Je ne
pouvais, sans surcharger outre mesure cet ouvrage, donner constamment
l'indication des sources ; et il me paraît inutile, d'ailleurs, de reproduire
ici la bibliographie générale de l'histoire de la Révolution. J'ai tâché de
lire tout l'essentiel. Aussi bien, au courant même du récit, on verra sans
peine que je me suis toujours reporté aux textes originaux et aux sources. Je
me suis servi souvent des Archives parlementaires pour lesquelles la sévérité
de M. Aulard me semble excessive. Il s'y est glissé beaucoup de fautes
d'impression et parfois l'indication des sources n'est pas assez précise.
Mais, par le rapprochement de textes empruntés aux recueils de lois et
décrets, au Moniteur, à la collection Portiez de l'Oise, elles fournissent un
instrument de travail très commode. Ai-je
besoin de dire que les grandes publications de documents de M. Aulard ont été
par moi constamment utilisées ? Je me suis, en outre, appliqué à bien
connaître les grands journaux de la Révolution. Je ne les ai point feuilletés
ou consultés comme il me semble que l'ont fait avant moi beaucoup
d'historiens ; je les ai lus avec suite, et avec la plus scrupuleuse
attention ; je parle du journal de Marat, de celui d'Hébert, du journal de
Brissot, du journal de Condorcet, du journal de Prud'homme, du journal de
Carra. Et il m'a paru que, grâce à cette méticuleuse lecture, on y pouvait
faire plus d'une découverte. On nous
a reproché le titre d'« Histoire Socialiste
». On nous a dit que l'histoire était l'histoire. Et si l'on entend par là
qu'elle doit donner avant tout une idée exacte des hommes et des choses,
qu'elle doit être « objective », on a pleinement raison. Mais c'est bien du
point de vue de sa conception générale de la société et de la vie que
l'historien observe les événements. Pourquoi donc des socialistes, étudiant
l'évolution politique et sociale depuis 1789, n'auraient-ils point averti,
par le titre même de leur œuvre, que tout ce mouvement historique s'éclairait
pour eux par le terme où il leur paraît qu'il doit aboutir ? On ne
pourra 3â, je crois, nous accuser d'avoir cédé à l'obsession socialiste,
d'avoir arbitrairement grossi le rôle du prolétariat dans la Révolution
française. J'ai marqué, au contraire, combien au début il était humble et
débile. Mais je montre aussi comment, par l'action incessante et par une
application hardie de l'idéalisme révolutionnaire aux problèmes économiques
et sociaux, il a rapidement grandi. M.
Hauser, donnant à la Revue historique une brève analyse d'un livre
récent de M. Germain Martin, commet à l'égard de ma pensée une singulière
méprise. Il prétend que, dans ce premier volume de l'Histoire Socialiste,
connu déjà par les livraisons, j'ai dit que les ouvriers n'avaient joué aucun
rôle dans les grandes journées révolutionnaires. Comme on peut le voir en se
reportant à la page 169, ce n'est pas des ouvriers que je parle, mais des
mendiants, des vagabonds, de ce « prolétariat en haillons » (Lumpenproletariat,
comme disent les Allemands), auquel M. Taine prétend que Paris était livré.
