I Dans
les deux derniers articles que j'ai consacrés à l'affaire Dreyfus, la Pièce
fausse et les Faussaires, j'ai prouvé que les bureaux de la rue
Saint-Dominique avaient été depuis plusieurs années une abominable fabrique
de faux, destinés à perdre Dreyfus, innocent, et à sauver le véritable
traître, Esterhazy. Le coup
de foudre de l'affaire Henry a démontré combien nos affirmations étaient
exactes : et j'ai hâte, je l'avoue, de passer à l'examen du fameux dossier
ultra secret, qui est un autre nid de pièces fausses. Mais
comme les nationalistes et les cléricaux, d'abord étourdis par l'aveu du
colonel Henry, tentent de se ressaisir, comme ils essaient d'affaiblir, par
les plus misérables sophismes, l'effet de ces terribles révélations, je suis
obligé, au risque de revenir sur certains faits déjà connus, de résumer et de
fixer les résultats acquis. Il est
dès maintenant deux résultats certains, incontestables, définitifs. C'est que
le colonel Henry et le colonel du Paty de Clam, les deux principaux
organisateurs, témoins et enquêteurs du procès Dreyfus, sont deux faussaires,
deux criminels. Pour le
colonel Henry, il n'y a pas seulement le faux qu'il a avoué. Evidemment, les
autres pièces dont a parlé M. Cavaignac sont fausses, puisqu'elles se
rattachent à la pièce reconnue fausse. Un des
attachés militaires — M. de Schwarzkoppen ou M. Panizzardi, peu importe —
écrit à l'autre, et cette première lettre est un faux. Elle a été fabriquée
par le colonel Henry et elle n'est jamais sortie des bureaux de la guerre où
elle est née. Donc, la réponse prétendue du correspondant est également un
faux. Et
enfin la troisième lettre dont parle M. Cavaignac et qui donne, selon lui, le
chef des deux premières est fausse. Ainsi,
ce n'est pas un faux qui est à la charge du colonel Henry, mais au moins
trois faux ; je dis au moins, car il semble résulter du langage de M.
Cavaignac qu'il peut y en avoir d'autres. Il dit
en effet que la pièce citée par lui, celle où est nommé Dreyfus et qui a été
fabriquée par Henry,« s'encadre dans une longue
correspondance » des attachés militaires. Et c'était même là pour lui un
signe d'authenticité morale. Or, ou
M. Cavaignac parle le langage le plus inexact, ou en disant que cette pièce
est « encadrée » dans une longue correspondance il veut dire qu'elle est
suivie et précédée d'autres lettres ayant avec elle quelque rapport. Or, les
deux autres pièces fausses sont postérieures. Il doit donc y avoir d'autres
lettres des attachés, qui précèdent la pièce fausse. Ces
lettres, M. Cavaignac ne les a pas citées : il serait bon qu'on nous en
communiquât le texte, car si elles se rattachent par un lien quelconque à la
pièce fausse, si elles sont destinées à la préparer et à l'annoncer comme les
lettres postérieures sont destinées à la confirmer, celles-là aussi sont
fausses. Mais,
quoi qu'il en soit, il est certain qu'au moins trois faux ont été commis par
le colonel Henry contre Dreyfus. II Et
admirez, je vous prie, comment, sous prétexte de patriotisme, les hautes
coteries militaires et les ministres à leur suite travaillent à
l'abêtissement de la France. Cette
pièce d'Henry, il y a des mois que la fausseté misérable en était dénoncée
par tous les hommes qui réfléchissent. Or, non
seulement M. Cavaignac en a gravement affirmé à la Chambre l'authenticité,
mais il a dit que, par prudence patriotique, il ne pouvait la lire tout
entière. « Ici, dit-il, un passage que je ne puis pas lire. » De même
il a déclaré que la troisième lettre, qui est également un faux, était si
grave, si précise, qu'il n'en pouvait lire un seul mot. Et
