LES PREUVES : AFFAIRE DREYFUS

DREYFUS INNOCENT

 

FAUX ÉVIDENT

 

 

I

Certainement, la troisième pièce, celle qui contient le nom de Dreyfus, est fausse.

En octobre 1896, à la veille de l'interpellation Castelin, Esterhazy, du Paty de Clam et l'Etat-Major savaient que le colonel Picquart avait réuni contre Esterhazy les charges les plus écrasantes. Ils savaient que le bordereau était d'Esterhazy, que le dossier secret ne contenait contre Dreyfus aucune pièce sérieuse, que l'innocence du malheureux condamné allait éclater et que l'Etat-Major allait être compromis.

Pour arrêter la campagne de réhabilitation qui allait s'ouvrir, Esterhazy et ses complices de l'Etat-Major décidèrent de fabriquer une fausse lettre qui prouverait enfin la culpabilité de Dreyfus.

C'est cette fausse lettre que les généraux ont prise au sérieux. C'est celle que M. Cavaignac a osé citer à la Chambre comme la pièce décisive.

Qu'il n'y ait là qu'un faux, et le faux le plus misérable, le plus grossier, le plus imbécile, tout le prouve : le style, le texte, la date.

Qu'on veuille bien seulement relire ce papier, œuvre d'un sous-Norton. Voici le texte donné par M. Cavaignac :

« Si... (ici un membre de phrase que je ne puis lire), je dirai que jamais j'avais des relations avec ce juif. C'est entendu. Si on vous demande, dites comme ça ; car il faut pas que on sache jamais personne ce qui est arrivé avec lui. »

Ce n'est ni du français, ni de l'allemand, ni de l'italien ; c'est du nègre.

Evidemment, le faussaire, maladroit ouvrier de mensonge, s'est dit qu'un attaché militaire étranger ne devait pas écrire avec une correction irréprochable : peut-être même s'est-il rappelé les quelques fautes légères que contient la lettre : « Ce canaille de D... » et il a forcé la note : il a converti les quelques incorrections en un charabia vraiment burlesque. C'est si évident que cela devrait suffire.

Mais le fond est aussi absurde, aussi grotesque que la forme.

Pourquoi l'attaché militaire X... éprouve-t-il le besoin d'écrire à l'attaché militaire Y... ? Malgré la suppression d'un membre de phrase, opérée par M. Cavaignac, le sens est très clair : un attaché militaire est censé écrire en substance à l'autre : « Si mon gouvernement me demande des explications, je dirai que je n'ai jamais eu de relations avec Dreyfus. Répondez de même au vôtre, s'il vous interroge. »

Et il est certain que M. de Schwarzkoppen était quelque peu embarrassé à l'égard de son ambassadeur, M. de Munster. Celui-ci avait promis à la France que les attachés militaires ne s'occuperaient pas d'espionnage : et les attachés militaires, manquant à sa parole, avaient pratiqué l'espionnage ; ils avaient eu des relations avec Esterhazy ; ils recevaient de lui des documents ou des notes, comme l'atteste le bordereau.

Quand Dreyfus fut arrêté en 1894, l'ambassadeur d’Allemagne demanda certainement des explications aux attachés milliaires. Que lui répondirent-ils ? Nous l'ignorons.

Se bornèrent-ils à déclarer, comme c'était la vérité, qu'ils ne connaissaient pas Dreyfus ? ou bien ajoutèrent-ils qu'ils avaient commis la faute d'avoir des relations avec un autre officier, Esterhazy ?

A en croire le récit de M. Casella, confident de M. Panizzardi, ils auraient protesté alors tout simplement qu'ils n 'avaient pas eu de relations avec Dreyfus.

Mais, quelle qu'ait été leur attitude, qui ne voit que c'est au moment même de l'arrestation de Dreyfus qu'ils ont dû la décider ? C'est à ce moment que leur gouvernement, leur ambassadeur a demandé aux attachés militaires si Dreyfus leur avait servi d'espion. C'est à ce moment qu'ils ont convenu de la réponse à faire et de la conduite à tenir.

Ce n'est pas deux ans après le procès, à propos d'une interpellation, qu'ils vont déterminer leur plan de conduite : il l'est depuis longtemps ; et le fond même de la lettre qu'on leur prête, en octobre ou novembre 18D6, est positivement absurde.

 

II

D'ailleurs, qu'on y prenne garde : s'il était vrai que M. de Schwarzkoppen et M. Panizzardi aient eu des relations d'espionnage avec Dreyfus, comment pourraient-ils le cacher à leurs gouvernements ?

Quand Dreyfus a été arrêté, M. de Schwarzkoppen a bien pu assurer à M. de Munster qu'il ne connaissait pas Dreyfus, parce qu'en effet il ne le connaissait pas. Il a pu s'abstenir de renseigner M. de Munster, personnage fatigué et peu au courant, sur le rôle d'Esterhazy.

Comme il expédiait directement, aux bureaux de l'espionnage à Berlin, les documents reçus d'Esterhazy, il a pu laisser ignorer ces pratiques à un ambassadeur légèrement ridicule et peu informé.

Mais comment MM. de Schwarzkoppen et Panizzardi, s'ils avaient réellement utilisé Dreyfus, auraient-ils pu former le plan de le cacher aux gouvernements de Berlin et de Rome ?

