I Quand
Dreyfus a comparu en décembre 1894 devant le Conseil de guerre, l'accusation
ne relevait contre lui qu'une charge. Une lettre, non signée, annonçant
l'envoi de documents, avait été saisie à l'ambassade d'Allemagne. M. du Paty
de Clam, enquêteur, et trois experts sur cinq déclarèrent que l'écriture de
cette missive ressemblait à celle de Dreyfus : c'est pour cela et uniquement
pour cela qu'il fut traduit en justice. C'est
cette lettre d'envoi, dite bordereau, qui est la seule base légale de
l'accusation. Pendant la détention et le procès de Dreyfus, en novembre et
décembre 1894, les journaux, surtout la Libre Parole et l'Intransigeant,
accumulèrent les histoires les plus extravagantes, les récits les plus
mensongers. Pour
les réduire à rien, il suffit de lire l'acte d'accusation du commandant
Besson d'Ormescheville devant le Conseil de guerre qui condamna Dreyfus. Un
journal l'a publié, et si le texte n'en était point exact, il y a longtemps
que des poursuites auraient eu lieu. Or, ce
rapport est d'un vide effrayant. Tous ceux qui l'ont lu ont été vraiment
bouleversés. Quoi ! c'est sur un document aussi misérable, aussi vain, qu'un
homme a été jugé et condamné ! Des
histoires extraordinaires, racontées par les journaux, pas un mot. Une seule
charge est relevée contre Dreyfus, une seule : le bordereau. Avant
que ce bordereau ait été saisi à la légation allemande et examiné au
ministère de la guerre, avant que le commandant du Paty de Clam ait cru
démêler entre l'écriture du bordereau et celle de Dreyfus une certaine
ressemblance, il n'y avait pas contre Dreyfus la plus légère charge ; il n'y
avait pas contre lui l'ombre d'un soupçon. On peut parcourir de la première
ligne à la dernière, l'acte d'accusation, on n'y trouvera pas autre chose :
le bordereau et seulement le bordereau. Voici
d'ailleurs, textuellement, le début de l'acte d'accusation qui ramène toute
l'accusation au bordereau : M.
le capitaine Dreyfus est inculpé d'avoir, en 1894, pratiqué des machinations
ou entretenu des intelligences avec un ou plusieurs agents des puissances
étrangères, dans le but de leur procurer les moyens de commettre des
hostilités ou d'entreprendre la guerre contre la France en leur livrant des
documents secrets. La
base de l'accusation portée contre le capitaine Dreyfus est une
lettre-missive,
écrite sur du papier-pelure, non signée et non datée, -gui se trouve au
dossier, établissant que des documents militaires confidentiels ont été
livrés à un agent d'une puissance étrangère. M.
le général Gonse, sous-chef d'Etat-Major général do l'armée, entre les mains
duquel cette lettre se trouvait, l'a remise, par voie de saisie, le 15
octobre dernier, à M. le commandant du Paty de Clam, chef de bataillon
d'infanterie hbrs cadre, délégué le 14 octobre 1894 par M. le ministre de la
guerre, comme officier de police judiciaire, à l'effet de procéder à
l'instruction à suivre contre le capitaine Dreyfus. Lors de la saisie de
cette lettre-missive, M. le général Gonse a affirmé à l'officier de police
judiciaire, délégué et précité, qu'elle avait été adressée à une puissance
étrangère et qu'elle lui était parvenue ; mais que, d'après les ordres
formels de M. le ministre de la guerre, il ne pouvait indiquer par quels
moyens ce document était tombé en sa possession. L'historique détaillé de
l'enquête à laquelle il fut procédé dans les bureaux de l'Etat-Major de
l'armée, se trouve consigné dans le rapport que le commandant du Paty de
Clam, officier de police judiciaire délégué, a adressé à M. le ministre de la
guerre le 31 octobre dernier, et qui fait partie des pièces du dossier.
