HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE PREMIER. — CAUSES DE LA RÉVOLUTION

 

LA FÉODALITÉ.

 

 

Sous l'ancien régime, la nation était dominée par les nobles, l'Eglise et le roi. Les nobles avaient perdu peu à peu par le développement de la monarchie française leur puissance du moyen âge ; ils n'étaient plus de quasi-souverains, et les plus hauts d'entre eux, jadis vassaux rebelles, n'étaient que les premiers des courtisans. Mais ils jouissaient encore de privilèges très élevés.

Bien que singulièrement réduite et refoulée par la justice royale, la justice seigneuriale subsistait encore : les juges des grands fiefs avaient été dépossédés les premiers au profit des juges royaux ; mais dans les petits fiefs, dans les petits domaines nobles, les juges seigneuriaux rendaient encore la justice. Il est vrai que dans les causes qui n'intéressaient pas directement les droits féodaux ils se bornaient à faire les premières informations et à constater les délits. Mais cela même était important. D'ailleurs, ils jugeaient au fond dans toutes les causes intéressant les droits féodaux, et ceux-ci étaient' si variés, si complexes, ils tenaient par tant de petites racines à tout le système de la propriété et des échanges que le juge seigneurial avait en réalité un pouvoir très étendu. Qu'on se ligure les juges de paix d'aujourd'hui ayant, dans certaines catégories de litiges, les attributions de nos tribunaux de première instance et on aura une idée sensiblement exacte de ce qu'étaient à la veille de la Révolution les juges seigneuriaux.

L'humble vie rurale, avec ses incidents quotidiens, ses menus et irritants conflits, était presque tout entière sous leur dépendance et par suite sous la dépendance des seigneurs qui les nommaient. Ceux-ci prononçaient donc en toute souveraineté sur les litiges féodaux où eux-mêmes étaient intéressés : et c'est grâce à cette souveraineté de justice que les nobles ont pu, surtout dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, dépouiller les habitants des campagnes des biens des « communautés », de ce que nous appelons aujourd'hui les biens communaux. On voit par-là combien la monarchie française avait été égoïste et imprévoyante. Elle avait dépossédé les nobles de leurs grandes justices : elle avait abattu les hautes juridictions féodales qui s'opposaient aux progrès du pouvoir royal, et en cela elle avait servi l'intérêt général de la nation autant que son propre intérêt ; mais elle n'avait supprimé la justice seigneuriale qu'en haut, où elle gênait le pouvoir royal ; elle l'avait laissée subsister tout en bas, au ras du sol, là où elle opprimait et étouffait la vie rurale.

La monarchie, en refoulant la justice féodale, avait songé à se défendre et à s'agrandir ; elle n'avait pas songé à défendre le paysan et celui-ci, sous l'étreinte immédiate de la justice seigneuriale, languissait comme une moisson pauvre sous les nœuds multipliés d'une plante vorace. C'est la main de la Révolution qui arrachera les dernières racines de la justice féodale.

Les nobles jouissaient en outre du plus précieux privilège en matière d'impôt : ils ne payaient pas la taille, impôt direct qui frappait la terre, ou du moins ils n'en payaient qu'une partie, la taille d'exploitation qui pesait en réalité sur leurs fermiers, et la capitation les frappait à peine.

L'impôt n'était pas seulement une charge ; il était considéré comme un signe de roture et tous les nobles, tous les anoblis, mettaient leur orgueil à ne pas payer. Ils étaient soumis à un seul impôt, l'impôt du vingtième sur le revenu qui s'appliquait à tous les sujets du roi sans distinction. Mais on sait par les témoignages les plus précis que les grands nobles et les princes du sang éludaient en fait cet impôt sur le revenu par des déclarations menteuses qu'aucun collecteur d'impôt ni aucun contrôleur général des finances n'osait contester. Ainsi, l'Eglise étant exemptée aussi, c'est sur le peuple des campagnes, sur les petits propriétaires paysans, c'est sur les bourgeois non anoblis, c'est sur les fermiers petits et grands, c'est sur les métayers obligés, au témoignage d'Arthur Young, de payer pour le compte du propriétaire ou la moitié ou souvent le tout de l'impôt, que pesait toute la fiscalité royale, plus lourde tous les jours. Enfin les nobles, dominant le paysan par la justice seigneuriale, l'exploitant par leur privilège fiscal, l'assujettissaient et le ruinaient encore par d'innombrables droits féodaux.

