LES PREUVES : AFFAIRE DREYFUS

DREYFUS INNOCENT

 

EXPERTISES CONTRADICTOIRES

 

 

I

« Mais, nous objectent les défenseurs d'Esterhazy, les trois experts commis, dans le procès d'Esterhazy, aux comparaisons d'écriture, ont conclu en faveur d'Esterhazy. Ils ont conclu, comme le dit le rapporteur Ravary : « Le bordereau incriminé n'est pas l'œuvre du commandant Valsin Esterhazy. Nous affirmons en honneur et conscience la présente déclaration. »

Qu'on ne se hâte pas de conclure, car, à l'examen, ce rapport, qui paraît innocenter Esterhazy, est accablant pour lui.

Dans quelle condition ont travaillé les trois experts, Couard, Belhomme et Varinard ? Zola a dit que s'ils n'ont pas reconnu l'identité de l'écriture du bordereau à celle d'Esterhazy, ils ont une maladie de la vue ou du jugement.

Zola s'est trop hâté I Non, MM. Couard, Belhomme et Varinard ne sont pas nécessairement des incapables, mais ils opéraient dans des conditions tout à fait difficiles. D'un côté, ils étaient certainement frappés, comme tout le monde, comme Esterhazy lui-même, de la ressemblance effrayante du bordereau et de l'écriture d'Esterhazy.

Selon Esterhazy, cette ressemblance était telle que certainement il y avait eu décalque de son écriture. Les experts ne pouvaient être plus esterhaziens qu'Esterhazy : ils ne pouvaient pas nier, entre le bordereau et l'écriture d'Esterhazy, une ressemblance qui éclatait aux yeux et que lui-même avouait.

Mais, d'un autre côté, pouvaient-ils dire nettement, librement, que le bordereau était l’œuvre d'Esterhazy ? C'eût été rouvrir le procès Dreyfus, et les trois experts savaient que la haute armée, la magistrature, le gouvernement, presque toute la presse, toutes les grandes forces sociales étaient contre Dreyfus. Ils savaient que le général de Pellieux, chargé d'une première enquête contre Esterhazy, avait refusé longtemps de se saisir du bordereau, sous prétexte que « c'était rouvrir l'affaire Dreyfus : Si le bordereau a-Tait été attribué à un autre, la révision s'imposait. » Or, comme le général de Pellieux et ceux qui l'avaient chargé d'une simili-enquête ne voulaient à aucun prix de la révision, le général de Pellieux s'abstenait de faire examiner le bordereau de peur « qu'il ne fût attribué à un autre ».

Cela, MM. Couard, Belhomme et Varinard le savaient ; tous les experts-jurés, tous les fonctionnaires d'écriture le savaient. Aller contre cette résolution ferme de la haute armée et du pouvoir eût été presque de l'héroïsme.

Aussi, quand sur les instances de M. Scheurer-Kestner le bordereau fut versé à l'enquête, quand le général de Pellieux fut obligé enfin de le faire expertiser, il lui fut très difficile, comme il l'a raconté lui-même dans sa déposition, de trouver des experts, car le péril était grand.

Aussi il n'en faut pas vouloir à MM. Couard, Belhomme et Varinard de s'être arrêtés à une conclusion prudente et transactionnelle. D'un côté, ils ont sauvé leur renom d'experts en reconnaissant dans le bordereau de l'écriture d'Esterhazy. Et d'un autre côté, ils ont sauvé la Patrie en assurant que ce pouvait bien être là le résultat d'un décalque.

Le bordereau était de l'écriture d'Esterhazy : mais il n'était pas de sa main. Cette conclusion tempérée permettait de sauver, au moins pour quelque temps, Esterhazy. Et après tout, c'était l'essentiel.

 

II

Comment MM. Couard, Belhomme et Varinard ont-ils établi qu'il y avait décalque ? Peut-être l'ont-ils expliqué à Esterhazy lui-même, avec lequel, selon la déposition de Christian Esterhazy, M. Belhomme s'entretenait pendant la période même de l'expertise. Mais ils n'ont pas mis beaucoup d'empressement à le révéler au public.

Devant la cour d'assises, ils se sont retranchés obstinément dans le secret professionnel. En vain le général de Pellieux disait-il que sur la question des écritures il ne voyait pas la nécessité du huis clos. En vain le président lui-même, se relâchant un peu de sa rigueur, paraissait-il les autoriser à quelques explications. Farouchement ils défendaient le huis clos, et M. Belhomme ajoutait qu'il était résolu au silence le plus complet, sur le conseil de ses avocats.

Mais après tout, ce que nous savons nous suffit. M. Belhomme, si muet devant la cour d'assises, a été moins réservé avec un journal ami, l'Echo de Paris.

Voici ce qu'il dit dans une interview :

Nous avons fait photographier non seulement le bordereau, mais des pages entières du commandant Esterhazy. Sur ces épreuves-là, les similitudes, les ressemblances obtenues dans le Figaro, et depuis, dans le Siècle, qui a employé les mêmes procédés, disparaissent, et on voit que le bordereau n'est pas d'une écriture spontanée. Il y a des surcharges nombreuses, des reprises, des mots décalqués même, car si on les juxtapose, ils s'identifient parfaitement. Or, le défie n'importe qui de tracer deux lettres, et à plus forte raison deux mots entiers avec des caractères absolument identiques.

Celui qui a écrit le bordereau a imité, calgué, c'est manifeste, l’écriture du commandant (Esterhazy). Ce dernier emploie quelquefois, mais assez rarement en somme, des S allemandes ; et dans le bordereau sur six S, il y en a cinq de cette forme et toutes sont calquées.

De plus, les mots essentiels par leur sens sont calligraphiés. L'écriture est inégale, incertaine. Aucune des lettres du commandant mises sous nos yeux n'a ce caractère, mais cette différence n'est sensible que pour nous qui avons vu les originaux. Avec des clichés habilement faits, on a pu espérer tromper le public et on y a réussi.

