LES PREUVES : AFFAIRE DREYFUS

DREYFUS INNOCENT

 

LE VÉRITABLE TRAÎTRE

 

 

LE DOCUMENT RÉVÉLATEUR

I

Le véritable auteur du bordereau pour lequel a été condamné Dreyfus, c'est Esterhazy.

Le véritable traître, appointé par l'Allemagne pour livrer les secrets de la défense, c'est Esterhazy.

Ce traître, protégé par les généraux, par les ministres, par les juges, par les professionnels du patriotisme, il faut que devant le peuple il soit démasqué.

Depuis dix-huit mois Dreyfus était condamné ; depuis dix-huit mois, l'innocent, frappé sans preuve et sans raison, subissait son terrible supplice, quand le bureau des renseignements du ministère de la guerre fut mis en éveil par un document très inquiétant.

Ce n'était plus le colonel Sandherr qui dirigeait le service des renseignements. Il avait dû se retirer à la suite d'une maladie cérébrale et il avait été remplacé par le lieutenant-colonel Picquart.

Or, en mai 1896, celui-ci recevait une lettre, ou plus exactement une carte-télégramme, adressée par l'attaché militaire allemand ou un de ses agents au commandant Esterhazy. Cette lettre, qu'on veuille bien le remarquer, était apportée au ministère de la guerre dans les mêmes conditions que le bordereau, sur lequel fut condamné Drey fus.

Elle offrait donc les mêmes garanties d'authenticité que le bordereau.

Comme le bordereau, elle avait été saisie à la légation militaire allemande. Elle était apportée par le même agent, par le même serviteur de la légation, qui avait apporté le bordereau.

Et comme le bordereau, elle était apportée coupée en menus morceaux.

C'était là une précaution toute naturelle pour couvrir l'agent qui servait la police française. S'il avait remis au service des renseignements les documents entiers, non déchirés, ces documents, passant sous les yeux de plusieurs personnes dans les bureaux, auraient été aisément reconnus : leur provenance eût été ainsi connue et la moindre indication, la moindre imprudence pouvait perdre l'agent qui la livrait.

Au contraire, quand ils arrivaient en petits morceaux, ils ne prenaient de sens qu'une fois reconstitués ; et seul, le chef du service des renseignements et les deux officiers qui l'assistaient dans le travail de reconstitution étaient au courant.

Voilà comment le bordereau était parvenu au ministère en octobre 1894, coupé en morceaux ; voilà comment la lettre de l'attaché militaire à Esterhazy parvint en mai 1896, coupée en morceaux, et par les mêmes voies que le bordereau.

 

II

Nous connaissons officiellement le texte de ce document qu'on a appelé le petit bleu, parce que, au procès d'Esterhazy, le général de Luxer, président du Conseil de guerre, en a donné connaissance dans la partie publique du procès.

Le voici :

J'attends avant tout une explication plus détaillée que celle que vous m'avez donnée, l'autre jour, sur la question en suspens. En conséquence, je vous prie .de me la donner par écrit, pour pouvoir juger si je puis continuer mes relations avec la maison R..., ou non.

Monsieur le commandant Esterhazy, 27, rue de la Bienfaisance, à Paris.

 

Cette lettre était signée C... Son authenticité n'était pas douteuse ; car, je le répète, elle était apportée directement de la légation militaire allemande, de la même façon que le bordereau.

 

III

En soi, par son contenu, cette carte-lettre était bien loin d'être décisive, et certes, elle ne suffirait pas à démontrer la trahison d'un homme. Cependant, il sera bien permis de dire que les adversaires de Dreyfus triompheraient bruyamment s'ils pouvaient produire contre lui une pièce de cette gravité, un indice de cette valeur. En tout cas, elle démontre au moins qu'entre l'attaché militaire allemand, M. de Schwarzkoppen, et le commandant Esterhazy, il y avait des relations louches.

Ce n'était pas assez pour conclure contre le commandant Esterhazy : c'était assez pour ouvrir une enquête sur lui.

C'est ce que fit tout de suite le lieutenant-colonel Picquart. Là est le crime qu'on ne lui a pas encore pardonné.

Aujourd'hui, l'Etat-Major protecteur d'Esterhazy et les journaux à sa dévotion, pour affaiblir l'effet de cette première pièce, insinuent qu'elle est un faux.

Ils insinuent qu'elle pourrait bien avoir été fabriquée par le lieutenant-colonel Picquart lui-même. Et ils invoquent pour cela deux arguments misérables.

Ils disent que le colonel Picquart, en priant son subordonné le capitaine Lauth de photographier cette pièce, lui a recommandé de faire disparaître sur la photographie les traces de déchirure.

C'est puéril, car c'est ce qui se pratique toujours quand on fait la photographie d'un document déchiré. Et cela ne pouvait tromper personne, puisque c'est l'original seul qui fait foi, et que l'original portait forcément toujours les traces de déchirure.

Le colonel Picquart prenait là simplement une précaution très sage. Comme il y avait eu, à propos du procès Dreyfus des indiscrétions et des bavardages sur le bordereau, comme on savait dans les bureaux de la guerre qu'il était parvenu déchiré, si la photographie de la carte-télégramme avait, elle aussi, révélé des déchirures, son origine aurait été aisément devinée et le secret nécessaire à l'enquête eut été compromis.