Dans le système féodal, les terres des nobles, les terres possédées à fief ne pouvaient être vendues à des non nobles. Elles ne pouvaient être aliénées. Quand les seigneurs, pour peupler la contrée dominée et protégée par eux, ou pour développer la culture, cédaient des terres à des roturiers, ils gardaient sur ces terres mêmes leur droit de suzeraineté et de propriété.

Le cessionnaire n'était pas propriétaire du sol ; il le tenait à cens : il était obligé de payer au seigneur, tous les ans, une rente fixe et perpétuelle, dont jamais il ne pouvait s'affranchir. Ou, s'il la cédait à son tour, c'est le nouveau tenancier, accepté par le seigneur, qui devait payer le cens.

Ainsi le cens était à la fois un revenu permanent, éternel pour le seigneur et un signe toujours renouvelé de sa propriété inaliénable. Cette rente perpétuelle était indivisible ; la terre ainsi cédée ne pouvait être morcelée.

De plus cette rente était imprescriptible. Même si pendant vingt, trente, cinquante ans ou pendant des siècles, elle n'avait pas été payée, le seigneur était toujours en droit de la réclamer et de réclamer tout l'arrérage. Ainsi, beaucoup de cultivateurs, beaucoup de travailleurs du sol ne pouvaient arriver à la pleine propriété et à la pleine indépendance.

Le droit féodal pesait sur leur terre comme l'ombre d'un nuage immobile et éternel qu'aucun vent jamais ne balaie. Ou plutôt, c'est le vent de la Révolution qui balaiera le nuage.

Mais il s'en faut que le cens fût la seule manifestation du droit féodal.

En principe, les censitaires ne détiennent la terre que par la permission du seigneur et aux conditions fixées par lui. Même les habitants des villages, que jadis le seigneur protégea contre les incursions des pillards et les violences des hommes d'armes, sont supposés redevables au seigneur de leur sécurité, de leur existence, de leur activité, et le noble prélève un bénéfice sur presque toutes leurs actions : il met sur toute leur vie sa marque de suzeraineté.

Ainsi il y a une variété extraordinaire de droits féodaux. Bien entendu, ils ne pèsent pas tous sur les mêmes terres : ils sont divers suivant les régions, mais très souvent plusieurs d'entre eux se réunissent pour accabler les mêmes hommes.

Outre le cens, il y a le droit de lods et ventes, qui est payé par la terre censive toutes les fois qu'elle change de main. Ce droit, qui n'était point payé dans lç Midi, mais seulement dans les pays coutumiers, est l'équivalent de notre droit actuel de mutation. Seulement, comme l'observe Boiteau, le droit de mutation est perçu aujourd'hui par l'Etat au profit de l'Etat. Sous l'ancien régime, il était perçu sur toute une catégorie de terres, les terres censives, par les seigneurs et pour les seigneurs. Bailly, dont les calculs semblent, il est vrai, assez incertains, évalue à 36 millions le produit annuel que les nobles retiraient des lods et ventes.

Il y a le droit de terrage ou champart — campi pars, portion du champ. C’est une portion des fruits due au seigneur par la terre censive. Tandis que le cens était une redevance fixe et souvent en argent, le champart était une redevance en nature et proportionnée à la récolte.

Cette proportion d'ailleurs était variable suivant les régions : elle atteignait parfois le cinquième de la récolte, et n'était jamais moindre qu'un vingtième. Quand le champart était prélevé sur la récolte des arbres fruitiers, il s'appelait la parcière ; quand il était prélevé sur la vigne, il s'appelait le carpot. Pas une des productions de la terre — sauf celles qui n'étaient point connues, comme les pommes de terre, à l'époque où les contrats féodaux furent rédigés — n'échappait aux prises des seigneurs. De plus, les habitants des campagnes étaient assujettis aux plus onéreuses servitudes.

Ils étaient tenus à des corvées personnelles, souvent humiliantes. Ils ne pouvaient, en bien des points, s'affranchir des banalités seigneuriales. Le noble était propriétaire du moulin, du four, du pressoir, du taureau pour saillir les génisses, et les paysans étaient obligés, moyennant redevance, d'y recourir. Le seigneur vendangeait le premier ; c'est après lui et avec sa permission que les paysans vendangeaient les vignes de leurs terres censives. Le seigneur en vendangeant le premier, se protégeait contre le grappillage et la maraude qui sévissent d'autant plus sur le vignoble que la vendange est plus avancée. De plus, et surtout, il s'assurait ainsi, hors de toute concurrence et à moins de frais, les vendangeurs et les vendangeuses.

Ainsi, indirectement, il disposait de la main-d'œuvre libre. Les manouvriers, les salariés des campagnes, les simples journaliers qui attendaient impatiemment l'heure de la récolte pour gagner quelques bonnes journées, ne pouvant s'offrir d'abord qu'au seigneur, ne pouvaient hausser leurs prix.

