I Et
j'aborde tout de suite la légende des aveux de Dreyfus. Il importe, avant
d'entrer dans le fond de l'affaire, de dissiper ce mensonge par lequel on
prétend même supprimer la discussion. Les
aveux de Dreyfus, c'est l'argument principal de M. Cavaignac. Dans son
discours du 7 juillet dernier, il n'a pas dit un mot de la légalité du procès
; bien mieux, quand il a résumé les faits qui, selon lui, démontrent la
culpabilité de Dreyfus, il n'a pas dit un mot du bordereau. Il considère sans
doute qu'il n'est plus possible aujourd'hui de l'attribuer à Dreyfus. Il
s'est appliqué, laborieusement, à démontrer l'authenticité d'une pièce
secrète qui est le faux le plus ridicule ; mais il ne s'est pas risqué à dire
que sa « certitude » reposait là-dessus. Non, sa
certitude, c'est sur les prétendus aveux de Dreyfus qu'il la fonde tout
entière. Il dit textuellement : «
Messieurs, ce n'est pas tout ; il y a encore un autre ordre de faits. Et je
déclare, quant à moi, dans ma conscience, que, tout le reste vint-il à
manquer, ce seul ordre de faits serait encore suffisant pour asseoir ma
conviction d'une façon absolue ! Je veux parler des aveux de Dreyfus. » Si
c'est là, pour M. Cavaignac, l'argument principal, décisif, c'est, pour M.
Rochefort, le seul. Il se borne à dire : « Dreyfus a avoué. » Quand on le
presse, quand on démontre que le bordereau est d'Esterhazy, et que celui-ci
est le véritable traître, quand on signale les machinations criminelles par
lesquelles l'État-Major a perdu l'innocent et sauvé le coupable, M. Rochefort
se borne à dire :« Pourquoi insiste-t-on ? Dreyfus a avoué. » C'est
bien, mais puisque M. Cavaignac et M. Rochefort font reposer sur les
prétendus aveux de Dreyfus leur certitude, s'il est démontré que Dreyfus n'a
jamais fait d'aveux, toute leur thèse s'écroule. Or,
jamais Dreyfus n'a avoué. Toujours, avec une infatigable énergie, il a
affirmé son innocence. Il l'a
affirmée pendant sa longue détention. Brusquement arrêté, il ne laisse
échapper, sous le coup de l'émotion, aucun aveu, aucune parole équivoque. Du 15
octobre au 20 décembre, de l'arrestation au jugement, il est mis au secret ;
seul, loin de tout appui, il est interrogé de la façon la plus pressante. Pas
une défaillance ; pas une hésitation ; pas l'ombre d'un aveu ; pas une parole
à double sens que les enquêteurs puissent tourner contre lui. L'acte
d'accusation constate avec une sorte de colère « ses dénégations persistantes
». Non
seulement il affirme que le bordereau n'est pas de lui et qu'il n'a eu avec
les attachés militaires étrangers aucune relation coupable, mais il affirme
qu'il n'a même pas une imprudence à se reprocher. II Persistantes,
ses dénégations sont en outre complètes, catégoriques, sans réserve. Devant
le Conseil de guerre, il maintient énergiquement son innocence. Condamné, il
ne fléchit pas sous le cour, et il proteste qu'il est victime de la plus
déplorable erreur. Avant
la condamnation, le 30 octobre, le commandant du Paty de Clam, chargé de
l'enquête, avait essayé en vain d'obtenir un aveu de Dreyfus par le mensonge
et la fraude. Voici, sur ce point, le procès-verbal authentique (Compte
rendu sténographique du procès Zola, pages 398 et 399, tome II) : Le
29 octobre 1894, M. le commandant du Paty de Clam se présente dans la cellule
de Dreyfus et lui pose entre autres questions celle que voici : « Reconnaissez-vous
que ce que vous venez d'écrire ressemble étrangement à l'écriture du document
? (le
bordereau). Réponse.
— Oui, il y a des ressemblances dans les détails de l'écriture, mais
l'ensemble n'y ressemble pas ; j'affirme ne l'avoir jamais écrit. Je
comprends très bien cette fois que ce document ait donné prise aux soupçons
dont je suis l'objet ; mais je voudrais bien à ce sujet être entendu par le
ministre. » C'est
la fin de l'interrogatoire du 29 octobre 1894. Le 30
octobre, M. le commandant du Paty de Clam se présente à nouveau : Demande.
— Vous avez demandé dans votre dernier interrogatoire à être entendu par M.
le ministre de la guerre pour lui proposer qu'on vous envoyât n'importe où
pendant un an sous la surveillance de la police tandis qu'on procéderait à
une enquête approfondie au ministère de la guerre. R.
— Oui. D.
— Je vous montre les rapports d'experts qui déclarent que la pièce incriminée
est de votre main. Qu'avez-vous à répondre ? R.
— Je vous déclare encore que jamais je n'ai écrit cette lettre. D.
— Le ministre est prêt h vous recevoir si vous roulez entrer dans la voie des
aveux. R.
— Je vous déclare encore que je suis innocent et que je n'ai rien à avouer.