Bien mieux, le colonel Picquart n'avait aucun intérêt, pour établir l'authenticité de la pièce, à faire disparaître les traces de déchirure : car ces déchirures au contraire, pareilles à celles du bordereau et s'expliquant par l'identité de provenance, ajoutaient à l'authenticité de la carte-lettre.

Et qu'on n'oublie pas que, pour les fac-similés du bordereau, l'Etat-Major avait fait disparaître la trace des déchirures ; le colonel Picquart ne faisait que se conformer à l'usage même des bureaux de la guerre.

Il faut à ceux-ci une singulière mauvaise foi et un désir bien violent de sauver à tout prix Esterhazy, pour oser le lui reprocher.

Le second grief est aussi puéril, et le colonel Picquart s'en est expliqué dans sa déposition avec une simplicité d'accent, une clarté et une sincérité décisive (Procès Zola, tome I, page 298) :

On m'a reproché ensuite d'avoir voulu faire dire que la carte-télégramme était d'une personne déterminée. Le fait s'est passé d'une façon bien simple : j'examinais ce document avec le capitaine Lauth, et le capitaine me dit : « Mais ce document n'a aucun signe d'authenticité ; il faudrait qu'il dit une date, un cachet de poste. »

Là-dessus, je lui dis : « Mais vous pourriez bien témoigner vous, d'où il vient, vous savez bien de quelle écriture il est. » Il me répondit : « Ah ! non, jamais. Je ne connais pas cette écriture. »

Remarquez que la chose s'est passée exactement comme cela, qu'il n'y a pas eu un mot de plus ou de moins, et je crois que la déposition du commandant Lauth n'a pas dû être différente de la mienne à cet égard. Cet officier n'a attaché au moment même aucun caractère douteux à ma question. La preuve, c'est que nous sommes restés dans les meilleurs termes ; la preuve, c'est qu'il m'a reçu ensuite à sa table, chose qui ne se fait pas d'habitude entre un inférieur et un supérieur ; en un mot, nous étions restés dans les meilleurs termes.

Or, si j'avais voulu le suborner, lui imposer une opinion qui n'était pas la sienne, j'aurais commis une action qui ne m'eut pas permis de rester en relations de camaraderie avec lui.

Plus tard, lorsque cette carte-télégramme m'a conduit au bordereau Dreyfus, les choses se sont gâtées ; on a ramassé tous ces petits faits, et on s'en est servi contre moi en les dénaturant.

Du reste, il y a une chose qui montre très bien comment on peut se servir des faits les plus petits, les plus simples, quand on veut perdre quelqu'un : ... il y a une autre chose qui m'a été reprochée, bien qu'elle ne soit pas mentionnée an rapport Ravary, c'est d'avoir voulu faire mettre le cachet de la poste sur le petit bleu.

Jamais de la vie, je n'ai eu une intention pareille ; d'ailleurs, je crois que la chose est encore de la même espèce que cette affaire de subornation.

Dans la déposition écrite du commandant Lauth, qui m'est assez présente à la mémoire, cet officier affirme m'avoir dit en parlant du petit bleu : « Cette pièce n'a aucun caractère d'authenticité, il faudrait une date ou le cachet de la poste ». Il est probable que ce mot a été répété, dénaturé, et qu'on est parti de là pour dire que j'avais voulu faire apposer le cachet de la poste.

 

IV

On peut ajouter que le cachet de la poste n'aurait en rien garanti l'authenticité. Il est toujours facile a, l'autorité militaire, si elle fabrique un document, de le jeter à  la poste et de l'y faire saisir. Le colonel Picquart, dans l'hypothèse où il aurait voulu donner à une pièce fausse un caractère authentique, n'avait donc aucun intérêt à la faire timbrer.

Ce qui faisait l'authenticité du petit bleu c'est au contraire qu'il vint directement, comme le bordereau, et par les mêmes voies que lui, de la légation militaire allemande.

D'ailleurs, quel intérêt pouvait avoir, en mai 1896, le chef du service des renseignements, à fabriquer un faux contre Esterhazy ?

Bien m eux, quel intérêt pouvait avoir, à ce moment, n'importe quelle personne au monde, à user contre Esterhazy d'une pièce fausse ?

Les adversaires de la révision du procès Dreyfus ont indiqué que la famille Dreyfus et ses amis voulaient substituer au condamné un autre coupable et qu'ils avaient choisi à cet effet Esterhazy.

Nous verrons que cette hypothèse désespérée ne résiste pas à l'examen.

Mais, même dans ce cas, quel intérêt aurait-on eu, en mai 1896, à fabriquer cette carte-lettre contre Esterhazy ?

Ou bien, à ce moment-là, on ignorait que toute la conduite d'Esterhazy était abominable et suspecte, qu'il avait écrit à Mme de Boulancy des lettres odieuses et qu'entre son écriture et celle du bordereau il y avait une ressemblance « effrayante », comme il le dit plus tard lui-même.

Si on ignorait tout cela, il était bien inutile de créer contre Esterhazy un faux qui ne mènerait à rien.

