I Donc,
du procès régulier, légal, fait à Dreyfus il ne reste rien. Il n'a été jugé,
selon la loi, que sur une pièce, le bordereau. Or, il est démontré
aujourd'hui que le bordereau n'est pas de Dreyfus, mais d'Esterhazy. La
seule base légale de l'accusation s'est effondrée : comment se peut-il que la
condamnation soit encore debout ? C'est un défi à la justice ! Oh ! je
sais bien que les adversaires de la révision, obligés de reconnaître que le
bordereau est d'Esterhazy, mais voulant garder leur proie, se réfugient dans
les plus extraordinaires sophismes. Je suis bien obligé de mentionner en
passant le récit publié il a quelques semaines par le Petit Marseillais ; car
j'ai constaté que le récit avait trouvé créance auprès de beaucoup d'esprits
; il passe même, ce que vraiment je ne puis croire, pour la version suprême,
pour l'expédient désespéré de l'Etat-Major. II On dit
qu'Esterhazy était attaché au service d'espionnage de la France, qu'en cette
qualité il fréquentait les ambassades étrangères pour en surprendre les
secrets, qu'il avait constaté la trahison de Dreyfus, mais que les preuves de
cette trahison ne pouvant être données sans péril, il avait lui-même,
d'accord avec l'Etat-Major, fabriqué le bordereau et que ce bordereau avait
été ensuite de parti pris attribué à. Dreyfus. Voilà
le thème général que j'ai entendu dans plus d'une discussion ; le Petit
Marseillais adoucissait un peu dans son récit la crudité de l'opération.
D'après lui, Esterhazy avait vu, à la légation allemande, le bordereau, écrit
de la main de Dreyfus. Ne pouvant l'emporter, il l'avait copié, et c'est sur
cette copie du bordereau faite par Esterhazy que Dreyfus aurait été condamné. Ainsi
s'expliquerait, disent les hommes hardis, que le bordereau fût de l'écriture
et de la main d'Esterhazy, quoique la trahison fût de Dreyfus. Je me
demande vraiment s'il convient de discuter des inventions de cet ordre. Elles
attestent en tout cas l'extrême dérèglement d'esprit oit sont jetés
nécessairement ceux qui se refusent à la vérité. Non ! il
est faux qu'Esterhazy ait été attaché comme espion au service de la France,
car s'il en était ainsi, dès que le colonel Picquart eut des doutes sur
Esterhazy et dès qu'il eut informé ses chefs, ceux-ci l'auraient arrêté net,
en lui disant : « Ne brûlez pas un de nos agents ! Si Esterhazy reçoit une
carte-télégramme de M. de Schwarzkoppen et s'il lui communique des documents,
c'est pour gagner sa confiance ; c'est pour couvrir l'œuvre d'espionnage
qu'il fait à notre profit. » Voilà
ce que les chefs du colonel Picquart lui auraient dit tout de suite. Au
contraire, ils l'ont encouragé à poursuivre son enquête contre Esterhazy !
Et d'ailleurs, comment le colonel Picquart lui-même, chef du service des
renseignements, aurait-il pu ignorer qu'Esterhazy était attaché en qualité
d'espion au ministère de la guerre ? Donc, ce roman inepte ne peut tenir un
instant. Mais
admirez, je vous prie, la valeur morale et la délicatesse de conscience des
défenseurs de l'État-Major. Ils proclament que celui-ci a fait du procès
contre Dreyfus une effroyable comédie. Ils proclament qu'il a attribué à
Dreyfus le bordereau, sachant que le bordereau était de la main d'Esterhazy.
Mais quel rôle, je vous prie, ont joué les experts dans cette criminelle
parade ? Savaient-ils, eux aussi, que le bordereau était de l'écriture
d'Esterhazy, et ont-ils décidé tout de même d'y reconnaître l'écriture de
Dreyfus ? Si nous
consentions un moment à prendre au sérieux les moyens de défense imaginés par
certains amis de l'État-Major, il n'y aurait plus qu'à envoyer immédiatement
au bagne, comme coupables du faux le plus criminel, tous ceux qui ont
participé au procès Dreyfus. Je
passe donc et je ne retiens de ces inventions misérables que le désordre
d'esprit d'un grand nombre de nos adversaires. Ils sont obligés, par
l'évidence, de reconnaître que le bordereau est d'Esterhazy, mais ils n'ont
pas le courage de tirer la conclusion toute simple, naturelle et sensée :
c'est qu'en attribuant le bordereau à Dreyfus et en condamnant celui-ci sur
un document qui est d Esterhazy, on a commis une déplorable erreur. Et ils
s'épuisent en inventions désordonnées pour concilier les faits qui démontrent
l'innocence de Dreyfus, avec la culpabilité de celui-ci. III D'autres
disent : « Soit : le bordereau est d'Esterhazy ! mais, dans le procès
Dreyfus, le bordereau est secondaire : il est presque une quantité
négligeable. C'est pour d'autres raisons surtout que Dreyfus a été condamné :
et comme les autres raisons subsistent il n'y a pas eu erreur ; il n'y a pas
lieu à révision. » Quoi !
le bordereau n'a été, au procès Dreyfus, qu'un élément accessoire ? Mais je
ne me lasserai pas de le répéter : dans l'acte d'accusation il n'y a
"contre Dreyfus que le bordereau : il est, selon les paroles mêmes du
rapporteur, « la base de l'accusation ». Avant que le bordereau fût découvert
et que du Paty de Clam crût démêler une certaine ressemblance entre
l'écriture du bordereau et celle de Dreyfus, il n'y avait contre Dreyfus
aucun soupçon, aucune enquête, aucune surveillance. Le
bordereau n'est pas seulement la base de l'accusation : il en est le point de
départ. Si le bordereau n'avait pas été trouvé, ou si on n'avait pas cru y
reconnaître l'écriture de Dreyfus, celui-ci serait tranquillement à son
bureau de l'État-Major ; non seulement il n'aurait pas été condamné, mais il
n'aurait pas été inquiété ni poursuivi. Et ce
bordereau, qui a joué un rôle si décisif ; ce bordereau, qui a été toute la
base légale du procès, maintenant qu'on sait qu'il n'est pas de Dreyfus, mais
d'Esterhazy, on le déclare sans importance ! Il paraît que le bordereau ne
compte plus ! On
condamne un homme sur une pièce qui n'est pas de lui ! Plus tard, deux ans
après, quand on reconnaît que cette pièce n'est pas de lui, qu'elle est d'un
autre, au lieu de courir vers l'innocent condamné pour lui demander pardon,
on dit : « Bagatelle ! C'est une erreur de détail qui ne touche pas au fond
du procès ! » Je ne sais si l'histoire contient beaucoup d'exemples d'un
pareil cynisme. IV Mais
quand il serait vrai qu'il y a d'autres pièces graves contre Dreyfus, il y a
deux faits qui dominent tout. Le premier, c'est que le bordereau seul a été
soumis à Dreyfus ; le bordereau seul a été discuté par lui. Si d'autres
pièces ont été produites aux juges sans l'être à l'accusé, ce sont elles qui
ne comptent pas : elles n'ont pas de valeur légale. Elles ne prendront une
valeur que quand l'accusé pourra les connaître et les discuter. Il n'y
a eu qu'un procès légal : celui qui portait sur le bordereau, base unique.
