HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE PREMIER. — CAUSES DE LA RÉVOLUTION

 

L'ÉGLISE.

 

 

Ils se soulèveront aussi contre la puissance absolue de l'Église. Celle-ci au XVIIIe siècle avait un énorme pouvoir politique et une énorme richesse territoriale. Sans doute, elle était soumise à l'autorité royale ; la déclaration du clergé de 1682 avait affirmé les libertés de l'Église gallicane et limité le pouvoir de la Papauté sur les affaires ecclésiastiques de France. Or, ce que perdait la Papauté dans le gouvernement de l'Église de France était gagné par le Roi, c'est-à-dire en un sens, par la France elle-même. Ce n'est qu'au /me siècle que l'action ultramontaine s'affirmera pleinement dans notre pays. Mais elle était déjà grande au xviii' siècle. En somme, les jésuites avaient fini par avoir raison de Port-Royal et en avaient dispersé les cendres.

Dans la longue lutte entre le Parlement janséniste et les jésuites, à laquelle donna lieu la bulle Unigenitus, la plupart des prélats et des prêtres se rangèrent du côté de Rome, et les plus hardis opposants furent réduits à équivoquer et à biaiser. Même après l'expulsion des jésuites en 1765, ceux-ci continuèrent à prêcher avec une sorte de bravade et j'ai eu en main des manuels de théologie du XVIIe et du XVIIIe siècles destinés à l'enseignement du clergé et qui affirment que le Pape est supérieur même au Concile universel et qu'il est infaillible par sa propre vertu sans le concours de l'Église assemblée.

Il ne faut donc pas exagérer le gallicanisme de l'ancien régime ; l'esprit ultramontain y était déjà très puissant ; et, même sans les orages de la Révolution qui rapprochèrent du Pape les prêtres de France, l'ultramontanisme, par l'évolution nécessaire du principe catholique, serait devenu la loi de l'Église de France comme de toutes les autres. En tous cas, ultramontaine ou gallicane ou mêlée d'ultramontanisme et de gallicanisme, l'Église de France au m'ut' siècle était horriblement oppressive. Elle a persécuté les protestants ; elle a menacé et persécuté les savants et les philosophes, et il est rare qu'elle n'ait pu obtenir le concours du bras séculier. De là, la révolte des esprits libres.

La pensée humaine, depuis plus d'un siècle, s'appliquait à comprendre l'univers et la société. Elle ne pouvait admettre l'intervention tyrannique du clergé ; elle ne pouvait permettre à l'Église d'enfermer dans la conception de la Bible ou dans la scholastique du moyen âge l'univers mouvant et illimité où se déployait la mathématique du monde et la liberté méthodique de l'esprit.

Dans cette lutte pour la pensée libre, la bourgeoisie était l'alliée des philosophes, car, pour son développement économique, pour le progrès de l'industrie, elle avait besoin du secours de la science et du mouvement intellectuel. Voltaire, grand remueur d'idées et grand brasseur d'affaires, était le symbole complet de la bourgeoisie nouvelle. L'immobilité de la vie économique du moyen âge était liée à l'immobilité de la vie dogmatique : pour que la production moderne prît tout son essor, brisât toutes les routines et toutes les barrières, il fallait aussi que la pensée moderne eût toute sa liberté.

L'intolérante Église catholique était donc l'ennemie irréductible du monde moderne. Maîtresse absolue, elle' aurait tari à la fois la source de la pensée et la source de la richesse. Aussi devaient se soulever contre elle toutes les forces de la bourgeoisie nouvelle, tous les appétits de richesse et tous les appétits de savoir.

Elle pesait aussi lourdement sur le travail que sur l'esprit. Le clergé était constitué à l'état d'ordre privilégié. Comment aurait-on osé soumettre à l'impôt cette Église qui ne possédait « que pour la gloire de Dieu et le bien des pauvres » ? Comment aurait-on osé soumettre à la loi roturière de l'impôt les évêques, archevêques et abbés, qui sortaient des plus nobles familles et portaient sous le vêtement du prêtre l'orgueil du gentilhomme ? Comme théocratie et comme aristocratie, l'Église échappait doublement aux charges qui pesaient sur le peuple. Elle était officiellement, depuis l'édit de 1695, « le premier ordre de l'État » et le clergé était exempt de la taille et de la plupart des impôts. Ses propriétés immenses n'étaient point grevées par l'impôt foncier. Et il pouvait vendre le vin de ses vignobles sans payer les droits d'aide, sans avoir même la visite des jaugeurs, courtiers de la régie générale.

Il ne contribuait guère aux dépenses de l'État que pour une somme d'environ 12 millions par année. Le clergé des provinces les plus récemment conquises, ce qu'on appelait le clergé étranger, celui de la Flandre, du Hainaut, de l'Artois, du Cambrésis, de la Franche-Comté, du Roussillon, versait une contribution forcée d'environ un million par an. Le clergé de la plus vieille France votait au contraire un subside bénévole qui s'élevait à environ dix millions par année. C'est dans ses assemblées générales qui se réunissaient tous les cinq ans que le clergé votait les fonds consentis par lui et réglait l'administration générale de ses domaines. Et ce médiocre subside de douze millions n'était encore qu'un simulacre. Le roi les rendait immédiatement au clergé pour lui permettre de rembourser les emprunts contractés par lui au profit du roi.