J'ai essayé, au contraire, de montrer comment le prolétariat s'était animé à
mesure que la Révolution elle-même s'animait et comment il avait grandi au
feu des événements. Ce sera même là, si je n'ai pas complètement manqué mon
dessein, ce qui ressortira le plus nettement des trois volumes de l'Histoire
Socialiste consacrés à la Révolution. Engels
a écrit que la République démocratique avait été, en 1793, l'instrument de la
dictature du prolétariat. En quel sens et dans quelle mesure cela est-il vrai
? Et comment, dans une Révolution qui était essentiellement bourgeoise par la
conception de la propriété, une sorte de dictature prolétarienne a-t-elle pu
se former ? Par quelles réactions multiples, innombrables, des phénomènes
politiques sur les phénomènes économiques et de ceux-ci sur ceux-là a-t-elle
pu se préparer ? Voilà ce que j'ai tenté de noter de jour en jour, comme le
physicien note les changements de teinte et de nuance du métal en fusion dont
la température s'élève. Et plus j'ai approfondi le mouvement révolutionnaire
plus je me suis convaincu que la démocratie avait, par elle-même, une vertu
socialiste, qu'elle favorisait et suscitait la croissance ouvrière. Marx,
dans un article de la Neue Rheinische Zeitung,
de décembre 1848, a écrit, à propos de la Révolution anglaise de 1648 et de
la Révolution française de 1789 : « Dans ces deux Révolutions, la bourgeoisie
fut la classe qui se trouva réellement à la tête du mouvement. Le prolétariat
et les diverses fractions qui n'appartenaient pas à la bourgeoisie, ou
n'avaient point d'intérêts séparés de ceux de la bourgeoisie, ou ne formaient
point des classes ayant un développement autonome. Même là où ces éléments
entrent en lutte contre la bourgeoisie, comme, par exemple, dans lés années 1793-1794, en France, ils combattent seulement
pour les intérêts de la bourgeoisie, quoique ce ne soit pas à la manière de
la bourgeoisie. Tout le terrorisme français ne fut qu'une manière plébéienne
d'en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, l'absolutisme, le féodalisme
et l'esprit petit-bourgeois. » Sans
doute, et c'est ce que j'ai indiqué très nettement dans l'introduction
générale qui ouvre le présent volume. Mais la manière n'est pas indifférente
et, à mesure que le prolétariat intervenait plus activement dans la marche de
la révolution bourgeoise, il commençait à prendre conscience de ses intérêts
propres ; une magnifique agitation pour les salaires accompagnait l'action
politique du peuple. Dans la question des subsistances, l'affirmation du
droit à la vie prenait un sens tout nouveau et profond, et la Déclaration
même des Droits de l'Homme se pénétrait peu à peu, sous l'action politique
des prolétaires, d'une pensée hardie qui préparait le communisme babouviste.
Il est donc impossible de séparer, dans le grand mouvement de la Révolution,
l'évolution politique et l'évolution économique. Le
danger des livres, si utiles et si intéressants d'ailleurs, que M.
Lichtenberger a consacré à l'étude des idées sociales de la Révolution, c'est
que bien des théories, bien des formules, bien des paroles, isolées des
événements politiques complexes qui les suscitent ou les déterminent, perdent
leur vrai sens. Je
n'aurai point, d'autre part, la puérilité et l'injustice de reprocher à M.
Aulard le plan général de son livre si substantiel, si sûr et si lumineux : Histoire
politique de la Révolution française. C'est le droit de l'historien
d'isoler un grand aspect des choses. Mais il faut toujours se rappeler qu'il
n'y a là qu'une abstraction. Comment comprendre pleinement, sous la
Révolution même, le passage de l'oligarchie bourgeoise à la démocratie, si on
ne suit pas l'effort social étroitement uni à l'effort politique ? C'est
cette réalité complexe et totale que nous avons tenté de saisir. Mais je dois
répondre ici à une sorte de difficulté préalable que M. Aulard nous oppose et
