LES PREUVES : AFFAIRE DREYFUS

DREYFUS INNOCENT

 

LES AVEUX. D'ESTERHAZY

 

 

I

Que le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus soit d'Esterhazy, il n'y a plus de doute aujourd'hui pour personne et même beaucoup d'adversaires de Dreyfus le reconnaissent expressément.

M. Cavaignac lui-même, dans son discours du 7 juillet, quand il a résumé pour la France les raisons, selon lui décisives, qui démontraient la culpabilité de Dreyfus, n'a pas osé parler du bordereau.

Esterhazy lui-même a été obligé, sur ce point, à des aveux à peu près complets, et dans son procès même, les experts, qui ont l'air de l'innocenter, l'accablent.

Voici d'abord son aveu, à peine dissimulé sous la plus ridicule invention. Je prie les lecteurs attentifs de méditer l'article suivant, signé Dixi, et qui a paru dans la Libre Parole, le 15 novembre 1897.

Cet article, qui contient sur Esterhazy, sur son caractère et sa vie, des détails intimes, et qui est consacré à la défense d'Esterhazy, avant qu'il ait été publiquement accusé, émane certainement d'Esterhazy lui-même : nul ne le conteste.

L'article a été rédigé ou par Esterhazy ou sur les données fournies par lui. C'est son système de défense.

Le 14 novembre, le Figaro analysait ce qu'on a appelé le dossier Scheurer-Kestner. Il disait que celui-ci avait en mains des spécimens d'écriture d'un officier et que l'écriture de cet officier, d'ailleurs dissipé et déréglé, ressemblait d'une manière absolue à celle du bordereau.

L'officier n'était pas nommé, mais Esterhazy comprit, et, pour amortir un peu le coup, il répondit dès le lendemain 15 dans la Libre Parole.

 

II

Comment avait-il su qu'il s'agissait de lui ? Il n'y a que deux explications. Ou bien, se sachant en effet coupable, il n'avait pas besoin d'attendre qu'on le nommât ; ou bien, il avait été averti dès longtemps par ses amis de l'État-Major, en particulier par du Paty de Clam, que c'était contre lui que le colonel Picquart avait recueilli des preuves.

Ou plutôt les deux explications sont vraies à la fois.

Quoi qu'il en soit, il n'attend pas la dénonciation publique de Mathieu Dreyfus, qui ne se produit que le 16. Et dès le 15, il se défend. Voici comment il explique le plan d'attaque de ses ennemis :

Le Complot.

Malgré l'active surveillance du ministère des colonies, Dreyfus n'a jamais cessé de correspondre occultement avec la France. Nous n'insistons pas sur ce qu'il a pu faire à l'époque où il avait pour geôlier cet étrange commandant dont parlait l'Intransigeant, qui passait son temps à se documenter et qui s'est si bien documenté toute sa vie, qu'on n'a pas osé le destituer malgré sa conduite extraordinaire.

Ce qui est certain, c'est que pendant cette entrevue entre Dreyfus et sa famille, qu'on eut la stupidité de tolérer, il imagina un système de correspondance occulte dont le seul défaut était d'être très lent. Néanmoins, à la fin de 1895, il avait réussi à donner tous les détails nécessaires à l'exécution de la machination dont il espérait d'être réhabilité.

Dreyfus, en effet, s'était alors décidé à révéler le procédé employé par lui, dans ses correspondances avec l'étranger, pour se protéger contre une surprise.

Voici ce procédé :

Il écrivait ses correspondances sur un papier transparent, de manière à décalquer telle ou telle écriture ressemblant à la sienne. Il se couvrait ainsi, il est facile de le comprendre, contre tous les événements.

On conçoit donc l'attitude des experts au moment du procès ; les uns se sont prononcés nettement et ont reconnu la main de Dreyfus ; les autres, moins habitués aux trucs des calqueurs, ont hésité.

Néanmoins, la main de Dreyfus, si habile qu'elle ait été, s'est trahie manifestement sur plusieurs points ; quelques-uns figurent dans une brochure récemment vendue sur les boulevards.

Un hasard dont ou a retrouvé la trace fit découvrir à. Dreyfus une écriture ayant avec la sienne des similitudes assez sensibles. Cette écriture appartenait à une personne que Dreyfus ne connaissait pas personnellement.

Il était indispensable de se procurer habilement des échantillons d'écriture assez volumineux pour pouvoir y calquer des syllabes et même des mots entiers, dans des conditions particulières. Par une manœuvre dont on connaît tous les détails, dont le gouvernement est instruit et qu'on divulguera eu temps et lieu, pour la confusion des défenseurs du traître, il réussit, en février 1891, à se procurer une notice de six pages environ de cette écriture renfermant un nombre notable de termes reproduits précisément dans le bordereau.

Désormais, il pouvait opérer à son aise. Il était assuré, croyait-il, de l'impunité ; il avait un répondant sur lequel il comptait bien, le cas échéant, égarer les soupçons.

L'événement ne réalisa pas ses espérances. Par suite de circonstances restées jusqu'ici incomplètement expliquées et qui tiennent sans doute à ce qu'il ne connaissait pas personnellement son répondant, Dreyfus ne réussit pas à le mettre en cause au moment du procès.