L'examen de ce rapport permet d'établir que c'est sans aucune précipitation
et surtout sans viser personne, a priori que l'enquête a été conduite. Cette
enquête se divise en deux parties : une enquête préliminaire pour arriver à
découvrir le coupable, s'il était possible ; puis, l'enquête réglementaire de
M. l'officier de police judiciaire, délégué. La nature même des documents
adressés à l'agent d'une puissance étrangère en même temps que la
lettre-missive incriminée permet d'établir que c'était un officier qui était
l'auteur. de la lettre-missive incriminée et de l'envoi des documents qui
l'accompagnaient, de plus, que cet officier devait appartenir à l'artillerie,
trois des notes ou documents envoyés concernant cette arme. De l'examen
attentif de toutes les écritures de MM. les officiers employés dans les
bureaux de l'Etat-Major, il ressortit que l'écriture du capitaine Dreyfus
présentait une remarquable similitude avec l'écriture de la lettre-missive
incriminée. Le ministre de la guerre, sur le compte rendu qui lui en fut
fait, prescrivit alors de faire étudier la lettre-missive incriminée en la
comparant avec des spécimens d'écriture du capitaine Dreyfus. II Voilà
qui est clair. Au moment où Dreyfus est poursuivi, au moment où il comparaît
devant le Conseil de guerre, le bordereau ou lettre-missive est contre lui la
base, la seule base de l'accusation. On avait si peu de soupçons contre lui,
avant la saisie, de cette pièce, que l'enquête n'est pas plus dirigée a
priori vers lui que vers tout autre ; et c'est l'écriture de tous les
officiers du bureau, indifféremment, qui est soumise à 1 expertise préalable
de M. du Paty de Clam. Plus
tard, quand le procès menacera de tourner à l'acquittement, le ministre de la
guerre enverra en toute hâte des pièces quelconques pour raffermir la
décision des juges ou pour la forcer. Plus
tard encore, deux ans après, quand l'Etat-Major comprendra que l'opinion
réveillée va lui demander des comptes sévères, une nouvelle agence de papiers
Norton fabriquera, deux ans après le procès, un faux grotesque. Mais du 15
octobre 1894, où commence l'instruction, au 20 décembre 1894, où finissent
les débats du procès, c'est le bordereau seul qui est opposé à Dreyfus. Bien
mieux, après la condamnation, deux ou trois jours avant la dégradation, le
commandant du Paty de Clam va voir Dreyfus pour le décider à des aveux que
celui-ci refuse énergiquement. Et le
commandant, résumant une fois de plus les charges qui pèsent sur lui, lui dit
: « On nous avait dit qu'un officier livrait des documents : c'était le
fil. Le bordereau a mis un point sur ce fil. » En
vérité, le fil dont parle là M. du Paty n'était pas bien solide, puisque
personne au ministère de la guerre ne s'était avisé d'ouvrir une enquête et
de soumettre à une surveillance quelconque les officiers des bureaux. Mais ce
qui est à retenir, ici encore, de ce propos suprême de M. du Paty comme de
l'acte d'accusation, ce qui éclate et domine, c'est que, avant, pendant et
après le procès, c'est le bordereau seul qui chargeait Dreyfus. En
voici le texte : Sans
nouvelles m'in liguant que vous désirez me voir, je vous adresse cependant,
monsieur, quelques renseignements intéressants : 1°
Une note sur le frein hydraulique du 120 et la manière dont s'est conduite
cette pièce ; 2°
Une note sur lei troupes de couverture (quelques modifications seront
apportées par le nouveau plan) ; 8°
Une note sur une modification aux formations de l'artillerie ; 4°
Une note relative à Madagascar ; 50
Le projet de manuel de tir de l'artillerie de campagne (14 mars 1894). Ce
dernier document est extrêmement difficile à se procurer et je ne puis
l'avoir à ma disposition que très peu de jours. Le ministre de la guerre en a
envoyé un nombre fixe dans les corps et ces corps sont responsables ; chaque
officier détenteur doit remettre le sien après les manœuvres. Si donc vous
voulez y prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après, je
le prendrai, à moins que vous ne vouliez que je le fasse copier in extenso et
ne vous en adresse la copie. Je vais partir en manœuvres. Cette
pièce est sérieuse. Elle a été en effet saisie chez l'attaché militaire
allemand, et l'homme qui l'a écrite est un misérable. Mais
cet homme, ce n'est pas Dreyfus : c'est Esterhazy. III Maintenant
qu'un document nouveau a mis sur la trace d'Esterhazy, maintenant que les
relations de celui-ci avec l'attaché militaire allemand, M. de Schwarzkoppen,
sont démontrées, maintenant que l'identité de l'écriture d'Esterhazy et de
l'écriture du bordereau apparaît absolue, foudroyante, le doute n'est pas
permis. Il est certain que le bordereau étant d'Esterhazy n'est point de
Dreyfus. Mais
même avant que le véritable traître fut connu, comment, par quelle incroyable
légèreté, a-t-on pu attribuer le bordereau à Dreyfus ? Rien