toutes ces précautions de prudence internationale, tous ces mystères de
patriotisme, à propos de quoi ? A propos de pièces ridiculeusement fausses. Voilà à
quelle sottise descendent les militaristes. M. Cavaignac se piquait de
n'avoir pas les timidités du ministère Méline. Il voulait faire la lumière ;
il apportait à la Chambre des pièces décisives ; il lui montrait le
chef-d'œuvre imbécile du faussaire Henry, mais au moment d'écarter le voile
qui couvrait la statue, sa main de patriote, si ferme pourtant, tremblait un
peu. Pour ne
pas offusquer et blesser l'étranger, il laissait sur un coin de la statue un
lambeau du voile ; il cachait au monde, de peur de le bouleverser, quelques
mots de la pièce fausse. Pauvre
dupe orgueilleuse et niaise ! Pendant
que le faussaire Henry, sous la lampe fidèle et familière du lampiste
Gribelin, fabriquait la pièce fausse, il ne se doutait guère de la fortune
diverse qui attendait les quelques mots imbéciles péniblement décalqués et
assemblés par lui. Les uns
devaient éclater à la tribune, dans la lumière et le retentissement de la
foudre, pour accabler Dreyfus ; les autres, moins heureux, devaient rester
dans l'ombre, par égard pour la paix du monde qu'ils auraient bouleversée. Ô
comédie ! Et
qu'on retienne bien ceci. Si Henry n'avait pas avoué, et si, démêlant aux
indices les plus sûrs, la fausseté misérable de cette pièce, nous en
demandions le texte, exact et complet, les patriotes de l'Etat-Major nous
répondraient avec indignation : « Traîtres, vous voulez donc livrer à
l'étranger les secrets de la Patrie ! » C'est
ainsi que maintenant, quand nous réclamons la révision au grand jour, quand
nous demandons la production des rapports de police allemands qui, bien après
la condamnation de Dreyfus, sont venus, sur commande, porter à l'Etat-Major
les preuves dont il avait besoin, les faussaires, charlatans de patriotisme,
nous disent que nous voulons livrer les secrets de notre service d
'espionnage. Combien
de temps encore sera-t-il permis à ces criminels de cacher leur crime et leur
imbécillité sous le voile de la patrie ? Combien
de temps aussi, après la cruelle leçon que M. Cavaignac a reçue, les
ministres continueront-ils à examiner le dossier Dreyfus avec les seules
indications, avec les seules lumières des bureaux de la guerre ? C'est
un hasard, c'est la particulière maladresse du colonel Henry qui a amené la
découverte du faux. Il
paraît qu'il n'avait pas bien ajusté les morceaux de papier sur lesquels il
écrivait, et cela se voyait à la lampe. Si donc il avait été plus adroit, les
bureaux de la guerre n'auraient pas aperçu le faux de la pièce, quoiqu'elle
portât en effet, pour tout homme de bon sens, par son style, son contenu et
sa date, la triple marque du faux. III Et
pourtant, ce sont ces hommes ou déplorablement aveugles ou passionnément
animés contre le vrai qui, après avoir trompé M. Cavaignac, le Parlement et
la France, restent, pour l'étude du dossier Dreyfus, les guides du général
Zurlinden. C'est
avec les annotations qu'ils ont suggérées au général Zurlinden que M.
Sarrien, garde des sceaux, étudie en ce moment le
dossier. Et
pendant ce temps, il y a un homme que tous les ministres, M. Sarrien comme M.
Zurlinden, M. Zurlinden comme M. Cavaignac, négligent de consulter, c'est le
colonel Picquart. Celui-ci,
ancien chef du service des renseignements, a dit dès le premier jour devant
la cour d'assises, que la pièce citée par le général de Pellieux était un
faux. Il a offert à M. Cavaignac et à M. Brisson de leur en donner la preuve.