Aux heures de crise nationale, quand la royauté sollicitait du clergé une avance, celui-ci se gardait bien de la constituer avec ses ressources disponibles. C'eût été publier sa richesse. Il se disait pauvre et il recourait à l'emprunt. Le Roi s'engageait à rembourser les créanciers par l'intermédiaire du clergé. Evidemment c'était là pure tactique ; car l’Église avait des disponibilités considérables. Je relève dans les Cahiers du clergé d'Alsace un article où celui-ci demande que les communautés de mainmorte soient autorisées à prêter de l'argent aux cultivateurs. C'est, dit le Cahier, pour éteindre l'usure des Juifs. C'est aussi, certainement, pour ajouter à la puissance terrienne de l'Église la puissance que lui donnerait ce rôle de créancier mêlé à toutes les affaires et à toutes les entreprises. En tout cas, cela atteste, à la veille même de la Révolution, des ressources mobilières qui auraient permis à l'Église de consentir des sacrifices directs au Trésor royal. Elle préférait simuler la détresse, recourir à l'emprunt, et ressaisir, pour le service de ces emprunts ; le faible subside qu'elle faisait semblant d'offrir au roi. Les rois de France étaient si habitués à ce désordre que peut-être préféraient-ils pouvoir emprunter ainsi aux moments difficiles, par l'intermédiaire de l'Église, comme aujourd'hui l'État bourgeois quand il est gêné emprunte par l'intermédiaire des compagnies de chemins de fer. Cette confusion du crédit ecclésiastique et du pouvoir royal contribuait à la dépendance de la royauté.

Au reste il y avait en bien des points pénétration et confusion de la puissance ecclésiastique et de la puissance royale et publique.

Non seulement la religion catholique était la base de l'État ; non seulement, le roi était sacré par l'Église ; mais c'est l'Église qui tenait seule registre des naissances, des mariages, des décès ; toute la vie civile était en ses mains, et ce n'est guère que par les statistiques très incertaines des premières communions que le roi connaissait les mouvements de la population de son royaume. En revanche le roi avait la nomination d'un très grand nombre d'abbés. Dans beaucoup d'abbayes, et des plus riches, l'abbé n'avait pas nécessairement charge d'âmes : la besogne cléricale était faite par un prieur résidant à l'abbaye, comme une sorte d'intendant de la messe, de la prière et de la mortification. L'abbé ne résidait pas, il se contentait, comme seigneur de ce domaine spirituel, de percevoir de très beaux revenus. Pur la feuille des bénéfices, la royauté disposait ainsi au profit de ses créatures d'une grande partie des revenus de l'Église. Mais cet apparent pouvoir était une chaîne de plus. Car la royauté, ainsi engagée profondément dans le système ecclésiastique et comme associée à l'immense parisitisme clérical n'aurait pu s'affranchir et passer à la France moderne sans un effort probablement surhumain de courage et de génie. Seuls pourront lutter contre l'Église les bourgeois et les paysans, marchant à la conquête de la liberté et du sol.

Quelle était l'étendue dû domaine de l'Église ? Il est assez malaisé de le savoir exactement. Paul Boiteau assure que la noblesse et le clergé possédaient les trois quarts de la terre de France. C'est évidemment excessif. Arthur Young, qui a regardé de très près l'état social de toutes les provinces, affirme que le nombre des petites propriétés, c'est-à-dire « des petites fermes appartenant à ceux qui les cultivent » est si grand qu'il doit comprendre un tiers du royaume.

Or, il est certain que, surtout depuis deux siècles, la bourgeoisie achetait beaucoup de terres. Les commerçants, enrichis dans le négoce, les manufacturiers enrichis par l'industrie acquéraient des domaines. J'ai déjà cité à ce sujet le témoignage décisif du marquis de Bouillé, et le marquis de Mirabeau, l'ami des hommes, parle à plusieurs reprises dans son œuvre de la dureté des nouveaux maîtres bourgeois pour leurs métayers.

Toute l'école de Quesnay et des physiocrates, que Marx a si bien appelée l'école du capitalisme agricole, n'a pas de sens s'il n'y a pas eu au XVIIIe siècle un mouvement marqué des capitaux bourgeois vers la terre. Au contraire l'édit de 1749, (lit de mainmorte, avait opposé de sérieux obstacles aux acquisitions, territoriales du clergé. Il obligeait celui-ci, quand il recevait un legs, à payer comme droit d'amortissement, le cinquième (le la valeur des fiefs, le sixième des biens de roture et des effets mobiliers. Et les donations pieuses étaient devenues très rares. Le droit d'amortissement ne rapportait plus à l'État, en 1784, que 200.000 livres. Ainsi pendant toute la deuxième partie du XVIIIe siècle l'envahissement territorial de l'Église avait été, sinon arrêté, au moins ralenti, et dans le même temps la bourgeoisie développait ses acquisitions.

