LES PREUVES : AFFAIRE DREYFUS

DREYFUS INNOCENT

 

DREYFUS ET BERTILLON

 

 

LE BORDEREAU ET LES PREMIERS EXPERTS

I

Que reste-t-il donc pour attribuer le bordereau à Dreyfus ? Uniquement les expertises d'écriture.

Or il est à peine besoin de faire observer combien « la science des experts » est conjecturale et incertaine.

Il est inutile de rappeler les erreurs effroyables commises par eux. Condamner un homme sur de simples rapports d'écriture a toujours été une témérité coupable.

En tout cas, pour que les expertises d'écriture puissent avoir quelque force probante, il faut que les experts soient unanimes ; il faut qu'entre l'écriture de la pièce criminelle et l'écriture de l'accusé la ressemblance soit si complète, si évidente, si irrésistible que tous, ignorants et savants, à première vue et à l'examen le plus approfondi, d'ensemble et à l'analyse la plus minutieuse, reconnaissent unanimement l'identité.

Nous verrons bientôt qu'il en est ainsi de l'écriture d'Esterhazy comparée à celle du bordereau.

Mais pour Dreyfus c'était tout le contraire. Les experts n'ont pas été d'accord. Sur les cinq qui ont été consultés, deux, MM. Pelletier et Gobert, ont conclu que le bordereau ne pouvait pas être attribué à Dreyfus.

Trois, MM. Teyssonnières, Charavay et Bertillon concluent que le bordereau doit être attribué à Dreyfus. Même si la conclusion de ces derniers était ferme, absolue, ces sortes de questions ne se tranchent pas à la majorité.

Quand on n'a pour condamner un homme qu'un morceau d'écriture non signé, quand cet homme nie en être l'auteur, et quand deux spécialistes sont d'un avis, trois d'un autre, il y a au moins un doute grave. et il est effrayant que dans l'acte d'accusation il n'y ait pas trace de ce doute.

Mais, ce qui aggrave la responsabilité de l'accusation et des juges, c'est que les trois experts défavorables à Dreyfus n'ont pu affirmer la ressemblance complète de l'écriture du bordereau à celle de Dreyfus.

Il faut écarter d'abord M. Bertillon, l'anthropométreur, qu'il ne faut pas confondre avec le savant statisticien ; sa déposition a frappé de stupeur les juges mêmes du Conseil de guerre.

A la cour d'assises, quand il commença à ébaucher son système, il donna à tous une telle impression d'étrangeté que le lendemain il reçut du ministère de la guerre l'ordre de se taire. On craignait de montrer au public l'état d'esprit de l'expert qui avait fait la majorité.

Mais le schéma que nous possédons de lui, qu'il a soumis aux juges du Conseil de guerre et qu'au procès Zola il a reconnu exact suffit à démontrer, pour parler son langage, l'étrangeté de son « rythme » mental.

L'État-Major, pour se défendre, a commis bien des indiscrétions ; il a maintes fois violé lui-même le huis clos. Il a communiqué à l'Eclair le texte du bordereau ; il a divulgué la pièce secrète : « cette canaille de D... » Il a laissé aux mains d'un expert la photographie du bordereau. Il a publié la prétendue lettre de 1896 écrite par un attaché à un autre.

Nous le mettons au défi de publier in extenso le rapport Bertillon et sa déposition devant le Conseil de guerre ; il n'y aurait qu'un cri d'épouvante dans tout le monde civilisé.

Quoi ! ce sont ces visions qui ont décidé de la vie et de l'honneur d'un homme 1

 

II

Ce qui caractérise l'état mental de M. Bertillon, c'est qu'aux hypothèses les plus incertaines, les plus contestables, il donne d'emblée une forme mathématique, une figuration matérielle qui supprime désormais pour lui le doute et la discussion.

Par exemple, il croit qu'Alfred Dreyfus a utilisé, au moins en partie, pour écrire le bordereau, l'écriture de son frère Mathieu Dreyfus. L'hypothèse, comme on le verra, est absurde et fausse ; en tout cas, elle est controversable et elle est si étrange que M. Bertillon lui-même ne devrait la risquer qu'avec prudence.

Pas du tout ; et comme dans le bureau d'Alfred Dreyfus on a trouvé deux lettres de Mathieu Dreyfus dont Alfred aurait, selon M. Bertillon, décalqué quelques mots, il dit devant la cour d'assises, avec une certitude à la fois mathématique et sibylline : « Le bordereau, quoi qu'on en dise, n'est pas d'une écriture courante ; il obéit à un rythme géométrique dont l'équation se trouve dans le buvard du premier condamné. »

Et M. Bertillon s'éblouit lui-même de ces formules pseudo-scientifiques qui, pour les géomètres, n'ont aucun sens.

De même, M. Bertillon émet l'hypothèse que si l'écriture du bordereau n'est pas semblable entièrement à celle de Dreyfus, s'il y a même, pour bien des traits caractéristiques, des différences notables, c'est parce que Dreyfus avait à dessein altéré son écriture afin de répondre plus tard, s'il était pris, à toute une catégorie d'accusations.

Soit : c'est une hypothèse à discuter, et nous la discuterons. Ce qui est effrayant, c'est de la convertir en un tracé géométrique et militaire. Il n'est pas de pire désordre mental et de pire cause d'erreur que de donner à des suppositions de l'esprit, en les matérialisant, une fausse précision et une certitude illusoire.