Et l'événement lui a donné raison. Il leur
a offert aussi de démontrer que le dossier ne contenait aucune pièce
s'appliquant à Dreyfus. Et il y a des ministres qui ont l'audace d'étudier le
dossier et de se prononcer sans écouter les explications qui leur sont
offertes. C'est
une gageure contre le bon sens. Nous
demandons, tous les bons citoyens doivent demander, que les ministres, et
particulièrement M. Sarrien, appellent le colonel Picquart et lui demandent
ce qu'il a à dire. Ils
décideront ensuite, s'ils ont l'audace de substituer leur pensée personnelle
à la justice régulière, procédant au grand jour. Mais
qu'ils aient la prétention d'étudier et de juger le dossier Dreyfus en n'écoutant que l'Etat-Major
complice des faussaires et en écartant le témoignage de l'homme dont les
événements ont démontré la clairvoyance, voilà qui est un scandale. Aussi
bien, que les ministres prennent garde. Pour avoir écarté la lumière qu'on
lui offrait, M. Cavaignac est tombé d'une chute lourde ; s'ils prennent au
sérieux, faute d'avoir entendu un témoin avisé et pénétrant qui leur offre la
vérité, le dossier ultra secret, aussi faux, aussi misérable que les pièces
fabriquées par Henry, ils tomberont d'une chute plus lamentable encore. Car
ils seront impardonnables de n'avoir pas profité de la cruelle expérience du
sot Cavaignac. En tout
cas, aucune lâcheté ministérielle, aucune habileté gouvernementale ne
prévaudrait contre ce grand fait : c'est que le colonel-Henry, directeur du
service des renseignements, avait introduit au dossier Dreyfus au moins trois
pièces fausses. IV M.
Zurlinden peut capituler devant les bureaux de la guerre. M. Sarrien peut
louvoyer. M. Lockroy, pour flatter quelques grands réactionnaires de la rue
Royale, peut se livrer à une besogne équivoque dont il sera châtié. M. Félix
Faure, pour échapper aux menaces et aux chantages de la Libre Parole
et chasser des splendides salons de l'Elysée le revenant aux chaînes
traînantes, peut essayer de maintenir au bagne un innocent. Tous ces calculs
de mensonge et de honte pourront retarder de quelques jours la révision
nécessaire. Ils n'endormiront pas l'inquiétude de la conscience publique. Il n'y
a plus en France un seul homme sensé, un seul honnête homme qui ne se dise :
Puisque l'Etat-Major a été obligé de fabriquer contre Dreyfus, après coup,
des pièces fausses, c'est que contre lui il n'y avait pas de charge vraie :
quand on en est réduit à fabriquer de la fausse monnaie, c'est qu'on n'en a
pas de bonne. Et
puisque les bureaux de la guerre ont été assez criminels pour faire des faux
contre Dreyfus après le procès, quand sa réhabilitation était demandée,
comment ne pas soupçonner qu'ils ont recouru contre lui, pendant le procès
même, aux plus criminelles manœuvres ? Oui,
les combinaisons et les terreurs de M. Félix Faure n'empêcheront pas la
révolte de la conscience publique. Et
qu'il prenne garde. Nous ne sommes pas de ceux qui avons remué contre lui de
déplorables souvenirs de famille. Nous ne sommes pas de ceux qui menacent de
l'éclabousser par de honteuses histoires. C'est seulement dans la vie
publique des hommes que nous cherchons contre eux les moyens de combat. Mais si
la France, par respect pour elle-même, oublie certaines aventures de
l'entourage présidentiel, elle a le droit d'exiger que le président les
oublie lui-même. Elle a
le droit d'exiger qu'il s'affranchisse de toute crainte comme elle l'a
affranchi elle-même de toute solidarité. Elle
est prête, si des maîtres chanteurs veulent exhumer contre lui quelques
cadavres, à enfouir dans la même fosse et ces tristes histoires et ceux qui
les remuent. Mais
elle veut qu'il ne soit pas lié par la peur à des choses passées dont
elle-même l'a libéré par son choix. Quelque
jugement que les partis portent sur lui, elle a voulu mettre à l'Elysée un
homme libre, qui pût suivre aux heures de crise les grands mouvements de la
conscience nationale. Elle
n'a pas prétendu se donner pour chef un prisonnier, captif de je ne sais quel
passé fâcheux, et dont les réactions de sacristie tiendraient sournoisement
la chaîne. Avec
lui, s'il le veut, mais sans lui et au besoin contre lui, la France, qui veut
se débarrasser devant le monde des faussaires et des criminels qui la
déshonorent, fera la révision du procès Dreyfus. Qu'il prenne garde, encore
une fois, de se solidariser avec Henry et du Paty. V La
pleine clarté est d'autant plus nécessaire que le crime d'Henry n'est pas un
crime personnel, isolé. Il engage la responsabilité du haut commandement, car
c'est seulement par la complicité des grands chefs qu'il a été possible. Jamais
le colonel Henry n'aurait pu introduire cette série de lettres fausses dans
les bureaux de la guerre et les glisser au dossier Dreyfus sans la
complaisance des généraux. Quoi !