Cette base ruinée, tout le procès légal, c'est-à-dire tout le procès, est
ruiné aussi. Si, en
dehors du bordereau qui ne peut plus être attribué à Dreyfus, il y a d'autres
pièces qui le condamnent, rappelez l'accusé ; jugez-le de nouveau en lui
soumettant tes pièces que vous alléguez contre lui. Jusque-là, les pièces
« secrètes » ne sont que des pièces de contrebande. Et un
pays qui aurait quelque souci de la justice, un pays où les citoyens ne
voudraient pas se laisser étrangler sans jugement par les Conseils de guerre,
ne tolérerait pas une minute qu'on osât invoquer contre un homme, dans les
journaux et à la tribune de la Chambre, des documents qu'il n'a pas été admis
à connaître et à discuter. Mais
quoi ! et voici une aggravation singulière. Les juges se sont trompés,
grossièrement trompés, dans 'attribution de la seule pièce qui ait été
régulièrement introduite au procès, et on nous demande de les croire
infaillibles dans l'examen des pièces qui n'ont pas été soumises à un débat
contradictoire ! Ils ont
eu tout le loisir d'examiner le bordereau ; ils l'ont eu en main pendant
plusieurs jours ; ils ont pu, tout à leur aise, étudier les rapports des
experts, écouter et méditer leurs dépositions ; ils ont pu, sur le bordereau,
écouter les explications de l'accusé et de son défenseur ; et pourtant, par
une fatalité à jamais déplorable, ils se sont trompés : ils ont attribué à
Dreyfus un bordereau qui était d'un autre ; et lorsque, malgré la garantie
des formes légales, ils ont commis la plus triste erreur, on veut que nous
leur fassions crédit quand ils décident en dehors des formes légales ? Dans
leur examen hâtif, irrégulier et non contradictoire des pièces secrètes qui
leur ont été apportées in extremis et que Dreyfus n'a jamais vues, ils
étaient beaucoup plus exposés à se tromper que dans l'examen régulier,
tranquille et contradictoire du bordereau. S'étant trompés même quand ils
prenaient contre l'erreur, toutes les précautions légales, de quel droit, là
où ils n'ont pas pris ces précautions contre l'erreur, prétendraient-ils à
l'infaillibilité ? Mais en
fait, ils se sont trompés, lourdement trompés à propos des pièces secrètes
comme à propos du bordereau. Et M. Cavaignac aussi, serviteur de l'État-Major
exaspéré, s'est trompé à la tribune, trompé grossièrement, et la Chambre,
surprise, sans pensée et sans courage, a donné l'éphémère sanction de son
vote à la plus monstrueuse, à la plus inepte erreur. ERREUR DE FAIT I Que
sont en effet ces pièces secrètes et que disent-elles ?Je reproduis d'abord
in extenso, d'après l'Officiel, cette partie du discours de M. Cavaignac :
car il faudra examiner de près les raisonnements et les textes : Tout
d'abord, le service des renseignements du ministère de la guerre a recueilli,
pendant six ans, environ mille pièces de correspondance ; je dis les
originaux de mille pièces de correspondance échangées entre des personnes qui
s'occupaient activement, et avec succès, de l'espionnage. Ces
pièces de correspondance, qui portent tantôt des noms vrais, tantôt des noms
de convention, ne peuvent laisser ni par leurs origines, ni par leur nombre,
ni par leur aspect, ni par les signes de reconnaissance qu'elles portent,
aucun doute à aucun homme de bonne foi, ni sur leur authenticité ni sur
l'identité de ceux qui les écrivaient. Parmi
ces pièces de correspondance il en est beaucoup qui sont insignifiantes ; il
en est quelques-unes de fort importantes. Je
ne parlerai pas ici de celles qui n'apportent au sujet de l'affaire dont il
est question que ce que j'appellerai des présomptions, des présomptions
concordantes, qui cependant, par leur concordance même, pèsent sur l'esprit
d'une façon décisive. Je
ferai passer sous les yeux de la Chambre seulement trois pièces de ces
correspondances. Les
deux premières sont échangées entre les correspondants dent je viens de
parler et font allusion à une personne dont le nom est désigné par l'initiale
D... Voici
la première de ces pièces qui a reçu, lorsqu'elle est parvenue au service des
renseignements, l'indication suivante, mars 1894 : « Hier au soir, j'ai fini
par faire appeler le médecin, qui m'a défendu de sortir ; ne pouvant aller
chez vous demain, je vous prie de venir chez moi dans la matinée, Car D...
m'a porté beaucoup de choses intéressantes et il faut partager le travail,
ayant seulement dix jours de temps. » La
seconde de ces pièces porte la date du 10 avril 1894. En voici le texte : « Je
regrette bien de ne pas vous avoir vu avant mon départ. Du reste je serai de
retour dans 8 jours. Ci-joint 12 plans directeurs de... (ici figure le
nom d'une de nos places fortes) que ce canaille de D... m'a donnés pour vous. Je lui ai dit que
vous n'aviez pas l'intention de reprendre les relations. Il prétend qu'il y a
eu un malentendu et qu'il ferait tout son possible pour vous satisfaire. Il
dit qu'il s'était entêté et que vous ne lui en voulez pas. Je lui ai répondu
qu'il était fou et que je ne croyais pas que vous voulez reprendre les
relations. Faites ce que vous voudrez. » Bien
qu'il soit certain à nos yeux, par l'ensemble des présomptions concordantes
dont je parlais tout à l'heure, que c'est de Dreyfus qu'il s'agit ici, si
l'on veut admettre qu'il subsiste un certain doute dans l'esprit de ce fait
que le nom n'est désigné que par une initiale, j'ai à faire passer sous les
yeux de la Chambre une autre pièce où le nom de Dreyfus figure en toutes
lettres. (Mouvements.) Au
moment où fut déposée l'interpellation de M. Castelin, aux mois d'octobre et
de novembre 1896, les correspondants en question s'inquiétèrent pour des
raisons qui sont indiquées fort clairement dans les lettres que j'ai eues
sous les yeux et alors l'un d'entre eux écrivit la lettre dont voici le texte
: « J'ai lu qu'un député interpelle sur Dreyfus. Si... (ici un membre
de phrase que je ne puis lire), je dirai que jamais j'avais des relations avec ce juif. C'est
entendu. Si on vous demande, dites comme ça, car il faut pas que on sache
jamais personne ce qui est arrivé avec lui. » (Exclamations.) M.