Je voudrais pouvoir mettre sous les yeux de tous les lecteurs ce dessin de M. Bertillon avec ses flèches et ses tranchées, avec « son arsenal de l'espion habituel élevé spécialement en vue de desservir les ouvrages de droite, mais pouvant néanmoins prêter aux ouvrages de gauche une aide souvent plus nuisible qu'utile ! » ; avec « sa batterie des doubles SS, tir à longue portée et en tous sens ! », avec « sa forgerie ! », avec sa « dernière tranchée souterraine et plus dissimulée ! » ; avec les prévisions tactiques qu'il prête à l'accusé :

Plan de la défense en cas d'attaque venant de la droite : 1° Se tenir coi dans l'espérance que l'assaillant, intimidé à première vue par les maculatures et les signes de l'écriture rapide, reculera devant les initiales et la tour des doubles SS ; '2° se réfugier dans l'arsenal de l'espion habituel ; 3° invoquer le coup ténébreusement monté.

 

Enfin, pour abréger, voici sur ce beau plan militaire « la citadelle des rébus graphiques », voici « la voie tortueuse et souterraine reliant les différents trucs entre eux et permettant au dernier moment de la citadelle ».

Je le répète, M. Bertillon, devant la cour d'assises, a reconnu l'exactitude de ce schéma.

Voilà donc un homme qui est chargé sur quelques lignes d'écriture non signées de reconnaître la main d'un autre homme ; et cet expert se livre à l'exécution du plan que je viens de décrire ; et c'est lui qui, parmi les cinq experts consultés, fait pencher la majorité contre Dreyfus.

Oui, cela est terrible.

Mais il ne faut pas, quelque évident que soit ici le désordre d'esprit, s'arrêter à ces apparences : puisqu'aussi bien Bertillon a été dans l'affaire un personnage quasi décisif, il faut aller au fond de son œuvre et saisir le sophisme essentiel de ce délire logique.

M. Bertillon, il l'a dit lui-même devant la cour d'assises, n'a pas voulu simplement comparer l'écriture du bordereau et l'écriture de Dreyfus. C'était besogne trop modeste pour lui et trop vulgaire.

Comme il l'a dit orgueilleusement, il n'est pas un graphologue, et il ne croit pas beaucoup à la graphologie. Lui, il est un psychologue, et c'est en psychologue qu'il a étudié les écritures.

 

LE SYSTÈME BERTILLON

I

Il s'est dit : Dans l'hypothèse où Dreyfus serait le traître, il a dû se préoccuper avant tout du cas où il serait pris.

Or, il pouvait être pris de deux façons. Ou bien le bordereau serait trouvé sur lui, ou bien, au contraire, le bordereau serait saisi par le ministère sans qu'on pût en conjecturer l'auteur.

Et pour les deux cas Dreyfus devait avoir des réponses prêtes.

Dans le premier cas, si le bordereau était saisi ou chez Dreyfus, à son domicile, avant qu'il l'eût expédié, ou sur lui, dans sa poche, comment, étant ainsi porteur du docu ment criminel, pouvait-il se défendre ? 11 n'avait qu'une ressource : c'est de dire que c'était un coup monté et que des ennemis pour le perdre, avaient glissé, dans son tiroir ou dans sa poche, le bordereau compromettant. Mais pour qu'il pût dire cela, pour que la manœuvre des ennemis fût vraisemblable, il fallait qu'entre l'écriture du bordereau et celle de Dreyfus, il y eût des ressemblances marquées.

Il fallait aussi que certains mots fussent décalqués sur l'écriture même de Dreyfus pour que celui-ci pût dire : Vous voyez bien que c'est un calcine, et une infâme manœuvre de mes ennemis.

Et voilà comment, selon M. Bertillon, Dreyfus, pour se défendre au cas où le bordereau serait saisi sur lui, avait laissé subsister une ressemblance sensible entre son écriture et celle du bordereau.

« L'identité d'écriture, dit textuellement M. Bertillon (fragment de son rapport, procès Zola, tome II, page 398), a été conservée volontairement par notre criminel qui compte s'en servir comme d'une sauvegarde justement à cause de son absurdité même. »

Voilà aussi comment, selon M. Bertillon, il avait pris la peine pour confectionner le bordereau, de décalquer des mots de sa propre écriture pris dans un travail technique déjà fait par lui. Kt ce sont ces premières dispositions de défense qui figurent dans la partie gauche du plan militaire de M. Bertillon.

Mais ici, que ce grand tacticien nous permette de l'arrêter tout de suite. Pour que Dreyfus redoutât qu'on saisît sur lui ou dans son tiroir, le bordereau, il fallait qu'il se crût soupçonné ou surveillé. Et dans ce cas le plus simple était encore d'adresser les documents sans aucune note d'envoi.

L'envoi du bordereau suppose chez le coupable, quel qu'il soit, une sécurité à peu près complète.

De plus, puisque Dreyfus a tout calculé, selon Bertillon, avec une rigueur polytechnicienne, le danger d'être pris avec le bordereau sur soi est extrêmement court. Ecrire le bordereau à la dernière heure, quand toutes les notes sont déjà rassemblées, et envoyer le tout immédiatement, cela réduit le danger au minimum.

Au contraire, il y a un danger extrême à laisser entre son écriture ordinaire et celle du bordereau une ressemblance marquée. C'est là un danger durable qui se prolonge tant que le bordereau n'est pas détruit.