 

Nous discuterons cela tout à l'heure, mais pour qu'on ne dise pas que ce n'est là qu'une interview, qui d'ail- leurs n'a pas été démentie, rappelons que M. Belhomme a daigné, devant la cour d'assises, laisser tomber une phrase qui se rapporte à son interview : « Le bordereau est en grande partie à main courante et en partie calqué. »

 

III

Voilà donc qui est acquis. D'après M. Belhomme et, puisque les trois experts ont déclaré être d'accord, d'après MM. Belhomme, Varinard et Couard, l'écriture d'Esterhazy se retrouve au moins en partie dans le bordereau, mais elle a été décalquée.

Qu'on veuille bien le retenir : c'est dans une enquête destinée à innocenter Esterhazy, dans un procès où Esterhazy avait avec lui les accusateurs que les experts officiels sont conduits, malgré tout, par la force de la vérité, à proclamer officiellement que l'écriture d'Esterhazy se retrouve dans le bordereau.

Oui, quoi qu'on fasse, « la vérité est en marche ». Quel que soit l'expédient imaginé ensuite par les experts pour sauver Esterhazy, client et protégé de l'Etat-Major, cette constatation officielle subsiste : Ce n'est plus Esterhazy tout seul qui reconnaît sa propre écriture dans le bordereau, ce sont les experts commis au procès.

 

IV

Et après cette constatation officielle, légale, que reste-t-il des expertises par lesquelles a été condamné Dreyfus ?

Trois sur cinq des experts du procès Dreyfus reconnaissent dans le bordereau l'écriture de Dreyfus. L'un d'eux (Bertillon) ajoute que, s'il y a des différences, c'est que Dreyfus a décalqué l'écriture de son frère. Et il affirme encore que pour dérouter la justice et pouvoir alléguer que le bordereau est un faux, Dreyfus a décalqué sa propre écriture.

Mais voici maintenant que d'autres experts, examinant officiellement le bordereau, reconnaissent, au moins en partie, l'écriture d'Esterhazy. C'est là un fait nouveau, et, qu'il y ait eu décalque ou non, les conclusions des seconds experts infirment celles des premiers.

Les experts du premier procès ont expliqué le bordereau tout entier sans tenir compte de l'écriture d'Esterhazy ; les experts du second procès introduisent dans le bordereau l'écriture d'Esterhazy : il y a contradiction directe, et l'expertise de 1894, qui a condamné' Dreyfus, ne ,tient plus.

C'est bien pour cela que dans la comédie du procès Esterhazy, le 10 janvier 1898, le huis clos a été prononcé sur les expertises d'écriture.

C'est vraiment prodigieux. Il y a eu une partie du procès, qui a été publique. Pourquoi ne pas comprendre les rapports et les dépositions des experts dans cette partie publique ? La sécurité de la France n'exigeait pas qu'on cachât au monde les conceptions graphologiques de MM. Couard, Belhomme et Varinard.

Non, si on les a cachées, c'est pour ne pas faire éclater aux yeux de tous la contradiction officielle entre les expertises du procès Dreyfus et celles du procès Esterhazy.

On n'a même pas voulu que le public pût savoir que les trois bons experts avaient reconnu dans le bordereau, au moins en partie, l'écriture d'Esterhazy. Et le cauteleux Ravary se borne à donner la conclusion brute : Le bordereau n'est pas l'œuvre d'Esterhazy.

Il n'ajoute aucun détail. Il se garde bien de dire que les experts, malgré leur bon vouloir à l'égard de l'autorité militaire, ont été contraints de retrouver dans le bordereau l'écriture d'Esterhazy, et qu'ils ont dû recourir, pour le sauver, à l'hypothèse du décalque.

Non ! autant qu'on le peut, on cache la vérité au pays, parce que même le peu de vérité que laissent échapper les experts ébranle et ruine le procès de 1894.

 

V

Bien mieux, même si on accorde un moment aux experts qu'il y a décalque, pourquoi ne pas appliquer à Esterhazy le système que Bertillon a appliqué à Dreyfus ?

Bertillon prétendait que Dreyfus avait décalqué lui-même des mots de sa propre écriture afin de pouvoir dire : Le bordereau a été décalqué ; il n'est pas de moi.

Mais alors il est possible aussi qu'Esterhazy ait lui-même décalqué sa propre écriture afin de se servir du même moyen de défense.

Donc, même dans l'hypothèse du décalque, Esterhazy n'est pas hors de cause, car le décalque peut être de lui.

Deux choses seulement sont certaines. La première, c'est que l'expertise légale qui a condamné Dreyfus est ruinée par l'expertise légale du procès Esterhazy.

La seconde, c'est que, s'il y a eu décalque pour la confection du bordereau, Dreyfus n'en peut même pas être soupçonné, car, une fois encore, s'il avait décalqué l'écriture d'Esterhazy, c'eût été pour pouvoir l'accuser en cas de péril : or, il s'est laissé condamner et supplicier sans même essayer ce moyen de défense.

 

VI

Mais, par le huis clos sur les contre-expertises, l'Etat-Major n'a pas voulu seulement cacher au pays la contradiction décisive entre les expertises légales du procès Esterhazy et celles du procès Dreyfus. II a voulu aussi soustraire à la discussion les raisonnements par lesquels les experts ont conclu à. l'idée du décalque pour innocenter Esterhazy.

A vrai dire, les raisons données par M. Belhomme à l'Echo de Paris sont extraordinairement faibles et vagues. La seule qui ait quelque précision est fausse. M. Belhomme prétend qu'il y a, dans le bordereau, des mots qui peuvent se superposer rigoureusement l'un à l'autre. Et comme cette superposition absolue n'est possible que si ces mots proviennent d'un même type, ou, comme on dit, d'une même matrice, il conclut qu'il y a eu calque, au moins pour ces mots.

Mais au procès Zola, les experts les plus autorisés, les plus considérables ont démontré publiquement et en citant des exemples précis, qu'au contraire tous les mots du bordereau offraient la variété de la vie et de l'écriture courante, qu'aucun d'eux n'était superposable. Sans être graphologue, je soumets à M. Belhomme ce scrupule. Il a dit à la cour d'assises — c'est peu, mais c'est encore trop — que le bordereau était en grande partie d'une écriture courante, en partie calqué.

Mais alors de deux choses l'une : ou bien les mots de l'écriture courante offrent les mêmes caractères que les mots calqués : et alors, comme les mots calqués sont empruntés à Esterhazy, c'est Esterhazy lui-même qui a, de son écriture courante, écrit une partie du bordereau et qui, pour le reste, s'est calqué lui-même.