Et si au contraire, on pouvait savoir, dès ce moment-là, que des charges réelles, sérieuses, terribles, pesaient sur Esterhazy, à quoi bon, au lieu de produire directement ces charges, compromettre une cause solide par la fabrication d'un faux ?

La carte-lettre ne pouvait pas constituer une preuve : elle pouvait simplement mettre sur la piste. A quoi bon ouvrir cette piste par un faux, si l'on avait déjà des soupçons graves contre Esterhazy ? Et si on n'avait pas à cette époque la moindre connaissance d'Esterhazy, par quel miracle la piste ouverte par un faux conduira-t-elle précisément à un homme dont l'écriture ressemble « effroyablement » à celle du bordereau ?

La vérité, c'est qu'à cette date, personne aux bureaux de la guerre, personne non plus parmi ceux qui croyaient à l'innocence de Dreyfus, n'avaient la moindre connaissance d'Esterhazy.

Personne ne pouvait donc songer à fabriquer un faux destiné à le perdre. Ce faux était inutile dans tous les cas. Il était inutile s'il n'y avait pas d'autres charges contre Esterhazy ; il était inutile aussi s'il y avait d'autres charges.

 

V

Enfin, voici qui coupe court à toute controverse. Depuis deux ans, depuis l'automne de 1896, depuis que le colonel Picquart, en enquêtant sur Esterhazy, a découvert qu'il était l'auteur véritable du bordereau, le traître véritable, des haines effroyables se sont abattues sur le colonel Picquart.

Les bureaux de la guerre, responsables de l'enquête contre Dreyfus et de la condamnation d'un innocent, ont juré une haine sans merci à l'homme qui, en découvrant leur erreur, humiliait leur amour-propre et compromettait leur avenir.

La haute armée, exaspérée par le rude coup qu'un officier portait à l'infaillibilité militaire, est acharnée à le perdre.

La réaction cléricale et antisémite, qui, il y a quatre ans, a saisi le juif Dreyfus comme une proie et qui ne veut pas le rendre, dénonce le colonel Picquart comme un malfaiteur public.

Les gouvernants, incapables de résister à l'opinion aveugle, affolés d'ambition et de peur, se prêtent contre l'officier, coupable d'avoir vu la vérité et de l'avoir dite, aux plus répugnantes besognes.

Il n'a pas suffi de lui arracher son grade. Le voilà maintenant jeté en prison, en attendant sans doute qu'on le livre au huis clos des Conseils de guerre, pour avoir dit à M. Cavaignac qu'il se trompait sur la valeur d'un document.

Parce que tout le système d'orgueil, d'arbitraire et de mensonge de la haute armée s'est heurté à la conscience de cet homme, il est maudit et livré aux bêtes : tous les jours il est accusé de trahison parce qu'il a trouvé le véritable traître.

Et pourtant, si l'on insinue qu'il a fabriqué la carte-lettre, on n'ose pas l'affirmer. On n'ose pas le poursuivre pour cela[1]. On sait que cette accusation serait si monstrueuse et si ridicule qu'on hésite, et c'est la meilleure preuve de l'authenticité de la carte-télégramme qui a jeté une première lueur sur les relations suspectes d'Esterhazy avec M. de Schwarzkoppen.

 

VI

Cette carte-lettre subsiste donc, avec toute sa gravité, et ce n'est pas le piètre argument d'Esterhazy qui la détruira. Il a dit à son procès devant le Conseil de guerre : « Il n'est pas admissible que si j'avais des relations louches avec la personne visée par M. Picquart, elle soit assez bête pour m'écrire à moi qui serais un espion, d'une telle façon, en mettant mon nom, mon grade, mon adresse, sur une carte ainsi jetée à la poste, une carte qu'on laisse traîner, qui peut être ouverte par mes domestiques, par les concierges, par ma famille. C'est invraisemblable. »

Esterhazy n'oublie qu'une chose : c'est que, signée seulement de l'initiale conventionnelle C, cette carte, d'ailleurs fermée, ne pouvait le compromettre ni auprès des concierges, ni auprès des domestiques en supposant qu'ils aient pu la lire.

Pour qu'elle devînt une charge contre lui, il fallait qu'elle fût soustraite à la légation même, comme l'avait été le bordereau, et portée directement au ministère.

Et cela, à coup sûr, le correspondant d'Esterhazy ne l'avait pas prévu, de même qu'il ne pouvait savoir encore, à cette date, que le bordereau lui avait été dérobé.

Il est donc établi, on, si l'on veut, infiniment vraisemblable que c'était bien une lettre de la légation allemande à M. Esterhazy qui, en mai 1896, parvenait au bureau des renseignements, et mettait en éveil le lieutenant-colonel Picquart.

 

CE QU'EST ESTERHAZY

I

C'était un premier indice, et le colonel Picquart ouvrit une enquête. Il reçut tout d'abord sur la vie privée du commandant les renseignements les plus déplorables.

Au contraire de Dreyfus, Esterhazy menait une vie de désordre et de jeu qui l'acculait sans cesse à d'extrêmes besoins d'argent et le tenait dans une violente agitation d'esprit. Vivant d'opérations de Bourses et d'expédients douteux, il était sans cesse à la veille d'une catastrophe.