Et en outre, comme la surveillance constante de la police française s'exerce sur les attachés étrangers, et non sur la totalité des officiers français, il y a beaucoup plus de chances que le bordereau soit pris à la légation militaire étrangère, ou à la poste, que dans la poche de l'officier français.

Si donc l'auteur du bordereau avait fait tons les calculs que lui prête M. Bertillon, il se serait exposé à un très grand danger pour en éviter un tout petit. Mais comment M. Bertillon n'a-t-il pas vu que le coupable, en compliquant à ce point la fabrication du bordereau, aggravait et multipliait pour lui le péril ? Quoi ! il redoute qu'on prenne le bordereau sur lui, et au lieu de le faire vite, il s'amuse à décalquer péniblement, lentement, sa propre écriture. Il prolonge ainsi l'opération pendant laquelle le risque pour lui est au maximum : car il lui sera vraiment difficile de faire croire que c'est un ennemi qui lui a glissé dans la poche le document criminel, et pendant qu'il se livre à ces lentes manipulations d'écriture, à ces minutieux travaux de décalquage qu'il ne pourra aucunement expliquer s'il est surpris, il est, je le répète, au maximum du danger.

Et c'est lui qui, par prudence, aurait ainsi prolongé la période la plus critique ! C'est de la pure folie. D'ailleurs, comment aurait-il pu employer, avec un succès certain ou même probable, ce moyen présumé de défense ? Il n'est vraiment pas commode, si graphologue qu'on soit, de distinguer toujours un mot écrit par un homme directement du même mot écrit par cet homme et décalqué par lui.

Il eût donc été extrêmement difficile au coupable, si le bordereau eût été pris sur lui, de le rejeter sur un autre, en alléguant un décalque très difficile à établir.

C'est donc pour un moyen de défense tout à fait incertain et même nul que Dreyfus se fût exposé aux dangers résultant pour lui de la longueur de l'opération.

 

II

D'ailleurs, M. Bertillon, en supposant que le traître recourait à une facture aussi compliquée, aussi laborieuse, oublie qu'il n'était pas un traître d'occasion, n'opérant qu'une fois.

La première phrase du bordereau démontre qu'il s'agit d'un traître d'habitude : c'est donc souvent qu'il devait renouveler les envois. C'est donc souvent qu'il devait se livrer à la fabrication si étrangement compliquée et si manifestement dangereuse que lui prête le chimérique Bertillon.

Ce serait d'une déraison absolue, et d'une impossibilité complète.

Enfin, M. Bertillon, ayant en main le bordereau, a cédé à une illusion assez naturelle. Comme, pour lui, le bordereau était tout, il a supposé que pour le traître aussi le bordereau était tout, et que sur celui-ci devait se concentrer tout l'effort de précaution, toute l'ingéniosité de défense préventive du coupable.

C'est une erreur : le bordereau n'était pour le traître qu'une minime part du danger. Sans doute, la pièce pouvait être surprise. Mais c'est surtout en recueillant des renseignements, en empruntant des documents comme le manuel de tir, en faisant copier ces documents, en expédiant des notes plus ou moins volumineuses, en ayant des entrevues personnelles, comme il était inévitable, avec l'attaché étranger qu'il courait des risques : et c'est bien plutôt à l'ensemble de sa conduite qu'il devait appliquer son système de précaution et de dissimulation qu'aux quelques lignes du bordereau, hâtivement griffonnées et expédiées sans signature à la légation militaire.

En fait, Esterhazy était beaucoup plus près de la raison quand il écrivait tout simplement le bordereau, comme nous le verrons bientôt, de son écriture naturelle et courante.

En tout cas, M. Bertillon touche aux limites de l'absurde quand il suppose qu'en prévision d'un danger infiniment improbable et extrêmement réduit, le traître allait se condamner, pour la fabrication du bordereau, à des opérations complexes, longues, difficiles qui créaient pour lui un péril très grave.

C'est pourtant à cette imagination puérile et absurde que M. Bertillon n'a pas craint de donner, dans son graphique, une sorte de certitude matérielle et de précision linéaire. Ce sont ces suppositions inconsistantes et niaises qui ont été comme réalisées par lui en arsenal, en tranchées souterraines, en forgerie, en batterie, en cheminements obscurs d'espions ténébreusement conseillés.

Qu'une pareille aberration cérébrale ait pu se produire, cela est de l'humanité ; mais qu'elle ait pu, dans la stupide enquête menée contre Dreyfus, agir sur les décisions suprêmes des accusateurs et du ministre c'est ce qui sera la honte éternelle des coteries militaires, et un scandale de la pensée.

Mais par cette série de calculs enfantins et tortueux, Bertillon substituant sa pensée déréglée à celle du traître, n'avait paré qu'à une des deux hypothèses. Restait l'autre.

Restait le cas où le bordereau ne serait pas pris dans le tiroir ou dans la poche de Dreyfus, mais ailleurs. Dans ce cas, il devenait très dangereux qu'entre l'écriture du bordereau et sa propre écriture il y eût des ressemblances trop marquées.

Il ne lui était plus possible alors de dire : « C'est pour me perdre que mes ennemis ont fabriqué ces ressemblances », puisque le document n'étant pas trouvé sur lui, ne pouvait le compromettre immédiatement.

Et, au contraire, ces ressemblances d'écritures mettaient sur la trace du coupable et le désignaient.