C'est donc Esterhazy qui est l'auteur du bordereau.

Ou bien les mots de l'écriture courante ne sont pas de l'écriture d'Esterhazy, et M. Belhomme doit indiquer par quelles différences caractéristiques, par quels traits précis l'écriture de ces mots-là se distingue de l'écriture des mots calqués.

Or, nous mettons au défi M. Belhomme, assisté de MM. Couard et Varinard, d'indiquer les différences. Dans tous les mots du bordereau, dans tous sans exception aucune, se retrouvent les mêmes particularités d'écriture, les mêmes traits caractéristiques, la même forme des lettres, les mêmes détails.

Et en disant qu'une partie du bordereau est d'une écriture courante, M. Belhomme a définitivement perdu Esterhazy.

S'il avait dit que tout le bordereau est le résultat d'un décalque, on pourrait supposer à la rigueur qu'un autre qu'Esterhazy a fait ce décalque. Mais s'il y a une partie d'écriture naturelle et courante, comme elle ressemble manifestement à la partie dite calquée qu'on avoue être d'Esterhazy, c'est que le tout est d'Esterhazy.

Et si M. Belhomme daigne sortir un moment de la graphologie, je me permets de lui soumettre encore une objection d'un autre ordre, finement indiquée par M. Louis Havet dans sa déposition en cour d'assises.

L'homme qui envoyait le bordereau ne signait pas : quelle était donc sa signature ? A quoi le reconnaissait-on ? A son écriture.

Des documents ou des offres de documents arrivaient sans doute de plusieurs côtés à la légation allemande. Comment un traître déterminé aurait-il pu indiquer que c'était lui qui faisait l'envoi si, supprimant sa signature, il avait en outre déguisé son écriture ?

Ni Esterhazy, ni les experts qui ont adopté le système d'Esterhazy, c'est-à-dire le système de décalque, n'ont répondu à cette difficulté. Il était impossible de faire plusieurs lettres d'envoi avec les mêmes morceaux d'écriture, car ils ne contiennent pas toutes les combinaisons nécessaires.

Or, Esterhazy explique à grand'peine, par son roman du capitaine Brault, qu'on se soit procuré de son écriture pour l'envoi d'un bordereau ; il est donc impossible qu'on en ait envoyé plusieurs.

Dès lors, il aurait fallu que le traître changeât, à chaque envoi nouveau d'un bordereau, l'écriture calquée par lui, et il aurait ainsi complètement dérouté son correspondant étranger.

Encore une fois, toutes ces inventions sont absurdes, et on en revient toujours à cette conclusion : Le bordereau étant de l'écriture d'Esterhazy est de sa main.

Mais à quoi bon argumenter plus longtemps contre ces experts du huis clos qui, pris entre la force do la vérité et des forces d'un autre ordre, ont abouti à une expertise incohérente, indéfendable et qu'il faut cacher ? Il faut leur savoir gré, malgré tout, d'avoir osé dire, même avec toutes les précautions du décalque, que l'écriture d'Esterhazy se retrouvait dans le bordereau. C'est un commencement de vérité ; et la vérité entière va apparaître.

 

SAVANTS CONTRE EXPERTS

I

Elle apparaît par les témoignages de nouveaux experts, au procès Zola. Ces témoignages, produits sous la foi du serment devant la cour d'assises, ont un caractère tout à fait nouveau et décisif.

D'abord ils sont publics ; en second lieu, ils émanent d'hommes d'une compétence hors pair, d'une autorité scientifique indiscutable, et enfin ces hommes sont d'une indépendance absolue.

Si l'esprit chauvin l'exige, je laisse de côté M. Franck, avocat et docteur en droit, parce qu'il est Belge. Je laisse de côté aussi M. Paul Moriaud, professeur à la Faculté de droit de Genève, parce qu'il est Suisse.

Il paraît que M. Zola a manqué de patriotisme en consultant sur l'écriture du bordereau comparée à celle d'Esterhazy des hommes compétents de tous les pays I

Pour nos bons nationalistes, l'expertise en écriture ne compte que si elle est de ce côté de la frontière et en faveur d'Esterhazy. Seuls, les noms bien français de Couard, de Belhomme et de Varinard leur inspirent confiance. Hélas ! hélas !

J'écarte donc les experts étrangers, quoique leur démonstration ait été d'une valeur scientifique tout à fait remarquable. Mais quand des hommes comme M. Paul Meyer, membre de l'Institut, professeur au Collège de France et directeur de l'Ecole des Chartes, comme M. Auguste Molinier, professeur à l'Ecole des Chartes, comme M. Louis Havet, membre de l'Institut, professeur au Collège de France et à la Sorbonne, comme M. 0-iry, membre de l'Institut, professeur à l'Ecole des Chartes et à l'Ecole des Hautes Etudes, comme M. Emile Molinier, conservateur au musée du Louvre, archiviste paléographe..., quand tous ces hommes, après une consciencieuse étude, viennent affirmer devant le pays que le bordereau est d'Esterhazy, il y a là à coup sûr un grand fait, que j'ose dire décisif.

D'abord entre tous ces hommes, il y a unanimité. Et qu'on ne dise pas qu'ils devaient tous déposer dans le même sens, étant tous témoins de la défense. Saisis de la question par M. Zola, ils n'ont accepté de l'examiner qu'à la condition de porter devant la cour d'assises le résultat de leurs recherches, quel qu'il fût.

Et tous, dans leur liberté, ils ont conclu de la même façon ; ils ont affirmé sans réserve que le bordereau était d'Esterhazy.

 

II

Bien mieux, quand la question sera de nouveau étudiée, quand on n'essaiera plus d'étrangler le débat, voici ce que Zola propose : Tous les hommes de France et d'Europe connus par leur travaux scientifiques dans l'étude des manuscrits et des archives peuvent être consultés, il est certain d'avance, tant l'identité est complète entre l'écriture d'Esterhazy et celle du bordereau, que la réponse de tous sera la même.

Et il n'y aura pas seulement unanimité des savants, on peut dire, s'il était possible de soumettre au peuple même, par de bonnes photographies, le bordereau et les lettres d'Esterhazy, qu'il y aurait unanimité du peuple.