le général Gonse, le général de Boisdeffre voient arriver presque tous les
jours au ministère la correspondance de M. Panizzardi et de M. de
Schwarzkoppen : les lettres saisies forment une chaîne continue ! Il n'y
manque pas un anneau ! Et cette correspondance liée que nos agents captent
tout entière, porte sur les sujets les plus graves, les plus délicats ! Elle
vient à point pour fournir des armes contre le colonel Picquart, contre
Dreyfus, contre la vérité ! Et les
généraux n'ont aucun doute 1 Ils ne posent au colonel Henry aucune question !
Ils ne lui demandent pas comment, par quel miracle d'espionnage, il peut se
procurer ainsi, au moment opportun, toute la correspondance des attachés
étrangers, les lettres, les réponses, les répliques aux réponses I Non,
pas une question, pas une curiosité ; ils laissent les papiers faux entrer
d'une aile silencieuse dans les bureaux de la rue Saint-Dominique, et se
blottir doucement au tiède abri des dossiers I Ou
c'est une imbécillité surhumaine ou c'est une complicité. Evidemment,
le général Gonse, le général de Boisdeffre, s'étaient dit : « Henry est un
gaillard qui nous sert bien ; ne le gênons pas en regardant de trop près : si
nous examinons les papiers, on bien nous les écarterons comme faux et nous
serons désarmés, ou bien nous les accepterons malgré leur caractère
frauduleux, et nous assumerons une responsabilité directe, nous serons
immédiatement les complices du faussaire. Nous laisserons traîner notre
manteau dans cette besogne salissante. Mieux vaut nous
enfermer dans la hautaine décence des complaisances aveugles, et puisque le
brave Henry prend sur lui l'ignominie du faux, profitons-en les yeux fermés.
Ainsi nous aurons le bénéfice du crime sans en avoir la trop visible et trop
certaine souillure. » Nos
généraux n 'ont pas prostitué eux-mêmes la probité des bureaux : mais ils ont
souffert que, sous leur paternelle surveillance, volontairement en défaut,
elle Mt forcée par un subalterne grossier et hardi. Notre
haut Etat-Major a été le Monsieur Cardinal du faux. Et il
n'a pas eu seulement, au profit du faussaire, de majestueuses ignorances et
des aveuglements prémédités. Il a eu aussi de discrètes incitations et de
savantes agaceries paternelles. VI Ecoutez
ce bref dialogue, à la cour d'assises, au procès Zola (Tome II, page
173) : Maître
Labori demande au colonel Picquart : —
Est-ce que, lorsqu'il est entré en fonctions, M. le général de Boisdeffre ne
lui a pas dit : « Occupez-vous de l'affaire Dreyfus : il n'y a pas
grand'chose dans le dossier. » M.