Sa violence haineuse, effrénée et sans scrupule, éclate dans toutes ses lettres. Contre la France surtout, il semble toujours exaspéré. Il écrit à Mme de Boulancy : « Les Allemands mettront tous ces gens-là (il s'agit des Français) à la raison avant qu'il soit longtemps. » Il lui écrit : « Voilà la belle armée de France ! C'est honteux, et si ce n'était pas la question de position, je partirais demain. J'ai écrit à Constantinople : si on me propose un grade qui me convienne, j'irai là-bas ; mais je ne partirai pas sans avoir fait à toutes ces canailles une plaisanterie de ma façon. » Il lui écrit encore : « Mes grands chefs, poltrons et ignorants, iront une fois de plus peupler les prisons allemandes. »

Voici de quel ton il parle d'une femme : « Je suis à l'absolue merci de cette drôlesse, si je commets vis-à-vis d'elle la moindre faute ; et c'est une situation qui est loin d'être gaie ; je la hais, tu peux m'en croire et donnerais tout au monde pour être aujourd'hui à Sfax et l'y faire venir. Un de mes spahis, avec un fusil qui partirait comme par hasard, la guérirait h, tout jamais. »

Enfin, dans une lettre qu'il a vainement tâché de nier et dont l'authenticité est certaine, il se livre contre la France à une véritable explosion de haine sauvage.

Je suis absolument convaincu que ce peuple (c'est le peuple français) ne vaut pas la cartouche pour le tuer ; et toutes ces petites lâchetés de femmes saoules auxquelles se livrent les hommes, me confirment à fond dans mon opinion ; il n'y a pour moi qu'une qualité humaine, et elle manque complètement aux gens de ce pays, et si, ce soir, on venait me dire que si j'étais tué demain comme capitaine de uhlans en sabrant des Français, je serais parfaitement heureux... Je ne ferais pas de mal à un petit chien, mais je ferais tuer cent mille Français avec plaisir... Aussi tous les petits potins de perruquier en goguette me mettent-ils dans une rage noire ; et si je pouvais, ce qui est plus difficile qu'on ne croit, je serais chez le mahdi dans quinze jours :

Ah ! les on dit que, avec le on anonyme et lâche, et les hommes immondes qui vont d'une femme à une autre colporter leur ragoût de lupanar, comme cela ferait triste figure dans un rouge soleil de bataille, dans Paris pris d'assaut et livré au pillage de cent mille soldats ivres.

Voilà une fête que je rêve ! Ainsi soit-il.

 

II

Et l'homme qui écrit ces lettres appartient encore, comme officier, à l'armée française : il porte encore la croix de la Légion d'honneur qui a été arrachée à Zola !

Mais ce n'est point ce scandale que je veux relever. Il suffit de noter que l'homme qui écrit de ce style ne doit pas répugner tout à fait à une besogne de trahison.

Aussi bien, malgré les allures romantiques de ses lettres et leur violence criarde, c'est un banditisme sans grandeur.

On ne devine pas en lui, quoi qu'il en dise, l'homme capable de grandes choses, même dans le mal. C'est plutôt un aventurier médiocre et vantard, un rastaquouère de trahison qui se contentera de passer à la caisse allemande, en livrant des documents quelconques, quand les créanciers seront trop exigeants ou que l'opération de Bourse aura manqué.

On sent toujours qu'il est à la veille d'un mauvais coup, et après avoir ruiné les siens par son désordre, il s'écrie, avec une vulgarité mélodramatique, qu'il est acculé au crime pour les sauver.

Voici ce qu'il écrit en février 1894, c'est-à-dire vers le temps où est envoyé le fameux bordereau :

Cette perte d'un héritage, que nous étions en droit de regarder comme assuré, et qui nous aurait sauvés, nous aurait permis de vivre, causée par l'intolérance stupide de cette famille sans cœur, la conduite inouïe de mon oncle, la santé de ma malheureuse femme, la destinée qui attend mes pauvres petites filles, et à laquelle je ne puis me soustraire que par un crime, tout cela est au-dessus des forces humaines.

 

A défaut de crime, c'est aux plus tristes expédients qu'll a recours. Ayant servi de témoin à un officier juif dans un duel, il s'en prévaut pour faire faire à son profit chez les juifs riches, à commencer par M. de Rothschild, une quête à domicile. Ge futur champion de l'antisémitisme monnayait aux dépens des juifs son rôle de témoin.

Et en ce moment même, il est sur le coup d'une plainte en escroquerie déposée par son cousin.

 

III

Quand le colonel Picquart, déjà mis en éveil par la carte-lettre adressée de la légation allemande à Esterhazy, eut appris par une première enquête que le commandant « était un homme à court d'argent et ayant bien des accrocs dans son existence » il poussa plus loin.

Et il apprit que le commandant Esterhazy, quoiqu'il eut un médiocre souci de ses devoirs militaires, manifestait une grande curiosité pour les documents militaires ayant un caractère confidentiel. Il les recherchait constamment, et il les faisait recopier chez lui par des secrétaires.

 

LES CHARGES

I

A ce moment, les charges qui pesaient sur Esterhazy commençant à devenir graves, le colonel Picquart mit ses chefs au courant de ses démarches ; il leur déclara qu'un officier de l'armée pouvait être gravement soupçonné.

Ses chefs lui donnèrent plein pouvoir pour continuer ses recherches.