dans sa conduite antérieure ne désignait celui-ci. Rien ne le rendait
suspect. Il n'avait pas besoin d'argent : il n'était ni viveur, ni joueur ;
ses revenus lui suffisaient et au-delà. Une belle carrière s'ouvrait devant
lui. Nul n'a
expliqué encore comment il pouvait être conduit à la trahison ; et les
journaux antisémites, mêlant toujours la querelle religieuse à la querelle de
race, étaient réduits à dire qu'il était en effet de la race qui ayant trahi
« Dieu » doit, nécessairement et sans autre cause, trahir la Patrie. Je me
trompe : le commandant Besson d'Ormescheville, dans son acte d'accusation, a
esquissé une explication psychologique où éclatent l'ignorance et la sottise
de nos chefs. Lisez
ceci, presque à la fin de l'acte d'accusation : c'est le résumé décisif des
charges morales : En
dehors de ce qui précède, nous pouvons dire que le capitaine Dreyfus possède,
avec des connaissances très étendues, une mémoire remarquable, qu'il parle
plusieurs langues, notamment l'allemand, qu'il sait à fond, et l'italien dont
il prétend n'avoir que de vagues notions ; qu'il est de plus doué d'un
caractère très souple, voire même obséquieux, qui convient beaucoup dans les
relations d'espionnage avec les agents étrangers. Le capitaine Dreyfus était
donc tout indiqué pour la misérable et honteuse mission qu'il avait provoquée
ou acceptée. Ainsi
Dreyfus avait le caractère souple : c'est déjà grave, quoique nous sachions
maintenant, par Esterhazy, que la violence du caractère et du style ne
préserve pas de la trahison. Mais surtout Dreyfus n'était pas un ignorant et
un sot ; et il savait les langues étrangères ! Il était donc tout indiqué
pour la trahison, et désormais, les officiers qui ne veulent point être
suspects, aux bureaux de la guerre, n'ont plus qu'à fermer leurs livres et à
oublier ce qu'ils savent. LE BORDEREAU ET SON CONTENU I Mais y
avait-il du moins, dans certains détails du bordereau, des indices, même
légers, contre Dreyfus ? Au contraire, la première phrase : « Sans nouvelles
m'indiquant que vous désirez me voir », montre qu'entre l'attaché militaire
et son correspondant il y avait des relations habituelles, qu'ils se
voyaient. Or,
aucune enquête, aucune recherche de police n'a pu établir qu'entre Dreyfus et
M. de Schwarzkoppen il y ait eu jamais la moindre relation, directe ou
indirecte. Et la dernière phrase du bordereau : « Je vais partir en manœuvres
», témoigne bien encore qu'il ne peut être de Dreyfus. Car il a été établi
d'une manière absolue qu'il n'avait jamais été en manœuvres en 1894, et qu'il
n'avait jamais dû y aller. Il a
été démontré au contraire qu'à la date présumée du bordereau en avril ou mai
1894, Esterhazy avait été en manœuvres. Il
l'avait nié d'abord, sentant la gravité de cette charge qui s'ajoutait à
beaucoup d'autres ; mais il a dû ensuite l'avouer et la preuve d'ailleurs en
a été faite. Comment
a-t-on pu négliger, quand on a attribué le bordereau à Dreyfus, une
difficulté aussi grave ? Pour persister à le croire de lui, il fallait
supposer que, n'allant pas en manœuvres, il avait écrit : « Je vais partir en
manœuvres », afin de dérouter les recherches au cas où le bordereau serait
surpris. Mais c'est une hypothèse bien compliquée et bien improbable : il
n'est guère vraisemblable que, pour tromper plus tard les juges qui
examineraient le bordereau, il ait commencé par tromper son correspondant. Et
une pareille méthode d'interprétation est singulièrement dangereuse. Quand
on trouve dans un document une phrase qui ne peut convenir à tel prévenu, il
est toujours possible, si on le veut, de dire qu'elle y a été introduite
précisément pour égarer la justice ; cette méthode aboutit presque sûrement à
condamner des innocents, car elle supprime, a priori et de parti pris, tous
les faits, tous les indices qui établissent leur innocence. Et
pourtant, si on ne recourt pas à cette hypothèse si compliquée et à cette
méthode si périlleuse, cette simple phrase : « Je vais partir en manœuvres »,
est une pierre d'achoppement où aurait dû se briser la prévention. Il est
impossible de comprendre comment Dreyfus, n'étant pas allé aux manœuvres,
aurait terminé ainsi le bordereau. Il n'y a pas, dans l'acte d'accusation, la
moindre allusion à cette difficulté. Il ne semble pas qu'elle ait même
effleuré un moment l'esprit de ceux qui menaient l'enquête. Quelle
inconscience et quelle frivolité ! II Mais
voici une erreur de méthode plus grave encore et plus redoutable. C'est
d'après la nature des documents mentionnés au bordereau que l'accusation
prétend déterminer la qualité de l'officier coupable. Comme le dit une phrase
déjà citée de l'acte d'accusation, « la nature même des documents permet
d'établir que... cet officier devait appartenir à l'artillerie, trois des
notes ou documents envoyés concernant cette arme ». Je ne
m'arrête pas à ce qu'il y a de puéril dans la forme du raisonnement.