ALPHONSE HUMBERT. — C'est clair. M.
LE
MINISTRE DE LA GUERRE. — J'ai pesé l'authenticité matérielle
et l'authenticité morale de ce document. Son
authenticité matérielle résulte pour aloi non seulement de tout l'ensemble de
circonstances dont je parlais il y a un instant ; mais elle résulte entre
autres d'un fait que je vais indiquer. Elle résulte de la similitude
frappante avec un document sans importance écrit par la même personne et
écrit comme celui-là au crayon bleu, sur le même papier assez particulier qui
servait à la correspondance habituelle de cette même personne et qui, datée
de 1891, n'est pas sortie depuis cette date du ministère de la guerre. Son
authenticité morale résulte d'une façon indiscutable de ce qu'il fait partie
d'un échange de correspondances qui ont eu lieu en 1894. La première lettre
est celle que je viens de lire. Une réponse contient deux mots qui tendent
évidemment à rassurer l'auteur dela première lettre. Une troisième lettre
enfin, qui dissipe bien des obscurités, indique avec une précision absolue,
une précision telle que je ne puis pas en lire un seul mot, la raison même
pour laquelle les correspondants s'inquiétaient. Ainsi
la culpabilité de Dreyfus n'est pas établie seulement par le jugement qui l'a
condamné ; elle est encore établie par une pièce postérieure de deux années,
s'encadrant naturellement à sa place dans une longue correspondance dont
l'authenticité n'est pas discutable, elle est établie par cette pièce d'une
façon indiscutable. Ah !
comme je remercie M. Cavaignac d'avoir fait à la Chambre ces communications
et ces lectures : car ce sont des textes officiels que nous pouvons discuter,
et je demande à M. Cavaignac la permission de serrer de près sa méthode, ses
affirmations générales, les textes précis qu'il apporte. II Et tout
d'abord je constate que pour M. Cavaignac lui-même, la seule pièce décisive
est la troisième, celle où Dreyfus est nommé en toutes lettres et qui est
postérieure de deux ans à la condamnation de Dreyfus. Les
deux autres pièces, où il n'y a que l'initiale D, lui paraissent très fortes
: il est même certain à ses yeux, à raison de « présomptions concordantes »
qu'elles s'appliquent à Dreyfus. Mais enfin il veut bien accorder que, comme
il n'y a qu'une initiale, il peut « subsister un certain doute dans l'esprit
». Ces
pièces, qui sont d'avril ou mars 1894, qui sont par conséquent antérieures au
procès, n'ont pas été montrées à Dreyfus. Mais elles ont pu être montrées aux
juges. Ce sont elles, très probablement, d'après le récit de l'Éclair
du 15 septembre 1898, qui ont décidé les juges hésitants. Et
pourtant, de l'aveu même de M. Cavaignac, elles ne sauraient avoir une
absolue certitude : car il n'est pas certain absolument que D... ce soit
Dreyfus. Ainsi,
contre Dreyfus, il y a trois ordres de pièces : le bordereau qui a été soumis
à la fois aux juges et à l'accusé, et qui n'a aucune valeur puisqu'il n'est
pas de Dreyfus ; les deux pièces avec l'initiale D... qui n'ont été montrées
qu'aux juges et qui, selon M. Cavaignac lui-même, ont une haute valeur sans
avoir cependant une force de certitude ; enfin la troisième pièce secrète qui
a, selon M. Cavaignac, une valeur de certitude, mais qui, étant postérieure
de deux ans au procès, n'a pu être montrée ni à l'accusé ni aux juges. Donc,
chose étrange, les documents produits contre Dreyfus ont d'autant plus de
valeur qu'ils s'éloignent davantage du procès. Au centre même du procès, dans
sa partie légale et régulière, le bordereau, dont la valeur est néant ; sur
les bords du procès, en dehors de ses limites légales, mais y touchant, les
deux pièces avec l'initiale D, qui auraient une haute valeur affectée
pourtant d'un doute. Enfin deux ans après, à belle distance du procès, hors
de la portée des juges comme de l'accusé, la pièce qui serait décisive. Est-i1
un argument plus fort en faveur de la révision que le système de M. Cavaignac
? Il n'ose pas parler du bordereau, seule base légale de l'accusation ; il
sait trop bien qu'on ne peut plus l'attribuer à Dreyfus. Il s'appuie sur deux
pièces, qui n'ont pas été communiquées à l'accusé, et c'est une illégalité,
c'est une violence abominable. Mais ces deux pièces mêmes qui ont fait
illégalement la conviction des juges, n'ont pas, ne peuvent pas avoir, selon
lui, une valeur de certitude absolue. Ainsi,
le procès Dreyfus se compose de deux parties, une partie légale qui est
nulle, puisqu'elle repose sur le bordereau qui ne peut plus être attribue
à Dreyfus, et une partie illégale qui est doublement nulle, d'abord parce
qu'elle est illégale, ensuite parce que les documents mêmes qui y sont servi
n'ont pas, de l'aveu même de M. Cavaignac, une valeur probante tout à fait
décisive. Ce
procès, ainsi suspendu à la fois dans l'illégalité et dans le vide, ne trouve
sa justification et sa base que deux tus après, dans une pièce trouvée après
coup et qui, elle, apporterait enfin, assure-t-on, la certitude qui faisait
défaut. Mais, une fois encore, qu'est-ce, je vous prie, que cette
condamnation qui n'est justifiée par un document décisif (à le supposer
authentique) que deux ans après ? Si la
troisième pièce, celle où Dreyfus est nommé en toutes lettres, n'avait pas
été écrite ou trouvée, M. Cavaignac lui-même serait obligé d'avouer que « le
doute peut subsister dans les esprits » sur la culpabilité de Dreyfus.