Il m'est impossible, entre les quatre murs d'une prison, de m'expliquer cette
énigme épouvantable. Qu'on me mette avec le chef de la Sûreté, et toute ma
fortune, toute ma vie seront consacrées à débrouiller cette affaire. Il
était faux que le ministre eût consenti à recevoir Dreyfus. Mais du Paty de
Clam savait combien Dreyfus tenait à voir le ministre, à se défendre
directement devant lui, et il le tentait par la promesse d'une entrevue pour
obtenir au moins un commencement ou un semblant d'aveu. Pour
toute réponse, Dreyfus proteste de son innocence une fois de plus. III Après
la condamnation, le commandant du Paty de Clam revient à la charge. Quatre
jours avant la dégradation, quand il peut supposer que l'énergie du condamné
est brisée par cinquante jours de détention et par l'attente de l'horrible
supplice, il se présente de la part du ministre et une dernière fois
sollicite l'aveu. Une
fois encore, Dreyfus affirme qu'il est innocent, et il écrit au ministre : MONSIEUR LE MINISTRE, J'ai
reçu par votre ordre la visite du commandant du Paty de Clam, auquel j'ai
déclaré que j'étais innocent et que je n'avais même jamais commis la moindre
imprudence. Je
suis condamné, je n'ai aucune grâce à demander, mais, au nom de mon honneur
qui, je l'espère, me sera rendu un jour, j'ai le devoir de vous prier de
vouloir bien continuer vos recherches. Moi
parti, qu'on cherche toujours, c'est la seule grâce que je sollicite. Et il
écrit à M Demange, son avocat : 3 janvier 1895. CHER MAÎTRE, Je
viens d'être prévenu que je subirai demain l'affront le plus sanglant qui
puisse être fait à un soldat. Je
m'y attendais, et je m'y étais préparé, le coup a cependant été terrible.
Malgré tout, jusqu'au dernier moment, j'espérais qu'un hasard providentiel
amènerait la découverte du véritable coupable. Je
marcherai à ce supplice épouvantable, pire que la mort, la tête hante, sans
rougir. Vous dire que mon cœur ne sera pas affreusement torturé quand on
m'arrachera les insignes de l'honneur que j'ai acquis à la sueur de mon
front, ce serait mentir. J'aurais,
certes, mille fois préféré la mort. Mais vous m'avez indiqué mon devoir, cher
maître, et je ne puis m'y soustraire, quelles que soient les tortures qui
m'attendent. Vous m'avez inculqué l'espoir, vous m'avez pénétré de ce
sentiment qu'un innocent ne peut rester éternellement condamné, vous m'avez
donné la foi. Merci encore, cher maître, de tout ce que vous avez fait pour
un innocent. Demain,
je serai transféré à la Santé. Mon bonheur serait grand si vous pouviez m'y
apporter la consolation de votre parole chaude et éloquente et ranimer mon
cœur brisé. Je compte toujours sur vous, sur toute ma famille pour déchiffrer
cet épouvantable mystère. Partout
où j'irai, votre souvenir me suivra, ce sera l'étoile d'où j'attendrai tout
mon bonheur, c'est-à-dire ma réhabilitation pleine et entière. Agréez,
cher maître, l'expression de ma respectueuse sympathie. A. DREYFUS. LE JOUR DE LA DÉGRADATION I Et
voici maintenant le jour de la dégradation. Je laisse de côté, pour un
instant, la phrase que Dreyfus aurait dite au capitaine Lebrun-Renaud, seul à
seul, dans le pavillon de l'Ecole militaire une demi-heure avant la parade
d'exécution. Cette phrase, suprême refuge de M. Cavaignac, de M. Rochefort et
de l'Etat-Major, je la discuterai en détail, tout à l'heure ; j'en examinerai
l'authenticité et le sens, et j'ose dire qu'il est aisé d'en démontrer le
néant. Mais je
me tiens, pour un moment encore, à ce qui est incontesté. De même que j'ai
cité seulement des fragments du procès-verbal authentique des
interrogatoires, et des lettres de Dreyfus lui-même, je relève d'abord le
jour de la dégradation ce qui a été public, ce qui a éclaté à tous les yeux. Or, ce
qui a frappé tous les spectateurs, ce qui a troublé beaucoup d'entre eux, ce
qui a jeté en plus d'une conscience le germe du doute, c'est le cri
d'innocence, que, dans son horrible supplice, poussait sans cesse le
condamné. Voici,
entre bien des récits, tous semblables au fond, celui de l'Autorité, que Me
Labori a lu devant la cour d'assises. Si long qu'il soit, je dois le citer en
entier, car il faut que ces détails tragiques repassent devant nous. Pour que
nous sentions bien toute la valeur du cri d'innocence que poussait le
supplicié, il faut que nous sachions dans quelle tempête de haine et de
mépris ce cri était jeté. Le premier coup de neuf heures sonne à l'horloge de
l'Ecole. Le général Darras lève son épée et jette le commandement, aussitôt
répété sur le front de chaque compagnie : — Portez armes ! Les troupes exécutent le mouvement. Un silence absolu lui succède. Les cœurs cessent de battre et tous les yeux se
portent dans l'angle droit de la place où Dreyfus a été enfermé dans un petit
bâtiment à terrasse. Un petit groupe apparaît bientôt : c'est Alfred
Dreyfus, encadré par quatre artilleurs, accompagné par un lieutenant de la
garde républicaine, et le plus ancien sous-officier de l'escorte, qui
approche. Entre les dolmans sombres des artilleurs, on voit se détacher très
net l'or des trois galons en trèfle, l'or des bandeaux du képi : l'épée
brille et l'on distingue de loin la dragonne noire tenant à la poignée de
l'épée. Dreyfus marche d'un pas assuré. — Regardez-donc comme il se tient droit, la
canaille ! dit-on. Le groupe se dirige vers le général Darras, devant
lequel se tient le greffier du Conseil de guerre, M. Vallecalle, officier
d'administration. Dans la foule, des clameurs se font entendre. Mais le groupe s'arrête. Un signe du commandant des troupes, et les tambours
et les clairons ouvrent un bau, et le silence se fait de nouveau, cette fois
tragique. Les canonniers qui accompagnent Dreyfus reculent de
quelques pas ; le condamné apparaît bien détaché. Le greffier salue militairement le général, et, se
tournant vers Dreyfus, lit, d'une voix très distincte, le jugement qui
condamne le nommé Dreyfus à la déportation dans une enceinte fortifiée et à
la dégradation militaire. Puis le greffier se retourne vers le général et
fait le salut militaire. Dreyfus a écouté silencieusement. La voix du
général Darras s'élève alors et bien que légèrement empreinte d'émotion, on
entend très bien cette phrase : « — Dreyfus, vous êtes indigne de porter
les armes. Au nom du peuple français, nous vous dégradons. » On voit alors Dreyfus lever les deux bras et, la
tête haute, s'écrier d'une voix forte, sans qu'on distingue le moindre
tremblement : — Je suis innocent ! Je jure que je suis innocent !