Déterminer la qualité de l'officier, son arme, d'après la majorité des
documents livrés, est enfantin. Sur
cinq documents livrés, il y en a trois qui se rapportent à l'artillerie :
donc l'officier est un artilleur. Et s'il n'y en avait eu que deux ? Et s'il
y en avait eu deux pour l'artillerie, deux pour l'infanterie, qu'aurait-on
décidé ? C'est, encore une fois, de l'enfantillage. Mais ne
triomphons pas de ces naïvetés, et examinons en elle-même la méthode générale
qui a été suivie. En principe, il semble assez raisonnable de supposer que si
les documents livrés se rapportent à l'artillerie, c'est sans doute un
officier d'artillerie, plus en état de se les procurer, qui les a fournis.
Mais ce ne peut être là une certitude, ce n'est même pas une forte
probabilité. Il est
toujours possible en effet qu'un officier d'une autre arme, par ses relations
avec des officiers d'artillerie, se soit procuré des documents d'artillerie.
Si on prétend donc, par cette méthode, déterminer rigoureusement la qualité
de l'officier coupable, on s'expose aux plus pitoyables erreurs. Mais
encore, pour que cette méthode si incertaine, si téméraire, puisse être
appliquée même avec réserve, deux conditions sont nécessaires. Il faut
d'abord que dans le service des documents confidentiels il y ait beaucoup
d'ordre et d'exactitude. Si,
dans les bureaux où les secrets militaires sont gardés il y a légèreté et
désordre, si des pièces importantes peuvent aisément être aperçues de
n'importe qui, comment dire que telle catégorie de pièces n'a pu être connue
que de telle catégorie d'officiers ? Or, le
cas de Triponé, celui de la baronne de Kaulla ont montré à combien
d'intrigants les bureaux de la guerre étaient ouverts ; mais dans l'acte
d'accusation même contre Dreyfus, voici ce qu'on peut lire : Pour
ce qui est de la note sur Madagascar, qui présentait un grand intérêt pour
une puissance étrangère, si, comme tout le faisait déjà prévoir, une
expédition y avait été envoyée au commencement de 1895, le capitaine Dreyfus
a pu facilement se la procurer. En effet, au mois de février dernier, le
caporal Bernolin, alors secrétaire de M. le colonel de Sancy, chef du 2e
bureau de l'Etat-Major de l'armée, fit une copie d'un travail d'environ
vingt-deux pages sur Madagascar, dans l'antichambre contiguë au cabinet de
cet officier supérieur. L'exécution
de cette copie dura environ cinq jours, et pendant ce laps de temps, minute
et copie furent laissées dans un carton placé sur la table-bureau du caporal
précité à la fin de ses séances de travail. En outre, quand pendant les
heures de travail cc gradé s'absentait momentanément, le travail qu'il
faisait restait ouvert, et pouvait par conséquent être lu, s'il ne se
trouvait pas d'officiers étrangers au 2e bureau ou inconnus de lui dans
l'antichambre qu'il occupait. Ainsi,
on laisse traîner dans des antichambres, à la merci de toutes les curiosités,
un document confidentiel, et on a la prétention, dans ce désordre, de dire
ensuite que telle pièce n'a pu être connue que de telle catégorie de
personnes I Pour prouver que Dreyfus a pu connaître une note sur Madagascar,
on est obligé d'avouer qu'elle pouvait être connue de tous ! Comment
dès lors déterminer, par la nature des pièces, la qualité de ceux qui les
livrent ? Enfin,
pour le bordereau même, pour la pièce essentielle et secrète, on donne cinq
photographies aux experts. Quand
ils les rendent, on ne s'aperçoit pas qu'il n'y en a que quatre : où est la
cinquième ? Personne n'en a cure, et on est stupéfait, deux ans après, de
voir dans le Matin un fac-similé du bordereau. Que
dis-je ? Le Temps, dans son numéro du 14 juin dernier, publiait la
note suivante qui prouve combien il y a de fuites au Ministère de la guerre : La
composition de la batterie d'artillerie. — C'est là une question qui, depuis quelques
jours, fait bien du bruit dans le monde militaire ; en voici l'origine : une
instruction confidentielle, sorte de règlement provisoire pour la manœuvre et
