroute totale ou
partielle. Si donc le plan des ultra-modérés, de ceux qu'on peut appeler les
révolutionnaires conservateurs avait abouti, c'est à une assez modeste
opération de finances et comme à un redressement de comptabilité monarchique
que se serait limitée la Révolution. D'où
vient qu'elle a d'un si prodigieux élan dépassé ce programme étroit ? D'où
vient qu'elle a été emportée si puissamment au-delà de la simple question
budgétaire qu'elle avait d'abord à résoudre ? Voilà
des Etats généraux convoqués par la monarchie pour ramener l'ordre dans les
finances, et il semble, à ne regarder que les chiffres, qu'un assez modeste
effort y suffirait, sans qu'aucune des bases de la société féodale,
nobiliaire, catholique et monarchique soit ébranlée. Et ces mêmes Etats
généraux vont déchaîner un mouvement presque incalculable et qui ébranlera le
monde, ils vont entrer en lutte avec la noblesse et le clergé, abaisser
d'abord et frapper ensuite la monarchie elle-même, élever au-dessus des
privilèges et des pouvoirs du passé l'affirmation glorieuse et orageuse des
droits de l'homme et du citoyen, ouvrir à la démocratie les grandes routes de
l'histoire, assurer la toute-puissance de la classe bourgeoise et préparer
l'avènement du prolétariat. Quelle disproportion entre les besoins financiers
de la monarchie et le magnifique ébranlement révolutionnaire, et d'où vient
que d'une crise budgétaire en apparence assez limitée sorte une crise sociale
et humaine aussi grandiose ? Comment la nuée qui n'assombrissait d'abord
qu'un pan du ciel a-t-elle grandi soudain et envahi tout l'horizon,
foudroyant les monts et les chênes, les hauts clochers des églises et les
tours des châteaux, éveillant de ses grondements et de ses lueurs les peuples
appesantis, et couvrant de ses éclairs multipliés tout un siècle d'histoire
orageuse ? Ce
n'est certes pas la résistance stupide des privilégiés qui suffit à expliquer
ce mouvement énorme, ce grossissement soudain. Oui, ils ont manqué de
décision et de clairvoyance en n'offrant pas d'emblée les sacrifices
pécuniaires qui auraient rétabli le budget de la monarchie. Mais il
faut bien le dire : ils sentaient très bien que par les concessions
financières ils ne désarmeraient pas le Révolution naissante : dès les
premiers jours elle voulait autre chose, et une fermentation étrange était en
son âme : une lueur de rêve et d'audace était en ses yeux. Encore
une fois, d'où venait cette effervescence extraordinaire et quelle force
nouvelle émanant de la terre soulevait les esprits ? Ce n'est pas non plus la
souffrance des paysans taxés par les droits féodaux ou dépouillés par le fisc
qui créait ce déchaînement inconnu. Après
tout, si humiliés, si accablés qu'ils fussent, ils avaient bien des fois, au
cours de l'histoire monarchique, souffert plus cruellement encore : et durant
les terribles famines du règne de Louis XIV ils avaient eu à peine la force
d'essayer quelques courtes émeutes et de jeter de loin quelques pierres
impuissantes ; puis les squelettes des pendus s'étaient desséchés aux
branches des chênes, oubliés, raillés peut-être des paysans en haillons qui
passaient le long du chemin. L'instinct de révolte paysanne avec ses brusques
et courtes détentes ne suffit pas à soulever un monde. D'où
vient donc que cette fois, comme si un fluide magnétique avait soudain
traversé leurs chaînes et électrisé leur âme, les paysans se dressaient en
une sublime commotion ? Et d'où vient aussi qu'après quelques tâtonnements et
quelques compromis, la Révolution n'a pas tourné court ? où les Etats
généraux ont-ils trouvé la force de durer et de vouloir ? Après
tout, l'aventure pouvait très bien se dénouer par quelque arrangement bâtard,
par quelques sacrifices provisoires des privilégiés, et par un peu de
banqueroute. Soumises à ce régime d'arbitraire, d'irrégularité, de désordre,
les nations qui ont de grandes 'réserves vitales ne meurent pas en un jour ni
en un siècle ; et la France pouvait descendre lentement au rang d'une Espagne
sans que de trop violents soubresauts d'agonie avertissent la royauté et les
peuples. Quel est le merveilleux aiguillon qui l'a sauvée de cette abdication paresseuse et quelle puissance de vie a soudain tout dramatisé, les événements et les hommes ? |