I Après
le faussaire Henry, le faussaire du Paty de Clam. Celui-ci
est momentanément couvert par les arrêts complaisants de justice, mais la
mesure disciplinaire dont M. Zurlinden lui-même le frappe atteste la vérité
des accusations portées contre lui. De
l'information du juge Bertulus il résultait avec évidence que M. du Paty de
Clam avait aidé le traître Esterhazy et sa maîtresse, M00 Pays, à fabriquer,
en novembre 1897, les faux télégrammes Blanche et Speranza, destinés à perdre
le colonel Picquart, témoin à charge contre le traître Esterhazy. Il en
résultait aussi avec certitude que pendant toute la durée de l'enquête et du
procès Esterhazy, M. du Paty de Clam avait eu avec celui-ci des relations
constantes : c'est lui qui, sous les fantastiques espèces de la Dame voilée,
avait communiqué à Esterhazy une pièce secrète du ministère de la guerre. Et
pour rehausser encore l'honneur de l'armée, c'est dans des « vespasiennes »
que se rencontraient le délégué d'Esterhazy et le délégué de l'Etat-Major. Ainsi,
voilà où nous en étions. Voilà où en était la France. Il y a un traître,
Esterhazy, auteur véritable du bordereau, et pendant qu'on le juge, les
officiers de l'Etat-Major conspirent avec lui pour le sauver. Ils savent que
la culpabilité d'Esterhazy c'est l'innocence de Dreyfus, et, pour maintenir
au bagne Dreyfus innocent, ils collaborent à la défense du traître Esterhazy. En tout
cas, même s'ils avaient douté de la culpabilité d'Esterhazy, celui-ci était
accusé de trahison ; il allait être jugé devant un Conseil de guerre : et des
officiers, chargés du service des renseignements, s'associaient à. lui pour
fabriquer des faux ; ils lui ouvraient les dossiers secrets du ministère ;
ils l'aidaient à déshonorer par des manœuvres frauduleuses les témoins à
charge et à tromper les juges. Et on
nous dit qu'en balayant toute cette honte nous compromettons la France ! Je sais
bien que la chambre des mises en accusation n'a pas donné suite à
l'information du juge Bertulus, si documentée pourtant et si écrasante. Mais
d'abord les juges savaient que le ministère venait d'arrêter le colonel
Picquart, coupable d'avoir offert à M. Cavaignac la preuve qu'un faux est un
faux. Les juges n'ont pas voulu se dresser contre le gouvernement. Puis,
la chambre des mises en accusation n'a pas osé faire connaître l'ordonnance
Bertulus et ses propres arrêts. Elle a craint qu'il y eût un contraste trop
violent entre la force des preuves recueillies par le juge contre Esterhazy
et du Paty de Clam et la faiblesse des considérants qu'elle y opposait. Elle
a, autant qu'il dépendait d'elle, besogné dans l'ombre, et il a fallu
attendre la procédure de cassation pour avoir connaissance de ces documents
judiciaires. Enfin
quand la Cour de cassation a eu à se prononcer, elle a été d'une sévérité
terrible pour la chambre des mises en accusation. Celle-ci
avait rendu deux arrêts. Par l'un, elle prononçait le non-lieu au profit
d'Esterhazy et de Mme Pays. Par l'autre, elle déclarait que le juge civil
n'était pas compétent pour juger du Paty de Clam et que celui-ci devait être
confié à ses bons amis de la justice militaire. Sur le
premier arrêt, arrêt de non-lieu, il n'y avait pas de pourvoi possible et la
Cour de cassation n'a pu se prononcer à fond. Mais elle a déclaré que l'arrêt
par lequel la chambre des mises en accusation avait dessaisi le juge civil de
la complicité de du Paty était absurde et inexplicable, qu'il constituait
même une violation scandaleuse de la loi par défaut d'application. Et
flétrissant ainsi celui des deux arrêts qui lui était soumis, la Cour de
cassation flétrissait l'autre, émané de la même complaisance servile, de la
même bassesse judiciaire. Les
conclusions premières du juge Bertulus contre du Paty et Esterhazy subsistent
donc en leur entier.