Ainsi les ressemblances qui, dans la pensée de l'ingénieux Bertillon, devaient servir la défense de Dreyfus au cas où le bordereau eût été pris sur lui devenaient au contraire accusatrices au cas où le bordereau serait pris ailleurs.

Que faire alors, et comment résoudre la difficulté ? C'est bien simple et notre psychologue ne s'embarrassera pas pour si peu. Dreyfus, conseillé après coup par son subtil interprète, mettra dans le bordereau des ressemblances d'écriture pour le cas ou le bordereau serait pris sur lui, et il y mettra des différences notables pour pouvoir s'écrier au cas où le bordereau serait pris ailleurs : « Ce n'est pas de moi. »

Et comme il y a en effet entre l'écriture du bordereau et celle de Dreyfus, quelques ressemblances superficielles avec des différences caractérisées, notre Bertillon triomphe, et, en substance, il conclut à la trahison par le syllogisme suivant qui donne la clef de sa méthode, le secret de son schéma et la mesure de son génie :

« Dans l'hypothèse où Dreyfus serait un traître, il aurait mis dans le bordereau des ressemblances avec son écriture propre et des différences. Or il y a en effet des ressemblances et des différences : donc Dreyfus est un traître. »

Il n'y a qu'un malheur : c'est que, pareillement dans l'hypothèse où Dreyfus ne serait pas un traître, il se pourrait aussi fort bien qu'entre son écriture et celle du bordereau, il y eut, avec quelques ressemblances, des différences.

Mais c'est la seule hypothèse à laquelle n'ait point songé M. Bertillon ; il a, sans y prendre garde, considéré d'emblée la trahison comme acquise et avec cette clef, forgée par lui, il s'est mis magistralement à expliquer le bordereau. Il n'a pas songé une minute que le bordereau pouvait être d'un autre ; et que, s'il était d'un autre, il était tout naturel que, malgré certaines rencontres d'écriture, il n'y eut pas ressemblance complète de l'écriture de Dreyfus et du bordereau.

C'est pourtant cet incroyable sophisme qui fait tout le fond du système Bertillon : c'est par cette imbécillité raisonneuse et cette logique folle qu'a été soudain, au cours de l'enquête, aggravé le cas de Dreyfus, et décidé son destin.

Pour que cette affaire fût complète, il y fallait la déraison suprême : elle y est.

 

L'ILLUSION TENACE

I

Et voici l'illusion tenace qui caractérise l'état spécial de M. Bertillon.

Deux ans après, quand on lui eut fourni la preuve que l'écriture du bordereau était identique à celle d'Esterhazy, quand il l'eut reconnu lui-même, il persista à soutenir que le bordereau n'avait pu être fabriqué que selon son système à lui.

Le colonel Picquart dépose qu'après avoir eu en main des lettres d'Esterhazy, il les a soumises à M. Bertillon :

M. Bertillon, dès que je lui eus présenté la photographie, me dit : C'est l'écriture du bordereau. — Je lui dis : Ne vous pressez pas ; voulez-vous reprendre cet échantillon et l'examiner à loisir ? — Il me répliqua : Non, c'est l'écriture du bordereau ; d'où tenez-vous cela ?

Ainsi, pour M. Bertillon, dès qu'on lui soumet, sans lui dire quelles sont ces pièces, des lettres d'Esterhazy, l'identité entre l'écriture du bordereau et l'écriture de ces lettres a éclaté. Il ne le nie pas devant la cour d'assises.

Voici ses paroles, confirmant celles du colonel Picquart :

En déposant le papier sur la table, je lui ai dit : C'est encore l'affaire Dreyfus ? — Il m'a dit : Oui... enfin, je voudrais savoir votre opinion. —J'ai regardé cette écriture et je lui ai dit : Cela ressemble singulièrement à l'écriture du bordereau...

Le colonel Picquart lui laissa la lettre d'Esterhazy pour l'étudier à loisir, et M. Bertillon ajoute :

Je fis ce que me demandait le colonel Picquart : je fis photographier le document, et, ma foi, je vous dirai que je ne m'en suis pas occupé plus longuement. J'avais une écriture qui ressemblait 24 celle du bordereau. Or, j'ai fait la démonstration absolue que le bordereau ne peut pas être d'une autre personne que le condamné. Qu'est-ce que cela me fait qu'il y ait d'autres écritures semblables à celle-là ? Il y aurait cent officiers au ministère de la guerre qui auraient cette écriture, cela me serait absolument égal, car pour. moi la démonstration est laite.

 

Ainsi, voilà un homme auquel il y a deux ans on a soumis un bordereau non signé. Ce bordereau offrait avec l'écriture de Dreyfus quelques ressemblances, mais aussi, bien des différences. Néanmoins, en vertu d'un système tout psychologique, c'est-à-dire arbitraire et incertain, sinon absurde, il conclut que le bordereau doit être attribué à Dreyfus.

Deux ans après, on lui présente un autre morceau d'écriture, une lettre d'Esterhazy. Cette fois, ce ne sont plus des ressemblances incomplètes, partielles, incertaines : c'est l'identité absolue, c'est la ressemblance foudroyante dans le détail comme dans l'ensemble, trait pour trait.