C'est à Berlin, c'est à Rome, qu'ils expédiaient les documents remis par le traître : ils avaient dû évidemment indiquer la source de ces documents pour qu'on en pût mesurer la valeur. Surtout s'ils les avaient tenus d'un officier d'Etat-Major, attaché au ministère français, ils n'auraient pas manqué de le dire à leurs chefs militaires d'Allemagne et d'Italie pour faire valoir leur propre habileté et l'importance des documents transmis.

Il suffisait donc d'une enquête dans les bureaux, à Berlin et à Rome, pour savoir que M. de Schwarzkoppen et M. Panizzardi, en niant leurs relations avec Dreyfus, ne disaient pas la vérité.

Si donc ils avaient eu en effet des rapports d'espionnage avec lui, ils n'auraient même pu songer une minute à tromper leur gouvernement.

Là encore, l'absurdité est criante.

Mais que penser du ton dont un de ces attachés militaires écrit à l'autre ? C'est chose grave pour un attaché militaire, dans tous les cas, de se décider, sur une question aussi importante, à mentir à son gouvernement.

Or, voici un attaché, qui écrit à l'autre tranquillement : « Moi, je vais mentir, mentez aussi. Si on vous demande, répondez comme ça. C'est entendu. »

Comment ? C'est entendu ? L'autre n'a donc même plus le droit de délibérer, avant d'adopter ce système plein de péril ? C'est en trois lignes, sans causer, sans discuter, sans réfléchir, que ces hommes vont arrêter la tactique la plus audacieuse et la plus folle ?

Et l'un d'eux transmet à l'autre un signal qui sera, à la minute, littéralement obéi ?

Tout cela est révoltant d'invraisemblance et de niaiserie.

 

III

Mais ce qui est plus invraisemblable encore et plus sot, c'est qu'ils aient songé à s'écrire. Ils se voient tous les jours ; il leur est facile, s'ils ont à régler une question délicate, de la régler de vive voix ; et ils vont choisir le moment où l'affaire Dreyfus se réveille pour confier au papier un plan de mensonge contre leur propre gouvernement qui peut les perdre sans retour ?

Observez que, dans les deux billets d'avril et de mai 1894, ceux qui contiennent l'initiale D..., si les deux attachés s'écrivent, c'est parce que, à ce moment-là, ils ne peuvent faire autrement. Dans le premier billet, l'un d'eux écrit que le médecin l'a consigné dans son appartement. Dans le second, il écrit qu'il regrette de n'avoir pas rencontré l'autre et qu'il est obligé de quitter Paris.

Ce n'est donc que par l'effet de circonstances exceptionnelles et d'empêchements précis qu'ils ont commis l'imprudence d'écrire.

Et pourtant à ce moment-là rien n'avait pu encore les mettre en éveil et surexciter leur défiance ; Dreyfus n'avait pas été arrêté ; ils ne pouvaient pas savoir que leur correspondance était saisit. Ils pouvaient donc, de loin en loin, se laisser aller à une imprudence, et encore avaient-ils le soin de ne désigner que par une initiale, et sans doute l'initiale d'un faux nom, l'individu dont ils parlaient.

Au contraire, en octobre ou novembre 1896, peu avant l'interpellation Castelin, la prudence des deux attachés militaires doit être au plus haut. C'est quelques semaines avant, le 15 septembre 1896, que l'Eclair a publié le texte approximatif du bordereau. M. de Schwarzkoppen reconnu sur le bordereau la mention des pièces qu'il avait, en effet, reçues d'Esterhazy. Il sait donc qu'un bordereau qui lui était destiné a été dérobé. De plus, l'Eclair publie, à la même date, le contenu de la lettre : « Ce canaille de D... » adressée, dit-il, par l'attaché allemand de Schwarzkoppen à l'attaché italien Panizzardi.

Les deux attachés savent donc, de la façon la plus précise, que leur correspondance a été interceptée par les agents français. Et c'est le moment qu'ils choisissent pour s'écrire l'un à l'autre sur le sujet le plus redoutable, pour machiner une tromperie concertée à l'adresse de leur gouvernement ! C'est le montent qu'ils choisissent pour écrire en toutes lettres, pour la première fois, le nom de Dreyfus !

Non, vraiment, le faux est trop visible : le procédé du faussaire est trop grossier. Il savait que les bureaux de la guerre, exaspérés des découvertes formidables du colonel Picquart, avaient besoin d'un document décisif où il n'y eût pas seulement des initiales, où il y eût le nom de Dreyfus en toutes lettres ; et le faussaire a fabriqué, sans réfléchir aux impossibilités et aux ; absurdités que je signale, tout justement le papier dont l'État-Major avait besoin.

 

LES ERREURS DE M. CAVAIGNAC

I

Comment se fait-il que ces absurdités, que ces impossibilités n'aient pas apparu à M. Cavaignac ?

En acceptant, de parti pris, pour en accabler l'innocent, ces documents mensongers et ineptes, M. Cavaignac a commis un grand crime. Mais il en sera châtié : car il a joué toute sa fortune politique, tout son rêve d'ambitieux maladif sur une carte fausse, et il faudra bien qu'il perde la partie.

Il a eu l'audace de dire qu'il a pesé l'authenticité matérielle et morale de cette pièce. Comment l'aurait-il fait, puisqu'il a négligé les signes si évidents, si certains qui attestent le faux ?