qui frapperait toute notre œuvre d'une sorte de discrédit : « J'espère,
écrit-il dans l'avertissement de son Histoire politique, qu'on aura du moins,
quant à la documentation, une sécurité qui vient de la nature même de mon
sujet. Je veux dire qu'on n'aura pas à craindre qu'il m'ait été
matériellement impossible, dans le cours d'une vie d'homme, de connaître
toutes les sources essentielles. Il n'en est pas de même pour d'autres
sujets. L'histoire économique et sociale de la Révolution, par exemple, est
dispersée en tant de sources, qu'il est actuellement impossible, dans le
cours d'une vie d'homme, de les aborder toutes ou même d'en aborder les
principales. Celui qui voudrait écrire, à lui seul, toute cette histoire,
n'en pourrait approfondir que quelques parties et n'aboutirait, dans
l'ensemble, qu'à une esquisse superficielle tracée de seconde ou de troisième
main. » Certes,
nul n'a plus que moi le sentiment des lacunes énormes qui existent dans
l'histoire économique de la Révolution, et de l'insuffisance de mon effort
personnel à les combler. Et je demanderai respectueusement à M. Aulard de
joindre ses efforts aux nôtres, pour obtenir que l'Etat, les ministères, la
société de l'Histoire de la Révolution française, la Ville de Paris,
procèdent enfin à la publication des documents d'ordre économique qui
intéressent la Révolution. Jusqu'ici
ce sont surtout les documents d'ordre politique qui ont été publiés,
procès-verbaux des séances de la Constituante, de la Législative et de la
Convention, procès-verbaux de la Commune de Paris, des séances du club des
Jacobins, des actes du Comité du Salut public et de la correspondance des
commissaires de la Convention, ou encore des séances et travaux du Comité
d'Instruction publique. Belles publications et indispensables, où d'ailleurs,
à qui sait bien lire, il est aisé de recueillir bien des éléments de la vie
économique et sociale. Mais enfin, la vie économique et sociale de la
Révolution n'a pas été mise en pleine lumière et les documents admirables des
archives des départements et de Paris sont hors de la portée de la plupart
des chercheurs. Il y a
urgence à publier d'abord et à réunir tout ce qui pourra être trouvé des
Cahiers des paroisses en 1789. C'est là qu'est la vraie pensée des paysans.
C'est là que leur vie même se peint. Les Cahiers rédigés par la bourgeoisie
des villes ont, sous prétexte de résumer, de simplifier, laissé tomber les
revendications les plus vives. C'est moins de l'organisation politique de la
société que de son organisation économique qu'étaient préoccupés les paysans.
Très souvent ils disent : « Nous laissons à de plus savants le soin de tracer
le plan d'une Constitution ; mais voici quelles sont les conditions de notre
vie, voici ce dont nous souffrons. » Si l'on
avait, pour toutes les régions de la France, pour les pays de vin, comme pour
les pays de blé, pour les régions du littoral, comme pour les grandes plaines
du centre, ces cahiers si expressifs, si descriptifs, si amers parfois et si
poignants, dont les Cahiers de l'Autunois publiés par M. de Charmasse et les
Cahiers d'Eure-et-Loir, que j'ai cités d'après un annuaire départemental,
nous donnent un échantillon ; nous aurions le tableau le plus fourmillant et
le plus varié de la France rurale. Puis il
faudrait publier tous les documents relatifs à la vente des biens nationaux,
des biens de première origine (biens d'Eglise) et des biens de seconde origine
(biens de l'ordre de Malte et des émigrés). Si intéressantes et importantes
que soient les études de M. Minzès et de M. Loutchisky, qui ont eu le mérite d'ouvrir la voie, si
utile que puisse être la contribution toute récente et trop sommaire de M.
Lecarpentier sur la vente des biens nationaux dans la Seine-Inférieure, reste
nécessaire d'avoir sous les yeux le détail même des opérations. M.