Comment n'a-t-il pas été troublé lui-même par ce paradoxe de justice ? III Je
l'avoue : la méthode générale d'où procèdent ses affirmations me paraît
étrange. Il dit que depuis six ans le service des renseignements au ministère
de la guerre a saisi, entre l'attaché militaire allemand et l'attaché
militaire italien, « mille pièces de correspondance », c'est-à-dire, si je
comprends bien, des lettres, des cartes, des notes d'envoi. Et ce
ne sont pas des copies, ce ne sont pas des photographies, ce sont des
originaux. Mille
pièces de correspondance en six ans ! Je sais bien que M. Cavaignac nous
avertit qu'il en est beaucoup d'insignifiantes ! mais enfin cela fait trois
cartes ou trois lettres par semaine qui auraient été saisies régulièrement et
dans l'original pendant six ans aux deux correspondants étrangers. Vraiment,
c'est beaucoup ! Et on
se demande comment ils ont pu assister ainsi pendant six ans à la disparition
régulière des originaux de lettres reçues ou écrites par eux. M.
Cavaignac dit que bien des signes, bien des traits caractéristiques
permettent d'affirmer l'authenticité de ces correspondances. C'est ici que M.
Cavaignac m'effraie particulièrement. Qu'il soit possible au service des
renseignements d'assurer, d'après des indices sérieux, l'authenticité
générale des documents ainsi saisis, je l'accorde très volontiers ; mais que
l'on puisse, dans cet énorme fatras, garantir l'authenticité de toutes les
pièces, cela est inacceptable. Il est
évident que les agents subalternes d'espionnage et de police ont intérêt à
apporter le plus de pièces possible ; de là à en fabriquer il n'y a pas
toujours loin, et comme ils connaissent déjà les particularités de cette
correspondance, puisqu'ils en ont saisi de nombreux spécimens, il leur est
aisé de donner à ces faux une apparence au moins sommaire d'authenticité. IV Donc,
quand on veut faire appel, comme M. Cavaignac, à deux pièces déterminées,
celles qui portent l'initiale D..., et quand on veut surtout, au moyen de ces
pièces, justifier la condamnation terrible d'un homme, on ne doit pas se
borner à affirmer d'une façon générale l'authenticité d'ensemble des « mille
pièces de correspondance » où ces deux sont comprises. Il faut affirmer
que l'authenticité particulière de ces deux pièces a été soumise à un
contrôle particulier. Pour le
bordereau, pour la carte-télégramme adressée à Esterhazy, en un mot pour les
pièces qui chargent Esterhazy, nous savons, avec une précision suffisante, quelles
sont leurs garanties d'authenticité, comment, par quelle voie, en quel état
elles sont parvenues au ministère. Dans les deux pièces secrètes qu'on
invoque contre Dreyfus, nous n'avons que les affirmations trop générales de
M. Cavaignac. Nous ne sommes pas sûrs que ces pièces, auxquelles on a fait
jouer un rôle spécial, aient été soumises à un contrôle spécial, proportionné
au parti qu'on en veut tirer. Et cela laisse dans l'esprit un certain
malaise. Ce n'est pas que je veuille contester au fond l'authenticité de ces
deux pièces à l'initiale D... Mais il y a bien quelques détails qui
m'inquiètent un peu. D'abord, il en est une qui n'a été datée qu'après coup,
par le service des renseignements lui-même, et cela surprend. Dans
l'autre, il y a quelques fautes d'orthographe qui, sans aller jusqu'au
charabia extraordinaire de la troisième pièce, œuvre d'un faussaire imbécile,
sont pourtant de nature à étonner. A coup
sûr, des attachés étrangers ont droit à une orthographe un peu incertaine ;
mais le mot ci-joint comme le mot ci-inclus est un de ceux qui reviennent le
plus souvent dans les lettres de toute nature, commerciales, privées ou
publiques ; il est assez étrange qu'un officier, qui est en France depuis
deux ans, écrive si-joint. D'ailleurs
je n'insiste pas : ce ne sont pas là des objections décisives, ni même
peut-être très fortes. Je dis
cependant qu'à ce point les affirmations de M. Cavaignac, trop générales et
trop vagues, laissent une impression d'insécurité : on ne sent pas qu'il ait
serré de près le problème, et vérifié minutieusement toutes les pièces de son
système. MAUVAISE FOI I De
même, quand M. Cavaignac nous dit qu'il ne parlera pas des pièces secrètes,
qui ne contiennent que « des présomptions concordantes », M. Cavaignac est
d'un vague très inquiétant. Il aurait pu, semble-t-il, résumer à grands
traits les présomptions qui, dans la correspondance, convergent contre
Dreyfus. Mais
surtout, il y a une question grave, décisive même, que M. Cavaignac ne semble
même pas s'être posée. Avant
le procès Dreyfus, avant la découverte du bordereau, les bureaux de la guerre
avaient l'essentiel de ce qui, selon M. Cavaignac, condamne Dreyfus. Ils
n'avaient pas le bordereau, mais M. Cavaignac n'invoque plus le bordereau. Et
ils avaient toutes les lettres dont se dégagent contre Dreyfus des «
présomptions concordantes ». Ils avaient dès mars et avril, c'est-à-dire six
mois avant le procès, les lettres avec l'initiale D... Comment se fait-il que
pas un jour, pas une minute, ils n'aient songé à faire à Dreyfus application
de ces lettres ? Pus une minute il n'a été suspect ! Pas une minute on n'a
songé à ouvrir contre lui une enquête secrète ! Pas une minute on n'a songé à
le faire surveiller ! Quoi !
vous saisissez par centaines les lettres des attachés étrangers : dans ces
lettres il y a des indications qui, selon vous, pèsent sur l'esprit, contre
Dreyfus, d'une façon décisive. Parmi ces lettres vous en recevez deux qui
attestent qu'un nommé D... va chez M. de Schwarzkoppen et chez M. Panizzardi,
qu'il est allé au moins trois fois en mars et avril à leur domicile, qu'il
leur porte des documents, et vous ne songez pas une minute à mettre un agent
sur les pas de Dreyfus ! Bien mieux, vous ne concevez pas contre lui le
moindre soupçon ! Et vous
attendez, pour le mettre en cause, la découverte du bordereau ! Non,
d'après son discours, M. Cavaignac ne semble même pas s'être posé cette
question ; il ne semble pas qu'il l'ait posée aux bureaux de la guerre, et
pourtant, je le répète, cette difficulté est décisive. Si les présomptions
étaient, comme le dit M. Cavaignac, concordantes, si elles pesaient sur
l'esprit d'un poids décisif, et si les deux lettres- avec l'initiale D...
paraissaient sérieusement applicables à Dreyfus, pourquoi n'a-t-on pas
organisé contre lui la moindre surveillance ? Pourquoi même n'a-t-on pas
formé contre lui le plus léger soupçon ? Pourquoi l'acte d'accusation
affirme-t-il que, dans l'enquête sur le bordereau, on n'était guidé par aucun
renseignement antérieur, par aucune prévention ? Pourquoi ? Que M. Cavaignac
réponde. Il a
fallu qu'on découvrît le bordereau, il a fallu qu'on l'imputât à Dreyfus,
pour que l'on songeât aussi que les prétendues « présomptions concordantes »
et les lettres à l'initiale D... pouvaient être utilisées contre Dreyfus.