Cette identité, M. Bertillon lui-même en est saisi, mais il dit : « Qu'est-ce que cela me fait, puisqu'il y a deux ans j'ai fait ma démonstration ? »

Comme un inventeur maniaque qui n'accepte pas le démenti brutal de l'expérience, M. Bertillon maintient contre l'évidence le système incohérent sous lequel il a accablé Dreyfus. Et il ne lui vient pas une minute la pensée de se demander :

« Mais si le bordereau, comme je l'ai cru il y a deux ans, est le produit d'une fabrication tout à fait compliquée, s'il est fait de l'écriture naturelle et directe d'Alfred Dreyfus, de l'écriture de Dreyfus décalquée par lui-même, d'altérations volontaires introduites par Dreyfus et, en outre, comme je l'ai dit aussi, de certains mots de l'écriture du frère, Mathieu Dreyfus, décalquée par Alfred, si le bordereau est vraiment, comme je l'ai affirmé aux juges, une macédoine d'écritures aussi extraordinairement composée, par quelle rencontre merveilleuse, par quel miracle sans précédent sous les cieux, l'écriture spontanée, naturelle, d'un autre officier ressemble-t-elle, trait pour trait, lettre pour lettre, point par point, au produit artificiel, à l'étonnante mixture que j'avais cru démêler ? »

Non ! pas une minute, cette question n'effleure l'esprit de M. Bertillon. Il a son système, cela le dispense de toute raison. Et contre ce système la vérité, l'évidence se brisent.

 

II

J'ai assisté à la déposition de M. Bertillon devant la cour d'assises : comme ces spirites qui vous parlent avec assurance de leurs révélations, mais qui ne sont pas pressés de vous faire assister aux expériences décisives, M. Bertillon affirmait devant la cour et devant la postérité, l'excellence de son système, mais il hésitait à l'analyser devant nous ; il ne laissait échapper que des bribes.

Et pendant qu'il parlait, pendant que la défense lui arrachait, lambeau par lambeau, l'aveu de son rêve extravagant, la défense triomphait.

Et chose curieuse : les officiers des bureaux de ]a guerre, qui étaient là, commandants et généraux, par leurs ricanements, par leurs haussements d'épaules, affectaient de se désintéresser de Bertillon. Qu'y avait-il de commun entre ce délire et eux ?

Trop tard, messieurs !

Ce n'est pas après le procès, ce n'est pas après la condamnation qu'il fallait reconnaître et désavouer l'aberration de cet homme. Vous le raillez maintenant, mais vous vous êtes servis de sa déraison pour condamner l'innocent.

Etrange justice qui en est réduite à rejeter, avec mépris, le lendemain, les instruments d'accusation dont elle a usé.

A les rejeter et à les cacher. Car le lendemain, le ministère de la guerre signifiait à Bertillon qu'il eût à se taire. Et il se refusa, par ordre, à expliquer publiquement sa méthode.

Pauvre outil faussé que l'on jette au loin ou qu'on enfouit sous terre quand une fois l'attentat est consommé !

Mais quoi que fassent les officiers, mêlés comme enquêteurs ou comme juges au procès Dreyfus, ils ne peuvent plus se séparer de Bertillon ; ils restent éternellement solidaires de lui. S'ils ont pris son système au sérieux, sa déraison est leur déraison, et s'ils ne l'ont pas pris au sérieux, s'ils s'en sont servis, sans y croire, ce qui est déraison chez lui est crime chez eux.

 

III

Mais admirez l'inconscience des accusateurs. Quelque jugement que l'on porte sur la méthode de M. Bertillon, elle est tout à fait particulière. Il ne s'agit plus avec lui d'une expertise d'écritures ordinaire ; il le déclare lui-même devant la cour d'assises (page 406) :

« J'ai des preuves qui ne sont pas précisément des preuves graphiques. Je n'ai pas confiance dans l'expertise en écritures ; je crois que c'est une chose qui est bonne pour une élimination, mais qu'ensuite il faut faire table rase ! »

Ainsi, il n'y a rien de commun entre le travail fait par M. Bertillon et le travail fait par les quatre autres experts. MM. Charavay, Teyssonnières, Gobert, Pelletier, ont procédé, eux, à une expertise d'écritures ; c'est comme graphologues qu'ils ont étudié le bordereau.

MM. Charavay et Teyssonnières ont conclu qu'il devait être attribué à Dreyfus. MM. Gobert et Pelletier ont conclu qu'il ne pouvait pas être attribué à Dreyfus : deux contre deux.

Nais quoique leurs conclusions fussent opposées, leur travail était du même ordre. C'était une expertise d'écriture et rien que cela.

La méthode de M. Bertillon, quelle qu'en soit la valeur, était donc d'une tout autre nature et son travail était hors cadre.

Or, de ce fait si important, il n'y a pas trace dans l'acte d'accusation. Voici le passage qui concerne M. Bertillon

M. Bertillon, chef du service de l'identité judiciaire, chargé aussi d'un premier examen, avait formulé le 13 octobre 1894 ses conclusions comme suit : « Si l'on écarte l'hypothèse d'un document forgé avec soin, il appert maintenant que c'est la même personne qui a écrit la lettre et les pièces incriminées. »

Dans son rapport du 23 du même mois, établi après un examen plus approfondi et portant sur un plus grand nombre de pièces, M. Bertillon a formulé les conclusions suivantes qui sont beaucoup plus affirmatives : « La preuve est Laite, péremptoire ; vous savez quelle était mon opinion du premier jour, elle est maintenant absolue, complète, sans réserve aucune. »

 

Je défie qu'on puisse démêler dans ces lignes qu'il y a un abîme entre la méthode de M. Bertillon et une expertise d'écritures.