Vive la France ! — A mort ! répond au dehors une immense clameur. Mais le bruit s'apaise aussitôt. On a remarqué que
l'adjudant chargé de la triste besogne d'enlever les galons et les armes du
dégradé avait porté la main sur celui-ci, et déjà les premiers galons et
parements, qui out été décousus d'avance, ont été arrachés par lui et jetés à
terre. Dreyfus en profite pour protester de nouveau contre
sa condamnation et ses cris arrivent très distincts jusqu'à la foule : — Sur la tête de ma femme et de mes enfants, je
jure que je suis innocent. Je le jure ! Vive la France ! Cependant l'adjudant a arraché très rapidement les
galons du képi, les trèfles des manches, les boutons du dolman, les numéros
du col, la bande rouge que le condamné porte à son pantalon depuis son entrée
à l'Ecole polytechnique. Reste le sabre. L'adjudant le tire et le brise sur
son genou ; un bruit sec, les deux tronçons sont jetés à terre comme le
reste. Le ceinturon est ensuite détaché, le fourreau tombe
à son tour. C'est fini. Ces secondes nous ont semblé un siècle
; jamais impression d'angoisse plus aiguë. Et de nouveau, nette, sans indice d'émotion, la
voix du condamné s'élève : « On dégrade un innocent ! » Il faut maintenant au condamné passer devant ses
camarades et ses subordonnés de la veille. Pour tout autre, c'eût été un
supplice atroce. Dreyfus ne paraît pas autrement gêné, car il enjambe ce qui
fut les insignes de son grade, que deux gendarmes viendront enlever tout à
l'heure, et se place lui-même entre les quatre canonniers, le sabre nu, qui
l'ont conduit devant le général Darras. Le petit groupe, que conduisent deux officiers de
la garde républicaine, se dirige vers la musique placée devant la voiture
cellulaire et commence à défiler devant le front des troupes, à un mètre à
peine. Dreyfus marche toujours la tête relevée. Le public
crie : « A mort ! » Bientôt, il arrive devant la grille, la foule le voit
mieux, les cris augmentent ; des milliers de poitrines réclament la mort du
misérable, qui s'écrie encore : « Je suis innocent ! Vive la France ! La foule n'a pas entendu, mais elle a vu Dreyfus se
tourner vers elle et crier. Une formidable bordée de sifflets lui répond, puis
une clameur qui passe comme un souffle de tempête au travers de la vaste cour
: « A mort ! A mort ! » Et au dehors un remous terrible se produit dans la
masse sombre, et les agents ont une peine inouïe à empêcher le peuple de se
précipiter sur l'Ecole militaire et de prendre la place d'assaut, afin de
faire plus prompte et plus rationnelle justice de l'infamie de Dreyfus. Dreyfus continue sa marche. Il arrive devant le
groupe de de la presse. — Vous direz à la France entière, dit-il, que je
suis innocent. — Tais-toi, misérable, lui répondent les uns,
pendant que d'autres lui crient : Lâche ! Traître ! Judas ! Sous l'outrage, l'abject personnage se redresse ;
il nous jette un coup d'œil de haine féroce. — Vous n'avez pas le droit de m'insulter. Une voix nette sort du groupe de la presse,
contestant : — Vous savez bien que vous n'êtes pas innocent. — Vive la France ! sale juif ! lui crie-t-ou
encore, et Dreyfus continue son chemin. Ses vêtements ont un aspect pitoyable. A la place
des galons pendent de longs bouts de fil, et le képi n'a plus de forme. Dreyfus se redresse encore, mais il n'a parcouru
que la moitié du front des troupes, et l'on s'aperçoit que les cris continus
de la foule et les divers incidents de cette parade commencent à avoir raison
de lui. Si la tête du misérable est insolemment tournée du
côté des troupes qu'elle semble défier, ses jambes commencent à fléchir, sa
démarche parait plus lourde. Le groupe n'avance que lentement. Il passe maintenant devant « les bleus ». Le tour
du carré s'achève. Dreyfus est remis entre les mains des deux gendarmes qui
sont venus ramasser ses galons et les débris de son sabre, ils le font
aussitôt monter dans la voiture cellulaire. Le cocher fouette ses chevaux et la voiture
s'ébranle, entourée d'un détachement de gardes républicains, que précèdent
deux d'entre eux, le revolver an poing. La parade a duré juste dix minutes. Ensuite
Dreyfus, restant toujours dans un complet mutisme, a été réintégré au Dépôt. Mais là, il a de nouveau protesté de son innocence. II J'ai
entendu à l'audience de la cour d'assises, la lecture de ce récit. Pour moi,
convaincu dès lors par les révélations du procès Zola que Dreyfus était en
effet innocent, j'ai à peine besoin de dire combien cette lecture était
poignante. Mais laissons cela tant que la démonstration n'est pas faite. Sur