Car avec la ressemblance ou mieux avec l'identité qui existe entre l'écriture du bordereau et celle d'Esterhazy, le premier venu peut se prononcer avec certitude. A ce degré d'évidence, il n'est plus nécessaire qu'on soit graphologue, comme il n'est pas nécessaire d'être physionomiste pour trouver un air de famille à deux jumeaux.

L'Etat-Major a été si épouvanté de cette unanimité des savants et de la force d'évidence de leur démonstration, qu'il a tenté d'en affaiblir l'effet en disant : « Ces messieurs n'ont pas vu l'original du bordereau, ils n'ont vu que le fac-similé du Matin. »

Et dans son zèle d'avocat d'Esterhazy, le général de Pellieux allait jusqu'à dire : « Toutes les reproductions qui ont été publiées ressemblent à des faux. »

Pitoyable diversion ! Car d'abord la défense, au procès Zola, a insisté violemment pour que l'original même du bordereau fût versé au procès et placé sous les yeux du jury. Le président et l'État-Major s'y sont opposés.

Il est certain que le bordereau aurait été montré si l'on avait pu ainsi confondre Zola.

 

III

Mais M. Paul Meyer, par son aimable et incisive dialectique, a obligé M. le général de Pellieux à la retraite. Il a démontré que la photographie d'un document, si elle pouvait parfois empâter ou écraser certains traits, n'altérait en rien les caractéristiques de l'écriture, la forme spéciale et distincte des lettres et leur liaison.

Il a demandé à M. le général de Pellieux avec une ironie souriante qui a eu raison de la grosse voix du général :

Si le fac-similé du Matin ne ressemble pas an bordereau, par quel prodige cette reproduction ressemble-t-elle h l'écriture de M. Esterhazy ? Ou bien on a publié, sous le nom de bordereau, et avec le même texte, une pièce qui n'est pas le bordereau, et c'est un faux qu'il faut poursuivre : on ne le fait pas.

Ou bien, si la reproduction photographique est loyale, mais maladroite, comment expliquer que cette dénaturation involontaire du bordereau aboutisse précisément à reproduire l'écriture d'Esterhazy ?

Comment se fait-il qu'Esterhazy lui-même ait d'emblée reconnu sa propre écriture, avec effroi, dans le fac-similé du Matin ?

Et le général de Pellieux, ainsi pressé, sent bien qu'il s'est aventuré au-delà du vrai. Il rectifie devant le jury (Procès Zola, tome II, Page 50), par ces paroles qui coupent court au débat :

M. LE GENERAL DE PELLIEUX : Pardon, pardon, je n'abandonne rien ; je dis que j'ai reconnu que le fac-similé du Matin avait une grande similitude avec le bordereau, mais qu'il y avait d'autres pièces publiées par les journaux qui, pour moi, ressemblaient à des faux, et je le maintiens.

 

Mais il ne s'agit pas des autres pièces. Il s'agit du fac-similé du Matin, sur lequel tous les hommes que je viens de citer ont travaillé et, puisque M. le général de Pellieux, serré de près par M. Paul Meyer, a dû convenir qu'il était exact, la question est close.

Mais qu'en pense M. Alphonse Humbert qui, dans les couloirs de la Chambre, décriait les expertises des savants en disant qu'ils avaient travaillé sur des documents faux ? S'obstinera-t-il à être plus militariste que le général de Pellieux lui-même ?

Qu'en pensent aussi MM. Belhomme et Couard qui prétendaient que les travaux faits sur le fac-similé étaient sans valeur ?

Non ! C'est bien sur des données sérieuses qu'ont travaillé tous ces archivistes, tous ces paléographes, tous ces chercheurs arrivés par l'étude à la renommée, et leur unanimité, fondée sur la plus solide enquête, est décisive. Ils ne sont pas divisés, comme l'ont été les experts du procès Dreyfus, et ils n'opèrent pas à huis clos comme ceux du procès Esterhazy.

Avant de formuler leurs conclusions, ils définissent leurs méthodes, leurs procédés de recherches ; ils ne s'enferment pas comme Bertillon dans une nuée biblique. Ils ne s'enferment pas, comme Belhomme, Varinard et Couard, dans un brouillard de procédure.

C'est au plein jour de l'audience publique, c'est sous le contrôle de la raison générale qu'ils définissent leurs moyens de recherches, leurs preuves, leurs résultats. Et nul ne peut suspecter leur indépendance, puisqu'ils se dressent contre le pouvoir et qu'au risque de blesser les dirigeants, les ministres, les généraux, ils vont où la vérité les appelle et témoignent selon leur conscience.

 

IV

Je ne puis, bien entendu, entrer ici dans le détail de leurs preuves ; elles sont tout au long dans le compte rendu du procès. De ces détails, je n'en relèverai qu'un ici, parce que je le trouve à la fois caractéristique et tragique.

Qu'on ne s'étonne pas de ce mot. Lorsque Dreyfus fut livré aux enquêteurs et aux experts, à des enquêteurs comme du Paty de Clam, à des experts comme Bertillon, il y eut une difficulté : les doubles S.

D'habitude, quand pour écrire les doubles S, on emploie un grand S et un petit, c'est le grand S qui est devant et le petit S derrière.

Les spécialistes ont compulsé des centaines et des centaines d'écritures, sans trouver l'ordre contraire.

Or, par une singularité extraordinaire, dans le bordereau, c'est le petit S qui vient le premier. C'était donc là un trait tout à fait caractéristique.

Vite, on regarde à l'écriture de Dreyfus. Lui, il écrit les doubles S selon la méthode commune, le grand S devant.

Voilà donc une particularité tout à fait curieuse, tout à fait rare de l'écriture du bordereau qui ne se retrouve pas dans l'écriture de Dreyfus.

Croyez-vous que nos enquêteurs et experts se troublent pour si peu ? Le génie de Bertillon veillait sur eux. Immédiatement ils disent : « Si Dreyfus a renversé dans le bordereau l'ordre des S, c'est pour dérouter la justice et pour opposer à tout assaut ce moyen de défense. »

Et si l'on s'en souvient, te double S renversé devient dans le plan militaire du délirant Bertillon une tour, la tour des deux S, du haut de laquelle le traître attend orgueilleusement l'assaillant.