Notez qu'à ce moment encore aucun lien entre l'affaire Dreyfus et l'affaire Esterhazy n'apparaissait. On savait que l'attaché militaire allemand, M. de Schwarzkoppen, ou un de ses agents, avait écrit une carte-lettre à Esterhazy et avait avec lui des relations suspectes. On savait qu'Esterhazy menait une vie de désordre et d'expédients qui justifiait tous les soupçons. On savait enfin qu'il recueillait le plus possible et faisait transcrire des documents militaires qui, dans sa vie d'agitation, n'avaient certainement pas pour lui un intérêt d'étude. On pouvait supposer dès lors qu'on se trouvait en face d'un cas de trahison.

Mais rien n'indiquait encore qu'Esterhazy fut coupable des faits pour lesquels Dreyfus avait été condamné : il semblait qu'une trahison Esterhazy venait s'ajouter à la trahison Dreyfus.

Rien ne laissait encore apparaître que la trahison Esterhazy devait être substituée à la trahison Dreyfus.

Aussi l'Etat-Major approuvait-il, à cette date, et encourageait-il le colonel Picquart.

Ayant ainsi averti ses chefs, celui-ci précisa ses recherches. Et tout d'abord un rapprochement saisissant s'offre à lui.

Un agent du service des renseignements avait appris qu'un officier livrait à une légation étrangère des documents déterminés. C'était, selon l'agent, un officier supérieur, un chef de bataillon, âgé d'environ cinquante ans. (C'est l'âge d'Esterhazy.) Or, c'étaient précisément ces documents qu'Esterhazy avait cherché à se procurer.

 

II

Mais voici le coup de foudre. Le colonel Picquart, comme il est d'usage dans toutes les enquêtes, se procure des spécimens de l'écriture d'Esterhazy.

Il est naturel, en effet, quand un officier est suspect de trahison, que l'on rapproche son écriture des nombreuses pièces anonymes saisies par la police de renseignements.

Le colonel Picquart demande donc au colonel du régiment d'Esterhazy des lettres de service de celui-ci, et, quand il les a en-mains, il est frappé, on peut dire sans excès, il est foudroyé par la ressemblance complète, décisive, irrésistible de l'écriture d'Esterhazy et de l'écriture du bordereau.

Comme nous l'avons déjà vu, il soumet ces lettres, sans en montrer les signatures aux deux enquêteurs, qui menèrent le procès contre Dreyfus, à Bertillon et à du Paty de Clam.

Tous les deux, à l'instant, sans hésitation aucune, sans réserve aucune, reconnaissent l'écriture du bordereau.

Bertillon apprend avec surprise que ces lettres sont postérieures à la condamnation de Dreyfus.

Et il dit ceci au colonel Picquart : « Les juifs ont payé un officier pour qu'il se donne l'écriture du bordereau. »

En soi, le propos était absurde, mais il suffit à démontrer qu'aux yeux de l'enquêteur qui, par son rapport d'expertise, a décidé l'accusation contre Dreyfus, la ressemblance entre l'écriture du bordereau et l'écriture d'Esterhazy était complète.

Du reste, comme nous allons le voir, Esterhazy lui-même a reconnu la ressemblance « effrayante » de son écriture à celle du bordereau, comme il a reconnu, en alléguant divers prétextes, qu'il avait été plusieurs fois voir M. do Schwarzkoppen.

Il a avoué dans des interviews aux journaux amis, à la Libre Parole, à l'Eclair, à l'Echo de Paris.

 

III

Donc, à ce point de l'enquête, et l'écriture du bordereau apparaissant identique à celle d'Esterhazy, voici où nous en sommes :

Je demande aux hommes de bon sens de comparer l'acte d'accusation qui a abouti à la condamnation de Dreyfus à l'acte d'accusation qui pouvait, dès le mois de septembre 1896, être dirigé contre Esterhazy.

Dans l'acte d'accusation contre Dreyfus, rien, absolument rien, en dehors du bordereau ; une seule charge : la ressemblance incomplète, d'après l'acte d'accusation lui-même, de l'écriture de Dreyfus à l'écriture du bordereau.

Au contraire, un ensemble de charges précises, terribles, décisives, pèse sur Esterhazy. Pendant que la vie de Dreyfus est régulière et sobre et qu'il n'a aucun besoin d'argent, Esterhazy, toujours à court d'argent, toujours dans les affaires de Bourse, le jeu et le désordre, glisse d'expédient en expédient.

Pendant qu'aucune relation, directe ou indirecte, ne peut être établie entre M. de Schwarzkoppen et Dreyfus, Esterhazy est obligé d'avouer qu'il a vu M. de Schwarzkoppen.

Pendant qu'aucune pièce, qu'aucun document n'établit qu'il y ait eu correspondance entre M. de Schwarzkoppen et Dreyfus, une carte-télégramme saisie à la légation militaire comme le bordereau, authentique comme le bordereau, démontre que M. de Schwarzkoppen se renseignait auprès d'Esterhazy.

Pendant que rien, dans la nature des documents ou notes mentionnés au bordereau, n'indique que Dreyfus ait été, plus que n'importe qui, en état de les livrer, il se trouve que les documents qu'Esterhazy a cherché à se procurer sont exactement ceux qui, d'après la police du ministère de la guerre, ont été livrés à un attaché militaire par un officier supérieur âgé de cinquante ans.