Ce n'est que plus tard qu'il se décida à donner le nom de ce répondant pour en faire la victime à lui substituer, plus tard encore qu'il y ajouta les indications nécessaires.

 

Et l'article raconte ensuite que, pour aider Dreyfus dans cette œuvre de réhabilitation frauduleuse, un officier des bureaux de la guerre — c'est une allusion au colonel Picquart — fut « définitivement embauché en février 1896 ».

Celui-ci s'appliqua à transformer en trahison les désordres d'Esterhazy.

D'un prodigue il voulut faire un traître ; il lui attribua le bordereau.

Pour cela il constitua un dossier dans lequel il introduisit :

1° Les spécimens d'écriture achetés à des subalternes ;

2° Des pièces fausses provenant soi-disant d'une ambassade ;

Une pièce compromettante, émanant soi-disant de la victime, adressée à un diplomate et fabriquée avec un art merveilleux, si merveilleux que X... eut le sort sans doute d'en rêver tout haut...

 

III

Voilà, je le répète, à la date du 15 novembre 1897, le système de défense d'Esterhazy.

Que cet article soit de lui ou inspiré par lui, cela est évident : car qui donc, avant que le nom d'Esterhazy eût été publiquement prononcé, pouvait s'occuper de la défense préventive d'Esterhazy, sinon Esterhazy lui-même ? D'ailleurs, comme nous le verrons tout à l'heure, c'est le même système de défense qu'il a publiquement produit devant le Conseil de guerre.

J'ose dire que jamais aveu de culpabilité ne fut plus éclatant. Et j'ose dire aussi que jamais on n'offrit à la crédulité d un pays un roman aussi absurde.

Mais Esterhazy et ses amis de l'Etat-Major qui, quelques jours après, allaient raconter sérieusement la fable ridicule de la Dame voilée, savaient qu'ils pouvaient tout se permettre. D'avance, les grands chefs couvraient tout ; d'avance, les journaux de l'Etat-Major acceptaient tout.

Il vient pourtant une heure où les plus crédules se réveillent et où ils regardent ; que l'on veuille donc regarder le récit d'Esterhazy dans la Libre Parole.

Il en résulte d'abord qu'Esterhazy ne conteste pas la ressemblance, l'identité de son écriture avec celle du bordereau. Bien mieux, il ne croit pas possible que cette identité soit contestée.

Observez qu'au moment où il écrit, il n'a pas encore été officiellement dénoncé ; il ne peut même pas savoir au juste s'il passera en jugement.

En tout cas, son écriture comparée à celle du bordereau, n'a pas été soumise à une expertise d'écriture officielle. Si donc la ressemblance entre son écriture et celle du bordereau n'était pas lumineuse, éclatante, effrayante, s'il y avait la possibilité d'un doute, il attendrait que les experts se prononcent.

Mais non : Esterhazy est tellement sûr que, dès qu'on regarde le bordereau, on est obligé de dire : « C'est l'écriture d'Esterhazy », qu'il prend les devants et qu'il dit : « Oui, c'est mon écriture, mais elle a été décalquée ».

Décalquée ? Nous verrons tout à l'heure si elle l'a été, si elle a pu l'être. Mais ce que nous avons le droit de retenir tout d'abord, c'est que, de l'aveu même d'Esterhazy, le bordereau est fait avec des mots de l'écriture d'Esterhazy.

Cette première concession est dangereuse pour lui : car s'il ne parvient pas à démontrer que l'écriture du bordereau a été décalquée en effet, s'il ne fait pas accepter l'explication extraordinaire qu'il propose, il ne restera décidément qu'une chose : c'est que le bordereau est de son écriture et, par conséquent, qu'il est de lui.

 

IV

Ce péril avait été vu par les amis d'Esterhazy, par les hommes de l'Etat-Major, qui voulaient à tout prix sauver le traître. Et ils avaient songé d'abord à une autre explication.

Ils voulaient dire qu'après la condamnation de Dreyfus, le Syndicat des traîtres avait cherché, parmi toutes les écritures d'officiers, celle qui ressemblerait le plus à celle du bordereau, et qu'il avait fini par faire choix de celle d'Esterhazy, qui était la plus ressemblante. C'est cette explication, c'est ce moyen de défense que, dans la soirée du 16 novembre, le commandant Pauffin de Saint-Morel apporta chez M. Rochefort ; M. Rochefort la donnait aussitôt dans l'Intransigeant et il précisait encore dans son interview à la Patrie (17 novembre) :

Dans son article de ce matin, M. Henri Rochefort parle de cinquante autographes d'un nombre égal d'officiers, qui auraient été réunis par le syndicat Dreyfus, et parmi lesquels un choix aurait été fait pour servir les desseins des amis du traître.

Nous nous sommes rendus chez le rédacteur en chef de l'Intransigeant pour lui demander des explications sur ce passage de son article.