Rouvière l'a fait pour le Gard et, si un travail analogue était fait
systématiquement et avec un contrôle exact, pour tous les départements, nous
aurions l'idée précise du plus vaste déplacement de propriétés qui se soit
produit depuis les invasions des Barbares. Il semble qu'en bien des points,
la peur de désobliger les descendants des acquéreurs de biens nationaux, dont
plusieurs sont aujourd'hui contre-révolutionnaires, a arrêté les historiens
et érudits locaux. Il est visible, par exemple, que M. Elie Rossignol, auteur
d'un livre tout à fait substantiel et remarquable sur l'Histoire de
l'arrondissement de Gailhac pendant la Révolution (Toulouse,
1890), avait étudié
très exactement le mouvement des ventes, mais qu'il garde pour lui une grande
part de ses recherches : « Dès le 24 mai 1790, écrit-il, la municipalité de
Gailhac se mettait à la recherche de capitalistes pour avoir les fonds
nécessaires aux acquisitions qui pouvaient lui convenir ; le 13 août, elle
délibérait de faire sa soumission pour tous les biens situés dans la commune,
et le 22, « attendu les grands avantages de ces acquisitions », elle étendait
sa soumission aux biens situés dans les communes de Brens, Montans, Ennay et la paroisse de Gradille. Sa soumission fut reçue
les 6 et 7 septembre ; mais le travail d'évaluation des biens traîna en
longueur et la vente, approuvée le 11 mai 1791 par le Comité d'aliénation et
le 15 par l'Assemblée nationale, ne fut ordonnancée que le 2 novembre à Paris
et enregistrée au département le 6 décembre et au district le 16 ; elle se
portait à la somme de 213.355 livres. Mais la revente des biens avait
commencé dès le mois de janvier 1791 ; elle se continua dans le courant de
cette année et en 1792 ; elle produisit 410.505 livres. Ainsi la métairie de
Longueville, évaluée 28.250 livres, fut revendue 56.000 livres ; les
bâtiments de la Commanderie, évalués 7.585 livres, vendus 16.300 livres ; les
moulins du ruisseau de Crouchou, évalués 20.900
livres, vendus 41.300 livres ; l'abbaye de Saint-Michel, évaluée 28.600
livres, vendue 41.300 livres. « La
municipalité de Lisle soumissionna aussi pour un
grand nombre d'articles qui lui furent accordés le 15 février 1791, au prix
de 204.445 livres ; au 31 décembre de cette année il en était revendu pour
286.804 livres. Les municipalités de Peyrole, de Técous, de Lapelissarié et de Bernac soumissionnèrent aussi pour des
biens nationaux. « Les
décrets d'août et septembre 1791 affectaient au paiement des dettes des
municipalités le seizième qui leur revenait sur la revente des biens ; en
novembre 1792, on prenait des dispositions pour l'exécution de ces décrets,
et la liquidation des seizièmes était ordonnée le 25 février 1793. « Au
1er août 1791, il avait été vendu des biens nationaux pour 1.800.000 livres,
et au 1er novembre pour 1.975.432 livres ; il en restait encore à vendre pour
224.000 livres, non compris les biens ajournés qui se portaient, bois et
forêts exceptés, à 150.000 livres. Les droits incorporels, dont le rachat
était permis, étaient évalués à un million : ainsi le total des biens
nationaux du district, vendus alors ou évalués, était de 3.350.432 livres et
il restait à vendre l'abbaye, la Commanderie et les Capucins, à Gailhac ; les
Augustins, à Lisle, et le prieuré, à Rabastens. « Ainsi
la vente des biens nationaux, qui se porta à plus de deux millions, fut faite
dans l'espace d'une année ; de grandes facilités avaient été données pour le
paiement qui pouvait s'effectuer en douze annuités, et des acquéreurs étaient
venus de tous les partis : nous n'avons pas à les nommer ; beaucoup, sans
doute, voyaient là un moyen de faire une spéculation fructueuse ou de se
créer en immeubles une fortune considérable ; mais il y avait parmi eux des
catholiques fervents et des partisans convaincus de l'ancien régime. La
preuve en est dans le nombre considérable des acquéreurs qui émigrèrent, et
le ministre de l'Intérieur, consulté pour savoir si les biens qu'ils avaient achetés
devaient être revendus à folle enchère à raison des paiements à effectuer, ou
séquestrés comme appartenant à des émigrés, répondait, en mars 1793, que
l'émigration des adjudicataires ne pouvait pas changer la destination de ces