Mais enfin, que dit-il ? Ici encore va apparaître l'exiguïté de sa méthode, le vice essentiel de son esprit étroit. Jamais, en aucune question, en aucun débat, il ne prend le problème d'ensemble : jamais il n'en saisit et n'en compare les éléments multiples. Il réduit toujours la question à un fait menu et aigu, qui, un moment, peut troubler l'adversaire, comme une arête arrêtée au gosier, mais qui, séparé de l'ensemble des faits, n'a ni valeur ni vérité.

C'est ainsi, pour ne pas rappeler ses autres interventions parlementaires qui ont toujours je ne sais quoi d'étriqué, de pointu et d'oblique, que dans la question des prétendus aveux de Dreyfus il a négligé l'ensemble, la longue protestation continue du malheureux condamné par erreur.

Dans ce long cri d'innocence qui emplit quatre années, il n'a retenu qu'une journée, celle de la dégradation ; dans cette journée même, où le cri d'innocence vibre infatigable et désespéré, il ne retient que la prétendue conversation avec Lebrun-Renaud ; et dans cette conversation une phrase, et dans cette phrase même il néglige, il ignore la première partie : « Le ministre sait... » qui, en rattachant cette parole de Dreyfus à son entrevue avec du Paty de Clam, donnait le vrai sens des prétendus aveux.

Par cette fausse et insidieuse précision, il s'est rendu incapable de vérité.

Et ainsi encore, dans cette question d'authenticité, il néglige tout ce qui, dans le style, dans le texte, dans la date, atteste le faux pour les plus aveugles et le crie pour les plus sourds. Et il ne retient qu'une chose : c'est que la lettre en question est écrite au crayon bleu, comme une autre lettre du même personnage qu'on a depuis quatre ans.

Il faut citer une fois de plus les paroles textuelles de M. Cavaignac pour qu'on puisse savoir à quel degré de sottise peuvent tomber les hommes publics :

Son authenticité matérielle résulte pour moi, non seulement de tout l'ensemble des circonstances dont je parlais il y a un instant (ce sont sans doute les fameuses présomptions concordantes), mais elle résulte entre autres d'un fait que je veux indiquer : elle résulte de sa similitude frappante avec un document sans importance, écrit par la même personne et écrit comme celui-là au crayon bleu, sur le même papier assez particulier qui servait à la correspondance habituelle de cette même personne et qui, daté de 1891, n'est pas sorti depuis cette date du ministère de la guerre.

 

Quoi ! voilà une preuve « matérielle » d'authenticité ! Ah ! M. Cavaignac nous donne là la mesure de son esprit critique et nous savons maintenant ce que valent « les présomptions concordantes » qu'il a cru, dans d'autres pièces, relever contre Dreyfus !

Quoi ! il est visible, par le style baroque de cette lettre, par l'absurdité et l'impossibilité du fond, par l'absurdité et l'impossibilité de l'envoi lui-même, il est visible que c'est là un faux, fabriqué par le plus maladroit faussaire ! Et M. Cavaignac nous dit : « Permettez ! C'est écrit avec un crayon bleu comme une autre lettre de M. Panizzardi ; et c'est écrit sur un papier semblable à celui qu'il employait il y a quatre ans. »

Vraiment on se demande si on rêve. Mais, ô grand ministre, rien n'était plus facile au faussaire que de savoir que M. Panizzardi écrivait au crayon bleu et d'écrire lui-même au crayon bleu. Rien n'était plus facile au faussaire que de savoir sur quel papier « assez particulier » écrivait M. Panizzardi et d'employer le même papier.

 

II

Raisonnons un peu, je vous en supplie, si cela n'est pas encore un crime en notre pays de liberté.

Ce faux imbécile, à qui devait-il profiter ? à Esterhazy, dont le colonel Picquart avait démontré la trahison et aux officiers comme du Paty de Clam qui avaient machine l'abominable condamnation de Dreyfus.

Ce faux, commis pour sauver Esterhazy, du Paty de Clam et les autres officiers compromis, a été certainement commis par eux, ou sur leurs indications.

Or, il était facile à Esterhazy de connaître les habitudes de travail des attachés militaires, puisque, comme le démontrent le bordereau et le petit bleu, il leur servait d'espion. Esterhazy, par cela même qu'il était le véritable traître, était tout à fait en situation de fabriquer « du Schwarzkoppen » et du « Panizzardi ».

Quant à du Paty et aux autres officiers, comment n'auraient-ils pas connu les habitudes d'écrire des attachés ? Vous dites, monsieur le ministre, qu'on avait, de la même personne et de la même main, une lettre de 1894, écrite du même crayon bleu et sur un même papier, et que cette lettre n'avait pas quitté le ministère depuis 1894. Vous voulez nous démontrer par là que cette lettre, soigneusement tenue sous clef, n'avait pu servir de modèle au faussaire, et qu'ainsi le billet ne peut être faux. Oh ! comme vous allez vite !

Mais, d'abord, que deviennent « les mille pièces de correspondance » qu'on a saisies, en original, pendant six ans, entre les attachés militaires ? C'est vous qui nous en avez parlé : 'qu'en faites-vous maintenant ?

Mettons qu'il y en ait la moitié de M. de Schwarzkoppen, la moitié de M. Panizzardi. Cela fait cinq cents pièces pour chacun et les documents abondent qui permettent de connaître le crayon et le papier dont se servent ces messieurs.

J'avoue humblement que je ne comprends pas comment le billet de 1896 où est mentionne Dreyfus ne ressemble qu'à une seule autre pièce, sur les mille qui ont été saisies. Mais, même s'il était vrai qu'une seule pièce de 1894, et soigneusement gardée, pat servir d'indication et de modèle au faussaire, la belle difficulté !