Supprimez le bordereau, vous supprimez en même temps et les présomptions
concordantes et l'attribution à Dreyfus des pièces D... C'est le bordereau
seul, imputé à Dreyfus, qui a communiqué par contagion un semblant de valeur
probante contre lui à d'autres pièces. C'est par le bordereau seul et
appuyées sur lui qu'elles ont pu valoir contre Dreyfus. Or, comme le
bordereau n'est pas de lui, toutes les autres pièces tombent avec le
bordereau. Il Ah !
je sais bien qu'il est difficile au cerveau humain de se débarrasser
d'impressions déjà anciennes. Dreyfus a été condamné et on s'est habitué à le
tenir pour un traître. Longtemps on a cru que le bordereau était de lui, et
maintenant même qu'on sait qu'il n'est pas de lui, il est malaisé d'effacer
en un jour les empreintes profondes marquées en notre esprit ; l'impression
obscure de la trahison survit en nous, malgré nous, lutine quand les preuves
essentielles qui en avaient été données sont détruites. Ainsi,
il nous est très difficile de lire les pièces à l'initiale D... comme si le
bordereau n'avait pas été attribué à Dreyfus, comme si par suite Dreyfus
n'avait pas été arrêté et condamné. Songez
pourtant qu'il le faut. Songez que le bordereau n'est pas de Dreyfus et que,
si on ne le lui avait pas attribué par erreur, Dreyfus n'aurait même pas été inquiété.
Songez que vous n'auriez contre lui aucune prévention, aucune ombre, même
légère, de soupçon. Si donc vous voulez voir juste, si vous voulez penser en hommes
droits et libres, effacez de votre esprit l'impression de trahison qu'il y a
laissée, et demandez-vous comment M. Cavaignac peut invoquer contre Dreyfus
comme décisives des pièces qu'avant le bordereau, nul dans les bureaux de
la guerre n'avait songé une minute à tourner contre lui. Comme
vous avez cru longtemps que le bordereau était de Dreyfus et qu'ainsi l'idée
de Dreyfus traître s'est enfoncée en votre esprit, quand vous voyez dans une lettre
suspecte l'initiale D..., cette initiale éveille en vous, à votre insu, par
une sorte d'écho cérébral et d'involontaire association, le nom de Dreyfus.
Mais arrachez de votre cerveau, non seulement le bordereau, mais les
impressions qu'il a laissées en vous contre Dreyfus. Faites qu'à l'égard du
nom de Dreyfus votre cerveau soit neuf comme il doit l'être, et vous
trouverez monstrueux que M. Cavaignac puisse invoquer contre Dreyfus deux
lettres suspectes, où il n'y a que l'initiale Vous
trouverez monstrueux qu'il déclare, après coup, concordantes et décisives des
présomptions qui, avant le bordereau, n'avaient ému ou même effleuré aucun
esprit. Mais
c'est bien mieux : même après la découverte du bordereau, même pendant le
procès, les bureaux de la guerre n'avaient pas songé à appliquer à Dreyfus
les pièces qu'invoque M. Cavaignac. L'acte d'accusation démontre qu'il n'a
été interrogé, en dehors du bordereau, sur aucune pièce suspecte, sur aucun
détail inquiétant d'une correspondance quelconque. Et
qu'on ne dise pas que c'était par prudence, car le huis clos parait à tout,
car il était aussi compromettant de montrer le bordereau que n'importe quelle
autre pièce ; car M. Cavaignac lui-même a pu lire publiquement ces pièces. Non, si
on ne les a pas jetées dans le procès légal de Dreyfus, c'est parce que
d'abord on ne songeait pas du tout à les utiliser, et on ne songeait pas à
les utiliser parce qu'on ne les jugeait pas utilisables. Les
pièces avec l'initiale D... avaient fait déjà l'objet d'une enquête ; on
avait cherché à savoir quel était ce D... Or rien, ni dans les habitudes de
Dreyfus, ni dans la nature des documents livrés, ni dans le texte même des
lettres, ne permettait même de soupçonner Dreyfus, et c'est dans de tout
autres directions qu'on avait cherché : ainsi, les lettres à l'initiale D...