tous les auditeurs, et sur les ennemis mêmes de Dreyfus, cette lecture
produisait visiblement une impression profonde. Ce cri d'innocence, si
troublant, ébranlait un moment les consciences et sur cette assemblée, où
bouillonnait jusque-là le désordre grossier des haines, un souffle de
tragique mystère était passé. III Ce
n'est pas seulement au peuple, ce n'est pas seulement à l'armée et à la
France même que Dreyfus jetait sa protestation d'innocence. Après s'être tenu
debout contre le vent de mépris et de haine qui soufflait sur lui, il
exhalait encore dans la solitude de sa cellule, le cri de l'innocent
supplicié. Il faut
que je cite encore, car aux mensonges d'une presse ignominieuse, qui se joue
en ce moment de l'ignorance du peuple, je veux opposer des faits, des
documents, des raisons. Il est
temps, pour l'honneur du prolétariat, qu'il ne soit plus le jouet des
misérables qui le trompent pour faire de lui le complice d'un crime. Voici
donc ce qu'après le supplice de honte et de désespoir, Dreyfus écrit, de la
prison de la Santé, le soir même de la dégradation. A son
avocat d'abord : Prison
de la Santé, samedi. CHER MAÎTRE, J'ai
tenu la promesse que je vous avais faite. Innocent, j'ai affronté le martyre
le plus épouvantable que l'on puisse infliger à un soldat ; j'ai senti autour
de moi le mépris de la foule ; j'ai souffert la torture la plus terrible
qu'on puisse imaginer. Et que j'eusse été plus heureux dans la tombe ! Tout
serait fini, je n'entendrais plus parler de rien, ce serait le calme, l'oubli
de toutes mes souffrances ! Mais,
hélas ! le devoir ne me le permet pas, comme vous me l'avez si bien montré. Je
suis obligé de vivre, je suis obligé de me laisser encore martyriser pendant
de longues semaines pour arriver à la découverte de la vérité, à la
réhabilitation de mon nom. Hélas
! quand tout sera-t-il fini ? Quand serai-je de nouveau heureux ? Enfin,
je compte sur vous, cher maitre. Je tremble encore au souvenir de tout ce que
j'ai enduré aujourd'hui, à toutes les souffrances qui m'attendent encore. Soutenez-moi,
cher maître, de votre parole chaude et éloquente ; faites que ce martyre ait
une fin, qu'on m'envoie le plus vite possible là-bas, où j'attendrai
patiemment, en compagnie de ma femme — elle n'a pas été autorisée à le
rejoindre —, que l'on fasse la lumière sur cette lugubre affaire et qu'on me
rende mon honneur. Pour
le moment, c'est la seule grâce que je sollicite. Si l'on a des doutes, si
l'on croit à mou innocence, je ne demande qu'une chose pour le moment, c'est
de l'air, c'est la société de ma femme, et alors j'attendrai que tous ceux
qui m'aiment aient déchiffré cette lugubre affaire. Mais qu'on fasse le plus
vite possible, car je commence à être à bout de résistance. C'est vraiment
trop tragique, trop cruel, d'être innocent et d'être condamné pour un crime
aussi épouvantable. Pardon
de ce style décousu, je n'ai pas encore les idées à moi, je suis profondément
abattu, physiquement et moralement. Mon cœur a trop saigné aujourd'hui. Pour
Dieu donc, cher maitre, qu'on abrège mon supplice immérité. Pendant
ce temps, vous chercherez et, j'en ai la conviction profonde, vous trouverez. Croyez-moi
toujours votre dévoué et malheureux A. DREYFUS. Et le
même jour, voici ce qu'il écrit à sa femme : Prison
de la Santé, samedi
5 janvier 1895. MA CHÉRIE, Te
dire ce que j'ai souffert aujourd'hui, je ne le veux pas, ton chagrin est
déjà assez grand pour que je ne vienne pas encore l'augmenter. En te
promettant de vivre, en te promettant de résister jusqu'à la réhabilitation
de mon nom, je t'ai fait le plus grand sacrifice qu'un homme de cœur, qu'un
honnête homme, auquel on vient d'arracher son honneur, puisse faire. Pourvu,
mon Dieu ! que mes forces physiques ne m'abandonnent pas ! Le moral tient ;
ma conscience, qui ne me reproche rien, me soutient ; mais je commence à être
à bout de patience et de forces. Avoir consacré toute sa vie à l'honneur,
n'avoir jamais démérité, et inc voir où je suis, après avoir subi l'affront
le plus sanglant qu'on puisse infliger à un soldat ! Donc, ma chérie, faites
tout au monde pour trouver le véritable coupable, ne vous ralentissez pas un
seul instant, c'est mon seul espoir dans le malheur épouvantable qui me
poursuit... Ah ! hélas ! pourquoi ne peut-on pas ouvrir avec un scalpel le
cœur des gens et y lire ! Tous les braves gens qui me voyaient passer y
auraient lu, gravé en lettres d'or : « Cet homme est un homme d'honneur. »
Mais comme je les comprends ! A leur place, je n'aurais pas non plus pu
contenir mon mépris à la vue d'un officier qu'on leur dit être traître...