Nous savons qu'à la veille du procès d'Esterhazy, à la fin de 1897, quand il a fallu ragaillardir un peu le traître qui s'affalait, on a bien su lui faire parvenir « le document libérateur ». La fumeuse dame voilée a remis à Esterhazy une pièce du dossier secret, qui était enfermée h triple tour dans un tiroir du ministère.

Si les pièces du ministère savent sortir de leur prison pour aller réconforter le uhlan, elles peuvent bien en sortir aussi pour lui fournir le modèle de l'aimable petit faux qui doit, en accablant Dreyfus innocent, sauver Esterhazy coupable.

Mais qu'importe tout cela à M. Cavaignac ? Crayon bleu, messieurs, l'authenticité est certaine.

 

III

J'oubliais qu'il a pesé aussi, dans les balances que lui a fournies l'Etat-Major, « l'authenticité morale ».

Elle résulte d'une façon indiscutable de ce que le billet fait partie d'un échange de correspondance qui eut lieu eu 1894. La première lettre est celle que je viens de lire. Une réponse contient deux mots qui tendent évidemment à rassurer l'autre. Une troisième lettre enfin, qui dissipe bien des obscurités, indique, avec une précision absolue, une précision telle que je ne puis pas en lire un seul mot, la raison même pour laquelle les correspondants s'inquiétaient.

 

Voilà qui est jouer de malheur, car ce que M. Cavaignac invoque comme une preuve d'authenticité morale est une nouvelle preuve du faux.

Il était déjà absurde qu'a cette date, quand leur plan de conduite était arrêté depuis deux ans et au moment même où l'article de l'Eclair venait de leur apprendre que leurs lettres étaient saisies, il était absurde qu'un seul de ces attachés songeât à écrire à l'autre. Mais quoi, c'est toute une correspondance qu'ils engagent, et sur le sujet le plus périlleux !

L'Italien écrit et, comme par miracle, il met en entier le nom de Dreyfus. Puis l'autre juge utile de répondre. Pourquoi ? Pour rassurer son correspondant. Il ne pouvait donc pas le rassurer de vive voix ?

Mais ce n'est pas tout. Il semble que ce soit fini, puisque les voilà d'accord. Pas du tout : l'Etat-Major a pensé que quand on se faisait ainsi apporter des documents, on n'en saurait trop prendre. Il ne faut pas qu'il reste le moindre doute ! Le nom de Dreyfus est en toutes lettres sur le premier billet, c'est bien ; le second billet acquiesce à la tactique, c'est excellent ; mais il faut encore Que les attachés nous révèlent sans détour pourquoi ils adoptent cette aventureuse et impossible tactique de mensonge. Qu'à cela ne tienne : un de ces messieurs, sachant très bien d'ailleurs que sa lettre ira à nos bureaux de la guerre, prend son crayon, bleu ou rose, et il écrit un troisième papier.

N'admirez-vous pas la courtoisie de ces attachés militaires qui fournissent à notre Etat-Major embarrassé toutes les pièces dont il a besoin ? Et n'admirez-vous pas aussi la subtilité de nos agents ? Pas de lacune dans cette correspondance. Ils ne laissent pas tomber le moindre morceau.

Le premier attaché écrit ; et il a la délicatesse d'étaler dans sa lettre le nom de Dreyfus. Nos agents saisissent cette première lettre. Le second attaché répond. Nos agents saisissent sa réponse.

Le premier attaché reprend de plus belle, et n'ayant plus à convertir son correspondant qui a acquiescé, il répand en une troisième lettre, pour l'instruction future de M. Cavaignac, le fond de son cœur. Nos agents ont cette troisième lettre.

Par malheur, chaque lettre est une invraisemblance de plus, une absurdité de plus, un faux de plus ; l'absurdité, en se prolongeant et se renouvelant, ressemble à une gageure de folie. Comment notre Etat-Major a-t-il pu être dupe ? S'il l'a été, quelle profondeur de sottise ! S'il ne l'a pas été, quelle profondeur de scélératesse !

 

IV

Et non seulement il est manifeste qu'il y a un faux. Non seulement il est certain que ce faux, fait pour sauver les Esterhazy et les du Paty de Clam et les autres, ne peut procéder que d'eux : mais dans toutes les paroles et dans tous les procédés de ceux qui ont touché à ce papier frauduleux, il y a quelque chose de louche.

D'abord, ce n'est pas par les voies ordinaires, ce n'est pas par les agents accoutumés qu'il parvint au ministère.

Le colonel Picquart, violemment combattu dès ce moment par l'Etat-Major tout entier, va être envoyé en disgrâce : à la veille de l'interpellai ion Castelin, ses chefs ont hâte de se débarrasser de lui, pour écarter celui qui sait. Ils vont l'expédier, en des missions lointaines, en Tunisie, au désert, sur la route dangereuse où périt Morès. Mais enfin, il est encore au service des renseignements. On n'a osé ni le violenter ni le dessaisir ; c'est sous les prétextes les plus délicats, les plus flatteurs qu'on va l'envoyer et le maintenir au loin ; après son départ, le général Gonse continuera à lui témoigner, par lettres, la plus affable sympathie. Et il dira tendrement, devant la cour d'assises, qu'en confiant une mission lointaine au lieutenant-colonel Picquart, on avait voulu surtout lui rendre service à lui-même, l'arracher à l'idée fixe, à l'obsession de l'affaire Dreyfus.