Et l'artifice de l'exploitation féodale ne pesait pas seulement sur le paysan censitaire ; il atteignait aussi les plus humbles prolétaires ruraux. De même que, par les bans des vendanges, le seigneur pouvait réduire au minimum ses frais de main-d'œuvre, il pouvait encore, par la combinaison du ban des vendanges et du banvin, mettre au plus haut le prix de sa récolte.

En vertu du droit de banvin, le seigneur avait seul, pendant un mois ou quarante jours, le droit de vendre son vin. Ainsi, pendant quarante jours, et au moment où la récolte de l'année précédente était le plus souvent épuisée, le seigneur pouvait créer à son profit une rareté artificielle.

La prétendue ingénuité patriarcale des féodaux recourait, autant qu'il dépendait d'elle, à toutes les roueries mercantiles, à toutes les manœuvres monopoleuses du capitalisme bourgeois d'aujourd'hui. Le droit des bans des vendanges et le droit de banvin qui donnent au seigneur une avance forcée et un monopole temporaire sont l'équivalent d'un coup de Bourse.

L'exploitation des nobles était à la fois violente et calculatrice, brutale et finaude. Et elle enveloppait toute la vie rurale comme un réseau multiple et pesant. Qu'on parcoure la liste des droits féodaux dressée par Tocqueville, et on verra que rien n'échappe. Même sur les terres communales, les troupeaux, en pays coutumier, ne peuvent paître sans acquitter le droit de blairée ; les seigneurs prétendent que les communaux ont été jadis concédés par eux comme les terres censives. Ils sont les conquérants, et toute vie, toute activité n'est à leurs yeux qu'un démembrement de leur conquête.

Il n'est pas un acte de la vie rurale qui n'oblige les paysans à payer une rançon. Je me borne à citer sans autre commentaire le droit d'assise sur les animaux servant au labourage, le droit des bacs seigneuriaux pour passer les rivières, le droit de leide dont sont frappées les marchandises sur les halles et marchés : le droit de police seigneuriale sur les petits chemins, le droit de pêche dans les rivières, le droit de pontonnage sur les petits cours d'eau, le droit de creuser des fontaines et d'aménager des étangs qui ne se peut exercer qu'avec la permission du seigneur et moyennant redevance, le droit de garenne, le noble seul pouvant avoir des furets, le droit de colombier qui livrait aux pigeons du seigneur le grain du paysan, le droit de feu, de fouage et de cheminée qui frappe d'une sorte d'impôt sur la propriété bâtie toutes les maisons du village, le droit de pulvérage sur les troupeaux en route qui, de la Provence aux montagnes d'Auvergne ou aux fabriques de draps du Languedoc, soulèvent la poussière des chemins, le droit d'étalonnage, de minage, de sextérage, d'aunage sur les marchés, enfin le plus détesté de tous, le droit exclusif de chasse.

Sur toutes les terres qui relevaient d'eux et même, par la terreur qu'ils inspiraient, sur toutes les terres de la région, les nobles chassent à volonté et ils chassent seuls. Les paysans ne peuvent abattre le gibier pullulant qui dévore leurs récoltes ; ils ne peuvent faucher leurs prairies qu'à l'heure indiquée par le seigneur et quand les perdrix ne risquent plus de périr sous la faux. Ils sont même obligés de laisser au milieu de leurs prés des refuges pour le gibier. Le rapporteur de la Constituante évaluait à 10 millions par année lé dommage ainsi causé par le seigneurial plaisir de la chasse aux cultivateurs.

Ainsi sur toute force naturelle, sur tout ce qui végète, se meut, respire, le droit féodal a étendu ses prises : sur l'eau des rivières poissonneuses, sur le feu qui rougeoie dans le four et cuit le pauvre pain mêlé d'avoine et d'orge, sur le vent qui fait tourner les moulins à blé, sur le vin qui jaillit du pressoir, sur le gibier gourmand qui sort des forêts ou des hauts herbages pour ravager les potagers et les champs.

Le paysan ne peut faire un pas sur les chemins, franchir l'étroite rivière sur un pont de bois tremblant, acheter au marché du village une aune de drap ou une paire de sabots sans rencontrer la féodalité rapace et taquine ; et s'il veut ruser avec elle ou simplement se défendre contre de nouveaux abus, un autre gibier, celui des gens de justice attachés au juge seigneurial, clercs impudents, huissiers faméliques, attaque à belles dents ce qui lui reste de récolte et de courage.