Le célèbre polémiste s'est obligeamment mis à notre disposition, et voici les renseignements d'une importance capitale, ainsi qu'on va en juger, qu'il a bien voulu nous fournir :

— Ce que je dis dans mon article de ce matin, je le tiens d'un officier supérieur occupant une très haute situation au ministère de la guerre dans le service de l'Etat-Major général... Il m'a dit, presque mot pour mot, ceci :

« Nous savons, au ministère de la guerre, que le comité constitué pour travailler au sauvetage de Dreyfus a fait démarches sur démarches, depuis près de deux ans, pour réunir un certain nombre d'autographes, une cinquantaine environ, provenant d'officiers susceptibles de remplir les conditions morales et matérielles nécessaires pour être substitués, au besoin, au traître. Parmi les autographes, un, après mûr examen, fut mis à part : il était de la main du commandant Esterhazy.

« L'écriture du commandant a, en effet, une certaine analogie avec celle du traître.

« De là, le choix qui fut fait par les amis de Dreyfus. »

 

Ainsi pariait le commandant Pauffin de Saint-Morel au clairvoyant M. Rochefort, et le clairvoyant M. Rochefort n'a pas vu qu'il y avait contradiction grossière entre le système de défense exposé par le commandant Pauffin de Saint-Morel et le système de défense exposé dans la Libre Parole, un jour auparavant, par Esterhazy lui-même.

D'après Esterhazy, le bordereau est fait avec des mots de sa propre écriture, traîtreusement décalqués par Dreyfus, et c'est par cette machination que Dreyfus veut perdre Esterhazy. D'après M. Pauffin de Saint-Morel, envoyé de Boisdeffre, le bordereau était bien de l'écriture de Dreyfus ; mais les amis du traître avaient trouvé, après coup, une écriture qui ressemblait à la sienne et ils essayaient ainsi de substituer Esterhazy à Dreyfus.

Evidemment, les deux inventions sont contradictoires : l’Etat-Major, pour sauver Esterhazy, était résolu à tous les mensonges, mais dans ces mensonges il n'avait pas su, d'emblée, mettre l'accord.

C'est, d'ailleurs, par la contradiction, que tout naturellement les menteurs se perdent.

 

V

La version du commandant Pauffin de Saint-Morel était à coup sûr moins dangereuse pour Esterhazy que celle d'Esterhazy lui-même. Déclarer, comme le fait Esterhazy, que le bordereau est fait avec l'écriture d'Esterhazy, décalquée par Dreyfus, c'est se créer bien des embarras, c'est s'obliger à bien des explications difficiles, c'est mettre la main dans l'engrenage des aveux.

Au contraire, il n'était pas compromettant pour lui de dire, avec le commandant Pauffin, que les amis de Dreyfus avaient constaté, après coup, une certaine ressemblance entre l'écriture de Dreyfus et celle d'Esterhazy, et qu'ils voulaient en abuser. Aussi l'Etat-Major avait-il songé d'abord, évidemment, à cette explication dont le commandant Pauffin se fait, auprès de M. Rochefort, l'écho attardé.

Pourquoi donc l'Etat-Major et Esterhazy lui-même ont-ils renoncé à cette explication moins dangereuse ?

Pourquoi dans l'article de la Libre Parole du 15, pour quoi ensuite devant le Conseil de guerre Esterhazy a-t-il déclaré que le bordereau avait été fait avec des décalques de son écriture ?

Pourquoi est-ce à cette explication imprudente et périlleuse que se sont arrêtés les experts du procès Esterhazy, conseillés par l'Etat-Major ?

Pourquoi ? C'est qu'entre l'écriture d'Esterhazy et l'écriture du bordereau, la ressemblance est trop complète, trop évidente pour que le système de Pauffin de Saint-Morel et de Rochefort puisse suffire. Dans ce système, en effet, on peut bien expliquer une certaine ressemblance entre l'écriture du bordereau et celle d'Esterhazy. Le hasard peut amener, entre deux hommes, une analogie d'écriture assez marquée. Mais ce qu'on ne peut expliquer ainsi, c'est la ressemblance absolue, l'identité complète.

Quand il y a rencontre fortuite entre l'écriture de deux hommes, il y a toujours quelque trait où se trahit la différence de main.

Or, entre l'écriture du bordereau et celle d'Esterhazy, la ressemblance est entière, trait pour trait, point pour point ; il n'y a pas un détail, si léger soit-il, qui diffère.

Voilà pourquoi Esterhazy et l'Etat-Major ont dû renoncer au système moins dangereux, mais trop insuffisant dont parle encore, le 1G novembre, M. Pauffin.

Et, pour Esterhazy lui-même, la ressemblance de son écriture à celle du bordereau est si absolue que, pour se défendre, il est obligé d'imaginer qu'il y a eu décalque.

J'ai donc le droit de dire qu'en ce qui concerne l'identité d'écriture, l'aveu est complet. Et s'il n'y a pas eu décalque, Esterhazy est convaincu d'être l'auteur du bordereau.

 

HYPOTHÈSE ABSURDE

I

Que vaut donc cette hypothèse du décalque ?

J'observe tout d'abord que, quelle que soit la réponse, le procès de 1894, tel qu'il a été institué contre Dreyfus, s'écroule misérablement. S'il n'y a pas eu décalque, s'il est faux qu'on puisse expliquer par un décalque l'identité d'écriture du bordereau et d'Esterhazy, c'est donc qu'Esterhazy est l'auteur du bordereau.