Mais hélas ! c'est là ce qu'il y a de plus tragique, c'est que le traître, ce
n'est pas moi ! Et un
peu plus tard encore, plus avant dans la soirée du même jour, il reprend la
plume : 5
janvier 1895, samedi,
7 h., soir. Je
viens d'avoir un moment de détente terrible, des pleurs entremêlés de
sanglots, tout le corps secoué par la fièvre. C'est la réaction des horribles
tortures de la journée, elle devait fatalement arriver ; mais hélas ! au lieu
de pouvoir sangloter dans tes bras, au lieu de pouvoir m'appuyer sur toi, mes
sanglots ont résonné dans le vide de ma prison. C'est
fini, haut les cœurs ! Je concentre toute mon énergie. Fort de ma conscience
pure et sans tache, je me dois à ma famille, je me dois à mon nom. Je n'ai
pas le droit de déserter tant qu'il me restera un souffle de vie ; je
lutterai avec l'espoir prochain de voir la lumière se faire. Donc, poursuivez
vos recherches. Quant à moi, la seule chose que je demande, c'est de partir
au plus vite, de te retrouver là-bas, de nous installer, pendant que nos
amis, nos familles, s'empresseront de rechercher le véritable coupable, afin
que nous puissions rentrer dans notre chère patrie en martyrs qui ont
supporté la plus terrible, la plus émouvante des épreuves. Voilà
l'homme dont on dit, sur une phrase incertaine, rapportée par un seul témoin,
qu'il a avoué. Depuis qu'il est arrêté, pendant la longue durée de
l'instruction, il affirme invariablement son innocence, il résiste aux
manœuvres de l'enquêteur du Paty de Clam, qui essaie de le faire tomber dans
un piège et de lui arracher frauduleusement un aveu. Condamné,
il proteste encore : il résiste à une nouvelle et suprême tentative de du
Paty ; il écrit au ministre que non seulement il n'est pas coupable de
trahison, mais qu'il n'a pas commis la moindre imprudence. Enfin,
dans le jour tragique de la dégradation, toutes ses paroles publiques, tous
ses écrits certains sont un cri d'innocence, ardent, répété, émouvant. LE RÉCIT DE LEBRUN-RENAUD I Qu'oppose-t-on,
qu'opposent MM. Cavaignac, Rochefort et Drumont à cette longue protestation
d'innocence ? Une phrase que le capitaine Lebrun-Renaud prétend avoir
recueillie de Dreyfus, le matin de la dégradation, dans une conversation où
il n'y avait d'autre témoin que Lebrun-Renaud lui-même. Ils ne
se demandent pas une minute ce que vaut cette phrase ; ils n'en recherchent
ni l'authenticité ni le vrai sens. Ils se gardent bien de discuter devant le
peuple et de l'habituer à la discussion. Ils voudraient le traiter
insolemment comme un grand enfant hébété que l'on mène comme on veut, et ils
lui jettent, sans examen, sans critiques, ce simple mot : le traître a avoué. C'est
faux : il n'a pas avoué, pas plus au capitaine Lebrun-Renaud qu'à tout autre.
Il a affirmé son innocence au capitaine Lebrun-Renaud comme au reste du
monde. Et
d'abord, par quel prodige, par quelle contradiction inexplicable, l'homme qui
depuis six semaines affirmait son innocence, et qui allait, le jour même de
la dégradation, la crier à l'univers, oui, par quel prodige cet homme
aurait-il fait des aveux, avant d'aller à la parade, au capitaine
Lebrun-Renaud ? Comment,
s'il venait, dans le pavillon de l'Ecole militaire, de s'avouer coupable à un
officier, comment a-t-il pu avoir la force de se redresser aussitôt et de
jeter à la France qui le maudit son cri d'innocence, son indomptable appel ?