Évidemment si les enquêteurs y avaient pris garde, s'ils s'en étaient rendu compte, il y aurait un mot là-dessus dans l'acte d'accusation. Mais non : le rapport Bertillon est traité comme un simple rapport d'expertise : il vient s'ajouter aux autres rapports d'expert ; il est clair que les enquêteurs demandaient simplement aux experts : « Concluez-vous contre Dreyfus ? — Oui. — C'est bien ; » et n'examinaient de près ni par quels procédés ni par quels principes ils avaient conclu.

Mais nous, maintenant, qui savons par le schéma de Bertillon et par sa déposition en cour d'assises à quelle aventureuse et extravagante méthode il a demandé ses conclusions, nous avons le droit de dénoncer l'inconscience avec laquelle les accusateurs présentent son rapport comme tout pareil aux autres.

 

IV

Pourtant dans les quelques lignes de lui qu'on cite, si courtes soient-elles, quelque chose d'étrange encore se devine. Dans son premier rapport, il conclut que Dreyfus est bien l'auteur du bordereau, « si l'on écarte l'hypothèse d'une pièce forgée avec soin ». Donc, tout de suite, avec son goût du compliqué, M. Bertillon a pensé à une pièce forgée ; mais au début, il lui apparaissait que cette pièce, si elle avait été forgée, avait dû l'être par un autre que Dreyfus. Aussi, au début, M. Bertillon ne pouvait concilier la culpabilité de Dreyfus et son penchant pour l'hypothèse compliquée d'une pièce forgée. Dans l'intervalle entre ses deux rapports, un éclair de génie a lui, et la conciliation lui a apparu. Oui, le bordereau était une pièce forgée ; mais elle l'avait été par l'auteur du bordereau lui-même. Le roman était plus mystérieux encore et plus étrange : dès lors il était plus vrai, et la certitude était absolue. Ainsi travaillait l'imagination de M. Bertillon, et le bordereau n'était pour lui qu'une de ces nuées inconsistantes où l'esprit croit voir les formes qu'il veut.

Tout cela a échappé aux enquêteurs ; tout cela, pour les accusateurs, est nul et non avenu. Ils ne paraissent même pas avoir soupçonné le chaos de suppositions, de fantaisies et d'extravagances, qui s'agite dans la pensée et le rapport de M. Bertillon, c'est-à-dire dans l'accusation elle-même dont M. Bertillon a été, au moment décisif, la caution et le répondant.

 

LE CHAOS DE L'ENQUÊTE

I

Et ce qui ajoute encore au chaos de l'enquête, à son incohérence et à son étrangeté, c'est que quelques-uns des enquêteurs ont mêlé à la confection du bordereau le frère de l'accusé, Mathieu Dreyfus.

C'est d'abord l'enquêteur préalable, celui qui a tout mené, M. du Paty de Clam. Voici ce que dit le colonel Picquart (tome 1, page 288) :

La seconde personne à qui je montrai cet échantillon de l'écriture du commandant Esterhazy, fut le colonel du Paty, alors commandant. Je ne le lui confiai que quelques minutes, cinq minutes, je crois, et il me dit : « C'est l'écriture de Mathieu Dreyfus ». Il faut vous dire, pour expliquer cela, que le colonel du Paty prétendait que pour écrire le bordereau, Alfred Dreyfus avait fait un mélange de son écriture avec celle de son frère.

 

M. du Paty de Clam n'a point démenti cela, et, au contraire, dans la conversation suprême qu'il a eue avec Dreyfus, après la condamnation de celui-ci, il lui a parlé encore de la « complicité » de sa famille.

Je suppose, pour le dire en passant, que, lorsque le général Mercier, dans l'interview qu'il accorda le 28 novembre 1894 à M. Leser du Figaro, lui disait : « Tout ce que l'on peut affirmer, c'est que la culpabilité de cet officier est certaine et qu'il a eu des complices civils », il faisait allusion au concours que Mathieu Dreyfus aurait prêté à son frère pour la confection du bordereau.

Cette suggestion ne lui venait pas seulement de M. du Paty, elle lui venait de M. Bertillon. L'opinion de celui-ci n'est pas douteuse. Quand le colonel Picquart lui montra les lettres d'Esterhazy, il s'écria : « C'est l'écriture du bordereau... ou celle de Mathieu Dreyfus. »

Il assimilait donc l'une à l'autre.

D'ailleurs, il résulte de sa déposition même qu'il s'est servi, pour démontrer la culpabilité d'Alfred Dreyfus, de deux ou trois lettres de Mathieu Dreyfus saisies dans le buvard d'Alfred à son domicile.

Ces lettres, par leur contenu, n'avaient aucun rapport, même lointain, avec une affaire de trahison ou avec la défense nationale. Elles étaient sur des sujets indifférents, une entre antres sur un fusil de chasse.

Immédiatement, M. Bertillon ramène ces lettres au bordereau : il les fait entrer dans le plan de fabrication extrêmement complexe qu'il prête à l'accusé, et il affirme que celui-ci a utilisé, par décalque, certains mots, certaines lettres de Mathieu Dreyfus pour déguiser en partie sa propre écriture.