Et s'il y a eu décalque, si le bordereau a été fait avec des mots d'Esterhazy décalqués par un autre homme, comment peut-on savoir que cet autre homme est Dreyfus et que deviennent les conclusions des premiers experts ?

Parmi ceux-ci, les uns, comme MM. Charavay et Teyssonnières, ont reconnu dans le bordereau l'écriture et la main de Dreyfus. Ils se sont évidemment trompés, puisque dans le système, d'Esterhazy, c'est avec l'écriture décalquée d'Esterhazy qu'a été fait le bordereau.

Quant à M. Bertillon, il a bien parlé, lui, d'un décalquage ; mais il a affirmé que Dreyfus avait décalqué sa propre écriture et celle de son frère Mathieu Dreyfus. Pas un mot, et pour cause, d'Esterhazy.

Donc, dans l'hypothèse où le bordereau serait fait avec de l'écriture d'Esterhazy décalquée, toutes les expertises du procès Dreyfus tombent et il ne reste plus aucune raison d'attribuer le bordereau à Dreyfus.

Se trouvera-t-il, en effet, un seul expert qui osera dire que dans la manière dont a été décalquée l'écriture d'Esterhazy il reconnaît la main de Dreyfus ? Non depuis que l'écriture d'Esterhazy est connue, depuis que l'identité de cette écriture à celle du bordereau apparu, il ne reste rien, il ne peut rien rester des expertises du procès de 1894, car il a manqué aux experts, pour se guider, la connaissance du fait décisif. Et comme la seule cause légale et définie de l'accusation est le bordereau, toute l'accusation s'écroule. Encore une fois Esterhazy déclare lui-même que le bordereau est de son écriture. S'il n'y a pas eu décalque, le bordereau est de la main même d'Esterhazy ; et c'est Esterhazy qui est le coupable. S'il y a eu décalque de l'écriture d'Esterhazy, de quel droit attribuer le décalquage à Dreyfus ? Toute l'expertise, tout le procès sont à refaire.

 

II

Mais il n'y a pas eu décalque : c'est bien Esterhazy qui a écrit de sa main le bordereau, car il est impossible, absolument impossible que Dreyfus ait décalqué l'écriture d'Esterhazy.

Il y en a deux raisons décisives. D'abord, pourquoi Dreyfus aurait-il décalqué l'écriture d'un autre homme ? Evidemment pour dérouter la justice.

Dès lors, il est bien certain qu'il choisira une écriture ressemblant le moins possible à la sienne.

S'il fait en effet métier de trahison et s'il ne veut pas que le bordereau puisse être un jour utilisé contre lui, s'il s'applique à le composer d'une autre écriture que la sienne, il tâchera que le soupçon ne puisse, même un instant, se porter sur lui. Pour cela, il choisira, pour son décalquage, une écriture qui ne puisse, même un moment, faire songer à la sienne.

Il est impossible qu'on échappe à ce dilemme : ou le traître écrira le bordereau de sa propre écriture naturelle, pour ne pas compliquer sa besogne ; ou s'il la complique et se livre à un travail de décalquage, il n'ira pas choisir de parti pris une écriture qui ressemble même superficiellement à la sienne, car il perd ainsi tout le fruit de son opération.

Aussi, lorsque Esterhazy, dans l'article de la Libre Parole que j'ai cité, dit : « Un hasard fit découvrir à Dreyfus une écriture ayant avec la sienne des similitudes assez sensibles », il fait un raisonnement absurde, car c'est cette écriture qu'entre toutes Dreyfus se serait abstenu de décalquer.

 

III

Mais voici qui est plus décisif encore. Quand Pierre, écrivant un document compromettant, se sert de l'écriture de Paul et la décalque, c'est pour pouvoir dire, si le document est découvert : a Il n'est pas de moi ; il est de Paul. »

Si Dreyfus avait, pour confectionner le bordereau, décalqué l'écriture d'Esterhazy, t'eût été pour pouvoir dire aux juges : « Vous avez tort de me soupçonner, c'est l'écriture d'un autre, c'est l'écriture d'Esterhazy. » Cela est si clair, que c'est par ce calcul-là qu'Esterhazy explique le prétendu décalquage fait par Dreyfus. « Il voulait, dit-il, avoir ainsi un répondant, c'est-à-dire un homme sur lequel il pût, arc jour du péril, faire retomber la responsabilité du bordereau. »

Mais alors, je le demande à tous les hommes de bon sens, à tous ceux qui sont capables d'une minute de réflexion : Comment se fait-il que Dreyfus se soit laissé condamner sans mettre en cause Esterhazy ?

Quoi, c'est afin de pouvoir rejeter sur un autre, au jour du danger, la charge du bordereau qu'il aurait, selon vous, décalqué l'écriture du bordereau, et quand il est accusé, quand, avec la seule charge légale du bordereau, il est condamné, il ne dit pas un mot qui puisse mettre les juges sur la trace d'Esterhazy !

Il a préparé laborieusement ce moyen de défense, et quand l'heure décisive est venue, il ne s'en sert pas !

Il se laisse traîner en prison, condamner à huis clos, il subit le supplice terrible de la dégradation : il n'aurait qu'un mot à dire pour se sauver et il se tait !

Il se pourvoit en cassation et il se tait !