le tir du nouveau canon de campagne à tir rapide, prévoit la composition de
la batterie à quatre pièces, au lieu de six pièces que comporte
l'organisation actuelle, etc. Voilà
donc des documents « confidentiels » sur des objets très importants, qui
s'échappent tous les jours des bureaux de la guerre et qui, toujours à l'état
confidentiel, passent à la publicité des journaux. Vraiment,
quand une administration a à ce degré le génie de la négligence, de
l'indiscrétion ou de l'incapacité, quand c'est elle-même qui ouvre,
inconsciemment, les fuites par où s'échappent les documents secrets, elle n'a
pas le droit de dire, sans la plus ridicule outrecuidance : Seuls, des
officiers de telle arme peuvent connaître des pièces de telle nature.
Elle n'a pas même le droit de dire que seuls les officiers des bureaux de la
guerre peuvent connaître les documents qui y sont si mal gardés. III Mais il
y a mieux : pour que la méthode de l'accusation ait quelque valeur, il faut
qu'on sache au juste ce que sont les documents communiqués. Il est
clair que plus la communication faite à l'étranger sera importante, plus il
sera facile de circonscrire le champ des soupçons et des recherches. S'il
s'agit, par exemple, du texte même d'un rapport important, soigneusement tenu
sous clef, il est clair que seuls ceux qui auront rédigé le document ou qui
en ont la garde auront pu le livrer. Mais si on ne communique à l'étranger,
relativement à la même affaire, que des renseignements vagues qui ont pu être
recueillis au hasard des conversations, le nombre des hommes qui ont pu
assister à des conversations superficielles sur des sujets plus ou moins
confidentiels est indéterminé. Il
devient alors absolument téméraire et puéril de conclure de la nature des
renseignements à la qualité de la personne : car n'importe qui peut
transmettre des racontars sur n'importe quoi. Or,
d'après le texte du bordereau, il est tout à fait impossible de savoir quelle
est la valeur, quelle est la précision, quel est le sérieux des
renseignements communiqués. Il est même inexact ou tout au moins risqué de
parler de documents. Tout ce
que nous savons, c'est que le traître a envoyé à l'attaché allemand « des
notes ». Ces
notes étaient-elles faites sur des documents sérieux ? ou au contraire sur de
simples conversations sans portée comme celles qui s'échangent au cercle ou
en manœuvres sur les questions militaires ? Nul ne le sait : Ni M. du Paty de
Clam, ni M. Besson d'Ormescheville, ni les juges qui ont condamné ne le
savent. A
priori, et
avant même d'être assuré, comme on l'est maintenant, que l'auteur du
bordereau est le rastaquouère Esterhazy, on peut conjecturer que ces notes
n'ont pas une grande valeur. « Sans
nouvelles m'indiquant que vous désirez me voir », dit le bordereau. Ce ne
sont pas là les relations d'un attaché militaire et d'un traître de haute
marque qui disposerait des plus graves secrets de l'armée française. En tout
cas, rien ne permet de savoir si les notes énumérées au bordereau étaient
faites sur des documents de valeur ou si elles n'étaient que la fabrique
médiocre d'un viveur aux abois, pressé de faire de l'argent et passant à
l'étranger les informations telles que ses conversations et ses relations
dans le monde militaire lui permettaient de les recueillir. Cette
ignorance, d'ailleurs forcée, des bureaux de la guerre sur la nature et la
valeur de ces notes a éclaté, au procès Zola, d'une façon comique. J'ai
cité tout à l'heure l'acte d'accusation qui parle d'une note sur Madagascar
rédigée en février 1894, et le rapporteur disait : « Dreyfus a pu la
connaître, puisque pendant cinq jours la copie en a traîné dans une
antichambre. » C'est
donc bien, remarquez-le, la note de février 1891 que Dreyfus est accusé
d'avoir livrée. Mais,
au procès Zola, nos deux grands foudres de guerre et de réaction, le général
Gonse et le général de Pellieux, ont oublié ce détail. Ils ont oublié aussi
que, selon l'opinion unanime des bureaux de la guerre, le bordereau est