LE
COLONEL PICQUART. — Je n'ai pas à répondre à
cette question ; elle se rapporte à des conversations que j'ai pu avoir avec
le chef d'Etat-Major. C'est
clair, comme dit l'autre. L'Etat-Major savait que la révision pouvait être
demandée ; il savait que la condamnation de Dreyfus, enlevée par la surprise,
la fraude et la violence, ne pouvait être justifiée, et dès le commencement
de 1896, il cherchait à corser le dossier Dreyfus. Le
colonel Picquart ne comprit pas cette suggestion délicate. Le
colonel Henry, lui, a compris. Et c'est pourquoi il a fabriqué des faux. Et
c'est pourquoi il s'est coupé la gorge. Est-ce
à dire, comme le prétendent maintenant les glorificateurs du faux et du
faussaire, que c'était une sorte de brute héroïque se jetant au crime pour
sauver ses chefs comme un bon gros chien se jette à l'eau pour sauver son
maître ? Il se
peut qu'il y ait eu en lui une sorte de dévouement grossier, savamment
exploité par l'habileté perverse des généraux. Mais il y avait aussi,
certainement, de bas et tristes calculs. Il
savait que par ce faux, par ce crime, il hâtait son avancement. Et sans
doute, cette obsession de l'avancement rapide l'a conduit au crime deux fois. Qu'on
se rappelle d'abord qu'au moment du procès Dreyfus, le colonel Sandherr, chef
du service des renseignements, était déjà atteint de paralysie cérébrale : l'ouverture
de sa succession était proche. Et à,
ce moment. Henry et du Paty se sont dit que s'ils menaient à bien le
splendide procès Dreyfus, s'ils faisaient, par n'importe quel moyen,
condamner le juif, s'ils devenaient ainsi les favoris de la Libre Parole, de
l'Intransigeant et des sacristies, ils surgissaient d'emblée Comme des
personnages de premier ordre, l'avenir était à eux. A eux la faveur de la
réaction et la succession prochaine du colonel Sandherr ; à eux la marche
triomphale vers les hauts grades. Grande
déception quand le colonel Picquart est nommé, quand il se met lui-même à
l'étude des documents et des dossiers, quand il découvre l'innocence de
Dreyfus. Quoi ! le crime que du Paty et Henry avaient machiné pour leur
avancement allait donc se tourner contre eux ! Du
coup, ils vouèrent au colonel Picquart une haine implacable, et comme ils
avaient été capables de tout contre Dreyfus pour se hausser, ils furent
capables de tout contre Picquart pour se sauver et, s'il était possible
encore, pour se pousser. Aussi,
le colonel Henry, en octobre 1896, n'hésite pas à fabriquer les pièces
fausses. Il en espère un double avantage. D'abord,
en consolidant la condamnation de Dreyfus, il écarte la revanche de la vérité
qui aurait coûté cher aux machinateurs du procès. Et
ensuite, en procurant à point aux grands chefs désemparés la pièce décisive
dont ils avaient besoin, Henry se mettait bien avant dans leurs bonnes
grâces. Picquart
allait partir en mission : il ne reviendrait plus, et c'est Henry qui
prendrait sa place dans la direction du service des renseignements. Les
choses allèrent ainsi. A peine le colonel Henry eut-il mis sous les yeux
de ses chefs la pièce fausse qu'il fut nommé chef du service des
renseignements. C'était la récompense du faux, c'était la promotion
rêvée, enlevée à la pointe du crayon bleu. Non !
dans le crime d'Henry, il n'y a pas eu fidélité canine et perversion de
l'héroïsme bestial. Il y a eu l'âpre calcul ambitieux du subalterne violent
et sournois, coïncidant avec le vœu visible, avec la pensée inexprimée,
mais certaine, des grands chefs subtils et complaisants. Là où
les sophistes du nationalisme signalent je ne sais quel noble égarement, il
n'y a eu que la rencontre et la combinaison de deux égoïsmes, l'égoïsme épais
du subalterne brutal qui veut monter et l'égoïsme prudent et scélérat des
grands chefs qui ne veulent pas descendre. C'est
dans ce calcul que le colonel Henry a trouvé la force d'accomplir sa besogne. Peut-être,
s'il n'eût fait qu'un faux, pourrait-on supposer qu'il a cédé à je ne sais
quel égarement d'une heure. Et
pourtant, le faux, avec ses lentes préparations, avec son exécution
minutieuse et prolongée, est le crime qui exclut le plus les soudainetés de
l'instinct. C'est le crime qui suppose le plus l'entière acceptation,
l'adhésion essentielle du criminel. Mais ce
n'est pas un faux seulement, c'est une série de faux que le colonel Henry
a commis. Non, ce n'était pas je ne sais quel vertige de sacrifice ;
c'était le patient accomplissement de l'œuvre sournoise et fructueuse. Il n'y
avait même pas péril, car il était assuré d'avance de l'approbation muette
et des encouragements très substantiels de l'État-Major. VII Je sais
bien que pour le transformer en héros et même en saint, les nationalistes ont
imaginé que, s'il avait fabriqué une pièce fausse, c'était pour tenir lieu
devant le public des pièces authentiques que sans péril pour la patrie on ne
pouvait montrer. Et du coup, voilà le faussaire qui commence à passer martyr. J'en
conviens : malgré son parti pris, malgré l'impasse de sottise et de honte où
il s'est laissé acculer, Rochefort n'a pas osé risquer cette glorification.