Il laisse la France entière s'ameuter contre lui ! Il laisse se former contre lui une force terrible de mépris et de haine ; il se laisse emmener à l'île de Ré, puis à l'île du Diable ; il subit les pires tortures, et lui qui, d'après vous, aurait tout calculé pour rejeter le bordereau sur Esterhazy, il n'a pas essayé une minute le système de défense et de diversion qu'à tout hasard il avait minutieusement préparé !

C'est seulement quelques années après, du fond lointain de l'île du Diable qu'il fait jouer le prétendu ressort qu'il avait si ingénieusement monté !

Pourquoi donc a-t-il attendu ? Pourquoi ne s'est-il pas défendu tout de suite ? Pourquoi ? pourquoi ?

Il est impossible de répondre, et pour qu'Esterhazy, écrasé par l'identité de son écriture à celle du bordereau, osât imputer à Dreyfus un décalquage dont celui-ci, au moment décisif, n'a point tiré parti pour se défendre, il a fallu qu'Esterhazy comptât sans mesure, sans limite, sur l'imbécillité de notre pays et sur la complicité de l'Etat-Major, domestiquant pour lui l'opinion jusqu'à la plus basse et la plus niaise crédulité.

 

UN MENSONGE

I

Pourtant Esterhazy comprend qu'il doit tenter une explication : et voici l'ineptie qu'il nous propose.

Il nous dit dans l'article de la Libre Parole : « L'événement ne réalisa pas les espérances de Dreyfus. Par suite de circonstances restées jusqu'ici incomplètement expliquées, et qui tiennent sans doute à ce qu'il ne con- naissait pas personnellement son répondant, Dreyfus ne réussit pas à le mettre en cause au moment du procès. »

Oserai-je dire que c'est le comble de l'absurdité ? Il est clair que si Dreyfus se procurait l'écriture d'un autre officier, afin de la décalquer dans le bordereau et de rejeter au besoin sur lui ledit bordereau, son premier soin était de connaître le nom de l'homme dont il se procurait ainsi l'écriture.

A quoi vraiment lui aurait servi de décalquer l'écriture d'un autre homme s'il avait ignoré le nom de celui-ci et s'il n'avait pu le signaler aux juges ?

J'ai presque honte d'insister sur l'absurdité de ce raisonnement d'Esterhazy tant elle est évidente. Et il est incroyable que la Libre Parole ait pu prendre au sérieux, une minute, l'explication fantastique qu'elle insérait.

Il est évident que si Dreyfus s'était procuré, pour la décalquer, l'écriture d'un autre officier, il aurait su le nom de l'officier et au procès il, l'aurait dit.

S'il ne l'a pas dit, c'est qu'il ne l'a pas su ; s'il ne l'a pas su, c'est qu'il n'avait pas décalqué son écriture, et si l'écriture d'Esterhazy n'a pas été décalquée par Dreyfus, c'est que le bordereau était de l'écriture d'Esterhazy et aussi de la main d'Esterhazy ; c'est qu'Esterhazy est le véritable auteur du bordereau, le véritable traître.

 

II

Mais Esterhazy se heurte à une autre difficulté : il n'est pas obligé seulement d'expliquer comment Dreyfus, au moment du procès, ignorait le nom de l'homme dont il n'avait décalqué l'écriture que pour pouvoir le nommer. Il est obligé encore d'expliquer, comment Dreyfus, deux ans après sa condamnation, avait appris, à l'île du Diable, le nom d'Esterhazy.

Oui, il faut qu'Esterhazy et ses amis nous expliquent cela.

Esterhazy s'y est essayé et son explication est lamentable. Il nous dit que Dreyfus avait trouvé moyen de combiner une correspondance occulte avec sa famille et que c'est ainsi, à distance, par des communications secrètes entre l'île du Diable et Paris, qu'a été machinée la conspiration contre Esterhazy.

Je vous en supplie : regardons cela de près. D'abord, avec la surveillance étroite, exceptionnelle à laquelle Dreyfus a été soumis, toute correspondance secrète entre sa famille et lui est impossible.

Quand on songe que depuis plusieurs années les lettres de Dreyfus ne sont pas directement transmises à sa femme, mais qu'on les recopie d'abord au ministère des colonies, de peur que la distribution et la disposition des virgules, des accents aigus et des accents graves ne constituent un langage de convention ; quand les précautions sont poussées à ce degré de manie et de folie, on se demande comment une correspondance occulte aurait pu être établie entre le déporté et sa femme. C'est vraiment une invention fantastique.

Et comment Dreyfus et sa femme, dans les rares et courtes entrevues si surveillées qu'on leur permit avant le départ, et où il leur fut défendu de s'embrasser, comment auraient-ils pu convenir d'un langage conventionnel ? Et ce langage conventionnel, comment ensuite auraient-ils pu l'employer ? Cela révolte la raison.

Mais, de plus, qu'auraient-ils pu se dire ? D'après Esterhazy, si Dreyfus, après avoir décalqué son écriture, n'a pas révélé son nom, c'est qu'il l'ignorait.

Cela fait crier l'esprit, tant cela est absurde. Mais, en tout cas, ce n'est donc pas Dreyfus qui a pu, apprendre à sa femme, de l'île du Diable, le nom d'Esterhazy, puisqu'il ne le connaissait pas à son départ de France.