Ô folie meurtrière !

Mais plus tard, quand on compare l'écriture d'Esterhazy à celle du bordereau, non seulement on retrouve dans l'écriture d'Esterhazy toutes les particularités du bordereau, mais on y trouve encore le même ordre renversé des S.

Oui, dans l'écriture d'Esterhazy, comme dans le bordereau, c'est le petit S qui vient le premier.

Hélas ! pendant ce temps, Dreyfus est .au bagne, et de la tour du ,double S il ,est passé sans autre cérémonie dans une enceinte fortifiée,

 

TÉMOIGNAGES DES SAVANTS

I

Si j'ai relevé ce détail en apparence minime, c'est que toute la démence homicide du procès de 1894 y est contenue en raccourci.

Au demeurant, c'est pour toutes les lettres et pour tous les détails de toutes les lettres et pour les points sur les i, et pour les accents que MM. Frank, Moriaud, Giry, Auguste Molinier, Emile Molinier, Paul Meyer, Louis Havet démontrent l'identité de l'écriture d'Esterhazy et de l'écriture du bordereau.

Je ne puis que résumer leurs conclusions :

M. Paul Meyer affirme que le bordereau est de l'écriture d'Esterhazy. Il affirme en outre que toutes les hypothèses qu'il a pu imaginer pour expliquer, après M. Belhomme, que le bordereau pouvait être de l'écriture d'Esterhazy sans être de sa main lui ont paru absurdes. Mais il ajoute avec son habituelle ironie que pour conclure définitivement sur ce second point, il attend que MM. Belhomme, Varinard et Couard aient bien voulu expliquer leur système. (Procès Zola, tome I, page 512.)

Me LABORI. — Monsieur le président, est-ce que M. Paul Meyer nous a fait connaître ses conclusions d'une manière complète en ce qui concerne M. le commandant Esterhazy ?

M. PAUL MEYER. — J'ai dit que le fac-similé du bordereau reproduisait absolument l'écriture du commandant Esterhazy, que je ne voyais pas de raison pour faire une distinction entre l'écriture et la main. Cependant je fais cette réserve prudente et parfaitement scientifique, parce que je ne sais pas ce qu'il y a dans le rapport où on explique que cette écriture n'a pas été tracée par le commandant Esterhazy. Je ne crois pas que même avec une hypothèse compliquée on puisse arriver à le démontrer : mais enfin je ne puis pas discuter ce que je ne connais pas...

Je dis que la question de l'identité de l'écriture du bordereau et de celle d'Esterhazy se présente dans des conditions d'une telle simplicité, d'une telle évidence, qu'il suffit d'avoir l'habitude de l'observation, l'habitude de la critique, pour arriver à la conclusion que j'ai formulée, sauf réserve.

Me LABORI. — M. Paul Meyer nous a bien dit, si j'ai compris, que toutes les hypothèses auxquelles il s'était livré pour arriver à comprendre que tout en étant de l'écriture d'Esterhazy, le bordereau ne fût pas de sa main, lui avaient paru impossibles ? Ai-je bien compris ?

M. P. MEYER. — Parfaitement.

Me LABORI. — Alors, il n'en voit aucune qui puisse être une certitude et qui puisse expliquer cette contradiction.

M. P. MEYER. — Je n'en vois aucune ; mais les experts du second procès ont peut-être trouvé quelque chose qui m'a échappé.

 

Malheureusement, les experts du second procès se gardent bien de répondre au défi ironique de M. Meyer en faisant connaître leur système.

 

II

Voici maintenant, dans ses grands traits, la déposition de M. Molinier :

Messieurs les jurés, il y a déjà vingt-cinq ans que je vis au milieu des manuscrits : il m'est passé entre les mains des milliers de Chartes, pièces de toute époque, depuis les temps les plus anciens jusqu'a nos jours.

A la suite de cette étude très prolongée, qui a porté sur des milliers de manuscrits, je le répète, j'ai fini par contracter une méthode toute particulière d'observation ; j'ai pour ainsi dire contracté un tact spécial, si bien que par des signes presque imperceptibles pour d'autres, j'arrive à reconnaître l'identité des écritures ou à dater exactement des manuscrits.

J'ai appliqué cette méthode personnelle, méthode que je qualifie d'absolument scientifique, à l'examen du bordereau en question et à l'examen des pièces de comparaison.

De ce bordereau j'ai eu, comme tout le monde, entre les mains un fac-similé. Sur ce fac-similé les opinions les plus diverses ont été exprimées devant vous ; mais étant donné que ce bordereau a été publié pour prouver la culpabilité d'une personne que je ne nommerai pas ici, je crois que le fac-similé doit être exact.

Alors, me méfiant des reproductions d'écriture, puisque je n'ai pu comparer ces reproductions avec des originaux, je me suis attaché à relever, dans le bordereau, que j'avais en fac-similé, uniquement ce que j'appelle les signes physiologiques de l'écriture, c'est-à-dire non point l'épaisseur des lettres qui peut être altérée, renforcée par un fac-similé si bien fait qu'il soit, mais je me suis attaché aux liaisons des lettres, à l'aspect général de l'écriture, si elle est courante ou non courante...

 

On voit avec quelle prudence et quelle rigueur de méthode procède M. Molinier, et après avoir donné des détails, il affirme : « Tout d'abord, dans cette écriture, nous trouvons une main extrêmement courante, aucune hésitation à mon sens. »

Et enfin :

En un mot, pour conclure, en mon âme et conscience, après avoir étudié non seulement le bordereau, mais tout ce que j'ai pu me procurer de fac-similés d'écritures du commandant Esterhazy, après avoir notamment examiné les formes de l'écriture des lettres et l'écriture du bordereau, je crois pouvoir affirmer en mon âme et conscience, que dans ces lettres j'ai retrouvé toutes les formes principales physiologiques que j'avais retrouvées dans le bordereau, dans l'écriture du commandant Esterhazy.