Comme on devine les colères qui s'accumulent ! et comme les paysans doivent être prêts à un soulèvement presque unanime ! 11 ne leur manque qu'une chose : la confiance en soi, l'espoir de se libérer. Mais bientôt les premiers coups de tonnerre de la Révolution, frappant d'épouvante les hauts pouvoirs dorés qui maintiennent le privilège, éveilleront l'espérance paysanne. Elle secouera le long sommeil séculaire et se dressera avec un cri terrible, répondant par le farouche éclair de ses yeux aux lueurs d'orage et de liberté qui viennent de Paris.

Mais la puissance féodale des nobles est enveloppante et malfaisante, si elle blesse le paysan en tous les points de sa vie et l'irrite là même où elle ne l'opprime pas, il faut bien se garder de croire qu'elle soit, à la veille de la Révolution, la force' principale d'oppression. Si les nobles n'avaient eu, en 1789, que ce qu'il leur restait de droit féodal, ils n'auraient pas pesé sur la société française et sur le travail agricole d'un poids aussi écrasant.

En fait, la féodalité avait été frappée à mort par la monarchie avant d'être achevée par la Révolution. La noblesse avait dû abandonner aux rois presque toute sa souveraineté. Elle avait dû abandonner aux bourgeois enrichis par l'industrie et le commerce une part notable de sa propriété. La petite et moyenne noblesse, toute celle qui ne s'était pas soutenue par les grandes charges, les emplois de cour, les pensions, les spéculations de finance, était à peu près ruinée ; entre ses revenus stationnaires et l'entraînement croissant de la dépense, elle avait perdu l'équilibre. Le marquis de Bouillé constate dans ses mémoires que les manufacturiers et les financiers avaient acquis beaucoup de terres nobles.

Les droits féodaux vexaient et humiliaient les cultivateurs : ils leur faisaient beaucoup 'de mal en entravant leur activité ; ils les affligeaient en leur ôtant le sentiment vif et plein de la propriété. Mais ils rapportaient aux nobles beaucoup moins qu'ils ne coûtaient au pays. Boncerf, dans ses lumineux opuscules, l'a démontré avec évidence dix ans avant la Révolution.

Le cens, qui était le droit le plus étendu et le plus fondamental, était très souvent modique ; car c'était une rente fixe stipulée en des siècles où l'argent avait une haute valeur. Le droit de champart, qui élevait une part déterminée de la récolte, était, là où il s'étendait, plus onéreux au paysan. Mais le plus lourd semble avoir été ce droit de lods et ventes, qui, à chaque mutation, prélevait un sixième ou un cinquième de la valeur de la terre. Nous avons déjà dit que Bailly l'évaluait à 36 millions. Il est donc fort possible que l'ensemble des droits féodaux ne dépassât pas une centaine de millions, et si on se rappelle qu'Arthur Young, par des calculs très précis, fixe à un peu plus de cinq milliards, en 1789, le produit brut annuel de la terre de France et à près de deux milliards et demi le produit net, ce n'est pas le prélèvement féodal de cent millions, si détestable et archaïque qu'il fût, qui pouvait écraser la nation.

S'il n'y avait eu dans la société française du XVIIIe siècle d'autre vice que le reste fâcheux d'un système suranné, elle n'aurait pas eu besoin, pour se guérir, de la méthode révolutionnaire. Il eût été facile par exemple de procéder à un rachat graduel des droits féodaux et à la libération progressive des paysans.

Il existait déjà d'innombrables propriétés agricoles, exemptes de tout droit féodal ; et la propriété industrielle bourgeoise, la propriété mobilière, comme l'appelle expressément Barnave, se constituait et croissait tous les jours en dehors de toute prise féodale. C'est donc la pleine et simple propriété, dégagée de toute servitude ancienne et de toute restriction ou complication surannée qui devenait le type dominant, et, on peut dire, le type normal de la propriété en France.

Ce qui restait dans- nos institutions et nos Mœurs de féodalité n'était déjà plus qu'une survivance : la centralisation monarchique avait joué à l'égard de la puissance féodale un rôle révolutionnaire, et il n'était vraiment pas besoin d'une révolution nouvelle pour arracher les dernières radicelles, si épuisantes et gênantes qu'elles fussent, du vieil arbre féodal dont Louis XI, Richelieu, Louis XIV, avaient tranché les racines maîtresses.

Mais la noblesse jouait un double rôle et elle était funeste en l'un comme en l'autre. Elle ne se bornait pas à maintenir, dans la nouvelle société monarchique, centralisée et active, un détestable résidu féodal. Elle corrompait et détournait du bien public la nouvelle centralisation royale.