Donc, dans les semaines qui précèdent l'interpellation Castelin, le colonel Picquart dirige encore son service ; et comme on espère se débarrasser de lui « en douceur », on lui témoigne encore les égards qui lui sont dus.

Pourtant, on s'abstient de lui montrer la fameuse lettre qui vient d'arriver, en dehors de son service, et qui contient le nom de Dreyfus. On y fait devant lui des allusions mystérieuses : Ah ! si vous saviez ! Mais on se garde bien de la lui faire voir. Pourquoi ?

En bon sens et loyauté, c'est inexplicable. Dira-t-on que ses chefs le croyaient tout à fait prévenu et buté ? Mais c'était une raison de plus pour lui montrer une pièce que l'on jugeait décisive. A cette époque, toutes les lettres du général Gonse le démontrent, nul dans les bureaux de la guerre n'osait mettre en doute la loyauté du colonel Picquart ; pourquoi donc ne pas essayer de le détromper ?

Quoi ! voilà un officier, chef du service des renseignements, qui a cru, sur la foi de documents au moins troublants, qu'un Conseil de guerre avait commis une déplorable erreur ! Il croit que le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus est d'Esterhazy ! Il croit que Dreyfus est innocent, il s'obstine, malgré la mauvaise humeur de ses chefs, à cette pensée : et cette obstination trouble les bureaux de la guerre. Il est imprudent de laisser dans la pensée, dans la conscience du colonel Picquart, la croyance qui y est entrée : car cette croyance, même fausse, pourra un jour ou l'autre remettre en question l'affaire Dreyfus. Par bonheur, voici une pièce révélatrice décisive. Elle atteste, à n'en pas douter, selon nos généraux, que Dreyfus est bien coupable : et on néglige de la montrer au colonel Picquart ! Elle a pénétré au ministère par d'autres voies que les voies accoutumées ; et on ne la met pas sous les yeux du chef du service des renseignements !

Ou les généraux n'avaient aucun doute sur l'authenticité et la valeur probante de cette pièce, et alors pourquoi ne s'en servaient-ils pas pour renverser d'un coup le système erroné du colonel Picquart et le ramener loyalement au vrai ? Ou bien ils avaient dans l'arrière fond de leur pensée des doutes sur le sérieux de cette pièce : et alors pourquoi ne les éclaircissaient ils pas en soumettant cette pièce à l'examen du chef du service des renseignements ? Son opinion n'eût pas forcé la leur : et ils restaient libres, quel que fût l'avis du colonel Picquart, de suivre enfin leur propre pensée.

Pourquoi donc ce mystère et cette ruse ? Ah ! c'est que les généraux savaient bien que la fameuse pièce ne résisterait pas à une minute d'examen. Ils voulaient troubler le lieutenant-colonel Picquart avant son départ on lui parlant vaguement d'une pièce décisive.

Mais ils la lui laissaient ignorer, de peur que son esprit lucide et droit y signalât un faux imbécile : et ils se réservaient de s'en servir plus tard, quand le témoin importun ne serait plus là. Mais leurs précautions mêmes, pour glisser cette pièce fausse dans la circulation sans qu'elle fût soumise à un rigoureux contrôle, complètent et aggravent le caractère frauduleux du document.

 

LES HABILETÉS DE M. CAVAIGNAC

I

Mais pourquoi, je vous prie, M. Cavaignac lui-même, quand il a démontré à la Chambre « l'authenticité matérielle » de cette pièce par le ridicule argument du crayon bleu et du papier « assez particulier », pourquoi M. Cavaignac a-t-il invoqué d'autres preuves d'authenticité matérielle que le général de Pellieux ?

Voici, en effet, ce qu'a dit le général de Pellieux devant la cour d'assises (tome II, page 118) :

Au moment de l'interpellation Castelin, il s'est produit uu fait que je tiens à signaler.

On a eu au ministère de la guerre — et remarquez que je ne parle pas de l'affaire Dreyfus — la preuve absolue de la culpabilité de Dreyfus, absolue ! et cette preuve, je l'ai vue ! Au moment de cette interpellation, il est arrivé au ministère de la guerre un papier dont l'origine ne peut être contestée et qui dit — je vous dirai ce qu'il y a dedans : « Il va se produire une interpellation sur l'affaire Dreyfus. Ne dites jamais les relations que nous avons eues avec ce juif. »

Et, messieurs, la note est signée ! elle n'est pas signée d'un nom connu, mais elle est appuyée d'une carte de visite, et au dos de cette carte de visite il y a un rendez-vous insignifiant, signé d'un nom de convention, qui est le même que celui qui est porté sur la pièce, et la carte de visite porte le nom de la personne.

 

Il est à peine besoin de souligner l'absurdité, l'enfantillage des moyens de preuve indiqués par le général de Pellieux.

Il est inadmissible, d'abord, que les attachés militaires se soient écrit dans ces conditions et sur ce sujet. Mais en tout cas, si l'un deux avait écrit à l'autre, en signant d'un nom de convention, il n'aurait pas joint à ce billet une carte de lui, portant à la fois son vrai nom imprimé et son nom de convention écrit à la main.

Il y a, dans le récit du général de Pellieux, une double impossibilité, une double absurdité.