Après la défaillance d'un premier aveu, toute énergie en lui eût été morte ;
or, l'énergie surhumaine de sa protestation a stupéfié la foule et bouleversé
1Qs consciences. Qu'on y
veuille penser. Où donc un homme condamné pour un pareil crime et soumis à
l'infamie d'un pareil supplice peut-il trouver la force nécessaire pour
porter la tête haute et d'une voix ferme crier au monde : Je suis innocent ? S'il
est innocent, en effet, c'est dans sa conscience indomptée, c'est dans la
révolte de son honneur qu'il trouvera cette force, et on comprend alors que
Dreyfus ait pu opposer son front au vent de tempête, tout chargé de
malédictions, qui passait sur lui. On comprend aussi que, se retrouvant seul,
dans la solitude de sa prison, l'esprit brisé et les vêtements en loques, il
ait pu encore, soutenu par sa force d'innocence, envoyer à son avocat, à sa
femme, les paroles héroïques de l'honnête homme sacrifié. Et s'il
est coupable au contraire, s'il a pu, malgré le sentiment interne de sa
trahison, jouer ce personnage prodigieux, si, après la comédie d'innocence,
presque surhumaine, dans la parade d'exécution, il a pu continuer son rôle
jusque dans le secret de sa prison, si, dans la secousse de l'exécution comme
dans la détente de la solitude, son masque n'a pas bougé, il a fallu à cet
homme une puissance de calcul et de sang-froid, une audace et une constance
de cynisme incomparables. Comment
alors eût-il inauguré par un aveu cette journée d'exécution publique pour
laquelle il avait évidemment combiné toutes ses ressources d'hypocrisie et
ramassé toutes ses énergies de mensonge ? Comment
surtout, après cette fêlure par où son secret s'était échappé, sa
protestation a-t-elle résonné d'un accent si net et si fort ? Mais
enfin cette phrase de prétendu aveu, contredite si violemment par toute
l'attitude publique, par toutes les lettres et toutes les paroles certaines
de Dreyfus, comment a-t-elle été recueillie et que dit-elle ? LES ÉQUIVOQUES DE CAVAIGNAC I C'est
M. Cavaignac qui, le premier, a donné quelque autorité au propos du capitaine
Lebrun-Renaud en le portant à la tribune de la Chambre. Le 13
janvier 1898, dans une interpellation soulevée par M. de Mun, M. Cavaignac
disait : « Lorsque la dégradation d'Alfred Dreyfus a eu lieu, un officier
assistait à la parade. Cet officier a recueilli de la bouche de Dreyfus cette
parole : « Si j'ai livré des documents sans importance à une
puissance étrangère, c'était dans l'espoir de m'en procurer d'autres. »
Cet officier, frappé de cette parole, est venu la rapporter à M. le ministre
de la guerre qui l'a lui-même transmise à ceux auxquels il devait la transmettre.
Il reste de cette parole un témoignage contemporain écrit. » Ici,
qu'il l'ait voulu ou non, M. Cavaignac est étrangement équivoque. En
entendant ces paroles ou en les lisant, on comprenait naturellement que le
rapport du capitaine Lebrun-Renaud au ministère de la guerre était un rapport
écrit, et que c'était là le témoignage contemporain. Pas du
tout. M. Cavaignac, hâtivement renseigné par ses amis de l'Etat-Major, avait
risqué une affirmation inexacte, et il est au moins étrange que l'homme qui
appuie toute sa conviction sur le « témoignage » de Lebrun-Renaud soit, dès
le début, coupable, en ce point, d'étourderie ou d'équivoque. Lui-même,
quelques jours après, sous prétexte de préciser son affirmation, la
rectifiait. Dans une interpellation déposée par lui-même, M. Cavaignac dit
ceci à la séance du 22 janvier : J'ai demandé il y a quelques jours à interpeller le
gouvernement sur la note de l'agence Havas, afin de préciser les affirmations
que j'avais apportées à la tribune... Sur le premier point, j'affirme que,
d'après les déclarations du capitaine Lebrun-Renaud, Dreyfus a laissé
échapper une phrase commençant par ces mots : « Si j'ai livré des documents,
etc. » J'affirme que ces déclarations sont attestées : 1° Par une lettre
du 6 janvier 1895 adressée par le général Gonse à son chef, momentanément
absent ; 2° Par une attestation signée plus tard par le capitaine
Lebrun-Renaud et dans laquelle il affirmait, sous la foi de sa signature, la
déclaration qu'il avait faite. J'ai demandé au gouvernement de publier ce
document, afin que les hommes de bonne volonté qui cherchent impartialement
la vérité puissent y trouver des éléments de conviction. Ainsi,
le 13 janvier, M. Cavaignac nous apprend que le capitaine Lebrun-Renaud est
tellement frappé, le jour de la dégradation, des aveux de Dreyfus, qu'il en
fait l'objet d'un rapport au ministre de la guerre ; et il est bien évident
que ce doit être un rapport immédiat, car pourquoi le capitaine
Lebrun-Renaud, s'il a été ainsi frappé et s'il a cru nécessaire de faire un
rapport au ministre, aurait-il attendu plusieurs semaines, ou même plusieurs
jours ? Tel était évidemment le sens des paroles de M. Cavaignac. Telle était
certainement sa pensée. Or, lui-même, neuf jours après, était obligé de se
démentir. L'attestation du capitaine Lebrun-Renaud n'a été signée que « plus
tard ». Ainsi,
cet homme sévère, qui fonde toute sa conviction sur une prétendue phrase de
Dreyfus rapportée par le capitaine Lebrun-Renaud et qui veut, par cette seule
phrase, former la conviction du pays, ne savait même pas, avec exactitude,
quand il en a parlé la première fois à la tribune, la date du rapport
Lebrun-Renaud ; et, faussement, il laissait entendre que ce rapport était
contemporain de la dégradation. Neuf
jours après, mieux renseigné, il rectifie. Mais le fait-il loyalement ? Non,
certes : il dit que le rapport a été signé « plus tard ». Mais
quelqu'un pouvait-il supposer que ce n'était que trois ans après, en octobre
ou novembre 1897, quand l'Etat-Major acculé chercherait de tout côté des
documents et des appuis, que l'attestation avait été signée ? Si M.