Il a donc fallu que, dans la correspondance occulte et impossible dont parle Esterhazy, Dreyfus eût écrit à sa femme pour lui expliquer qu'il avait décalqué l'écriture d'un officier inconnu et qu'il s'agissait de retrouver le nom de cet officier.

Mais si Dreyfus et sa femme pouvaient, avant le départ du condamné, convenir d'un langage mystérieux et compliqué, à plus forte raison Dreyfus pouvait-il, dès ce moment-là, expliquer à sa femme son moyen de défense.

Dès lors, la famille de Dreyfus aurait immédiatement cherché le nom de l'officier dont Dreyfus avait décalqué l'écriture ; et comme il ne peut être bien difficile de retrouver le nom et la qualité d'un homme dont on s'est, de parti pris, procuré l'écriture, c'est avant de quitter la France que Dreyfus aurait connu le nom d'Esterhazy et l'aurait livré.

Mais, je le répète, j'ai honte de discuter ces inventions du misérable Esterhazy tant elles sont violentes d'absurdité.

Supposer que Dreyfus a pris la précaution de décalquer l'écriture d'un autre homme afin de rejeter sur lui le crime du bordereau, et qu'il a négligé de s'enquérir du nom de cet homme ; supposer ensuite que du fond de sa prison, à l'île du Diable, il a réparé cet oubli par des signes cabalistiques envoyés à ses amis de France, c'est outrager si audacieusement le bon sens, que cela ressemble à une gageure.

Pour que la Libre Parole, journal officiel d'Esterhazy, ait inséré ce plaidoyer du traître et ait affecté de le prendre au sérieux, il faut vraiment que la presse cléricale et antisémite croie qu'en France toute pensée est morte.

Non, certes, et contre ceux qui ont essayé ainsi de mystifier la nation de vigoureuses colères s'accumulent.

Dira-t-on que Dreyfus n'a pas signalé Esterhazy de peur de découvrir sa propre machination I Ça, encore, est absurde, car Dreyfus, s'il a décalqué l'écriture d'Esterhazy, a dû imaginer un procédé pour le -mettre en cause au jour du péril.

 

III

Mais que penser de l'autorité militaire qui, au procès Esterhazy, ne l'a pas une minute interrogé sur ce scandaleux roman ?

Le premier devoir du Conseil de guerre était de dire à Esterhazy : « Vous avouez que l'écriture du bordereau est identique à la vôtre ; vous avouez en tout cas que l'identité, pour certains mots, est si évidente qu'elle ne peut s'expliquer que par un décalque. Comment expliquez-vous alors que Dreyfus, au moment du procès, ne vous ait pas mis en cause ? »

Cette question n'est pas venue aux juges. Ils ont paru trouver tout simple, comme Esterhazy lui-même, que Dreyfus ait forgé ce moyen de défense afin de ne pas s'en servir. Et ils ont pensé sans doute qu'éblouie par les galons et les chamarrures des généraux, trompée et abêtie par la presse de mensonges, la pensée française ne serait pas choquée de cette absurdité.

Et, en effet, elle n'a pas été révoltée. Vraiment, il faut pleurer de honte sur notre pays, pleurer de douleur et de colère. Voilà ce que les « nationalistes », complices du traître Esterhazy, ont fait du bon sens, notre vertu nationale. Ils ont réussi un moment à faire accepter à ce peuple des mensonges grossiers qui, en d'autres temps, auraient soulevé sa raison comme un vomitif soulève le cœur.

Pourtant, non ! cela ne passera pas. Le peuple rejettera cette mixture de mensonges imbéciles. Il est clair que si Esterhazy, affolé, est obligé d'avouer, dès le 15 novembre 1897, avant même d'être dénoncé, que le bordereau est de son écriture, c'est qu'il est de sa main.

Il est clair que la supposition d'un décalque d'Esterhazy, fait par Dreyfus, ne se soutient pas ; et que le premier soin de Dreyfus eût été de nommer Esterhazy au procès s'il l'avait en effet décalque.

Il est clair qu'on ne peut se procurer l'écriture d'un homme pour la décalquer et se décharger sur lui d'un crime, sans savoir en même temps le nom de cet homme, et sans être en état de le désigner.

Tout cela est clair, certain ; il suffit d'ouvrir les yeux pour le voir et le peuple maintenant ouvre les yeux. Il ne voit donc dans le récit de la Libre Parole que l'aveu d'Esterhazy aux abois.

 

IV

Ce système insoutenable, Esterhazy l'a reproduit officiellement devant le Conseil de guerre qui a fait semblant de le juger. Là aussi, et si indulgente que soit pour lui l'accusation, qui le glorifie, il est obligé d'avouer qu'on ne peut expliquer que par un décalque de son écriture au moins certains mots du bordereau.

Voici ce que dit le rapport Ravary : « Il admet que dans l'écriture de cette pièce se rencontrent des mots ayant une ressemblance si frappante avec son écriture qu'on les dirait calqués. Mais l'ensemble diffère essentiellement. »

A l'audience, il ne se borne plus à dire qu'on les dirait calqués, suivant l'expression adoucie du rapport ; il explique comment on les a calqués.