d'avril ou mai 1894. Ils oublient encore que puisque le bordereau parle du
nouveau projet de manuel de tir et qu'il en donne la date (14 mars 1894), c'est assurément dans les
manœuvres qui ont immédiatement suivi, en avril et mai, que le ministère de
la guerre en a donné des exemplaires aux officiers. Or,
comme le bordereau dit précisément que les officiers ont en main pour peu de
jours ces exemplaires, il est à peu près certain que c'est en avril ou mai
que le bordereau a été rédigé. Cela ne gêne pas nos grands guerriers. Ils
veulent avant tout charger Dreyfus : ils se rappellent qu'une autre note,
plus importante, sur Madagascar a été rédigée au mois d'août, au ministère,
et ils affirment aussitôt que c'est cette note qu'a surprise et communiquée
Dreyfus. Ils ne
craignent pas, pour rendre le fait possible, de reculer le bordereau jusqu'en
septembre alors que selon l'acte d'accusation il est d'avril ou mai. IV Ecoutez,
je vous prie. C'est le général Gonse qui parle (Dixième audience, tome
II, page 110) : «
Troisième point : Note sur Madagascar. » Il
est bien certain que tout le monde peut faire des notes sur Madagascar ;
mais, en 1894, on a fait une note sur Madagascar, une note qui était destinée
au ministre, une note secrète qui indiquait les mesures à prendre, mesures
qui concernaient tout particulièrement l'expédition, enfin tonte une série de
renseignements extrêmement secrets et confidentiels. Quand
nous avons vu le bordereau annonçant cette note, nous avons été extrêmement
surpris ; il n'est venu à l'idée de personne que cela pouvait être une note
prise dans un journal ou dans une revue. Me
LABORT. — Mais à quelle date y
avait-il une note très importante sur Madagascar rédigée au ministère de la
guerre ? M.
LE
GÉNÉRAL GONSE. — Je ne sais pas la date
exacte, mais c'est dans le courant du mois d'août. Aussitôt
Me Labori lui oppose l'acte d'accusation qui parle de la note de février. Ainsi,
au moment où l'on condamne Dreyfus d'après la nature des envois mentionnés au
bordereau, on ignore si bien la nature de ces envois que, par la note de
Madagascar, l'acte d'accusation entend une note rédigée en février, et les
généraux Gonse et Pellieux une note beaucoup plus importante rédigée en août
et, d'ailleurs, postérieure au bordereau. La
vérité, c'est que ni les premiers enquêteurs, ni les généraux ne pouvaient
avoir la moindre idée de ce que signifie, dans le bordereau, la note sur
Madagascar. Et quand il suffit au général Gonse de lire dans le bordereau
Note sur Madagascar pour admettre d'emblée qu'il s'agit du mémoire secret
rédigé en août, il nous donne une idée de la légèreté incroyable, de
l'illogisme et de la sottise qui ont faussé toute cette affaire. En
fait, les cinq mentions contenues au bordereau ne sont que des étiquettes, et
sous ces étiquettes nul n'a pu conjecturer ce qui se trouvait. Or,
dans un pareil état d'ignorance, ceux qui ont osé conclure de la nature de
documents inconnus à la qualité du coupable inconnu se sont livrés à la
fantaisie de raisonnement la plus extravagante. Et
notez, je vous prie, que pas un moment, si on lit l'acte d'accusation, cette
difficulté n'a effleuré l'esprit des enquêteurs et accusateurs. De même
qu'ils n'ont pas pris garde à cette phrase si gênante pour eux et qui mettait
Dreyfus hors de cause : « Je vais partir en manœuvres », de même
ils n'ont pas songé une minute que, puisqu'ils ignoraient la nature des
envois faits par le traître, ils ne pouvaient, avec des données aussi
indéterminées, déterminer le coupable. Non :
ils n'y ont pas songé un instant, et je ne crois pas qu'on puisse pousser
plus loin l'irréflexion et l'inconscience. Je me
trompe : ils se sont dépassés eux-mêmes, et pour démontrer que Dreyfus a pu
se procurer certains documents, ils indiquent des moyens qui ont pu, tout'
aussi bien, être employés par n'importe qui. Voici
ce que dit l'acte d'accusation : Si
nous examinons ces notes ou documents, nous trouvons d'abord la note sur le