Il l'a laissée à ses alliés catholiques, et en effet, il faut je ne sais
quelle pénétration ancienne et profonde de l'esprit jésuitique pour qu'une
pareille légende puisse germer. L'Etat-Major
participe du privilège de l'Eglise qui étant la vérité suprême transforme en
vérités les mensonges mêmes qui la doivent servir. J'ose
le dire : il n'est pas de pire outrage à la France et à la conscience
française que cette glorification quasi-mystique et cette sorte d'exaltation
religieuse du faux. On
comprend l'exaltation des vices et des crimes qui déchaînent les forces
élémentaires de l'homme, la fureur de la passion et de la jalousie, la fureur
de la volupté et du meurtre. Du
moins en ces accès sauvages éclatent peut-être de nobles puissances égarées. Mais le
faux, mais le grimoire mensonger fabriqué sournoisement pour perdre un homme,
mais le patient et obscur assemblage d'écritures fallacieuses et meurtrières,
agencées par l'ambition lâche pour prolonger l'agonie d'un innocent, il était
réservé au nationalisme clérical de glorifier cela ; il était réservé au
patriotisme jésuite de dresser cette nouvelle idole, devant laquelle Drumont
s'incline avec des excuses éperdues, pour une heure d'hésitation. Il
était réservé aux prétendus défenseurs de la race française, de la conscience
française, de magnifier le vice louche et bas qui répugne le plus à la
loyauté du génie français. VIII Mais
ils n'ont même pas pour cette écœurante apologie, le plus léger prétexte, car
il n'est pas vrai qu'Henry ait songé une minute à suppléer des documents
secrets. La preuve c'est que cette pièce fausse fabriquée en 1896 n'a vu
le jour qu'en 1898, et par hasard. Si le
général de Pellieux et le général Gonse n'avaient pas commis dans le procès
Zola une erreur étourdissante sur la date du bordereau, s'ils n'avaient pas
cru nécessaire de racheter d'emblée par un coup d'éclat cette lamentable
défaite, le général de Pellieux n'aurait pas cité la pièce fabriquée par
Henry. Il
n'aurait pas dit, intrépide Béarnais des pièces fausses : Allons-y ! et la
pièce qu'Henry, à ce qu'on assure, n'a fabriquée que pour le public, n'aurait
même pas vu le jour. Aussi
Judet peut renoncer à ses comparaisons ingénieuses. Il nous assure que le
faux d'Henry n'est pas un faux, mais seulement une sorte de papier
représentatif comme le billet de banque. De même, nous dit-il, que le billet
de banque, quoique n'ayant par lui-même aucune valeur, n'est pas un faux
parce qu'il représente la valeur vraie de l'or accumulé dans les caves de la
Banque, de même le faux d'Henry n'est pas un faux parce qu'il représente l'or
pur des pièces authentiques soigneusement gardées dans les coffres de
l'Etat-Major. Et
Drumont traduit en langage philosophique les analogies monétaires de Judet.
Le papier d'Henry n'était qu'une synthèse, qu'une figuration de la vérité. Ah !