D'abord, quand on écrit, sur un sujet dangereux et qu'on signe d'un nom de convention, c'est pour que, si ce billet est surpris, on ne puisse savoir quel est le véritable auteur : il est donc absurde d'y joindre une carte de visite qui, portant à la fois le vrai nom et le nom de convention, donne la clef de celui-ci.

Voilà une première et décisive absurdité !

De plus, il est absurde aussi qu'un homme qui donne un rendez-vous insignifiant sur une carte de visite, qui porte son vrai nom, y ajoute encore son nom de convention ; car c'est livrer inutilement, niaisement, à tous ceux qui pourraient voir cette carte, le secret du nom de convention.

Les personnages que le général de Pellieux met en scène sont masqués. Seulement, ils portent leur masque à la main. Ainsi on voit à la fois leur masque et leur visage, et le lendemain, s'ils s'avisent de mettre le masque surie visage, c'est au masque qu'on reconnaît le visage.

Le général de Pellieux répondra-t-il que lorsqu'il dit que la note est « appuyée d'une carte de visite », il ne dit pas que celle-ci a été envoyée en même temps que la note ? Mais alors quel sens peuvent avoir ces mots ?

Veulent-ils dire simplement que, à l'époque où il adressait ce billet signé d'un nom de convention, le correspondant adressait aussi, quoique par un envoi distinct, la carte de visite ? Ce serait alors le service des renseignements qui aurait rapproché la note et la carte. En vérité, cela ne répond pas du tout au sens naturel des mots : Une note appuyée d'une carte.

Mais, même avec cette interprétation, l'absurdité subsiste. Il est absurde qu'un homme qui a besoin du mystère d'un nom de convention pour signer des billets importants livre à la même époque ce secret, en inscrivant ce même nom de convention, sans raison aucune, sur la carte de visite qui porte son vrai nom. La maladresse du faussaire éclate aussi grossièrement dans les marques d'authenticité qu'il a données à la pièce que dans la pièce même.

 

II

Mais, et c'est là un point décisif, comment se fait-il que M. Cavaignac n'ait pas reproduit les 'preuves d'authenticité qu'a données le général de Pellieux, et qu'il en ait allégué d'autres ?

Le général de Pellieux n'a pas parlé à la légère. Quand il a dû enquêter sur Esterhazy, tous les documents relatifs à l'affaire Dreyfus lui ont été soumis. Et lui-même, devant la cour d'assises, nous dit de cette pièce qu'il l'a vue. Il a vu la note ; il a vu la carte de visite dont elle était appuyée : par conséquent, au moment où le général de Pellieux enquêtait sur Esterhazy, en décembre 1897, et encore au moment où il parlait devant la cour d'assises en février 1898, c'est par le rapprochement de la note et de la carte de visite que les bureaux de la guerre établissaient l'authenticité de la pièce où est mentionné Dreyfus.

Avec M. Cavaignac, le système change : il n'est plus question de la carte de visite. Ce qui pour lui fait l'authenticité matérielle de la pièce, c'est qu'elle est écrite au crayon bleu et sur un papier spécial comme une autre lettre qu'on garde au ministère depuis 1894.

Avec M. Cavaignac, c'est toujours le même procédé. Les systèmes, les moyens de preuve, les affirmations changent en cours de route, selon les besoins de sa tactique.

De même que pour le rapport de Lebrun-Renaud sur les prétendus aveux, M.. Cavaignac, par des variations subtiles, a changé trois fois son affirmation, de même il substitue aux moyens d'authenticité allégués depuis l'origine par l'Etat-Major pour la pièce « décisive » des moyens nouveaux.

Mais, en vérité, cet escamotage ne passera pas inaperçu.

Pourquoi M. Cavaignac a-t-il fait le silence complet devant la Chambre sur les moyens de preuve acceptés et proposés jusque-là par l'Etat-Major ? Voilà une pièce qui, de l'aveu même de M. Cavaignac, est la seule décisive, puisque seule elle contient le nom de Dreyfus. Il importe donc au plus haut degré de savoir si elle est authentique. Or, quand devant le pays M. Cavaignac démontre ou essaie de démontrer l'authenticité matérielle de cette pièce, il néglige entièrement, comme s'il n'en avait jamais été question, les moyens de preuve qui ont dès l'origine fait la conviction de l'Etat-Major. Pourquoi ? Pourquoi ?

Il faut que M. Cavaignac ait pour cela des raisons très fortes : car en tenant pour négligeables les moyens de preuves qui ont convaincu les officiers de l'Etat-Major lui-même, il nous met singulièrement en défiance de leur esprit critique. Il n'y a que deux explications possibles. Ou M. Cavaignac a trouvé ces moyens d'authenticité insuffisants, ou il les a trouvés absurdes. Mais s'il les trouvait insuffisants, il n'était point nécessaire de les écarter : il fallait, en les mentionnant, les compléter par des moyens nouveaux.

Après tout, le « crayon bleu » n'était pas si décisif que M. Cavaignac eût le droit d'écarter sans cérémonie les signes d'authenticité qui avaient persuadé l'Etat-Major et le général de Pellieux.

Non, si M. Cavaignac n'a pas rappelé devant la Chambre les raisons données par le général de Pellieux, c'est qu'il n'a pas osé. Il a trouvé lui-même si absurdes cette note signée 'd'un nom de convention et appuyée d'une carte de visite portant le vrai nom et cette carte de visite où sont juxtaposés le nom de convention et le vrai nom, qu'il n'en a pas soufflé mot devant la Chambre.