frein hydraulique du 120. L'allégation produite par le capitaine Dreyfus au
sujet de cet engin tombe, si l'on considère qu'il lui a suffi de se procurer,
soit à la direction de l'artillerie, soit dans des conversations avec des
officiers de son arme, les éléments nécessaires pour être en mesure de
produire la note en question. A
merveille, mais s'il a suffi à Dreyfus, pour être en état de faire la note
sur le frein du 120, de causer avec des officiers d'artillerie, n'importe qui
pourra faire également la même note pourvu qu'il puisse causer avec des
officiers d'artillerie. Or,
comme rien n'interdit à qui que ce soit, comme rien n'interdit surtout à un
officier d'infanterie comme Esterhazy d'avoir des conversations avec des
officiers d'artillerie, le premier Français venu est, de l'aveu même de
l'acte d'accusation, aussi capable que Dreyfus d'avoir rédigé cette note. Mais
pourquoi alors l'acte d'accusation ne se borne-t-il pas à dire que Dreyfus a
pu connaître ces documents ? Pourquoi déclare-t-il que ces envois, ayant
rapport (au moins trois sur cinq) à des questions d'artillerie, démontrent
que l'auteur du bordereau est nécessairement un officier d'artillerie ? Quoi !
il suffit, pour faire cette note, de causer avec des artilleurs, et vous
prétendez qu'il est nécessaire, pour causer avec des artilleurs, d'être
artilleur ! Et
c'est avec ces niaiseries, c'est avec ces raisonnements d'imbécillité que
vous resserrez autour de Dreyfus le cercle de l'accusation ! En
vérité, qu'un homme ait pu être livré ainsi à des hommes dont l'esprit est si
évidemment au-dessous du niveau humain, cela fait trembler. Et ce
n'est pas seulement à propos du frein du 120 que les accusateurs affirment
leur débilité mentale. Au
sujet des troupes de couverture, comparez ce que dit le général Gonse et ce
que dit l'acte d'accusation. Le général Gonse déclare (10e
audience, tome II, page 110) : Lorsque,
à l'indication du bordereau : « Note sur les troupes de couverture », on
ajoutait : « Il y a quelques modifications an plan », c'était absolument
exact. Un officier de l'Etat-Major général de l'armée seul pouvait connaître
ces modifications, donner une note sur ce sujet. Il est absolument impossible
qu'un officier de troupe, quel qu'il soit, même un officier d'Etat-Major
dans une division, ait pu donner des renseignements importants sur un
sujet de cette nature. Toujours
le même sophisme ! Mais comment le général Gonse peut-il savoir si les
renseignements transmis par l'auteur du bordereau étaient importants ou non !
Et puisqu'il l'ignore, comment peut-il raisonner à vide ? Quant
au profond mystère qui, selon lui, enveloppait ces travaux, voici ce que dit
l'acte d'accusation : «
Ensuite vient une note sur les troupes de couverture, avec la restriction que
quelques modifications seront apportées par le nouveau plan. Il nous paraît
impossible que le capitaine Dreyfus n'ait pas eu connaissance des
modifications apportées au fonctionnement du commandement des troupes de
couverture, le fait ayant eu un caractère confidentiel, mais non absolument
secret, et les officiers employés à l'Etat-Major de l'armée ayant, par
suite, pu s'en entretenir entre eux et en sa présence. » Ainsi,
selon le général Gonse, c'est tellement secret que seul un officier de
l'Etat-Major a pu en connaître. Au
contraire, l'accusation, pour expliquer que Dreyfus a pu être informé d'un
travail exécuté dans un autre bureau que le sien, déclare que ce n'était pas
absolument secret. Les officiers en parlaient entre eux, devant des officiers
d'autres bureaux. Mais la
conversation est infiniment élastique et extensible : qui peut dire qu'un
renseignement livré à, la conversation, s'arrête aux limites d'un bureau ou
d'un ministère ? Et comment un officier de troupe, causant lui aussi avec des
officiers d'Etat-Major, n'aurait-il pu recueillir quelques échos d'un secret
qui n'est pas « absolument secret » ? Voyez
encore le vague et l'inconsistance de ce qui suit : En
ce qui concerne la note sur une modification aux formations de l'artillerie,