Ainsi il ne suffit pas à Alfred Dreyfus, selon M. Bertillon, d'avoir laissé subsister exprès entre son écriture et celle du bordereau, certaines ressemblances ; il ne lui suffit pas d'avoir juxtaposé aux mots courants de sa propre écriture des mots de sa propre écriture décalqués par lui-même ; il ne lui suffit pas d'avoir glissé dans cette mixture certaines lettres, certaines formes graphiques, comme les doubles SS, qui ne sont ni dans sa propre écriture, ni dans celle de son frère : il faut encore qu'il utilise certains éléments de l'écriture de son frère et qu'il jette ce suprême ingrédient dans le bordereau, véritable chaudière de Macbeth où l'imagination de M. Bertillon, sorcière incomparable, mêle, broie, dénature les éléments.

 

II

C'est donc entendu. Selon M. du Paty de Clam et selon M. Bertillon, il y a dans le bordereau des parties de l'écriture de Mathieu Dreyfus.

Combien cette hypothèse est intenable et absurde, deux mots suffisent à le montrer. D'abord, comment concilier cette imprudence d'Alfred Dreyfus gardant dans son buvard, six mois encore après la confection du bordereau, des pièces qui peuvent le compromettre, avec ce que dit l'acte d'accusation ?

On y lit ceci :

Au moment de son arrestation, le 15 octobre dernier, lorsqu'on le fouilla, il dit : a Prenez mes clefs, ouvrez tout chez moi ; vous ne trouverez rien, » La perquisition qui a été pratiquée à son domicile a amené à peu près le résultat indiqué par lui. Mais il est permis de penser que si aucune lettre même de famille, sauf celles des fiançailles adressées à madame Dreyfus, aucune note, même des fournisseurs, n'ont été trouvées dans cette perquisition, c'est que tout ce qui aurait pu être en quelque façon compromettant avait été caché ou détruit de tout temps.

 

C'est admirable, et il est clair que ce système d'interprétation fera toujours un coupable d'un innocent.

De même qu'on dit : « Si l'écriture du bordereau ne ressemble pas tout à fait à la sienne, c'est qu'il l'a déguisée volontairement ; » on dit : « Si après une arrestation soudaine, on n'a trouvé chez lui aucun papier compromettant, c'est que de tout temps il faisait tout disparaître. »

Oui, quelle est l'innocence qui résistera à ces partis pris de raisonnement ?

Mais en tout cas, que M. Bertillon explique comment cet homme, qui détruit si soigneusement tout ce qui peut, même à un faible degré, le compromettre, conserve justement six mois encore après la confection du bordereau, les lettres de son frère qu'il aurait utilisées pour ce bordereau.

C'est le document qui va le perdre, qui va perdre son frère ! et c'est justement ce document qu'il garde dans son buvard, quand l'opération est depuis longtemps finie !

Et l'homme qui commet cette folie est le polytechnicien calculateur et retors qui selon M. Bertillon a prévu tous les cas, toutes les formes possibles du danger, et qui a paré à tout !

Oui, l'homme qui, selon M. Bertillon, a craint que le bordereau fût saisi sur lui, à son domicile ou dans sa poche, et à qui ce danger de quelques minutes a paru si grand qu'il y a presque tout subordonné, ce même homme garde à son domicile, sur sa table de travail, d'avril en octobre, les lettres de son frère qui sont entrées comme éléments dans le bordereau ?

Qu'on réponde, ou qu'on essaie même de répondre. Mais M. Bertillon n'a pas même entrevu la contradiction misérable où il se heurtait. Si Dreyfus est un étourdi, un imprévoyant, tout le système de démonstration psychologique de M. Bertillon tombe, puisqu'il suppose avant tout le profond esprit de calcul, de prévoyance et de dissimulation de Dreyfus.

Et si celui-ci est au contraire subtil, soupçonneux et minutieusement prudent comme l'exige le système, comment est-il possible qu'il laisse traîner ainsi, et qu'il réserve exprès pour le regard perçant du grand homme le document le plus dangereux pour lui ?

Incohérence de plus qui s'ajoute à toutes les incohérences de cette instruction fantastique, qui déconcerte toute pensée.

 

III

Mais encore, quel intérêt avait donc Dreyfus à utiliser ainsi pour le bordereau l'écriture de sou frère ?

Ou bien l'écriture de Mathieu Dreyfus ressemblait à celle d'Alfred : et vraiment Dreyfus n'avait point besoin de copier son frère pour introduire dans le bordereau des ressemblances à sa propre écriture ; il n'avait qu'à écrire lui-même.

Ou bien, au contraire, l'écriture de Mathieu Dreyfus différait de celle d'Alfred ; et si celui-ci voulait introduire dans le bordereau des traits d'une écriture différente, il n'avait qu'à copier l'écriture de n'importe qui.

Tout valait mieux pour lui que de copier celle de son frère.

Car ceci était dangereux à, tous égards. C'était dangereux d'abord pour son frère, qui pouvait ainsi être impliqué dans l'affaire. On pouvait, en effet, supposer, comme l'a insinué M. Bertillon, comme l'a insinué M. du Paty, qu'il savait l'usage auquel Alfred Dreyfus destinait ces lettres et qu'il y avait même introduit à dessein quelques mots utilisables pour le bordereau.

C'était aussi très dangereux pour Dreyfus lui-même, car l'écriture de son frère, si on la retrouvait dans le bordereau, le dénonçait lui-même.

Copier l'écriture de son frère était donc pour Dreyfus la manœuvre la plus inutile et la plus redoutable à la fois, c'est-à-dire la plus absurde.

Et il a fallu, pour la lui prêter, l'imagination égarée de M. Bertillon uniquement occupé à corser son feuilleton scientifique, romanesque et ténébreux.