Il savait que l'absurdité de ce moyen de preuve avait été démontrée : il craignait qu'un souvenir au moins confus de cette démonstration ne se réveillât dans l'esprit des députés ; il a préféré glisser soudain un nouveau moyen de preuve, si léger fût-il : celui-là du moins, n'ayant pas été discuté encore, passerait sans doute.

Oh ! quelle basse tromperie, et comme dans la tristesse de cet homme, qui lui donne un air de probité, il y a des habiletés louches !

Mais il n'échappera pas cette fois, car cette carte de visite, M. Cavaignac a beau la passer sous silence ; elle subsiste : et comme il est certain que M. de Schwarzkoppen ou M. Panizzardi n'a pas signé de son nom de convention sur sa propre carte de visite, il est certain qu'il y a là un faux. Cela est si sûr que M. Cavaignac voudrait faire l'oubli là-dessus. Et s'il y a faux dans la carte de visite qui : accompagnait la lettre et qui l'appuyait, qui ne voit que l'ensemble est un faux et que la lettre même est fausse ?

Quand une lettre est authentiquée par une carte, et quand cette carte porte la marque d'un faux, c'est que des faussaires se sont mêlés de l'opération. La lettre est leur œuvre comme la carte.

 

III

Ainsi le faux éclate de toutes parts : et quand on songe que pour accabler un innocent, pour le tenir au bagne malgré l'évidence, la haute armée a accepté un faux fabriqué par le véritable traître, quand on pense que ce faux a été produit devant la Chambre par un ministre, rt que la Chambre elle-même l'a contresigné, en vérité, on sent monter en soi du plus profond de la conscience et de la pensée une telle révolte que la vie morale semble suspendue dans le monde tant que justice n'aura pas été faite.

Ah ! certes, ils sont bien criminels les officiers comme du Paty de Clam qui ont machiné contre Dreyfus une instruction monstrueuse.

Il est bien criminel, ce général Mercier, qui a frappé Dreyfus, par derrière, de documents sans valeur que l'accusé n'a pu, connaître, que les juges mêmes n'ont pu librement discuter.

Criminels encore, ces généraux et officiers d'État-Major qui, apprenant par le colonel Picquart l'innocence de Dreyfus, la trahison d'Esterhazy, ont frappé le colonel Picquart et lié partie avec Esterhazy, le traître.

Il en est parmi eux qui, de chute en chute, sont tombés jusqu'à fabriquer un faux imbécile pour charger Dreyfus, et les autres ont laissé faire ; ils ont accepté, les yeux fermés, les papiers ineptes qui, en accablant l'innocent, sauvaient l'orgueil de la haute armée.

Que voulez-vous ? Le bordereau se dérobait : il était si visiblement d'Esterhazy qu'il devenait difficile de s'en servir contre Dreyfus ; et les pièces à initiales manquaient leur effet : car on ne pouvait plus cacher que pendant des mois le ministère lui-même les avait eues avant le procès Dreyfus sans même soupçonner celui-ci. Il fallait autre chose ; il fallait mieux. Il fallait une pièce où Dreyfus fût nommé en toutes lettres, où sa trahison s'étalât pour tous les yeux.

Il la fallait, vous dis-je, « l'honneur de l'armée ne pouvait pas attendre ».

Les faussaires ont répondu à l'appel. Et l'enfant attendu, l'enfant du mensonge est venu à point, accouché par Esterhazy, du Paty et leurs complices. Et le peuple a été convié. Et la foule a fait écho : Vive Esterhazy ! Vive l'Etat-Major : Vivent les traîtres et les faussaires !

Oui, tout cela est ignominieux et misérable, et ces scélérats conjurés, si on ne les écrase pas, couvriront notre France aimée d'une couche de ridicule et de honte si épaisse que seule peut-être une révolution la pourra laver.

Mais le plus coupable encore, c'est ce ministre Cavaignac qui a couvert de son autorité, de son austérité toute cette besogne de faussaires, toute cette intrigue de trahison.

Avec pleine conscience ? Non, certes. C'est la combinaison de l'esprit le plus étroit avec l'ambition la plus maladive et la plus forcenée qui est en lui le principe d'erreur. Son étroitesse d'esprit, sa fausse précision qui, en rapetissant et isolant les faits, les dénature, nous l'avons saisie dans tous ses raisonnements. Son ambition ? Elle est toute la vie de cette âme resserrée et contractée.

Et sa tactique ambitieuse est bien claire. La famille Cavaignac a manqué la présidence de la République et l'Elysée en 1850. M. Cavaignac veut prendre la revanche de la famille : c'est comme un vieux ferment aigri qui le travaille.

Or, il sait que si le Cavaignac de 1850 a été battu, c'est parce que le courant populaire, l'instinct de la masse a préféré l'autre. M. Cavaignac ne veut pas retomber dans cette faute et il cherche toujours, lui qui n'est peuple ni de cœur ni de pensée, quel est le courant populaire qu'il pourra utiliser pour son dessein.

Au moment du Panama, il crut que le succès d'un discours vertueux le porterait au pouvoir. En face de toutes ces hontes, il se gardait bien de conclure contre tout le régime social, contre le capitalisme, principe de corruption. Il n'a vu dans le scan laie qu'un moyen de discréditer le personnel gouvernemental ancien, et de s'ouvrir la route. Vain espoir : c'est l'autre, l'heureux courtier du Havre, qui a cueilli le fruit ; et pendant les votes du Congrès, entre les deux tours de scrutin, M. Cavaignac, blême, chancelant, ivre d'une sorte d'ivresse blanche, se demandait s'il n'allait pas tenter le destin.