Pendant qu'aucune pratique suspecte ne peut être relevée contre Dreyfus, Esterhazy, à qui sa vie de dissipation et de perpétuels soucis ne laisse ni le loisir ni le goût de l'étude, emploie pourtant des secrétaires, en permanence, pour copier des documents, et le bordereau offre précisément à l'attaché étranger de lui faire copier des documents.

Tandis que Dreyfus n'est pas allé en manœuvres en 1894 et qu'ainsi la dernière phrase du bordereau : « Je vais partir en manœuvres », ne peut s'appliquer à lui, Esterhazy, quoique ce ne fût pas son tour, a demandé à aller hors rang, aux manœuvres de printemps de 1894, juste à la date du bordereau.

A ces manœuvres, selon le témoignage même du général de Pellieux, a il passait son temps à fumer des cigarettes ». Il n'y allait donc que pour justifier, en paraissant s'intéresser aux choses militaires, les emprunts de documents qu'il faisait à Rouen et à Paris.

Enfin, pendant qu'entre l'écriture du bordereau et celle de Dreyfus, il n'y a qu'une ressemblance incomplète, pendant que les accusateurs s'épuisent en systèmes absurdes pour attribuer le bordereau à Dreyfus, malgré des différences caractéristiques, la ressemblance entre l'écriture du bordereau et l'écriture d'Esterhazy est complète, évidente, certaine.

Les moindres particularités de l'une se retrouvent dans l'autre, et les experts même qui plus tard, dans le huis clos du Conseil de guerre, ont innocenté Esterhazy, sont obligés pourtant par l'évidence de reconnaître, comme nous le verrons, que l'écriture du bordereau est l'écriture d'Esterhazy.

 

IV

Oui, je le répète : qu'on compare l'acte d'accusation si vain, si vide, si absurde, qui a fait condamner Dreyfus et l'acte d'accusation si plein, si solide, si décisif, qui pouvait en septembre 1896 être dressé contre Esterhazy. Et qu'on se demande par quelle coalition monstrueuse de toutes les forces d'iniquité et de mensonge Dreyfus innocent gémit dans le plus horrible supplice, tandis qu'Esterhazy défie, sur les boulevards, la vérité et la justice.

Et qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée. Ceci n'est pas, et ne peut être un réquisitoire de colère et de haine.

Si dégradé, si vil que soit le traître Esterhazy, il est homme, et il n'est pas un seul individu humain qui ait le droit d'être impitoyable pour un autre.

Il nous répugnerait de l'accabler, s'il n'était nécessaire, pour sauver l'innocent injustement condamné, de faire la lumière sur le vrai coupable, s'il n'était nécessaire aussi de montrer au peuple et à la France, sur, le vif, l'œuvre monstrueuse d'arbitraire, de mensonge et de trahison, à laquelle la haute armée, conduite par les du Paty et inspirée par la réaction, s'est laissé acculer.

 

V

Au point où le colonel Picquart avait conduit son enquête, l'affaire prenait soudain les proportions les plus vastes. Il ne s'agissait plus seulement de poursuivre Esterhazy : l'affaire Dreyfus se réveillait.

Puisqu'il était certain que le bordereau sur lequel avait été condamné Dreyfus était d'Esterhazy, la culpabilité d'Esterhazy c'était l'innocence de Dreyfus, et le procès Esterhazy, sérieusement et honnêtement conduit, menait droit à la révision du procès Dreyfus.

Du coup, c'était une affaire d'Etat qui était engagée : elle dépassait de beaucoup la compétence et la fonction du colonel Picquart, et il ne pouvait plus que remettre l'affaire en mains à ses chefs, en leur disant : « Voilà la vérité : pour le bien de l'armée, pour l'honneur de l'armée, proclamez -le ! »

Le colonel Picquart n'avait aucune relation avec la famille Dreyfus. Il ne la connaissait pas, et on a vu par quelle suite d'événements, où la famille Dreyfus n'intervient à aucun degré, le colonel Picquart avait été mis sur la trace de la vérité.

Mais la famille Dreyfus, convaincue de l'innocence du capitaine, cherchait de son côté. Elle allait entreprendre une campagne de réhabilitation. La première et courageuse brochure de Bernard Lazare, qui allait paraître en novembre 1896, était en préparation.

Une sourde agitation commençait ; et le colonel Picquart suppliait l'Etat-Major de ne pas se laisser devancer, de ne pas se laisser enlever la direction de l'affaire. Puisqu'une erreur judiciaire avait été commise par des officiers, il fallait que ce fût l'armée elle-même qui eût l'initiative et l'honneur de la réparation.

Seul, l'Etat-Major, ayant des éléments sérieux et des moyens décisifs d'information, pouvait mener à bonne fin l'œuvre de justice, qui s'égarerait au dehors et se perdrait. Voilà le langage que le colonel Picquart tenait à ses chefs.

Le 9 septembre 1896, il écrivait au général Gonse :

MON GÉNÉRAL,

J'ai lu attentivement votre lettre et je suivrai scrupuleusement vos instructions. Mais je crois devoir vous dire ceci : De nombreux indices et un fait grave dont je vous parlerai à votre retour me montrent que le moment est proche où des gens qui ont la conviction qu'on s'est trompé à leur égard vont tout tenter et faire un gros scandale.