Si l'on ajoute cette propriété bourgeoise à coup sûr importante, à la propriété paysanne indiquée par Young, il est certain que, c'est plus de la moitié du territoire qui était possédée par les bourgeois et les paysans. Au reste, en 1789, devant l'Assemblée Constituante, dans son discours du 24 septembre, Treilhard évalue à 4 milliards l'ensemble des biens ecclésiastiques. Or, comme les immeubles urbains qui avaient une haute valeur sont compris dans ce calcul, ce n'est guère à plus de trois milliards que Treilhard évalue le domaine agricole du clergé. Cette évaluation est peut-être incomplète, et à vrai dire la Constituante elle-même n'eut jamais un tableau certain des valeurs territoriales du clergé ; mais le chiffre de trois milliards représenterait à peine un quinzième du capital agricole de la France, tel qu'il résulte des calculs très méthodiques et très précis d'Arthur Young.

Il est donc impossible d'admettre que la noblesse et le clergé réunis possédaient les trois quarts de la France. Il est bien plus raisonnable de conjecturer qu'ils en possédaient au moins un tiers. S'il n'y avait eu qu'un quart de propriétés roturières bourgeoises ou paysannes, on se demande comment cette base si étroite aurait pu porter tout le poids des impôts.

Si les trois quarts des terres avaient été privilégiées et exemptées de l'impôt, l'infime minorité paysanne sur qui aurait pesé tout le fardeau n'aurait pas été seulement accablée ; elle aurait été anéantie. Et comment s'expliquer aussi le produit élevé de la dîme perçue par l'Église ? Où se serait trouvée la matière imposable ?

Lavoisier calcule que la dîme sur le blé seulement donnait 70 millions. Le Comité des finances de la Constituante évalue à 123 millions le produit annuel de la-dîme. Or, la noblesse ne payant qu'une catégorie spéciale de dîmes, les dîmes inféodées — et elles ne s'élevaient guère qu'à 10 millions —, c'est 113 millions que fournissaient tous les ans, par la dîme, les terres non privilégiées. Or, il est certain (et sur ce point les affirmations d'Arthur Young ne peuvent laisser aucun doute) que la dîme ne représentait pas le dixième de la récolte, mais seulement, dans l'ensemble, le vingt-cinquième ou le trentième. Donc ce produit de 113 millions représente, pour les terres non privilégiées, un produit agricole total (le 2 milliards et demi à 3 milliards : c'est-à-dire, plus de la moitié du produit agricole brut de toute la France.

Et, par cette voie encore, nous aboutissons à cette conclusion très vraisemblable que la noblesse et le clergé possédaient environ un gros tiers, peut-être la moitié de la terre de France. J'ajoute que si la puissance territoriale des ordres privilégiés s'était étendue au-delà de cette limite, elle aurait été si écrasante, si absorbante, qu'elle aurait rendu sans doute la Révolution impossible.

Pour qu'une Révolution éclate, il faut que les classes inférieures souffrent d'un terrible malaise ou d'une grande oppression. Mais il faut aussi qu'elles aient un commencement de force et par conséquent d'espoir. Or, tel était exactement l'état de la société française à la fin du XVIIIe siècle. La noblesse et le clergé détenant plus du tiers du territoire, affranchis de toute charge et de tout impôt, rejetant tout le fardeau sur le peuple des campagnes et la bourgeoisie austère des villes, accaparant toutes les ressources d'un budget alimenté par les plus pauvres, blessaient et endommageaient au plus haut degré la classe paysanne et la classe bourgeoise.

Mais, en même temps, il y avait assez de petites propriétés paysannes, il y avait aussi, malgré les rigueurs du fisc, assez d'épargnes cachées dans les campagnes, pour que tous les petits possédants ruraux eussent l'espoir de s'affranchir et même un jour d'acheter des lambeaux du grand domaine ecclésiastique.

Et la bourgeoisie, exaltée par deux siècles de puissance industrielle, commerciale et financière, avait pénétré assez, par des achats, dans le monde rural, pour se sentir en état de lutter contre là noblesse et l'Église, même dans l'ordre agricole. Elle se sentait de force à couvrir, si je puis dire, toute la surface de la société.

Il y avait donc des ressources profondes de Révolution : et si la royauté, si le haut pouvoir séculaire et encore respecté avait pu prendre la direction de ces forces nouvelles, la transformation révolutionnaire se fût probablement accomplie sans secousses.

La royauté libératrice aurait trouvé dans la bourgeoisie et la classe paysanne assez d'énergies disponibles pour n'avoir à redouter ni un soulèvement aristocratique comme au temps de la Fronde ni un soulèvement catholique comme au temps de la Ligue. Mais nous avons vu comment elle était liée au clergé et à la noblesse qui la perdaient. Elle essaiera, pour se sauver, pour combler le déficit creusé par l'avidité des privilégiés, de faire appel à la nation, mais elle y fera appel avec tremblement, et pour sauver les privilégiés autant que pour se sauver elle-même. C'est dans cette politique contradictoire et misérable qu'elle périra.