faisaient partie d'un tout autre dossier que l'affaire Dreyfus ; bien mieux,
chose inouïe, elles en font partie encore. III Certes,
si deux hommes ont été violemment opposés depuis le réveil de l'affaire
Dreyfus, c'est le lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel Henry
; ils se sont défiés et outragés : le lieutenant-colonel Henry a dirigé les
perquisitions au domicile du lieutenant-colonel Picquart. Pendant que
celui-ci réclame la révision du procès Dreyfus, le lieutenant-colonel Henry,
avec les autres officiers de l'Etat-Major, s'y oppose par tous les moyens,
par toutes les manœuvres. Et
pourtant, il y a un point sur lequel ils sont d'accord : c'est que la
fameuse pièce : « Ce canaille de D... » ne fait pas partie du dossier
Dreyfus. Le
lieutenant-colonel Picquart, on le sait, affirme qu'elle n'est pas applicable
à Dreyfus Il l'a affirmé encore publiquement, dans sa lettre à, M. Brisson,
en réponse au discours de M. Cavaignac. Et le lieutenant-colonel Henry, lui,
a déclaré publiquement devant la cour d'assises ceci (Compte
rendu sténographique, tome I, page 375) : Jamais
la pièce « Canaille de D... » n'a eu de rapport avec le dossier Dreyfus. Je
le répète : Jamais, jamais, puisque le dossier est resté sous scellés depuis
1895 jusqu'au jour ou, au mois de novembre dernier (1897), M. le général Pellieux a eu
besoin du bordereau pour enquêter au sujet de l'affaire Esterhazy : par
conséquent, la pièce « Canaille de D... » n'a aucun rapport avec l'affaire
Dreyfus, je le répète. Alors, je me suis mal expliqué ou on m'a mal
compris. Mais je répète devant ces messieurs que jamais ces deux pièces, le
dossier Dreyfus et la pièce « Canaille de D... », n'ont eu aucun rapport. Voilà
qui est catégorique et c'est un officier du bureau des renseignements qui
parle. La conséquence est claire. La pièce « Canaille de D... » reçue en mars
ou avril 1894, six mois avant le procès, a donné lieu à une enquête. Cette
enquête, qui n'a pas abouti, n'a pas été une minute, une seconde, dirigée
contre Dreyfus, que rien ne permettait de soupçonner. Et la pièce a été
classée dans un dossier distinct. Même
quand le bordereau est découvert, quand Dreyfus est soupçonné et accusé de
trahison, les bureaux de la guerre ne songent pas à lui faire application de
cette pièce : l'initiale D leur paraît si peu décisive que même en face d'un
accusé du nom de Dreyfus, ils ne tournent pas cette pièce contre lui. Et
c'est seulement après le procès légal, quand les juges, troublés par les
obscurités et les incertitudes de l'expertise du bordereau, hésitent, qu'un
ministre criminel et insensé, cédant à l'emportement de l'opinion, prend dans
un autre dossier d'espionnage la pièce « Ce canaille de D », la jette aux
juges qui ne peuvent ni examiner ni délibérer, et enlève ainsi la
condamnation. Puis,
le crime accompli, la, pièce est ramenée au dossier d'espionnage, tout
différent de l'affaire Dreyfus, doit elle a été momentanément détournée et le
lieutenant-colonel Henry peut affirmer, en effet, qu'elle n'a jamais fait
partie du dossier Dreyfus. Voilà
quelle valeur les bureaux de la guerre et l'accusation elle-même accordaient
à ces fameuses pièces secrètes. Elles n'ont été, pour l'accusation, qu'un
coup de désespoir, pour gagner la partie qu'au dernier moment elle a crue
perdue. Tant que les accusateurs ont pensé que le bordereau accablerait
Dreyfus, ils se sont bien gardés d'exhiber des pièces qui ne pouvaient
s'appliquer à Dreyfus. Puis quand sur la seule base du bordereau l'accusation
a chancelé, vite ils ont cherché dans n'importe quel dossier, n'importe
quelle pièce qui, à la dernière heure, surprît la conviction des juges : mais
cette opération ils l'ont faite en se cachant, et aussitôt le coup porté, ils
ont réintégré, dans son dossier primitif, la pièce dont ils venaient
d'abuser. Et
maintenant, le bordereau étant ruiné tout à fait, ils sont bien obligés de
produire publiquement « les pièces secrètes » : ce sont elles,
maintenant, à défaut du bordereau qui se dérobe, qui constituent le nouveau
dossier Dreyfus. On est obligé aujourd'hui de le former tout entier avec des
pièces qui, dans la période de l'accusation et même quatre ans après, n'y
figuraient même pas. Dans le
système de l'accusation et des bureaux de la guerre, à mesure que le
bordereau descend, les pièces secrètes montent. Tant qu'on croit pouvoir
compter absolument sur le bordereau, on n'accorde aux pièces secrètes aucune
valeur ; on ne songe pas à les utiliser contre l'accusé, même comme indice ;
on a peur que trop facilement il démontre qu'elles ne lui sont pas
applicables et on les laisse dans un autre dossier. Le bordereau étant alors
au plus haut, les pièces secrètes sont au plus bas. Puis,
quand le bordereau décline, quand il ne produit plus sur l'esprit des juges
qu'un effet incertain, vite la valeur des pièces secrètes se relève et on les
utilise en toute hâte, mais sous une forme irrégulière et honteuse, et avec
la pensée de les abriter de nouveau, et tout de suite, dans leur vrai dossier
distinct du dossier Dreyfus. Enfin
quand le bordereau est au plus bas, quand sa valeur probante contre Dreyfus
est détruite, quand il est démontré qu'il est d'Esterhazy, voici que les
pièces secrètes sont au plus haut, et c'est par elles publiquement que M.
Cavaignac justifie la condamnation de Dreyfus. Ingénieux système de bascule
ou de rechange IV Par
malheur, même quand M. Cavaignac parle d'un ton d'autorité, même quand la
Chambre l'affiche, cette substitution de preuves, cette substitution de
dossier en cours de route démontre la fragilité de l'accusation. Nous ne
pouvons pas oublier que si on n'avait pas cru le bordereau de Dreyfus, jamais
on n'aurait fait application à Dreyfus de pièces secrètes. Nous ne pouvons
pas oublier que les bureaux de la guerre ne leur accordaient aucune valeur,
et nous constatons que cette valeur ne leur vient aujourd'hui que du
discrédit du bordereau. Ainsi, par la contradiction la plus violente, c'est
seulement parce qu'on accordait de la valeur au bordereau qu'on a pu diriger
contre Dreyfus les pièces secrètes : et c'est parce que le bordereau n'a plus
de valeur qu'on fait aujourd'hui de ces pièces, des pièces décisives. Il y a
là, si je puis dire, une mauvaise foi fondamentale. Mais où M. Cavaignac a
commis, non pas seulement une erreur de méthode, mais une faute grave contre
la conscience, c'est lorsque, étudiant le dossier secret, il n'a même pas
appelé le lieutenant-colonel Picquart. Celui-ci avait été diffamé par
l'Etat-Major, c'est vrai ; il avait été frappé d'une mesure disciplinaire,
c'est vrai. Mais il avait été chef du bureau des renseignements. Longtemps
ses chefs avaient rendu hommage à sa valeur intellectuelle et morale. Or, le
lieutenant-colonel Picquart a affirmé solennellement devant la cour d'assises
qu'il n'y avait aucune pièce du dossier secret qui s'appliquât à Dreyfus. Il
a affirmé qu'une de ces pièces, au contraire, s'appliquait exactement à
Esterhazy. Il a affirmé particulièrement que les deux pièces à l'initiale
D... ne peuvent pas concerner Dreyfus. Il
s'offre à le prouver où l'on voudra. Il s'offre à le prouver publiquement, si
on veut bien le relever en ce point du secret professionnel. Il s'offre à le
prouver aux ministres s'ils veulent bien lui accorder une audience. Et M.