Et la mise à pied de du Paty, prononcée il y a trois jours par M. Zurlinden,
les confirme. C'est,
nous dit le communiqué ministériel, à cause de ses agissements pendant
l'affaire Esterhazy que du Paty a été frappé. Or, la besogne de du Paty
pendant l'enquête Esterhazy a été double : il a pratiqué des faux de
complicité avec le traître et il lui a ouvert les dossiers secrets du
ministère de la guerre. M.
Zurlinden, en frappant du Paty sous la rubrique de l'affaire Esterhazy,
confirme donc cette double accusation. II Et si
nous ne retenons un moment que la communication des pièces secrètes, nous
avons le droit de demander : comment M. du Paty n'est-il pas traduit en
justice ? Le
colonel Picquart est en prison depuis soixante jours : il va passer le 21
devant les juges correctionnels, il est menacé des peines qui frappent
l'espionnage. Pourquoi. ? Parce qu'il a communiqué à l'avocat Leblois, son
ami, quelques lettres du général Gonse, où celui-ci lui recommandait la
prudence dans l'affaire Dreyfus, tout en l'autorisant à continuer ses
recherches. Il n'y a rien là qui touche à la défense nationale. Et
quand du Paty de Clam est convaincu, par ses chefs eux-mêmes, d'avoir
communiqué des pièces d'un dossier secret d'espionnage à un officier accusé
de trahison, il n'est pas traduit devant les juges. Jamais
le dérèglement d'esprit et de conscience de toute une société, jamais
l'affolement « des institutions fondamentales », livrées à la violence et à
la sottise du militarisme ne furent aussi naïvement étalés. Mais
peu importe ! Chaque jour sous le mensonge la vérité perce, et il faudra bien
qu'au prochain procès Zola la lumière soit faite entière sur le cas de du
Paty. Les « agissements » de du Paty rentrent tout à fait dans le cadre du
procès, car Zola, ayant accusé le Conseil de guerre d'avoir acquitté par
ordre Esterhazy, doit être admis à faire la preuve que derrière Esterhazy il
y avait du Paty, délégué de l'Etat-Major et de la haute armée, Donc
tous les témoignages sur les relations d'Esterhazy et de du Paty devront être
entendus. Je crois qu'on peut se promettre d'avance une audience
intéressante. Il
faudra bien aussi que le rapport du général Zurlinden sur « les agissements
de du Paty pendant l'affaire Esterhazy » soit communiqué à la défense et au
jury. III Mais
dès maintenant la preuve est faite. Dès maintenant il est sûr que, comme
Henry, du Paty de Clam a été un faussaire. Dès maintenant il est sûr que
c'est lui qui passait au traître Esterhazy des pièces secrètes et qui
imaginait, pour couvrir ces relations coupables, le roman inepte de la Daine
voilée. Ah !
cette histoire de la Dame voilée ! Il y faut revenir non plus pour faire la
lumière qui est complète maintenant, mais pour montrer à notre pays, pour
montrer au peuple de France par quelles inventions niaises on s'est joué de
lui. Quelle
comédie plate que ce procès d'Esterhazy devant le Conseil de guerre ! Il
fallait bien que le traître se sentît soutenu par tous les grands chefs et
par les basses cohortes césariennes et cléricales pour oser à ce point
mystifier les juges et la nation. Rappelez-vous
que la prétendue Dame voilée c'était du Paty de Clam et savourez, je vous
prie, le récit d'Esterhazy devant le Conseil de guerre : —
J'étais à la campagne, lorsque je reçus, à la date du 20 octobre, une lettre
anonyme, ou plutôt signée Speranza, m'annonçant les manœuvres dont j'allais
être victime et l'intervention dans cette affaire du lieutenant-colonel
Picquart... Je m'adressai immédiatement à M. le ministre de la guerre auquel
j'écrivis qu'il était le gardien de l'honneur de tous ses officiers, et je le
priai de m'entendre pour lui faire part d'une communication très grave. Le
ministre me fit recevoir par le général Billot qui me dit de faire un récit
détaillé de toute l'affaire. Je fis le récit demandé, mais je n'eus pas de
réponse. Deux
jours avant, je reçus un télégramme me donnant rendez-vous derrière le pont
Alexandre III, sur le carré des Invalides. Je m'y rendis et trouvai là cette
dame dont on a tant parlé, que je ne connais pas, couverte d'une voilette
épaisse. Je n'ai pas pu voir sa figure et j'ai pris, sur sa demande,
l'engagement de ne pas chercher à la reconnaître. Cette
dame me prévint de la machination tramée contre moi... LE
GÉNÉRAL. DE LUXER. — Vous n'avez pas cherché à trouver le nom de cette dame,
ni à savoir à quelle source elle avait puisé ses renseignements ? R.