En voyant, dit-il, le bordereau publié par le Matin rapproché des spécimens de mon écriture, j'ai été frappé de la ressemblance de certains mots qui paraissent décalqués. Cette idée de décalquage m'a frappé. Je me suis demandé comment l'auteur de la publication du bordereau avait pu avoir de mon écriture. Mon écriture a malheureusement traîné chez bien des gens dont le métier est de prêter de l'argent ; de plus, j'ai été témoin dans un duel (Crémieux-Foa). A ce sujet j'ai reçu beaucoup de lettres d'officiers auxquels j'ai répondu. J'ai pensé que M. Mathieu Dreyfus aurait pu en avoir quelques-unes. Mais cela n'était pas suffisant.

 

Et il explique alors comment des morceaux plus étendus de son écriture avaient pu être utilisés par Dreyfus.

Je vais discuter à l'instant cette explication. Mais je m'arrête une minute pour souligner, une fois de plus, les aveux grandissants d'Esterhazy.

Non seulement il avoue que le bordereau suppose un décalquage de son écriture, non seulement il reconnaît ainsi que son écriture est identique à celle du bordereau, mais il avoue que cette identité ne se marque pas seulement dans un petit nombre de mots, mais qu'elle s'étend à l'ensemble du bordereau.

Si le décalquage, en effet, n'avait été que partiel, s'il n'avait porté que sur quelques mots, il suffirait pour l'expliquer que Dreyfus eût eu en sa possession de courts morceaux d'écriture d'Esterhazy.

Mais Esterhazy a bien vu le péril. Il a bien vu que le bordereau était de son écriture, du premier mot au dernier. Il a pensé qu'un jour peut-être un juge moins complaisant pourrait lui en demander compte, et alors il a eu recours à une invention nouvelle, à un mensonge nouveau pour expliquer que Dreyfus ait pu avoir en main un fragment étendu de son écriture.

Ce nouveau mensonge nous allons l'analyser et le percer à jour, afin de forcer le traître, comme dirait Bertillon, dans ses derniers retranchements.

 

V

Donc, devant le Conseil de guerre auquel il a eu l'audace de débiter l'histoire de la femme voilée, voici le roman graphologique qu'il a conté. Je cite en entier, si impudent que cela soit. (Compte rendu du procès Esterhazy.)

Je me suis souvenu qu'au mois de février 1893 j'ai reçu à Rouen, où j'étais alors, une lettre d'un officier attaché à l'Etat-Major du ministère de la guerre, me disant qu'il était chargé de faire une étude sur le rôle de la cavalerie légère dans la campagne de Crimée, qu'il savait que mon père avait commandé une brigade à Eupatoria, et il me demandait de lui envoyer les documents que je pouvais posséder sur cette époque. Je fis un petit travail de sept à huit pages in-folio, que j'ai envoyé à ce monsieur : le capitaine Brault, rue de Châteaudun.

D. Quel numéro ?

R. Je ne me le rappelle pas. Après avoir envoyé ce travail, j'ai été surpris de n'en pas recevoir de nouvelles. J'ai cherché au ministère de la guerre ; le capitaine Brault n'y était plus ; il était parti sans laisser d'adresse, mais j'ai su qu'il était en garnison à Toulouse. Je lui ai écrit, et il m'a répondu en me disant qu'il ne savait pas ce que je voulais dire. J'ai envoyé une lettre au chef d'Etat-Major général de l'armée en lui demandant de faire une enquête et de me confronter avec le capitaine Brault. Je n'ai pas eu de nouvelles de cette démarche.

D. Vous n'avez jamais retrouvé le capitaine Brault ?

R. Non, mon général.

D. Vous lui avez écrit une lettre et il vous a dit qu'il n'avait pas reçu les renseignements ?

R, Il m'a écrit qu'il ne les avait pas demandés.

D. C'est-à-dire que vous avez fini par retrouver le capitaine Brault, qui vous a déclaré ne vous avoir jamais rien demandé.

R. Parfaitement.

D. D'après les recherches faites on n'a pas trouvé, rue de Châteaudun, l'adresse du capitaine Brault, mais l'adresse qui s'en rapprochait le plus est celle de M. Hadamard, beau-père de M. Dreyfus.

 

Tout cela est invraisemblable jusqu'à l'absurde. Tout cela est criant de mensonge.

Voici ce que veut dire Esterhazy. Il suppose que Dreyfus a voulu, pour décalquer son écriture, se procurer un fragment de lui assez étendu. Il suppose que pour cela Dreyfus lui a tendu un piège. Il lui a écrit ou il lui a fait écrire une lettre faussement signée du nom du capitaine Brault, avec une adresse fausse.

Esterhazy a donné dans le piège et ainsi Dreyfus a reçu un assez long mémoire militaire qu'il a pu décalquer. Pour donner au roman un peu de couleur et une manière de vraisemblance, on ajoute que la fausse adresse cù l'on a reçu la réponse au capitaine Brault était voisine du domicile du beau-père de Dreyfus.

 

VI

Dans ce récit, les impossibilités fourmillent. D'abord, il faut rappeler sans cesse que Dreyfus n'a décalqué l'écriture de personne, puisqu'il s'est laissé condamner sans désigner personne. Tout ce qui heurte cette vérité de bon sens ne peut être que mensonge.