Cavaignac l'avait dit, s'il avait avoué à la Chambre que l'attestation dont
il avait parlé si audacieusement le 15 janvier n'avait été rédigée et signée
que trois ans après l'événement, et sur la demande des bureaux de la guerre,
il aurait singulièrement affaibli l'impression de ses paroles. Aussi s'est-il
bien gardé de parler clairement. Il s'est borné à dire « plus tard ». Il a
rectifié son erreur du 13 avec une austère rouerie, et il a été assez vague
pour ne pas laisser apparaître la vérité vraie. Pourtant,
ou M. Cavaignac ignorait encore, le 22 janvier, que le rapport, selon lui
décisif, était postérieur de trois ans aux faits ; et on ne peut qu'admirer
la stupéfiante légèreté de cet homme qui, réduisant toute l’affaire Dreyfus à
un texte de quelques lignes, ne sait même pas dans quelles conditions exactes
ce texte a été produit. Ou bien M. Cavaignac savait que le document en
question avait été rédigé trois ans après la prétendue conversation de
Dreyfus, et en le cachant à la Chambre et au pays, M. Cavaignac s'est livré à
une singulière manœuvre. Dans une affaire où la date a tant d'importance,
tromper ou équivoquer sur la date, c'est presque un commencement de faux. II Mais,
du moins, on pouvait espérer que ce rapport, tel quel, dont il exigeait de M.
Méline la production, M. Cavaignac, quand il serait ministre de la guerre, le
produirait. II n'en est rien, et dans la fameuse séance du 7 juillet, voici
ce que M. Cavaignac apporte à la Chambre sur l'affaire Lebrun-Renaud. Je cite
in extenso, car chaque partie de ce texte devra être sérieusement
étudiée : Le matin de sa dégradation, Dreyfus fut maintenu
pendait quelques heures dans une salle où deux officiers ont recueilli de sa
bouche l'aveu de son crime. Ces deux officiers en ont parlé aussitôt ; et comme
le rappelait à l'instant M. Castelin, les aveux de Dreyfus furent publiés,
notamment dans une note que je ne cite qu'à titre d'indication et qui parut
dans le Temps portant la date du, G janvier et paru le 5 janvier au soir. Cette note est ainsi conçue : « Nous avons pu
contrôler les paroles de Dreyfus ; les voici à peu près textuellement : « Je suis
innocent. Si j'ai livré des documents à l'étranger, c'était pour amorcer et
en avoir de plus considérables ; dans trois ans, on saura la vérité et le
ministre lui-même reprendra mon affaire. » Ces paroles ayant été publiées, le capitaine
Lebrun-Renaud, l'un des officiers dont je viens de parler, fut mandé au
ministère de la guerre ; et là, devant le ministre de la guerre, il raconta
ce qu'il avait entendu. Il avait été conduit au ministère de la guerre par
le général Gonse qui assistait à l'entretien et qui, dès qu'il sortit, le 6
janvier 1895, le jour même, écrivit au général de Boisdeffre qui se trouvait
absent la lettre suivante : MON GÉNÉRAL, Je
m'empresse de vous rendre compte que j'ai conduit moi-même le capitaine de la
garde républicaine, le capitaine Lebrun-Renaud, chez le ministre, qui l'a
envoyé, après l'avoir entendu, chez le Président. D'une façon générale, la
conversation du capitaine Lebrun-Renaud avec Dreyfus était surtout un
monologue de ce dernier qui s'est coupé et repris sans cesse. Les points
saillants étaient les suivants : En
somme on n'a pas livré de documents originaux, mais simplement des copies. Et le général Gonse ajoute : Pour
un individu qui déclare toujours ne rien savoir, cette phrase est au moins
singulière. Puis, en protestant de son innocence, il a terminé en disant : «
Le ministre sait que je suis innocent, il me l'a fait dire par le commandant
du Paty de Clam, dans la prison, il y a trois ou quatre jours, et il sait que
si j'ai livré des documents ce sont des documents sans importance et que
c'était pour en obtenir de sérieux. » Le capitaine a conclu en exprimant
l'avis que Dreyfus faisait des demi-aveux ou des commencements d'aveux
mélangés de réticences et de mensonges. Je ne sais rien depuis ce matin, etc. Le capitaine Lebrun-Renand lui-même inscrivit le
même jour, le 6 janvier, sur une feuille détachée de son calepin, la note
suivante, qui est encore entre ses mains : Hier,
dégradation du capitaine Dreyfus. Chargé de le conduire de la prison du
Cherche-Midi à l'École militaire, je suis resté avec lui de huit à neuf
heures. Il était très abattu, m'affirmait que dans trois ans son innocence
serait reconnue. Vers huit heures et demie, sans que je l'interroge, il m'a
dit : « Le ministre sait bien que, si je livrais des documents, ils étaient
sans valeur, et que c'était pour m'en procurer de plus importants. » Il
m'a prié de donner l'ordre 4, l'adjudant chargé de le dégrader d'accomplir
cette mission le plus vite possible. Depuis, le capitaine Lebrun-Renaud a confirmé ces
déclarations par un document écrit, signé de lui, que je ne fais pas passer
sous les yeux de la Chambre parce qu'il est postérieur, et que c'est aux
documents que je viens de lire, qui datent du jour même, que je veux m'en
référer. III Suivez
bien, je vous prie, à ce point, les transformations, les variations subtiles
de M. Cavaignac. Trois
fois il parle du témoignage de Lebrun-Renaud, le 13 janvier, le 22 janvier et
le 7 juillet 1898 : et chaque fois, il y a substitution de document. Une
première fois, on croit qu'il s'agit d'un document signé de Lebrun-Renaud
lui-même, et contemporain des faits. La seconde
fois, cette attestation recule : M. Cavaignac avoue qu'elle a été signée «
plus tard », mais il en exige de M. Méline la production. La
troisième fois, M. Cavaignac, ministre de la guerre, et pouvant citer ce
qu'il lui plaît, néglige de citer cette fameuse attestation qui, tout
d'abord, était proclamée par lui décisive. Il la remplace par une feuille
détachée du calepin de M. Lebrun-Renaud. M.