— Au cours de l'enquête du général de Pellieux, j'ai reçu un avis fixant le
jour où je devais la revoir, mais je n'ai pas pu la revoir parce que j'étais
entouré d'une collection d'immondes gredins qui m'enveloppaient et me
suivaient botte à botte. J'ai prévenu le général de Pellieux que je ne
pouvais pas m'en débarrasser, et, en effet, je n'ai pas été lâché d'une
semelle. D.
— Cependant cette bande vous a lâché, puisque vous avez eu des rendez-vous
avec la dame ? R.
— Au moment du rendez-vous du pont, je n'étais pas suivi encore. D.
— Mais vous avez eu plusieurs rendez-vous. A combien de jours d'intervalle ? R.
— Le premier, le 20 octobre ; le second, quatre jours après ; deux autres ont
précédé de très peu la déclaration du général Billot à la Chambre... D.
— A la suite de laquelle vous avez été suivi, dites-vous. Il est bien
singulier que vous ayez eu ainsi quatre rendez-vous de la personne
mystérieuse et que vous n'ayez pas pu chercher à savoir d'où venaient les
renseignements qu'elle vous donnait. R.
— Les renseignements étaient exacts, j'en avais la preuve. D.
— Vous n'avez pas cherché à savoir quel intérêt elle avait à vous dévoiler
les agissements de vos ennemis ? R.
— Elle semblait poussée par un besoin impérieux de défendre un malheureux
contre des imputations fausses. D.
— Pourquoi ne pas reproduire ces allégations au grand jour ? Pourquoi se
cacher quand on a quelque chose à dire dans l'intérêt de la vérité ? R.
— Je ne chercherai pas même aujourd'hui à savoir où elle a puisé ses
renseignements, car j'ai juré de ne pas m'en occuper. Dans la seconde
entrevue que j'eus avec cette dame, elle me remit une enveloppe disant
qu'elle contenait la preuve de la culpabilité de Dreyfus et de mon innocence
; elle ajouta que « si le torchon brûlait, il n'y avait qu'à faire publier la
pièce dans les journaux ». D.
— Qu'avez-vous fait de cette pièce ? R.
— Je l'ai remise au ministre de la guerre. Je prévins le ministre, le
président de la République. Je fus appelé chez le gouverneur militaire qui me
demanda des détails. J'ai remis la pièce sans savoir ce qu'elle contenait.
C'était le 14 novembre. Le 15, M. Mathieu Dreyfus publiait, dans le Matin,
sa lettre de dénonciation. Le 13, à midi, je prévins le ministre de la guerre
que j'avais l'honneur de demander une enquête. D.
-- En ce qui concerne l'histoire de la Dame voilée, la police a recherché les
cochers qui l'auraient conduite dans les rendez-vous. Les résultats ont été
nuls. R.
— Tout ce que j'ai dit est aussi vrai que je suis innocent. Ce
dernier trait est admirable. Que dirait Esterhazy, si nous le prenions au mot
? IV Mais
vit-on jamais mystification pareille et vaudeville aussi grossier ? Et
quelle humiliation pour les juges d'être obligés d'accepter ou de paraître
accepter une fable aussi absurde ! On devine bien, dans les paroles du
président, le général de Luxer, une sourde révolte de bon sens et de
conscience. Il sent bien qu'on se joue de lui, mais il n'ose pousser à fond.