biens, qui servaient de gages aux assignats et ils devaient être mis de
nouveau aux enchères. » Il est
difficile, comme on voit, de donner en raccourci une idée plus précise et
plus exacte des choses ; et on sent que M. Rossignol aurait pu nous tracer le
tableau le plus exact, le plus sévèrement contrôlé, des ventes, si des
préjugés conservateurs ou des scrupules ne l'avaient persuadé qu'il « n'avait
pas à donner les noms ». C'est vraiment une préoccupation étrange. Il n'y a aucune
honte à descendre de familles ayant acquis des biens nationaux ; il y aurait
honte peut-être pour ceux qui renient le mouvement révolutionnaire. Mais
l'histoire est au-dessus de tout cela et il importe à la vérité que partout
les registres des ventes soient publiés, que le nom et la qualité des
acquéreurs soient indiqués. C'est le seul moyen d'étudier la répartition des
biens nationaux entre les diverses classes sociales. Et,
comme il serait intéressant de constater si de la première période des
ventes, vente des biens du clergé, à la seconde, vente des biens des émigrés,
les proportions entre les diverses classes sociales d'acquéreurs, entre les
paysans, les bourgeois, les financiers, s'est modifiée ! Ce serait un
prodigieux coup de sonde jeté dans la vie sociale du monde nouveau. Mais tant
qu'on n'aura pas publié tous les tableaux des ventes, on sera réduit à des
conjectures ou à des conclusions partielles et précaires. Il faudra donc
qu'un grand effort de recherche soit fait en ce sens et que les résultats en
soient publiés. Il y
aura un grand intérêt aussi à ce que les chercheurs locaux, dirigés et
stimulés par la société d'Histoire de la Révolution française, s'enquièrent
le plus possible de ce qu'est devenu aussitôt après les ventes, l'immeuble
rural ou urbain acquis par le bourgeois ou le paysan, quelle transformation
il a subie, quelle affectation il a reçue. J'ai pu noter incidemment, d'après
les journaux de l'époque, à quelle sorte de commerce avaient été affectés,
immédiatement après les ventes, certains couvents de Paris. Si l'on
constatait avec précision, en beaucoup de villes, la transformation des
abbayes, des réfectoires, des chapelles, en magasins ou, en ateliers et si on
savait quels ateliers, on surprendrait jusque dans le détail l'extraordinaire
effervescence économique qui a été l'effet de la Révolution. Enfin,
outre les Cahiers paysans des paroisses, outre les registres des ventes des
biens nationaux, il importerait, au plus haut degré, de publier tous les
documents relatifs aux subsistances, toutes les pièces de correspondance du
Comité des subsistances, tous les arrêtés, tous les tableaux, toutes les
lettres et pétitions relatifs à l'établissement et au fonctionnement du «
maximum ». C'est une mine éblouissante de richesse. Quiconque y pourrait
longuement et commodément fouiller, en extrairait sur l'état des industries,
sur le prix des objets de tout ordre, objets fabriqués et matières premières,
sur le salaire, sur les rapports du capital fixe et du capital variable en
chaque branche de la production, sur l'activité ou la langueur des
manufactures, sur les revendications des manouvriers et les conceptions
économiques et sociales de la Révolution, les renseignements les plus
décisifs. Le travail très consciencieux, d'ailleurs, de M. Biollay laisse échapper des éléments innombrables. Mais
comment tirer parti de toutes ces richesses tant qu'elles ne sont pas
scientifiquement classées, centralisées et publiées ? J'ai étudié avec soin
les documents de cet ordre qui sont aux archives du Tarn ; j'en ai fait
photographier plusieurs, que je donnerai dans le volume sur la Convention et
qui montrent le maximum en action dans les plus petites communes rurales. J'essaie
d'extraire des archives de Paris le plus de richesses que je peux. Mais il
est impossible, en effet, au chercheur, de tirer de ces richesses tout le
parti qui pourrait en être tiré. Non seulement, comme le dit M. Aulard, parce
que, dans l'état présent de dispersion des sources, la vie d'un homme ne
suffirait point à les épuiser, mais parce qu'il faudrait pouvoir comparer les
tableaux des prix de région à région, de ville à ville, de façon à saisir
toutes les diversités de la fabrication et toutes les variations de la