Mais de plus, si Dreyfus avait voulu décalquer l'écriture d'une autre personne, il aurait évité tout ce qui peut exciter la défiance de cette personne et lui fournir plus tard un moyen de défense. Il aurait évité surtout ce faux inutile et imbécile qui ne pouvait que le compromettre.

Admettons un instant que Dreyfus ait décalqué l'écriture d'Esterhazy. Arrive le procès : il dénonce Esterhazy. Mais tout de suite Esterhazy répond : « On s'est procuré de mon écriture en me tendant un piège. »

Remarquez en effet qu'il y avait bien des chances pour qu'Esterhazy s'aperçût bien vite du tour qui lui aurait été joué. Il suffisait qu'il s'étonnât de n'avoir pas la moindre réponse du capitaine Brault. Il s'informait aussitôt ; il apprenait que celui-ci ne lui avait jamais écrit. Il savait donc qu'une manœuvre étrange et suspecte avait été pratiquée contre lui, et aussitôt qu'éclatait l'accusation de Dreyfus il était armé pour répondre.

Donc, de la part de Dreyfus, se procurer ainsi l'écriture qu'il voulait décalquer, eut été le comble de la folie. Il pouvait aussi bien, pour son objet, décalquer l'écriture de n'importe qui. Obtenir celte d'Esterhazy, par un moyen frauduleux qui pouvait être immédiatement découvert, était la pire imprudence. Et il serait prodigieux que, par prudence, il eût ajouté les risques du faux au risque de la trahison.

Mais ce n'est pas tout. Comment admettre qu'Esterhazy ne s'est pas étonné plus tôt de n'avoir pas de réponse ?

Il prétend avoir adressé au capitaine Brault son mémoire sur Eupatoria en février 1893.

Il faut bien qu'il place cet envoi prétendu à cette date, avant le bordereau, pour pouvoir dire que Dreyfus l'a décalqué. Et c'est seulement quatre ans après, le 29 octobre 1897, qu'il écrit au capitaine Brault pour lui demander s'il a reçu son mémoire !

Il prétend que sa défiance n'a été éveillée que lorsque le Matin a publié le fac-similé du bordereau et qu'il a pu ainsi constater les ressemblances effrayantes de ce bordereau avec sa propre écriture.

Mais le Matin a publié ce fac-similé le 10 novembre 1896. Tout de suite Esterhazy a été troublé ; tout de suite il a manœuvré avec du Paty de Clam et ses amis de l'État-Major pour perdre le colonel Picquart.

Comment n'a-t-il pas songé dès ce moment-là à s'inquiéter et à écrire au capitaine Brault ? Comment a-t-il attendu presque une année, du 10 novembre 1896 au 29 octobre 1897 ?

Tout cela ne tient pas debout. Et voici enfin à quoi Esterhazy n'a point songé. Il n'a point vu que lui-même se mettait en contradiction grossière avec son récit de la Libre Parole du 15 novembre 1897.

Là, il a dit que si Dreyfus ne l'a pas dénoncé au moment du procès, en 1894, c'est parce que, tout en décalquant son écriture, il ignorait son nom.

Cela n'a pas le sens commun, mais il faut bien qu'Esterhazy tente d'expliquer l'inexplicable.

Mais, maintenant, si ce que raconte Esterhazy de l'affaire du capitaine Brault est vrai, Dreyfus savait très bien que l'écriture décalquée par lui était d'Esterhazy puisqu'il n'avait pu se la procurer qu'en écrivant ou en faisant écrire frauduleusement à Esterhazy lui-même.

Cette fois, le menteur est pris et bien pris au piège de son propre mensonge.

 

VII

De même qu'il a mystifié les juges avec leur consentement, par l'histoire de la dame voilée, il les a mystifiés aussi, par l'histoire du manuscrit envoyé au capitaine Brault, ou plutôt sous son nom, à Dreyfus lui-même.

Toutes ces inventions sont aussi grossières les unes que les autres, et sans la complicité des juges, elles n'auraient même pas osé affronter l'audience.

En tout cas, à l'analyse, il n'en reste rien.

Esterhazy a donc menti quand il a prétendu que son écriture avait été décalquée. Si le bordereau est de son écriture, c'est qu'il est de sa main. Et son récit de la Libre Parole se tourne contre lui comme un aveu écrasant.

Détail curieux et par où il se trahit encore ! Il répond d'avance par une accusation de faux à un document qu'on n'avait pas et qui n'a pas été produit contre lui.

Dans l'article du 15 novembre, il annonce que ses ennemis ont inséré contre lui, dans le dossier qu'ils vont publier, « une pièce compromettante émanant soi-disant de la victime et fabriquée avec un art merveilleux... »

Esterhazy s'est trop pressé ; il a pris peur trop vite, et en essayant d'avance de disqualifier une pièce compromettante qu'on n'avait pas, il a avoué l'existence de cette pièce.

Mais qui donc a songé, dans la comédie d'enquête instituée contre lui, à l'interroger là-dessus ? En tout cas, devant le Conseil de guerre, aucune question ne lui a été posée sur cette lettre si suggestive de la Libre Parole, qui est, quand on l'examine avec soin, l'aveu décisif.