Il sait qu'Esterhazy est intangible. Pourtant, les juges du Conseil de
guerre, s'ils n'avaient pas consenti à être dupes de cette comédie, avaient
un moyen bien simple de savoir la vérité. Une
pièce secrète du ministère de la guerre avait été remise à Esterhazy. Ils
n'avaient qu'à demander : « Comment cette pièce a-t-elle pu sortir des
tiroirs du ministère ? Comment une photographie a-t-elle pu en être livrée à
Esterhazy ? » Les
officiers qui gardaient les dossiers n'étaient pas bien nombreux : l'enquête
aurait abouti vite. La preuve c'est qu'en quelques jours le général Zurlinden
a su que la Dame voilée c'était du Paty de Clam. Mais si
on avait fait sérieusement cette enquête, on aurait constaté publiquement la
complicité de l'État-major avec le traître Esterhazy. Et les
hommes de bon sens se seraient dit : Puisque du Paty de Clam, qui a été
l'officier de police judiciaire dans l'affaire Dreyfus, qui a conduit et
machiné tout le procès, est obligé maintenant de recourir aux manœuvres les
plus suspectes pour sauver Esterhazy, accusé d'avoir commis la trahison
imputée à Dreyfus, c'est qu'il n'y a pas contre Dreyfus de charges sérieuses. Ils se
seraient dit aussi : Puisque du Paty
de Clam est un
charlatan et un misérable, combinant, avec le louche Esterhazy, des romans
ineptes et livrant des dossiers secrets à un homme accusé de haute trahison,
quelle autorité morale garde le procès Dreyfus que du Paty a mené ? Oui,
dès lors, dès le mois de janvier 1898, les honnêtes gens auraient dit ce
qu'ils sont bien obligés de dire aujourd'hui. Et
c'est pourquoi, ni le général de Luxer, ni les juges du Conseil de guerre
n'osaient chercher à fond ce qui se cachait sous la fable insolente de la
Dame voilée, et au nom de l'honneur de l'armée ils ont dû subir, en réprimant
un haut-le-cœur, l'écœurante mystification dont les honorait Esterhazy. V Il est
vrai que celui-ci n'épargnait pas non plus son enquêteur, le général de
Pellieux. Il lui avait raconté que la Dame voilée lui avait donné un soir
rendez-vous dans une rue voisine du Sacré-Cœur. Le général de Pellieux lui
dit : « Apportez-moi cette lettre. » Naturellement, comme Esterhazy
n'avait jamais reçu cette lettre, il dut, une fois rentré chez lui, la
fabriquer. Mais il
ne se rappela plus le nom de la rue voisine du Sacré- Cœur et il envoya sa
concierge pour le vérifier. C'est elle qui en a témoigné devant le juge. Quand
la concierge fut de retour, Esterhazy put achever la lettre de la Dame
voilée, et le lendemain le général de Pellieux, comme un vieux maître
somnolent qu'un écolier fripon coifferait du bonnet d'âne, recevait le
document « authentique ». Et la
verve bouffonne du traître s'attaquait au ministre lui-même : après avoir
rapporté solennellement au ministère la pièce secrète que lui avait livrée du
Paty, Esterhazy obtenait du ministre un reçu où la légende de la Dame voilée
est officiellement inscrite. Et il portait ensuite ce reçu aux journaux ! C'était
le plus beau trophée de l'audace du traître sur la plate rouerie de Billot,
Je ne connais pas de document plus monstrueusement bouffon que le reçu donné
gravement par un ministre de la guerre à un traître qui rapporte un document
volé au ministère. En voici le texte qui passera à l'histoire : Commandant, Le
ministre de la guerre vous accuse réception du document que vous lui avez
fait remettre à la date du 14 novembre, document qui vous a été donné,
avez-vous dit, par une femme inconnue, et qui serait, ajoutez-vous, la
photographie d'un document appartenant au ministère de la guerre. Ainsi,
on ne vérifie pas tout de suite si c'est bien en effet la photographie d'un
document du ministère, car il aurait fallu arrêter immédiatement Esterhazy
comme receleur. On se borne à enregistrer les affirmations du traître et à
lui accuser réception du document. Le général Billot peut-il relire
aujourd'hui toute cette histoire sans une rougeur de honte ? VI Mais
pourquoi du Paty avait-il communiqué à Esterhazy, quelques jours avant le
procès de celui-ci, une pièce secrète ? On sait aujourd'hui que c'est la
fameuse pièce : « Ce canaille de D... » qui avait été illégalement
communiquée par le général Mercier aux juges de Dreyfus, à l'insu de
celui-ci. Le
rapport Ravary nous apprend que c'est cette pièce qui fut communiquée à
Esterhazy. Pourquoi ? dans quel intérêt ? Comme
je l'ai fait observer dans ma déposition à la cour d'assises, au procès Zola,
cette pièce ne pouvait pas aider Esterhazy dans sa défense. Il était accusé
d'avoir écrit le bordereau. La possession de la pièce : « Ce canaille de D...