il doit s'agir de la suppression des pontonniers et des modifications eu
résultant. Ainsi,
ou ne sait même pas avec certitude de quoi il s'agit, et on ose conclure que
seul un officier des bureaux de la guerre a pu en être informé ! Et on oublie
qu'à la même date, le projet de suppression des pontonniers était soumis aux
Chambres, que la Commission de l'armée en délibérait et qu'il suffisait de
connaître un député ou un sénateur pour être renseigné là-dessus ! VI Mais
voici qui est plus singulier encore. A propos du projet du manuel de tir de
l'artillerie, c'est-à-dire à propos de la seule indication précise que
contienne le bordereau, voici ce que dit le bordereau : Ce
dernier document est extrêmement difficile à se procurer, et je ne puis
l'avoir à ma disposition que très peu de jours. Le ministère de la guerre en
a envoyé un nombre fixe dans les corps et ces corps sont responsables ;
chaque officier détenteur doit remettre le sien après les manœuvres. Ainsi
il est bien clair que l'auteur du bordereau emprunte le manuel de tir à un
des officiers qui participent aux manœuvres. Il doit le lui rendre à la fin
des manœuvres pour que celui-ci à son tour puisse le restituer : et c'est
pourquoi il n'en peut disposer que quelques jours. Je le
demande à tout homme de bon sens. Est-ce que pour emprunter un manuel de tir
à un officier d'artillerie, qui va en manœuvres, il est nécessaire
d'appartenir aux bureaux de la guerre, ou même d'être artilleur ? Il
semble qu'un officier d'Etat-Major comme Dreyfus, attaché aux bureaux de la
guerre, aurait d'autres moyens de se procurer ce manuel de tir. Il risquait
en le demandant à un officier de corps d'éveiller la méfiance. Au contraire,
si un officier d'infanterie comme Esterhazy affecte une grande curiosité pour
les exercices de tir, s'il demande à assister aux manœuvres de brigade de
1894 et s'il y assiste en effet, il est tout naturel qu'il dise à un officier
d'artillerie : « Pour m'aider à suivre utilement les manœuvres,
prêtez-moi donc votre manuel de tir ; je vous le rendrai les manœuvres
finies. » Pressé
par la défense, le général Gonse lui-même a été obligé d'en convenir devant
la cour d'assises (Tome II, page 116) : Me
CLÉMENCEAU. — Est-ce que le général Gonse
pense qu'un officier d'infanterie allant aux écoles à feu a pu avoir pendant
quelque temps le manuel d'artillerie ? Autrement dit, est-ce qu'un officier
d'artillerie aux écoles à feu aurait refusé de prêter à un chef de bataillon
d'infanterie, se trouvant à ces écoles à feu, son manuel d'artillerie ? LE GÉNÉRAI GONSE. — Il est certain qu'on aurait
pu le lui prêter, parce qu'on n'est pas en défiance avec les officiers
d'infanterie ? A
merveille, mais que reste-t-il donc, dans cet ordre d'idées, de l'acte
d'accusation ? C'est
parce que trois notes sur cinq se rapportent à l'artillerie que l'on conclut
: Ce doit être un artilleur, et l'analyse la plus simple, les aveux mêmes des
généraux, bien mieux l'acte d'accusation lui-même établissent que n'importe
quel officier a pu, soit par conversation, soit par emprunt, se procurer ces
renseignements ou ces documents. VII Donc, au point où nous sommes, voici qui est certain. D'abord, dans les antécédents de Dreyfus, il n'y a rien, absolument rien qui puisse le désigner au soupçon, et ensuite, dans le contenu même du bordereau, non seulement il n'y a rien qui désigne particulièrement Dreyfus, mais rien ne permet même de conclure que le coupable est un officier d'Etat-Major et un officier d'artillerie. Au contraire, le paragraphe relatif au manuel d'artillerie semble indiquer plutôt un officier de corps. Enfin (car il y faut insister), tandis que rien dans le bordereau ne conclut contre Dreyfus, ou ne fournit aucun indice contre lui, il y a une phrase, ou plutôt un fait : « Je vais partir en manœuvres, qui met Dreyfus hors de cause ; car s'il est certain qu'Esterhazy est allé aux manœuvres contemporaines du bordereau, il est certain aussi que Dreyfus n'y est pas allé. |