En
acceptant la tâche de revoir, en vue de cette réimpression, l'œuvre admirable
où Jaurès a retracé l'histoire des trois premières assemblées
révolutionnaires, je n'ai eu garde d'oublier, qu'on ne révise pas un texte de
Jaurès. Tout ce qu'a écrit cet évocateur prodigieux est sacré. Je me
suis donc borné à corriger les fautes matérielles, les fautes typographiques,
qui subsistaient dans la première édition en livraisons, car Jaurès n'avait
pas toujours le temps de revoir ses épreuves. Emporté
par le flot de son discours, il se préoccupait peu d'y ménager des repos et
des coupures. J'ai cru pouvoir distribuer. la
matière en chapitres, avec des titres et des sous-titres. De
même, j'ai fait passer dans une introduction critique, en tête du premier
volume, les notes si pénétrantes où Jaurès, après coup, exposa sa méthode et
répondit à ses censeurs. Ce sont de belles pages qui n'ont rien perdu de leur
valeur. Jaurès apportait à l'étude des documents du passé le même sens
aiguisé, le même flair qui le guidaient dans la lutte politique. Mêlé à la
vie fiévreuse des assemblées et des partis, il était plus apte qu'un
professeur, qu'un homme de cabinet, à revivre les émotions, les pensées
claires ou obscures des révolutionnaires. Il était plus près d'eux, il les
entendait à demi-mot. Mais, homme de science en même temps qu'homme
politique, il était rompu depuis sa jeunesse normalienne aux pratiques de la
recherche et de l'érudition, il savait comment s'informer et il était pénétré
pour la vérité d'un respect scrupuleux auquel ses adversaires eux-mêmes
durent rendre hommage. Est-ce
à dire qu'il ait été infaillible ? Ce serait manquer à ses propres principes
que de le laisser croire. Exempt de vanité d'auteur, il a proclamé, le
premier, que sur bien des points, faute d'une documentation suffisante, il ne
pouvait formuler que des conclusions provisoires. Depuis
vingt ans bientôt qu'a paru la première livraison de l'Histoire socialiste,
la science a marché. Des textes inédits ont vu le jour en grand nombre, des
travaux critiques les ont interprétés et leurs conclusions ont remis en
question des jugements qu'on croyait définitifs, contesté des faits qu'On
croyait établis. Au
moment où Jaurès a pris la plume, il n'existait qu'une seule société
historique consacrée à l'étude de la Révolution française, celle que préside
M. Aulard, grand admirateur de Danton. Depuis,
une seconde société a pris naissance en 1908. Jaurès, qui n'avait aucun parti
pris, suivit assidûment les publications de la nouvelle société. Je sais
qu'il les appréciait et j'ai tout lieu de penser que s'il avait pu lui-même
diriger la réimpression de son œuvre, sur plus d'un point il aurait tenu
compte des travaux de l'école historique qui a cru devoir à la vérité de
réhabiliter Robespierre. Ceci
n'est pas une conjecture en l'air. Pour me remercier du compte rendu que
j'avais consacré, dans la Revue critique, à son premier volume, Jaurès m'a
écrit la lettre suivante : Paris,
le 4 février [1904]. Cher Monsieur, Votre
étude est bien encourageante pour moi et je vous en remercie bien vivement.
Si, dans quelques années, une deuxième édition est possible, je tiendrai le
plus grand compte de vos réserves et critiques. Je sens tous les jours
davantage tout ce qui manque à mon travail, mais à chaque jour suffit son
œuvre..., etc. Je
pourrais citer d'autres témoignages, mais j'espère qu'on me croira sur
parole. Les sympathies robespierristes de Jaurès allaient s'accentuant tous
les jours, quand le crime l'enleva à la France et à l'humanité. Il
n'est plus là pour opérer sur son œuvre les retouches que seul il pouvait
faire. Ne voulant pas commettre le sacrilège de rectifier dans leur texte ses
affirmations et ses jugements, je me suis contenté de renvoyer, de temps en
temps, en note, à des travaux importants dont les conclusions corrigent les
siennes. 'On se rendra compte que les notes de ce genre sont rares et
qu'elles s'appliquent presque exclusivement à des erreurs de faits. On
pourra, sur des points de détail, contredire le grand penseur. Mais le
monument qu'il a élevé à la Révolution française restera. Les histoires
antérieures étaient toutes politiques. La sienne a présenté, pour la première
fois, le tableau économique et social de la grande crise qui est au berceau
du monde moderne. La
bourgeoisie avait tenté de faire croire que la Révolution française n'avait
été qu'une Révolution politique. Le prolétariat saura maintenant qu'elle fut
une Révolution de la propriété, une Révolution sociale. ALBERT MATHIEZ. |