» ne l'aidait pas à démontrer qu'il n'était pas l'auteur du bordereau. Et je
disais : « L'Etat-Major, en lui passant ce document, a voulu dire à Esterhazy
: Nous sommes avec vous : ne perdez pas courage, n'avouez pas. » L'explication
était vraie dans l'ensemble, puisque nous savons maintenant que du Paty avait
des relations constantes avec Esterhazy. Mais
elle n'était pas assez précise. En effet, si du Paty de Clam avait voulu
seulement assurer Esterhazy du concours de l'Etat-Major, il n'avait pas
besoin de lui mettre en main une pièce du dossier qui ne pouvait pas servir
directement à sa défense. Non,
par cette manœuvre, l'Etat-Major a voulu autre chose. Il a voulu faire peur
au général Billot. Il a voulu lui signifier qu'Esterhazy avait en main la
pièce dont le général Mercier avait fait un usage illégal et criminel. Cela
disait à Billot : Ne touchez pas à Esterhazy, car il est armé d'un secret
redoutable ; il peut provoquer un grand scandale qui atteindra un ancien
ministre et ébranlera toute la haute armée. C'est
pour cela qu'Esterhazy a reçu de du Paty cette pièce compromettante et qu'il
l'a remise au ministre. C'est un chantage exercé par l'Etat-Major sur le
général Billot et celui-ci peut être fier de la façon dont les bureaux de la
guerre l'ont traité. En
octobre 1896, ils fabriquent un faux pour le lancer contre Dreyfus dans
l'interpellation Castelin ; et en novembre 1897, ils lui ont fait peur du
scandale pour qu'il fasse acquitter Esterhazy. C'est
entre le faux et le chantage, comme entre les deux branches d'un étau, que le général Billot
a été pressé et façonné par l'Etat- Major. VII Aussi
bien le général Billot croyait-il peut-être de son intérêt d'être trompé. Mais
maintenant que les faux d'Henry sont découverts, maintenant que ceux de du
Paty sont démontrés, maintenant qu'il est reconnu de tous que la fable de la
Dame voilée a été concertée par du Paty et Esterhazy pour duper le ministre
et égarer les juges, il faut quelque audace aux nationalistes et aux
cléricaux pour soutenir que le procès Dreyfus est intact. Ils ont
vraiment le génie de la disjonction : ils ne voient pas ou ils n'avouent pas
les connexités les plus évidentes. Dreyfus
est condamné sur le bordereau ; plus tard, quand il est établi que le
bordereau est d'Esterhazy, nos bons nationalistes disent : « C'est possible,
mais cela n'a aucun rapport avec l'affaire Dreyfus. Puis,
il est établi que le colonel Henry, qui fut contre Dreyfus le principal
témoin à charge, est un faussaire et un scélérat. Ils disent : « C'est
possible ; mais c'est l'affaire Henry ; cela n'a aucun rapport avec l'affaire
Dreyfus. » Et
encore il est prouvé que l'enquêteur et meneur du procès Dreyfus, du Paty,
est un faussaire, une sorte de feuilletonniste niais et malfaisant ; ils
disent : « C'est possible ; mais c'est l'affaire du Paty ; cela n'a aucun
rapport avec l'affaire Dreyfus. » Ils
affectent même, à chaque découverte nouvelle qui ruine le fondement même du
procès Dreyfus, de se réjouir et de triompher. A la bonne heure,