Je crois avoir fait le nécessaire pour que l'initiative vienne de nous.

Si l'on perd trop de temps, l'initiative viendra d'ailleurs, ce qui, abstraction faite de considérations plus élevées, ne nous donnera pas le beau rôle.

Je dois ajouter que ces gens-là ne me paraissent pas informés comme nous le sommes et que leur tentative me paraît devoir aboutir à un gros gâchis, un scandale, un gros bruit qui n'amènera pourtant pas la clarté : Ce sera une crise fâcheuse, inutile et qu'on pourrait éviter en faisant justice à temps.

Veuillez, etc.

PICQUART.

 

En termes discrets, mais forts, cette lettre si prévoyant et si belle posait devant l'Etat-Major le cas de conscience, le problème de conduite qu'il fallait résoudre.

Ou bien l'Etat-Major reconnaîtrait hardiment que le Conseil de guerre qui avait jugé Dreyfus avait pu se tromper et il allait lui-même prendre la direction d'une enquête loyale et décisive sur Esterhazy, la lumière serait faite et « l'honneur de l'armée » serait grand ; ou bien l'Etat-Major allait se troubler, et sacrifier la vérité à ses intérêts de classe : alors il n'étoufferait pas la vérité que rien ne supprime, mais celle-ci ne se ferait jour qu'à travers les plus douloureuses agitations.

 

VI

Le général Gonse était au-dessous de ce problème. Il répondit la lettre suivante :

MON CHER PICQUART,

Je vous accuse réception de votre lettre du 8. Après y avoir réfléchi, malgré ce qu'elle contient d'inquiétant, je persiste dans mon premier sentiment. Je crois qu'il est nécessaire d'agir avec une extrême circonspection. Au point où vous en êtes de votre enquête, il ne s'agit pas bien entendu d'éviter la lumière, mais il faut savoir comment on doit s'y prendre pour arriver à la manifestation de la vérité.

Ceci dit, il faut éviter toute fausse manœuvre, et surtout se garder do démarches irréparables.

Le nécessaire est, il me semble, d'arriver en silence, dans l'ordre d'idées que je vous ai indiqué, à une certitude aussi complète que possible, avant de rien compromettre.

« Je sais bien que le problème à résoudre est difficile, et qu'il peut être plein d'imprévu, mais c'est précisément pour cette raison qu'il faut marcher avec prudence. Cette vertu ne vous manque pas ; je suis donc tranquille.

« Songez donc que les difficultés sont grandes et qu'une bonne tactique pesant à l'avance toutes les éventualités est indispensable. »

GONSE.

 

Cette lettre prouve trois choses. Elle prouve d'abord qu'a, ce moment les chefs du colonel Picquart lui témoignaient une entière confiance et avaient la plus haute idée de son caractère et de son esprit.

Plus tard, quand les bureaux de la guerre auront pris décidément parti contre Dreyfus innocent, pour

Esterhazy coupable, quand ils se seront engagés à fond dans le mensonge pour ne pas avouer une erreur, ils calomnieront par tous les moyens le colonel Picquart.

Maintenant, au contraire, ils proclament sa clairvoyance, sa droiture et sa prudence, et ils comptent sur lui pour mener à bien une œuvre très difficile.

Cette lettre du général Gonse prouve en second lieu qu'il n'avait rien de décisif eu même rien de sérieux à opposer à l'enquête et aux conclusions du colonel Picquart.

Celui-ci apprend à l'Etat-Major qu'Esterhazy est en correspondance avec M. de Schwarzkoppen ; il lui apprend qu'Esterhazy recueille et fait copier des documents confidentiels, et que ces documents sont précisément ceux qui, d'après les experts du ministère, ont été livrés.

Enfin et surtout le colonel Picquart apprend à l'Etat-Major que, de toute évidence et de l'aveu même de MM. Bertillon et du Paty de Clam, le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus est de l'écriture d'Esterhazy.

Ce n'est donc plus seulement une affaire Esterhazy à instruire, c'est l'affaire Dreyfus à réviser. Bien mieux, pour qu'il n'y ait pas de doute possible, le colonel Picquart fait allusion, dans sa lettre, aux démarches de la famille Dreyfus et il adjure ses chefs de ne pas se laisser remorquer. Le général Gonse ne pouvait donc pas ignorer que l'affaire Dreyfus était réveillée par les découvertes du colonel Picquart ; et c'est parce qu'il l'avait compris ainsi qu'il parle des difficultés du problème.

 

VII

Mais que répond-il ? Certes, sa lettre ne prouve pas qu'il considère dès lors comme absolument certaines la culpabilité d'Esterhazy et l'innocence de Dreyfus. Mais elle démontre qu'il n'a pas d'objection péremptoire à opposer au colonel Picquart.