 

III

Voici un autre témoignage aussi catégorique. M. Dulie Molinier démontre d'abord que pour les constatations qu'il a faites sur le bordereau, le fac-similé du Matin a la valeur d'un original. Et après avoir résumé ces constatations, il conclut en ces termes si décisifs :

« Pour moi, la similitude est absolument complète entre l'écriture du bordereau et l'écriture du commandant Esterhazy. Je dirai même que si un savant, un érudit, trouvant dans un volume de la Bibliothèque nationale, dans un de ces volumes que nous consultons si souvent, accolé à des lettres du commandant Esterhazy, l'original du bordereau, il serait pour ainsi dire disqualifié, s'il ne disait pas que le bordereau et la lettre sont de la même écriture, sont de la même main, ont été écrits par le même personnage. »

L'étude de M. Frank, très poussée dans le détail, est d'une précision admirable et je renvoie à sa déposition (tome I, page 5.19), ceux qui pourraient avoir le moindre doute.

 

IV

M. Louis Havet, professeur au Collège de France, dit ceci :

Dans l'écriture, je suis arrivé tout de suite et sans faire de recherches dignes de ce nom, simplement par l'évidence, par le saisissement des yeux, à une conviction pour moi tout à fait certaine. C'est là l'écriture du commandant Esterhazy ; ce n'est pas l'écriture du capitaine Dreyfus ; cela me parait sauter aux yeux avant même qu'on ait commencé à analyser l'écriture.

 

Et M. Havet démontre ensuite par les considérations les plus variées et les plus précises, qu'il n'y a pas eu décalque. C'est de la main d'Esterhazy comme de son écriture.

Comment est-il possible d'imaginer un homme qui, pour dissimuler sa personnalité, emprunte l'écriture d'autrui et qui se donne le mal prodigieux qu'il faudrait se donner pour calquer, non pas des mots, mais des lettres, en prenant à chaque instant des modèles différents et en transportant son calque d'un mot sur un autre ?

Il y a, dans le bordereau, des mots qu'on n'a pas tous les jours sous la main pour les calquer, par exemple le mot : « Madagascar », le met « hydraulique ». On peut bien avoir sous la main un mot comme je, comme vous, mais on n'a pas sous la main à point pour savoir où le trouver le mot Madagascar ou le mot hydraulique juste au moment où on en a besoin.

Pour cela il faudrait avoir toute une collection de documents énormes, avec un répertoire pour trouver le mot dont on a besoin. Il faudrait 'donc, pour exécuter par calque le bordereau, composer le mot Madagascar à l'aide du mot ma, puis avec le commencement du mot dame, le commencement d'un troisième mot.

Cela aurait coûté cinq ou six opérations différentes pour un mot unique.

Ce travail est absolument hors de proportion avec les besoins d'un faussaire qui travaille ainsi. Il serait beaucoup plus court de prendre tout autre moyen de falsification : une écriture dissimulée, des caractères d'impression découpés, qu'on applique, qu'on colle, ou même, si on emprunte l'écriture d'autrui, le procédé plus simple de découper des portions d'écritures et de les coller au lieu de les décalquer.

C'est là une hypothèse qui n'est défendable que si on avait des raisons particulières de trouver qu'il y a un calque.

J'ajoute que je ne crois pas, pour ma part, à l'argument que j'ai vu traîner dans des journaux qui soutenaient que le bordereau était de Dreyfus et d'Esterhazy ; ils prétendaient qu'il y a des portions de mots qui se répètent, parce qu'ils ont été calqués sur la même matrice, qu'il y a deux fois la même syllabe.

Quand nous retrouvons plusieurs fois la même syllabe, il n'y a jamais superposition absolue. Il y a des syllabes qui se répètent un grand nombre de fois ; par exemple, dans le mot quelque, il y a deux fois la syllabe que, et cette syllabe revient plusieurs fois ; le mot note revient également plusieurs fois. Eh bien, j'ai étudié avec soin toutes ces syllabes et je n'ai jamais vu que deux portions de mot fussent rigoureusement pareilles et qu'on pût se vanter de les superposer. Je crois donc que toutes les hypothèses tirées d'un calque ke heurtent à des difficultés matérielles et absolues.

Je ne parle pas ici des arguments qui ne sont pas ceux d'un témoin, qui seraient plutôt, ceux d'un avocat : par exemple si Dreyfus avait composé le bordereau à l'aide d'un calque, sachant sur qui il avait calqué, il aurait probablement dénoncé l'auteur de l'écriture, afin de se décharger sur quelqu'un dont il aurait ainsi fac-similé l'écriture. C'est un argument que je donne pour mémoire et qui ne rentre pas dans l'ordre d'une déposition.

Au point de vue du calque, je n'arrive pas à comprendre du tout comment il l'aurait exécuté. Il avait mille moyens beaucoup plus simples de dissimuler son écriture.

Je termine par un autre argument : le bordereau n'est pas signé : comment le destinataire pouvait-il savoir d'où venait le bordereau ? Pour le destinataire, la signature, c'est l'écriture ; cela voulait donc dire, pour le destinataire : c'est Esterhazy qui m'envoie le document. Voilà, messieurs, ce que j'avais à dire.

 

V

Que reste-t-il après cela de l'expédient désespéré des experts officiels du procès Esterhazy, imaginant qu'il y a eu décalque pour sauver Esterhazy, tout en avouant que le bordereau est de son écriture ?

On ne m'en voudra pas, si aride que puisse paraître cette discussion, de multiplier les citations. Aux pro cédés louches et de huis clos par lesquels Esterhazy a été sauvé, malgré l'évidence, il faut opposer la vérité lumineuse, les affirmations mesurées, motivées, fortes et publiques que, sous leur responsabilité, des hommes de science sont venus apporter devant le pays, pour éviter à la France, autant qu'il dépendait d'eux, la prolongation d'un crime.

Je tiens à soumettre encore au lecteur attentif et :de bonne foi, qui cherche sérieusement la vérité, le témoignage de M. Giry, membre de l'Institut, professeur à l'Ecole des Chartes et à l'Ecole des Hautes Etudes.

Cette déposition est un modèle de conscience scientifique, de probité intellectuelle et morale :

M. GIRY. — Messieurs, la ressemblance qui existe entre l'écriture de la pièce qu'on appelle le bordereau et l'écriture du commandant Esterhazy a frappé, dès le premier aspect, tous ceux qui ont eu l'occasion de voir ces deux écritures...

LE PRÉSIDENT. — Les fac-similés seulement ?