Cavaignac, prenant sur lui de juger tout seul de la valeur du dossier, et de
se prononcer à la tribune sur la culpabilité ou l'innocence d'un homme, ne
daigne même pas entendre le colonel Picquart ! Il n'écoute que ceux qui,
autour de lui, dans l'Etat-Major, sont acharnés à la perte de Dreyfus ; et il
repousse l'homme qui offre la preuve de leur erreur ! C'est d'une témérité
prodigieuse ; et quand on tient dans ses mains ou mieux encore quand on prend
dans ses mains l'honneur et la liberté d'un homme, c'est d'un parti pris
coupable et d'une criminelle légèreté. Jusqu'au
bout il est donc entendu que les pièces secrètes, sur lesquelles on accable
Dreyfus, seront soustraites à l'examen contradictoire. Quand les juges s'en
servent pour le condamner, ils ne les lui montrent pas ; ils ne l'appellent
pas à les discuter. Et quatre ans plus tard, quand un ministre s'en sert à
nouveau pour accabler Dreyfus, il n'appelle pas non plus à les discuter
devant lui l'homme qui en conteste la valeur. Toujours la même décision
d'autorité, sans examen contradictoire, sans débat et sans lumière. IMPOSSIBILITÉS I Heureusement,
la nature de ces pièces est telle, que même sans les explications précises
offertes par le colonel Picquart et qu'on refuse, il apparaît qu'elles ne
peuvent pas avec quelque vraisemblance être appliquées à Dreyfus. Il y a
l'initiale D... ? Mais les Dupont et Durand, les Dubois et les Dupuy,
fourmillent dans le monde. De quel
droit alors supposer qu'il s'agit de Dreyfus plutôt que de tout autre ? Les
bureaux de la guerre avaient si bien senti l'insuffisance de cette initiale
que lorsque leur journal l'Éclair, le 15 septembre 1896, veut frapper
l'opinion et arrêter l'enquête du lieutenant-colonel Picquart il publie, par
le plus grossier mensonge, que la pièce portait en toutes lettres le nom de
Dreyfus. Aussi
bien, si les députés avaient gardé leur sang-froid et leur lucidité d'esprit
dans la séance du 7 juillet, l'un d'eux eût demandé sans doute à M. Cavaignac
: — Êtes-vous sûr, monsieur le ministre, que les services d'espionnage ne
démarquent pas leurs agents ? Êtes-vous sûr que c'est sous ,leur vrai nom
qu'ils les emploient ? Le
contraire paraît infiniment vraisemblable, ou plutôt, si l'on veut bien se
renseigner, le contraire est certain. Il suffit de savoir que certains agents
font de l'espionnage et du contre-espionnage : par exemple, tel espion au
service de la France s'offrira à l'Allemagne en qualité d'espion, afin de
surprendre plus aisément les secrets. Il est inadmissible qu'il s'offre au service
allemand sous le nom qu'il porte dans le service français. Ce serait
s'exposer à être démasqué trop vite. D'ailleurs,
les légations étrangères, pour ne pas compromettre leurs agents français,
doivent éviter le plus possible de les désigner sous leur vrai nom. Elles
leur donnent sûrement un nom de guerre et les désignent ensuite par
l'initiale de ce nom de guerre de façon à les protéger pour ainsi dire par un
double secret. C'est une précaution élémentaire ; c'est, pour les noms
propres, l'application de la langue chiffrée, ou tout au moins l'équivalent. En
fait, nous savons par le petit bleu adressé à Esterhazy, par les révélations
faites au procès Zola, que M. de Schwarzkoppen signait C, initiale d'un nom
de convention. Ayant besoin d'écrire à Esterhazy, il était bien obligé de
mettre sur l'adresse son vrai nom, mais il prenait bien garde que rien dans
le texte et dans la signature ne pût le compromettre, et il signait C. Ainsi,
même interceptée, même lue par d'autres, cette lettre ne pouvait compromettre
Esterhazy, à moins qu'elle ne fût dérobée au point de départ, à la légation
même, et c'est à quoi il n'avait point songé. Au
procès Zola, le général de Pellieux a déclaré que là fameuse pièce où il est
question de Dreyfus était signée d'un nom de convention. C'est, comme nous le
verrons, un faux imbécile, mais le faussaire, pour authentiquer son papier
stupide, avait signé du nom.de convention habituellement employé par
l'attaché militaire. Comment
donc ces attachés militaires, qui prennent eux-mêmes la précaution de changer
leur nom, de se démasquer, ne prendraient-ils pas la même précaution pour
leurs agents français d'espionnage ? Donc,
il est infiniment probable, on peut même dire, il est moralement certain que
l'initiale D... désigne un agent dont le vrai nom ne commence pas par un D. II Observez,
je vous prie, qu'en ce qui touche Dreyfus, cette certitude morale devient une
certitude absolue. Personne n'a jamais pu comprendre pourquoi il aurait
trahi. Riche, vivant d'une vie régulière, ayant devant lui un avenir
militaire éclatant, très fier d'appartenir lui, fils de juif, à l'Etat-Major
de l'armée française, élevé, comme le rappelle 31. Michel Bréal, dans un
article d'une sévère beauté, parmi les juifs alsaciens, qui aimaient dans la
France la nation émancipatrice de leur race, sachant qu'en Allemagne les
hauts grades de l'armée sont interdits aux juifs, tandis qu'ils leur étaient
ouverts en France, Dreyfus n'avait aucune raison de trahir. A moins
de supposer l'inexplicable, le goût du crime pour le crime, de la honte pour
la honte et du danger pour le danger, il est inadmissible qu'il soit devenu
un traître. Mais en tout cas, il n'ignorait pas, il ne pouvait pas ignorer
les périls de cet abominable rôle. Il savait qu'à côté de lui fonctionnait le
service des renseignements. Il ne pouvait pas ignorer que la correspondance
des attachés militaires étrangers était l'objet d'une surveillance
particulière, et que la moindre imprudence pouvait le perdre. Comment
dès lors n'eût-il pas demandé lui-même à ses correspondants étrangers de ne
le désigner ni par son nom ni même par l'initiale de son nom ? Il pouvait
faire ses conditions ! Il n'était pas besogneux : il n'était pas à la merci
des attachés étrangers. Comment n'aurait-il pas exigé des précautions
élémentaires pour sa propre sécurité ? Qu'on
veuille bien prendre garde aux deux lettres avec l'initiale D... citées par
M. Cavaignac. Voici, je crois, une remarque qui n'a point été faite et qui me
paraît décisive. Il
résulte de ces lettres que le nommé D... est allé, soit à la légation
allemande, soit à la légation italienne, au moins trois- fois dans l'espace
d'un mois. Dans la
première lettre, celle que le service des renseignements place en mars 1894,
l'attaché allemand écrit à l'attaché italien (et si c'est l'inverse, mon
raisonnement reste le même) que le nommé D... lui a apporté des choses très
intéressantes. Voilà une première visite. Un peu
plus tard, le 10 avril, l'attaché écrit : « Ce canaille de D... m'a porté
pour vous douze plans directeurs », et de plus la lettre parle d'une
conversation entre l'attaché et D... Voilà une deuxième visite. Mais de
cette conversation même il résulte qu'il y a eu dans l'intervalle querelle et
brouille entre l'autre attaché et D... Il suffit de relire la lettre pour
s'en convaincre. Et cela représente au moins une visite. Ainsi,
dans l'espace d'un mois environ, du courant de mars au 10 avril, le nommé
D... fait deux visites au moins à l'attaché militaire allemand et une visite
au moins à l'attaché militaire italien. Qu'un
rastaquouère pressé d'argent et vivant aux crochets de légations étrangères
ou qu'un agent infime d'espionnage, protégé par son obscurité, multiplie
ainsi les démarches imprudentes ; qu'il aille d'une légation à l'autre, qu'il
se brouille et se dispute avec l'une, puis coure chez l'autre, avec des
documents quelconques, pour solliciter un raccommodement, cela peut se
comprendre. Mais qu'un officier d'état-major que la police reconnaîtrait
aisément se compromette avec cette étourderie, et qu'il coure de légation en
légation pour de basses disputes et d'humiliants marchandages, cela est
inadmissible. Quoi !