murmurent-ils : voilà le procès qui s'épure de tous ses éléments parasites,
de toutes ses dépendances suspectes ; c'est « la liquidation » de
toutes les affaires accessoires et latérales : l'affaire centrale, dominante,
va se dresser dans sa rectitude et sa force, comme un monument dégagé des
masures qui le souillaient et le masquaient. Il n'y
a qu'un malheur : c'est que toutes ces affaires Henry et du Paty ne sont pas
des excroissances du procès Dreyfus, elles en sont le cœur et le centre. Quand
un homme a été condamné par l'action de deux hommes, l'un juge d'instruction,
l'autre premier témoin, et que l'indignité de ces deux hommes est démontrée,
le procès est atteint dans ses œuvres vives. Le procès est mort avec Henry ;
il est déshonoré avec 'du Paty. La
tactique désespérée des nationalistes ne trompe plus personne ; et c'est en
vain qu'ils l'appliquent aux documents comme aux hommes. Ils
avaient invoqué le bordereau : le bordereau croule, puisqu'il est
d'Esterhazy. Ils s'écrient : A la bonne heure ; les autres pièces ne sont que
plus fortes. Les
pièces avec l'initiale D cessent de porter, car la preuve est faite qu'elles
ne peuvent s'appliquer à Dreyfus. Ils s'écrient : Très bien ; mais la lettre
des attachés où Dreyfus est nommé en toutes lettres est irrésistible. On
démontre que c'est un faux. Qu'à cela ne tienne, s'écrient-ils ; la fausseté
constatée de cette pièce ajoute encore à l'authenticité les autres, et il y a
le dossier ultra secret qui est inexpugnable ; il y a, tremblez donc, la
correspondance de Guillaume II et de Dreyfus. Au bout de quelques jours cette
correspondance croule à jamais sous le ridicule, et ils n'osent plus en
parler. Victoire, clament-ils, en avant ! Il y a les rapports des espions
berlinois, et quand la preuve sera faite de leur fausseté et de leurs
inepties, ils triompheront encore. La
culpabilité de Dreyfus est pour eux comme une essence immatérielle el
immortelle qui survit à la ruine morale de tous les témoins et au discrédit
de toutes les preuves. Elle
existe en soi et par soi, c'est une entité indestructible... Oui, mais le
pays se dit que lorsqu'il n'y a contre un homme que des témoins flétris et
des pièces fausses, c'est que cet homme est innocent. VIII Du Paty
n'était pas un comparse au procès Dreyfus : c'est lui qui a mis en mouvement
les poursuites. C'est lui, d'accord avec Bertillon, qui a imaginé que Dreyfus
avait fabriqué le bordereau avec un mélange d'écritures variées ; c'est lui
qui a torturé le capitaine pour lui arracher des semblants d'aveux que
toujours il refusa. C'est
lui enfin qui a machiné la scène de la dictée où l'on retrouve toute la
fausseté d'esprit et de conscience, toute la complication niaise et
mélodramatique qui éclate dans le roman de la Dame voilée. Le même
fou qui a conspiré avec Esterhazy, dans le nocturne décor des vespasiennes et
sous le voile mystérieux de la femme inconnue, a organisé contre Dreyfus
cette épreuve judiciaire de la dictée, qui décida de l'arrestation. Il
avait imaginé de dicter à Dreyfus le bordereau pour voir s'il se troublerait.