main-d'œuvre. Mais tous ces tableaux, il est matériellement impossible de les
transcrire et de les rapprocher. Seul,
un grand effort collectif pourra aboutir à une vaste publication où toutes
les données économiques et sociales seraient rassemblées sous le regard
patient et l'analyse méthodique des chercheurs. C'est l'Office du Travail,
habitué aux statistiques des salaires et des prix, aux enquêtes industrielles
et aux recensements professionnels, qui devrait être pourvu de crédits
suffisants pour assumer, d’accord avec la société d'Histoire de la
Révolution, l'immense et nécessaire travail qui nous permettrait enfin de
surprendre au vif un extraordinaire mouvement social. Tout est à faire dans
cette direction, M. Taine n'ayant guère songé à fouiller les archives que
pour compter le nombre de carreaux cassés, sous la Révolution, par les
émeutes populaires. Mais,
s'il est vrai que des instruments nécessaires de travail et des moyens
décisifs d'information manquent encore à ceux qui cherchent, comme nous, à
représenter, non pas la vie économique de la Révolution, mais sa vie totale,
à la fois politique et économique, il ne faudrait pas cependant, sous
l'impression des paroles de M. Aulard, s'imaginer que l'historien est
complètement démuni. D'abord,
s'il ne peut épuiser les archives, il peut, du moins, s'y orienter assez pour
dégager quelques grandes et claires perspectives. Et surtout, bien des textes
connus, dès longtemps publiés, les discours des Assemblées, les rapports des
Commissions et des ministres, les opinions imprimées des députés, les
journaux, prennent un sens tout nouveau et révèlent des faits jusque-là
insoupçonnés, quand on lit avec la préoccupation des questions économiques.
On est étonné aujourd'hui, et presque scandalisé, des lacunes ou des naïvetés
extraordinaires qui abondent dans l'œuvre des plus grands historiens de la
Révolution. Il y aurait, à cet égard, une bien curieuse étude à faire sur les
historiens de la Révolution. Ce n'est pas ici le lieu. Ce qui a manqué, même
aux plus grands, ce ne sont pas précisément les documents, c'est le souci et
le sens de l'évolution économique, de la profonde et mouvante vie sociale.
C'est le sens, éveillé maintenant chez les plus modestes d'entre nous par
quelques grandes vues de Marx, par le progrès du socialisme et par les
travaux de l'Ecole historique française et russe, qui nous permet de mieux
lire et de mieux voir. Le résultat d'ensemble aura-t-il répondu à notre
effort ? Les lecteurs en jugeront à mesure que se développera notre œuvre. Je
n'ajoute plus que trois remarques très brèves : 1° Il
semblera parfois que j'ai abusé des citations ou que je ne me suis pas borné
à citer la phrase la plus décisive et la plus caractéristique. Mais j'ai si
souvent constaté qu'à trop resserrer les citations on en faussait le sens,
que j'ai tenu, au prix même de quelques longueurs, à mettre directement le
lecteur lui-même en contact avec toute la vérité des textes ; 2°
Quoique je me sois appliqué généralement à démêler les germes, à marquer les
degrés et les nuances, j'ai parfois réservé l'exposé de certaines discussions
et questions, comme les débats de la Constituante sur le droit successoral,
jusqu'au moment où le progrès des idées aboutissait à une loi, c'est-à-dire à
une action. Il ne faudra donc point s'étonner de ne pas trouver, dès ce
premier volume, toutes les origines et tous les points de départ ; 3° Les
gravures insérées dans le texte reproduisent toutes des estampes ou des
caricatures contemporaines. J'espère qu'on leur trouvera une valeur
documentaire sérieuse. Bien entendu, je ne suis pas nécessairement associé au
sentiment que ces images expriment. Il y en a de révolutionnaires, il y en a
de contre-révolutionnaires. Il y en a de fines et charmantes. Il y en a de
grossières, que je goûte moins ; mais c'est l'expression diverse et mêlée
d'un mouvement vaste. C'était
une grande joie pour moi, à Carnavalet, avec l'assistance aimable de M.
Georges Cain et de ses collaborateurs, de recueillir ces images encore vives,
ces feuilles toujours remuantes et bruissantes où circulèrent les sèves
colorées et chaudes de la Révolution. Et-c'est une joie aussi de les jeter de
nouveau au vent de la vie. JEAN JAURÈS. |