Si, à ce moment, le général Gonse avait cru la culpabilité de Dreyfus indiscutable, il eût dit au colonel Picquart : « Prenez garde, vous vous engagez dans une fausse voie ou dans une impasse ; vous allez vous briser contre un mur. »

S'il avait connu dans le fameux dossier secret dont nous parlerons bientôt, une pièce décisive contre Dreyfus, il aurait dit à son ami le colonel Picquart : « Vous vous méprenez sur la portée de vos découvertes : il est impossible que Dreyfus soit innocent. »

Le général Gonse se garde bien d'invoquer avec assurance le dossier secret, car il sait qu'il n'a point une valeur certaine, et le colonel Picquart affirme à ses chefs, dès ce moment-là, comme il l'a déclaré devant la cour d'assises, qu'il n'y a au dossier « secret » aucune pièce concluante contre Dreyfus et au contraire qu'une pièce du prétendu dossier Dreyfus s'applique certainement à Esterhazy.

Pas plus qu'il n'oppose au colonel Picquart le dossier secret, le général Gonse ne lui oppose les prétendus aveux de Dreyfus. Et pourtant, c'est le général Gonse lui-même, comme en témoigne la lettre lue par M. Cavaignac, qui a assisté au récit du capitaine Lebrun-Renaud devant le ministre de la guerre : si bien que M. Cavaignac fonde sa conviction personnelle sur une conversation rapportée par le général Gonse et qui ne suffisait pas à convaincre le général Gonse lui-même.

Non, quand le colonel Picquart lui soumettait la carte-télégramme envoyée par M. de Schwarzkoppen à Esterhazy, quand il lui transmettait son enquête sur la vie privée et les déplorables habitudes de celui-ci, quand il lui signalait l'étrange atelier où Esterhazy faisait copier des documents confidentiels, enfin et surtout quand il lui mettait sous les yeux l'écriture d'Esterhazy, ressemblant trait pour trait à l'écriture du bordereau, le général Gonse n'avait rien à répondre ; il ne s'engageait pas aussi vite et aussi à fond que le colonel Picquart, mais il acceptait la haute probabilité de son enquête, et il lui demandait seulement de la pousser encore pour en faire une certitude complète : à ses yeux Id colonel Picquart, affirmant l'innocence de Dreyfus et la trahison d'Esterhazy, était sur le chemin de la certitude ; et la lumière était déjà assez éclatante pour que nul ne put songer à l'éteindre. C'est là ce que prouve bien, en second lieu, la lettre du général Gonse.

 

VIII

Mais elle prouve aussi qu'il commençait à avoir peur. Sous ces recommandations de prudence, on devine déjà les hésitations, les terreurs naissantes. Au point où en étaient les choses, l'enquête officieuse avait donné tout ce qu'elle pouvait donner.

Il n'y avait qu'un moyen d'aboutir à la certitude absolue réclamée par le général Gonse, c'était d'ouvrir contre Esterhazy, dès ce moment, une information judiciaire.

Certes, on n'avait pas attendu, pour informer contre Dreyfus, des éléments de preuve aussi concluants ; et quand on songe qu'un an plus tard, quand Esterhazy fut publiquement dénoncé, il fallut l'intervention frauduleuse et criminelle de l'Etat-Major pour le sauver de lui-même et l'empêcher d'avouer, il est infiniment probable qu'en septembre 1896 l'information judiciaire aurait, rapidement abouti.

Mais quoi ! ouvrir ainsi officiellement l'information contre Esterhazy, et sur le même bordereau qui avait fait condamner Dreyfus, c'était rouvrir officiellement l'affaire Dreyfus, c'était proclamer que la culpabilité de celui-ci n'était plus certaine, c'était avouer qu'un Conseil de guerre avait pu se tromper et que les bureaux de la guerre avaient conduit l'enquête avec un détestable parti pris ou une coupable légèreté.

Et le général Gonse hésitait. Sa conscience, l'enquête lumineuse du colonel Picquart lui faisaient un devoir de remettre en question l'affaire Dreyfus, et la peur des responsabilités lui conseillait une attitude expectante. De là ses hésitations et ses atermoiements.

Pendant qu'il hésitait et ajournait, les bureaux de la guerre avertis décidaient de marcher contre la vérité : ils préviennent les journaux antisémites, déchaînent l'opinion, terrorisent les ministres et les Chambres.

Le colonel Picquart voit tout à coup se former contre lui, rue Saint-Dominique, à l'Etat-Major, une conspiration formidable : des officiers criminels dirigés par le principal coupable, du Paty de Clam, décident de maintenir au bagne, malgré tout, Dreyfus innocent, et de perdre le colonel Picquart.

Celui-ci, isolé, se trouve pris tout à coup et broyé par une énorme machine d'oppression et de mensonge ; le militarisme, incompatible avec la conscience et la pensée, rejette Picquart et se prépare à l'écraser ; et celui-ci ne peut plus opposer au terrible mécanisme de fer, organisé pour la suppression de l'esprit, que la noble révolte de la conscience individuelle : « Je sais que Dreyfus est innocent et je n'emporterai pas ce secret au tombeau. »

En tout cas, quelles que soient les violences qu'il subit, son effort n'a pas été vain. Car, dès maintenant, il est démontré que le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus est d'Esterhazy.

 

 

 



[1] On vient de s'y décider, au moment même où je relis ces épreuves. Mais la date tardive de cette décision montre bien qu'il n'y a là qu'une manœuvre désespérée de l'État-Major, et tout mon raisonnement subsiste.