quel juif que ce Drumont, s'il est vrai, comme il le dit, que les juifs ont
faussé le sens simple et honnête des mots, la naturelle droiture des idées ! Par
malheur pour les apologistes du faussaire, la pièce fausse n'était pas, je le
répète, destinée à circuler (si toutefois, c'est une excuse à une pièce
fausse d'être destinée à la circulation). C’est
pour les bureaux, c'est pour raffermir ceux des généraux qu'avait pu ébranler
Picquart, c'est surtout pour décider le général Billot à prendre parti contre
Dreyfus dans l'interpellation Castelin qu'Henry, en octobre'1896, a machiné
le faux. Chose
curieuse : Le général de Pellieux lui-même, tout récemment, dans une
interview du Gaulois, a expliqué comment il avait eu connaissance de la pièce
fausse. Quand
il fut chargé d'enquêter sur Esterhazy, il avait à coup sûr le plus vif désir
d'innocenter le cher commandant, le délicieux uhlan. Mais comme il sentait
lui-même, quoi qu'on en puisse dire, la connexité de l'affaire Esterhazy et
de l'affaire Dreyfus, il demanda « pour rassurer sa conscience », selon ses
expressions, la preuve formelle, positive, de la culpabilité de Dreyfus. Et
c'est la pièce fabriquée par Henry que les bureaux de lu guerre lui
communiquèrent. Mais si les bureaux de la guerre avaient eu contre Dreyfus des
pièces sérieuses et authentiques, ils n'auraient pas eu besoin de communiquer
confidentiellement au général de Pellieux la pièce fausse. C'était
un ami, et on pouvait compter sur sa discrétion : on n'avait pas besoin de
ruser avec lui, et de remplacer les pièces vraies par une pièce fausse,
fût-elle synthétique ou figurative... Mais
non : Au moment où le général de Pellieux demande à ses amis de l'Etat-Major
de rassurer sa conscience, ils le trompent lui aussi : c'est donc qu'ils
n'avaient à montrer que la pièce fausse. C'est donc que cette pièce fausse,
bien loin d'être destinée à suppléer pour le public d'autres pièces vraies et
incommunicables, était destinée à suppléer, dans l'intérieur des bureaux,
l'absence de toute pièce vraie. C'est
surtout le ministre de la guerre qu'il s'agissait de duper. Il fallait du
moins fournir à Billot, assez malin « pour faire la bête », un prétexte à
paraître dupe. Et c'est ainsi que le faux Henry, ou mieux le système des faux
Henry, bien loin d'être je ne sais quelle déviation de l'instinct
patriotique, est la combinaison la plus froide de la scélératesse la plus
réfléchie. Et de
la tentative de réhabilitation ou de glorification à laquelle se sont décidés
les nationalistes, il ne reste que l'aveu de l'immoralité cynique de tout un
parti. IX De même
que les pratiques d'Henry le faussaire, témoin de premier ordre au procès
Dreyfus, frappent ce procès même d'un soupçon irrémédiable de fausseté, de
même nous avons le droit de retenir l'apologie effrontée du faux comme un
nouvel et décisif argument contre le huis clos. Que
serait un nouveau procès à huis clos, avec des hommes auxquels peut-être la
cabale jésuitique et militariste soufflerait ses abominables sophismes ? S'il
est vrai, selon Drumont, qu'il est licite et même glorieux de fabriquer une
pièce fausse pour figurer, par synthèse, de prétendues pièces vraies, il
doit être licite et même glorieux de condamner un innocent de race juive, si
le crime qu'on lui impute à faux est la synthèse, la figuration vraie
d'autres crimes de la race qu'on n'a pu châtier. Cette
sorte de substitution sacramentelle, que Drumont glorifie quand il s'agit des
documents, la logique veut qu'on la glorifie aussi quand il s'agit des
personnes. Qu'importe
que cette pièce soit un faux puisqu'on assure qu'il en est de vraies dans le
même sens ? Qu'importe
aussi que Dreyfus soit innocent, puisque la trahison qu'il n'a pas commise
est comme latente en toute sa race et que le condamner à faux c'est encore
exercer une justice supérieure ? Oui,
voilà les sophismes monstrueux, voilà le poison jésuitique que peut-être la
Libre Parole a inoculé à la conscience militaire ; et livrer un homme, à
huis clos, à des hommes qu'a pu effleurer ou même entamer cette morale
abominable, ce serait mettre l'innocent sous le couteau sacré du nationalisme
clérical. Il ne
peut y avoir qu'un remède à ce poison, qu'une précaution contre cette
perversion de la conscience, c'est la publicité du débat. Ainsi
ce qui est resté honnête et sain dans la conscience française pourra réagir
contre les aberrations jésuitico-militaires du sens
moral. Et si
le crime d'Henry a eu pour résultat d'ébranler jusqu'à sa base le procès
Dreyfus, les apologies qui l'ont suivi ont eu pour effet d'éclairer jusqu'au
fond la conscience antisémite qui, d'emblée, s'est harmonisée avec la
conscience des faussaires. Non, ces quelques jours n'ont pas été perdus pour la vérité, et pour le redressement de l'opinion. Et les constatations décisives contre Henry ont été continuées par les constatations décisives contre du Paty de Clam. |