Il y a fallu aussi le cerveau de faussaire de du Paty de Clam, de l'homme connu aujourd'hui comme l'esprit le plus trouble et l'intrigant le plus misérable.

On sait à présent, malgré la complaisance des juges, que du Paty de Clam emploie de préférence, dans le crime, les moyens compliqués et tortueux, et il était tout naturel qu'il supposât que le bordereau avait été fabriqué de même.

Dans ce bordereau où Bertillon et du Paty de Clam avaient cru voir comme en un miroir magique tant de scènes étranges, Dreyfus décalquant sa propre écriture, Dreyfus mêlant son écriture spontanée à son écriture décalquée, Dreyfus saupoudrant de différences caractéristiques, la ressemblance générale d'écriture, et poussant la rouerie jusqu'à « combiner dans le style la concision et la prolixité », Dreyfus enfin décalquant l'écriture de son frère, oui, dans ce miroir magique, Bertillon et du Paty de Clam n'avaient vu, sans y prendre garde, que leur propre image, le reflet trouble de leur prétentieuse sottise ou de leur ténébreuse perversité.

Mais enfin, puisque ce prétendu emprunt d'écriture à Mathieu Dreyfus, si absurde qu'il soit, était affirmé par Bertillon et du Paty de Clam, puisqu'ils expliquaient par là une partie au moins des différences qui séparent l'écriture du bordereau de l'écriture propre de Dreyfus, pourquoi n'y a-t-il pas eu là-dessus une enquête ? Pourquoi Mathieu Dreyfus n'a-t-il même pas été interrogé ?

La question pourtant en valait la peine. On n'a contre un homme que quelques lignes d'écritures non signées, et qu'il affirme n'être point de lui. Entre ce morceau incriminé et l'écriture habituelle de cet homme, il y a des différences notables. Grande difficulté, à coup sûr, pour des informateurs sérieux !

Or, voici que deux enquêteurs suggèrent une hypothèse qui expliquerait au moins en partie ces différences et qui fournirait un élément de conviction. Pourquoi n'a-t-on pas soumis à un examen en forme cette hypothèse ? Pourquoi les experts n'ont-ils pas été chargés, officiellement, de comparer l'écriture de Mathieu Dreyfus à celle du bordereau ?

Si l'accusation ne prenait pas au sérieux cette hypothèse précise de M. Bertillon, partie essentielle de son système et application notable de sa méthode, pourquoi a-t-elle pris au sérieux, en bloc, le système de M. Bertillon et ses conclusions ?

Si, au contraire, elle prenait au sérieux cette hypothèse précise et si grave pour Dreyfus, pourquoi ne l'a-t-elle pas soumise à une vérification exacte et à un contrôle régulier ?

Mais non ! il fallait aboutir, et aboutir vite. Les bureaux de la guerre s'étaient engagés à fond contre le juif Dreyfus, dont la seule présence à l'Etat-Major menaçait le monopole militaire de la rue des Postes : l'Etat-Major avait forcé la main au ministre hésitant, en communiquant, malgré lui, aux journaux antisémites, le nom et la religion de l'officier prévenu : la bonne presse de démagogie cléricale hurlait ou grondait, attendant sa proie. On avait bien le temps de raffiner et d'étudier ! Mettre en cause Mathieu Dreyfus avec Alfred, pour le même bordereau, t'eût été avouer au public qu'il y avait, dans l'écriture du bordereau, des éléments déconcertants, que l'affaire n'était point simple, que la culpabilité n'était point certaine ! En avant donc ! et ne nous arrêtons pas à ces vétilles !

Et c'est ainsi que l'enquête, conduite par l'extravagant Bertillon, de concert avec le louche du Paty, abouti à accabler Dreyfus sans autre charge qu'un morceau d'écriture qui, de l'aveu même de Bertillon, de l'acte d'accusation, ne ressemble qu'imparfaitement à l'écriture de Dreyfus. Et l'acte d'accusation, adoptant la méthode insensée de Bertillon, déclare que si la ressemblance n'est pas complète, c'est parce que Dreyfus a déguisé son écriture.

Une fois encore quel est l'innocent qui, avec un pareil système, pourra échapper ?

Mais en regard de toute cette déraison et de tout ce parti pris qu'on me permette une bien simple supposition. En octobre et novembre 1894, quand les bureaux de la guerre s'acharnaient sur Dreyfus sans autre indice que le bordereau, si tout à coup un officier du bureau des renseignements avait appris ce qu'était Esterhazy, s'il avait connu les lettres à Mme de Boulancy, s'il avait apporté aux enquêteurs des spécimens de son écriture, immédiatement, quelle que fut la passion de l'État-Major contre le juif, on aurait dû abandonner la poursuite commencée contre Dreyfus, et poursuivre Esterhazy.

La vérité a été connue trop tard, et les bureaux de la guerre ont pu s'abandonner sans frein au génie de M. Bertillon. Leur responsabilité est devenue terrible depuis que sachant la vérité ils l'étouffent systématiquement par le faux et par la violence : mais elle était grande déjà en 1894 lorsque pour condamner Dreyfus sans autre indice, ils torturaient par les suppositions les plus absurdes l'écriture du bordereau ; c'est une sorte d'inquisition mentale qui arrache de force, à une pièce d'écriture, par les hypothèses les plus violentes et la logique la plus frauduleuse, un aveu de culpabilité qui n'y est pas.