M. GIRY. — Je dirai sur quels documents je me suis appuyé. Mais, ce que je puis ajouter, c'est que cette ressemblance n'est pas une de ces ressemblances superficielles, banales, qui s'évanouissent après un moment d'examen attentif, comme l'a été, par exemple, la ressemblance de l'écriture de l'ex-capitaine Dreyfus et de l'écriture du bordereau. C'est une ressemblance qui est confirmée par l'analyse et les comparaisons les plus minutieuses... A l'école des Chartes je suis plus spécialement chargé d'enseigner la diplomatique, c'est-à-dire l'application de la critique aux documents d'archives.

L'étude et la comparaison des écritures ont naturellement un rôle important dans cette branche de l'érudition. Nous apprenons à nos élèves à déterminer l'âge, l'attribution des documents, leur provenance, à discerner les documents authentiques, à discerner les documents falsifiés, interpolés, des documents sincères...

Il n'y a pas — M. Couard l'a dit et c'est encore une des grandes vérités qu'il a exprimées — à l'Ecole des Chartes de cours pour l'expertise en écritures, cela est bien entendu, cela est bien évident ; nous n'apprenons pas à nos élèves comment il faut établir le prétexte d'un rapport d'expertise. Nous ne leur disons point quand il faut se taire ou parler devant un tribunal... ce n'est pas matière scientifique.

Nous -leur enseignons quelque chose de supérieur et de plus utile, nous leur enseignons la méthode, les procédés d'investigation et de critique ; nous leur enseignons les moyens de se prémunir contre l'erreur, et je crois que cela peut avoir sa place dans une expertise en écriture...

Lorsque M. Zola m'a écrit pour me prier d'examiner les documents qui devaient être versés dans le débat, j'ai hésité un moment à accepter la charge de faire cet examen.... Mais en y réfléchissant, en réfléchissant à la gravité des questions de justice et de légalité qui dominent tout ce débat, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de sortir de ma réserve habituelle pour faire l'examen qu'on me demandait, afin d'essayer dans la mesure de mes forces d'aider à la manifestation de vérité.

J'acceptai donc. Seulement, en acceptant, je spécifiais, en écrivant à M. Zola, que je voulais — cela était naturel, mais enfin, je tenais à le spécifier d'une façon très précise — que si je faisais cet examen, quel que fût le résultat des études auxquelles j'allais me livrer, je viendrais l'exposer ici franchement et nettement.

M. Zola m'a répondu aussitôt, par une lettre que j'aurais voulu vous lire, mais que je puis citer de mémoire, en me disant qu'il acceptait absolument toutes mes conditions et qu'il demandait simplement à des hommes de science et de bonne foi de venir dire devant la cour ce qu'ils pensaient.

 

... Et M. Giry, après avoir montré que les documents sur lesquels il a travaillé étaient sérieux et bien vérifiés, se prononce d'abord contre l'hypothèse du calque imaginée par MM. Belhomme, Varinard et Couard. Il affirme ensuite l'absolue identité de l'écriture du bordereau et celle d'Esterhazy :

J'ai examiné aussi une autre hypothèse de calque. Le bordereau pourrait avoir été fait, fabriqué par calque de mots empruntés à d'autres documents rapportés et juxtaposés ensuite.

Eh bien, messieurs, je crois qu'il est absolument impossible que la pièce ait été fabriquée ainsi : j'ai fait là-dessus des expériences nombreuses qu'il serait bien long d'exposer en détail. On m'a demandé de me borner à vous donner des conclusions ; ce que je puis vous dire c'est que j'ai essayé moi-même de faire un calque dans ces conditions et que je ne suis arrivé à produire qu'une chose informe. Quoique j'aie l'habitude des choses graphiques, j'ai fait une chose qui ne ressemblait à rien et sur laquelle tout le travail de mosaïque était visible au premier coup d'œil.

Ou peut faire mieux que moi, assurément, mais je pense qu'il aurait été impossible de faire une pièce de cette dimension, de trente lignes. Il y a toutes sortes de raisons dans lesquelles je ne peux pas entrer qui s'y opposent d'une manière absolue. J'ajoute que je n'imagine pas qu'un traître ait pu avoir l'idée de faire dans ces conditions un calque qui aurait demandé tant de temps, tant de patience pour une pièce qui ne devait pas être discutée contradictoirement avec lui.

J'arrive maintenant à la comparaison de l'écriture du bordereau avec celle du commandant Esterhazy. Messieurs, je crois que tout a été dit, qu'au moins tout ce qui était frappant a été dit sur ce point. Par conséquent, là encore, je veux abréger. Je vous dirai seulement que j'ai fait la comparaison dans l'ensemble et dans le détail ; que j'ai fait l'analyse la plus minutieuse, mot par mot, lettre par lettre, syllabe par syllabe ; que j'ai comparé les signes accessoires de l'écriture, la ponctuation, l'accentuation ; et soit que j'aie considéré le détail, soit que j'aie considéré l'ensemble, je suis arrivé toujours aux mêmes conclusions.

Ces conclusions, auxquelles j'étais arrivé moi-même, j'ai voulu les contrôler par les observations de paléographes plus exercés, de gens qui, mieux que moi, connaissent les écritures modernes ; j'en ai consulté plusieurs ; tous ceux qui ont fait cet examen ont eu le même avis que moi. Il y en a plusieurs que je pourrais nommer, car ils ont offert leur témoignage à M. Zola...

M. EMILE ZOLA. — Nous en aurions amené quarante ; si nous ne les avons pas amenés, c'est pour ne pas abuser de vos instants.

M. GIRY. — En résumé, ma conclusion a été celle-ci ; c'est qu'il existe entre l'écriture du bordereau et l'écriture du commandant Esterhazy une ressemblance, une similitude qui va jusqu'à l'identité.

 

Voilà qui est net et décisif. Mais je tiens, pour ne pas m'exposer à altérer même une nuance de la noble et sérieuse pensée de M. Giry, à reproduire les dernières lignes qui contiennent une sorte de réserve délicate :

Est-ce à dire que je puisse affirmer que le commandant Esterhazy est l'auteur du bordereau ? Je ne veux pas le faire, je ne veux pas aller jusque-là. Je ne veux pas le faire, parce que, après tout, je n'ai fait mon expertise que sur des fac-similés, et quoique bien persuadé que la pièce originale confirmerait mes conclusions d'une manière éclatante, cependant il y a une petite chance d'erreur.