c'est ce même Dreyfus que l'acte d'accusation représente comme la prudence et
la prévoyance mêmes ! C'est ce même Dreyfus qui déguise son écriture par les
complications inouïes que lui attribue Bertillon et qui ne garde chez lui
aucune pièce compromettante ! C'est ce même Dreyfus dont la police n'a pu se
rappeler aucune démarche suspecte auprès des légations étrangères ! C'est ce
même homme qui aurait, dans l'espace d'un mois, franchi trois fois au moins
la porte des légations avec de gros paquets de documents sous le bras ! C'est
cet homme orgueilleux et riche qui aurait été mendier auprès des attachés une
rentrée en grâce, après des scènes bassement violentes ! Cela est criant
d'invraisemblance et d'absurdité. Mais
qui pourra penser un seul instant que si Dreyfus se présentait ainsi aux
légations allemande et italienne, il s'y présentait sous son vrai nom
d'officier français ? Comment ! Dreyfus va voir couramment, fréquemment M. de
Schwarzkoppen et M. Panizzardi. Il y va en sortant de son bureau de la rue
Saint-Dominique et quand il veut pénétrer dans le cabinet de M. de
Schwarzkoppen ou de M. Panizzardi, il se fait annoncer sous son vrai nom ? Il
fait demander par l'huissier : Peut-on recevoir M. Dreyfus ? C'est
de la folie. Evidemment, Dreyfus se serait fait annoncer sous un faux nom
convenu entre les attachés et lui. Et ensuite, c'est sous ce faux nom que les
attachés militaires l'auraient désigné entre eux. Ce n'est donc pas par
l'initiale D qu'il pourrait leur être désigné. Et bien loin que cette
initiale le désigne, elle l'exclut. III Enfin,
qui ne voit que, dans ces lettres, il ne peut être question d'un officier
d'Etat-Major ? Voyons, les attachés militaires étrangers auraient cette bonne
fortune : un officier d'artillerie, ancien élève de l'École polytechnique,
attaché à l'État-Major, travaillant au ministère de la guerre, leur livre des
documents et ils se demandent s'ils continueront leurs relations avec lui !
L'un d’eux écrit à l'autre : « Je lui ai dit que vous ne vouliez pas
reprendre les relations et qu'il était fou. Faites ce que vous voudrez. » Evidemment
il s'agit d'un bas aventurier, d'un agent infime qui peut bien parfois, grâce
au désordre des grandes administrations militaires, dérober quelques papiers
intéressants, mais qui n'offre pas aux attachés des garanties sérieuses. Il
les fatigue de ses exigences d'argent, il les rebute par l'insuffisance ou la
sottise des renseignements que le plus souvent il leur donne. Sur le point
d'être congédié et de perdre son misérable gagne-pain, il proteste qu'à
l'avenir il fera mieux, qu'il tâchera « de satisfaire ». Ce ne
sont pas là les rapports des attachés avec un officier disposant des
documents les plus importants et dispensé par sa fortune des platitudes
écœurantes du mercenaire D... Les attachés militaires n'auraient pas aussi
aisément songé à se priver du concours d'un traître de marque placé
exceptionnellement pour les servir et dont, à coup sûr, ils n'auraient pas
retrouvé l'équivalent. Voilà
sans doute ce que Dreyfus et son avocat auraient répondu aux pièces secrètes,
du moins aux deux premières, s'ils les avaient connues. Maison s'est bien
gardé de les leur soumettre, et traîtreusement on a accablé Dreyfus d'un
document qu'il n'a pu discuter. IV Voilà
sans doute aussi ce que le colonel Picquart aurait fait remarquer à M.
Cavaignac. Et sans doute, connaissant le dossier secret, il y aurait joint
des raisons plus particulières. Il aurait expliqué notamment pourquoi il
affirmait qu'une au moins des pièces du dossier secret s'appliquait
certainement à Esterhazy. Mais on
lui a violemment fermé la bouche. On l'a jeté en prison pour avoir offert au
ministère infaillible la preuve qu'il se trompait. Et c'est une preuve de
plus que les bureaux de la guerre n'ont guère confiance dans la valeur de ces
pièces secrètes : ils ne veulent pas permettre la discussion de ceux qui
savent. N'importe
! Le texte même de ces deux premières pièces, celles à l'initiale D, permet
d'affirmer non seulement qu'on n'a pas le droit, sans criminelle témérité, de
les appliquer à Dreyfus, mais qu'elles ne peuvent pas lui être appliquées. Et s'il
en fallait une preuve de plus, c'est que les bureaux de la guerre eux-mêmes,
sentant la fragilité de ces deux premières pièces, ont tenté deux ans après
de les confirmer ou de les suppléer par une troisième pièce, fabriquée par
eux. Oui, la
troisième pièce, celle où Dreyfus est nommé en toutes lettres, est un faux
scélérat et imbécile qui fait partie de tout un système de faux, pratiqué
depuis deux ans rue Saint-Dominique. C'est ce que je démontrerai samedi prochain. |