De pareilles expériences sont toujours très délicates. Essayer
de surprendre sur la physionomie d'un homme les signes d'une émotion secrète
est très hasardeux. Il est toujours à craindre que l'observateur, qui ne fait
cette expérience que quand il a déjà des soupçons, ne ramène à son idée
préconçue les signes les plus indifférents. En tout
cas, cette méthode, toujours incertaine, ne vaut que ce que vaut l'homme qui
la pratique. Et
quand on sait que le commandant du Paty de Clam avait une imagination de
Ponson du Terrail, quand on sait qu'au lieu de se réserver tout entier pour
l'observation directe de Dreyfus, il avait disposé des miroirs sur toutes les
faces du cabinet pour surprendre les attitudes ou les mouvements que lui
déroberait l'homme soupçonné, quand on sait qu'il s'introduisait de nuit dans
la chambre de prison où dormait Dreyfus et qu'il voulait lui porter
brusquement une lanterne au visage pour saisir le soubresaut de sa pensée, on
se demande si cet enquêteur de mélodrame devenu un inquisiteur de tragédie
avait le sang-froid et la mesure nécessaires pour interpréter exactement les
jeux de la physionomie, les mouvements involontaires du pied ou de la main. IX Mais
regardons de près ce que dit à cet égard l'acte d'accusation : Alors
que le capitaine Dreyfus, s'il était innocent, ne pouvait pas se douter de
l'accusation formulée contre lui, M. le commandant du Paty de Clam le soumit
à l'épreuve suivante : il lui fit écrire une lettre dans laquelle étaient
énumérés les documents figurant dans la lettre-missive incriminée. Dès que le
capitaine Dreyfus s'aperçut de l'objet de cette lettre, son écriture,
jusque-là régulière, normale, devint irrégulière et il trembla d'une façon
manifeste pour les assistants. Interpellé
sur les motifs de son trouble, il déclara qu'il avait froid aux doigts. Or,
la température était bonne dans les bureaux du ministère, où le capitaine
Dreyfus était arrivé depuis un quart d'heure, et les quatre premières lignes
écrites ne présentent aucune trace de l'influence de ce froid. Et
d'abord pour couper court à tout, la défense met l'Etat-Major au défi de
produire cette pièce. Elle affirme que nul ne pourra surprendre à aucune
ligne la moindre trace de tremblement. Mais de
plus, comme si tout devait être louche dans cette affaire, à quel étrange
procédé a recouru le commandant du Paty ? S'il avait voulu que l'expérience
fût claire, qu'elle eût au moins quelque chance d'aboutir, il fallait qu'il
dictât à Dreyfus le texte même du bordereau. C'est
alors que, si vraiment il en était l'auteur, il eût éprouvé une commotion
assez forte pour être un indice sérieux. Mais
non : il semble bien, d'après le texte de l'acte d'accusation, que ce n'est
pas le bordereau même qu'on lui a dicté ; l'esprit tortueux de M. du Paty de
Clam a faussé encore, par une combinaison à côté, une expérience déjà très
incertaine. Si on
eût dicté à Dreyfus le texte du bordereau, l'acte d'accusation le dirait sans
doute formellement, et il ne dirait pas qu'il a fallu un certain temps à
Dreyfus pour s'apercevoir de l'objet de la lettre ; c'est tout de suite qu'il
l'aurait vu. Mais si
on ne lui a pas dicté le texte même du bordereau, que signifie l'épreuve ? Quoi !