Non : il n'osa pas et son rêve se referma sur lui comme un cilice.

Aussi, quant à propos de l'affaire Dreyfus il crut entrevoir, dans les profondeurs obscures du peuple trompé, un courant de chauvinisme et de nationalisme violent, vite il s'empressa à la revanche.

Mais c'est sans audace et sans grandeur qu'il se livra à ce courant nouveau. Il n'osa pas crier qu'après tout, l'intérêt de la Patrie et de l'Armée commandait de passer outre, même à l'illégalité, même à l'erreur. Non ! il essaya de donner à ce mouvement aveugle je ne sais quelle apparence de correction et de certitude. Sachant bien que l'opinion, surexcitée par la presse, accueillerait sans critique tous les documents, toutes les assertions, il lui jeta le mensonge documentaire des aveux de Dreyfus. Sachant bien que la Chambre terrorisée par l'opinion n'oserait même pas penser, il lui apporta des pièces misérables, les unes inapplicables, les autres fausses.

Et se trompant lui-même presque autant qu'il trompait les autres, égaré à la fois par les habitudes étroites de son esprit et les suggestions de son ambition illimitée, écartant les conseils et les lumières qui auraient pu le réveiller de son rêve, il a infligé au Parlement et à la France la pire humiliation.

Il a jeté au pays, comme une preuve décisive, le faux inepte que les plus grossiers des faussaires avaient fabriqué pour couvrir le plus misérable des traîtres.

Aussi ce n'est pas pour lui que nous avons résumé les preuves évidentes, brutales qui établissent pour tous que la pièce qu'il a invoquée est un faux. Nous ne lui demandons pas d'avouer son erreur : ce serait lui demander un suicide.

Mais nous pouvons le mettre au défi d'opposer ou de faire opposer une réponse à la démonstration reprise par moi après bien d'autres, qui réduit à rien, à moins que rien, au plus criminel et au plus stupide des faux, le document qu'il a cité.

Ce faux ? Il avait un double but : Il devait d'abord, en produisant enfin le nom de Dreyfus, en toutes lettres, décourager la campagne du colonel Picquart. Mais il devait aussi parer à un péril qu'Esterhazy sentait grandir.

Esterhazy craignait que les attachés militaires étrangers finissent par dire tout haut : « Nous n'avons jamais eu de relations avec Dreyfus. » Il craignait que le gouvernement français rapprochant ces dénégations des découvertes du colonel Picquart, ne fût troublé. Et voilà pourquoi, dans les lettres fabriquées pour Esterhazy, les attachés militaires se disaient : « Surtout, n'avouons jamais nos relations avec Dreyfus. »

Le coup était double. D'une part, Dreyfus était touché à fond. D'autre part, si les attachés militaires étrangers venaient à dire tout haut : « Nous n'avons jamais connu Dreyfus, » 1'Etat-Major pouvait dire : « Très bien ; nous savons qu'ils ont convenu de ne pas avouer. »

 

IV

Ainsi le faux fabriqué eu octobre ou novembre 1896, prouve que dès cette époque Esterhazy et ses complices de l'Etat-Major redoutaient à la fois l'effet des découvertes décisives de Picquart sur le bordereau et le petit bleu, et les révélations toujours possibles des attachés étrangers.

C'est pour parer à ce double péril que le faux a été fabriqué ; mais précisément parce que la lettre fabriquée devait répondre à trop d'exigences, parce qu'elle devait à la fois contre toute vraisemblance contenir le nom de Dreyfus et contre toute vraisemblance révéler un plan impossible des attachés étrangers, elle porte de toutes parts les marques de faux.

Peut-être dans le détail eût-il été possible de mieux faire : il eût été facile, par exemple, d'éviter le terrible charabia qui décèle d'emblée un Norton de quatrième ordre. Mais, au fond, il était difficile de donner à ce papier un air sérieux d'authenticité.

Il venait trop tard.

Deux ans après le procès Dreyfus, il était absurde que les attachés militaires s'avisassent soudain de se concerter. Quelques semaines après les révélations de l'Éclair, publiant leurs lettres, il était absurde que les attachés militaires s'écrivissent et nommassent Dreyfus.

Mais les faussaires n'avaient pas le choix de la date. Ils ne recoururent à cette tentative désespérée du faux que lorsque la longue et décisive enquête de Picquart eut mit Esterhazy en péril.

Mais à ce moment-là, je le répète, le coup du faussaire ne pouvait plus porter. C'était trop tard, et c'est ainsi que les manœuvres frauduleuses d'Esterhazy et de ses complices se tournent contre eux. C'est ainsi qu'en acceptant avec complaisance une pièce manifestement fausse, l'Etat-Major a assumé une sorte de complicité morale dans le faux. C'est ainsi que M. Cavaignac en associant son jeu à celui des joueurs aux abois qui sortaient de fausses cartes s'est préparé la plus sinistre déroute politique qui se puisse rêver.

Ainsi enfin, malgré tout, la vérité éclate et crie. Et le faux que nous avons dénoncé aujourd'hui n'est pas le seul. C'est tout un système de fabrication frauduleuse qui a fonctionné.

Pendant deux ans, le ministère de la guerre a eu comme annexe un atelier de faussaires, travaillant à innocenter un traître.

L'article prochain le démontrera.