Je ne veux pas le faire, surtout parce que je crois qu'une expertise d'écritures peut bien servir à corroborer des soupçons, à diriger des recherches, à conduire, comme c'est le cas ici, jusqu'à la conviction morale, mais qu'elle ne peut pas produire, à elle seule, la certitude absolue qui, à mou avis, est nécessaire pour asseoir son jugement.

 

Le scrupule, scientifique et humain, qui a dicté ces dernières paroles de M. Giry, bien loin d'affaiblir ses affirmations essentielles, en accroît au contraire la valeur morale et l'autorité. On sent que ce n'est pas à la légère qu'un tel homme affirme l'impossibilité matérielle et absolue du calque, l'identité absolue de l'écriture du bordereau et de l'écriture d'Esterhazy.

Et ces dernières paroles sont surtout un blâme à l'Etat-Major qui tient enfermé le bordereau, pour ne pas perdre la suprême argutie par laquelle il essaie en vain d'amoindrir le témoignage des hommes de science. Elles sont aussi une leçon sévère pour les juges qui n'ont pas craint de condamner Dreyfus sans autre preuve légale et contradictoirement discutée qu'une expertise d'écriture où les experts s'étaient partagés en deux camps.

Mais qui donc, en résumé, ne serait pas frappé par l'ensemble de témoignages si nets, si affirmatifs, si concordants, si puissamment motivés que des hommes d'étude, exercés à la critique des écritures et des textes, ont produit publiquement, contre le gré du pouvoir dont ils relèvent, sans autre intérêt que celui d'éclairer la conscience française et de sauver l'honneur de notre pays ?

 

VI

Ainsi, dans l'étude du bordereau, nous sommes arrivés enfin à la vérité, à la lumière après une longue route, et en trois étapes.

D'abord, dans le procès de 1894, dans le procès Dreyfus, c'est l'erreur et la nuit, c'est l'obscurité noire. Un fou calculateur et haineux, du Paty de Clam, qui a cru, en frappant l'officier juif, s'ouvrir toute une carrière d'ambition, croit saisir entre l'écriture du bordereau et celle de Dreyfus une ressemblance.

Il le dénonce ; il le traque ; et comme le ministre hésite, comme l'instruction• ne marche pas, il met en branle les journaux antisémites, il déchaîne la colère, de la foule trompée.

Et c'est dans une atmosphère de haine et de suspicion, c'est, si je puis dire, dans un esprit public tout en feu que les experts en écriture examinent le bordereau.

Malgré l'affolement de l'opinion, malgré la passion des bureaux de la guerre, deux experts déclarent que le bordereau n'est pas de Dreyfus : deux déclarent qu'il est de lui, tout en reconnaissant des différences qu'ils expliquent commodément par une « altération volontaire ».

Bertillon, avec son système insensé, fait la majorité, et Dreyfus est jugé à huis clos, sur la seule inculpation d'avoir écrit le bordereau. Cette expertise de la première heure laisse, malgré tout, apparaître aux juges ses vices, ses -faiblesses, ses incertitudes. Les juges hésitent, et il faut les décider, illégalement, violemment, en leur jetant hors séance, pour renforcer l'expertise défaillante, d'autres pièces dites secrètes, qu'ils ne peuvent pas examiner sérieusement.

Voilà la première étape, en pleine incohérence et en pleines ténèbres, mais avec une première lueur de doute qui s'éteint bientôt et qui laisse la nuit se reformer.

Puis, dix-huit mois après, c'est une découverte imprévue, dramatique.

C'est la culpabilité d'Esterhazy qui se dessine ; c'est son écriture qui apparaît plus que semblable, identique à celle du bordereau ; c'est une grande lumière de vérité et de certitude qui éclate, mais qui épouvante.

L'Etat-Major ne veut pas voir. Il veut quand même innocenter Esterhazy coupable pour n'être pas obligé de libérer Dreyfus innocent.

Esterhazy est jugé à huis clos par des juges qui se font ses complices.

Pourtant, la force de la vérité est telle, la lumière nouvelle est si invincible que les experts les plus complaisants sont obligés, comme malgré eux, de reconnaître dans le bordereau l'écriture d'Esterhazy. Mais ils inventent pour le sauver l'hypothèse d'un décalque. Hypothèse absurde

Hypothèse moralement et matériellement impossible Moralement, puisque Dreyfus n'aurait pu pratiquer ce calque que pour accuser Esterhazy au procès, et il ne l'a pas fait.

Matériellement, puisque l'examen du bordereau révèle une écriture courante. D'ailleurs, c'est à huis clos, c'est dans l'ombre, c'est loin du contrôle de la raison publique et de la science que les experts du procès Esterhazy combinent l'hypothèse qui doit, un moment, sauver le traître.

C'est en vase clos qu'ils mijotent leur petite cuisine officielle, qu'ils n'osent pas servir au public.

N'importe ! Une part de vérité est acquise : c'est que l'écriture du bordereau est celle d'Esterhazy.

Et voici qu'à la troisième étape, avec les dépositions des hommes savants et indépendants que la révolte de leur conscience mène au procès Zola, c'est la vérité complète qui se dévoile et s'affirme. Le bordereau est l'œuvre d'Esterhazy.

Le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus est, jusqu'à l'évidence, l'œuvre du louche uhlan. Cette fois, il n'y a plus de réticences, il n'y a plus de mystère, il n'y a plus de mensonge. Ni huis clos, ni expertises dociles, toute la vérité et rien que la vérité. Et elle est si éclatante et si impérieuse que M. Cavaignac lui-même n'ose plus, quand il requiert contre Dreyfus, lui attribuer le bordereau...

C'est Esterhazy qui a fait le bordereau, c'est Esterhazy qui est le traître, et Dreyfus enseveli vivant dans le crime d'un autre attend avec angoisse derrière les murs de son tombeau, que la porte s'ouvre et que la vérité entre pour le délivrer.

La vérité le délivrera et la France, en libérant l'innocent de son supplice immérité, se libérera elle-même d'une erreur qui devient un crime.