il suffira au traître, pour se sentir perdu et pour trembler, de voir qu'on
parle ou qu'on écrit des sujets mentionnés dans le bordereau ? Mais il ne
pouvait supposer, j'imagine, qu'à partir de l'envoi de son bordereau on
cessât de parler au ministère de la guerre de la mobilisation, des troupes de
couverture et des expériences d'artillerie. Comment
donc, aussitôt que dans une lettre qui n'est pas le bordereau on lui dicte un
mot qui a rapport à ces sujets, peut-il se mettre à trembler ? Il
tremble, dit l'acte d'accusation, dès la quatrième ligne, c'est-à-dire à la
première mention qui est faite d'une des questions mentionnées au bordereau. Or,
depuis que le bordereau a été envoyé, depuis six mois, il a dû être fait
mention devant lui cent et mille fois, soit de vive voix et en conversation,
soit dans des rapports et des notes de service, des objets indiqués au
bordereau. Pourquoi donc tremblerait-il, ce jour-là, au moindre énoncé de
l'un d'entre eux ? Encore
une fois, par quelle bizarrerie, par quel goût suspect du compliqué, du
détourné et de l'étrange, ne l'a-t-on pas éprouvé brutalement par la dictée
du bordereau lui-même ? Puisqu'on l'a arrêté et mis au secret tout de suite
après cette scène de la dictée, il n'y avait aucun inconvénient à lui donner
toute la précision possible. Et que
penser de l'exactitude d'esprit d'hommes qui gâchent ainsi une expérience
jugée par eux décisive ? Mais
si, contrairement à ce que semble indiquer l'acte d'accusation, c'est bien le
texte même du bordereau qui a été dicté à Dreyfus, il est inexplicable que sa
main n'ait manifesté un peu d'émotion, selon du Paty, qu'à la quatrième
ligne. C'est
tout de suite, c'est dès les premiers mots qu'il doit être foudroyé par la
découverte de son crime ; c'est dans les premières lignes que son trouble
doit se montrer au maximum, et au contraire il peut ensuite retrouver quelque
calme. Mais
comment Dreyfus a-t-il marqué son prétendu trouble à la quatrième ligne ?
Est-ce par un signe d'émotion certain, violent, non équivoque ? Quoi !
voilà un homme qui depuis six mois, dans l'hypothèse de l'accusation, a
envoyé le bordereau. Il peut croire que tout péril a passé pour lui.
Brusquement, sans qu'il puisse s'attendre à rien, au moment où il arrive dans
son bureau pour sa besogne quotidienne, on lui dit : « Ecrivez ! » et il
apprend soudainement que sa trahison est découverte ! Je le
répète : c'est la foudre qui tombe sur lui, et quelque maître qu'il soit de
ses nerfs, il est au moins étrange qu'il ne lui échappe ni un cri ni même un
mouvement marqué. L'acte
d'accusation ne dit même pas qu'il ait pâli ; que relève-t-on seulement ? que
notent les hommes prévenus qui l'entourent, qui déjà voient en lui le traître
et qui ont tout disposé pour son arrestation ? Ils
notent que l'écriture cesse d'être « normale », et là où l'on pouvait
attendre la force et la clarté de la foudre, nous sommes réduits à une nuance
de graphologie. La
copie écrite par Dreyfus ne porte même pas, assure la défense, la marque de
cette prétendue irrégularité d'écriture. Maître
Labori a défié qu'on osât la produire et la soumettre à des experts. Mais
quoi ! c'est sur d'aussi misérables indices que l'on juge un homme ! Dreyfus
a dit qu'il avait l'onglée et que ses doigts étaient un peu gourds. Au matin
du 15 octobre, à Paris, quand on vient du dehors, cela n'est point pour
surprendre. Mais,
dit l'acte d'accusation, il était déjà au ministère depuis un quart d'heure. Ainsi
la culpabilité ou l'innocence de Dreyfus va dépendre de la rapidité avec
laquelle, par une matinée un peu froide, la circulation du sang se rétablit à
l'extrémité de ses doigts ! Tout
cela est enfantin et misérable. Et tout
cela c'est l'œuvre de du Paty le faussaire, de du Paty l'inventeur niais et
fourbe de la Dame voilée. Cette épreuve décisive qui a abouti à l'arrestation
de Dreyfus a été conçue et conduite par l'homme le plus faux de conscience et
d'esprit, et quand on découvre qu'en effet du Paty est à la fois un faussaire
et un feuilletonniste malade, qui donc voudrait maintenir contre Dreyfus une
épreuve toujours téméraire et incertaine mais qui pour avoir quelque valeur
suppose du moins chez celui qui la dirige l'entière rectitude du sens moral
et de la pensée ? C'est
dans sa source même que le procès Dreyfus est faussé. C'est
dans sa double racine, Henry et du Paty, qu'il est pourri. Il est temps de l'arracher du sol. |