Cavaignac, pour s'excuser de ne pas citer la déclaration de M. Lebrun-Renaud
lui-même, allègue qu'elle est postérieure aux événements et aux documents
cités par lui. N'importe, si tardive qu'elle soit, elle est encore la seule
pièce ayant un caractère certain d'authenticité ; elle est le seul témoignage
direct. Une
conversation racontée par le général Gonse ou une feuille détachée du calepin
de M Lebrun-Renaud ne petit suppléer le témoignage direct du capitaine,
engageant sa signature et sa responsabilité. Si M. Cavaignac n'a point cité
ce rapport, dont il exigeait si âprement de M. Méline la production, c'est
d'abord pour ne pas proclamer officiellement qu'il avait été écrit et signé
trois ans après l'événement. C'est pour ne pas avouer que lui-même avait
d'abord formé très étourdiment sa conviction sur une pièce à laquelle sa
date, si éloignée de l'événement même, ôte presque toute valeur. Et surtout
c'est pour ne pas s'exposer d'emblée à des questions gênantes. Car
enfin si les bureaux de la guerre avaient jugé sérieux les documents «
contemporains », cités par M. Cavaignac, pourquoi trois ans après ont-ils
demandé au capitaine Lebrun-Renaud une attestation régulière et un rapport
officiel ? Mais
surtout, ce rapport officiel, pourquoi ne l'a-t-on pas demandé au capitaine
Lebrun-Renaud, le jour même de la dégradation ? Quoi ?
Dreyfus a été jugé et condamné à huis clos et les jugements secrets laissent
toujours une inquiétude dans la conscience publique. De plus, malgré tous les
assauts, malgré tous les pièges, il affirme son innocence ; il la crie à la
France, au monde, dans l'exécution publique, et ce cri va au loin bouleverser
les consciences. Toujours
il reste au juge, quand le condamné n'avoue pas, une sorte de malaise. Mais
voici qu'on apprend tout à coup, par un officier, que Dreyfus, dans une
minute de défaillance, aurait avoué son crime. Et on ne demande pas à cet
officier un rapport immédiat, écrit, officiel ? On l'appelle chez le ministre,
on l'envoie chez le Président ; et on ne lui demande pas de rédiger,
d'attester par écrit les aveux qu'il aurait reçus ? On se
contente d'avoir avec lui des conversations ! Cela
est prodigieux, et il est très clair que, si on ne lui a pas demandé de fixer
par écrit ses paroles, c'est qu'on ne les a pas crues décisives. On a eu peur
qu'en les pressant, en les précisant pour les fixer sur le papier, le
capitaine Lebrun-Renaud fit apparaître une fois de plus la protestation
d'innocence de Dreyfus. IV Mais
pourquoi n'est-on pas allé trouver aussitôt Dreyfus lui-même ? Deux
fois le commandant du Paty de Clam a essayé en vain de lui surprendre ou de
lui arracher un aveu. Quatre
jours encore avant la dégradation, il est allé le trouver de la part du
ministre ; il a essayé précisément de lui faire dire qu'il s'était livré au
moins à des opérations d'amorçage, et Dreyfus a énergiquement protesté. Rien,
pas une faute, pas même une imprudence. Cette
protestation d'innocence complète, il l'adresse au ministre dans une lettre
que j'ai citée. Et
quand M. du Paty de Clam apprend que Dreyfus aurait avoué au capitaine
Lebrun-Renaud ces pratiques d'amorçage, il ne va pas le trouver dans sa
prison ! Il ne va pas lui dire : « A la bonne heure ! Vous avez fini par
suivre mon conseil ! Vous avez fini par avouer ! » Non :
on se garde bien de parler à Dreyfus du propos rapporté par le capitaine
Lebrun-Renaud ; on sait bien qu'il protestera à nouveau. On a
peur qu'il dise : « Le capitaine Lebrun-Renaud se trompe : il a mal entendu
ou mal compris une phrase de moi. » Et
aussi, après avoir négligé de demander au capitaine Lebrun-Renaud, sur cette
question pourtant si grave, un rapport signé et écrit, on s'abstient de tirer
parti contre Dreyfus de cette prétendue défaillance. On ne lui dit pas : «
Puisque vous avez avoué au capitaine Lebrun-Renaud il est inutile de
prolonger vos dénégations ; allez jusqu'au bout dans la voie où vous être
entré, et pour mériter un peu la pitié et le pardon de la France donnez-nous
décidément le secret de vos imprudences. » Non, on
s'en tient aux vagues propos du capitaine, de peur de faire évanouir, en la
regardant de plus près, l'ombre d'aveu qu'on veut y voir. Bien
mieux, comment expliquer, si l'on croit que Dreyfus a avoué en effet des
opérations d'amorçage, qu'on ne lui ait pas demandé : « Avez-vous ;reçu, en
retour de vos communications imprudentes, des pièces de l'étranger ? » On n'y
songe même pas, tant on accorde peu d'importance à la conversation rapportée
par le capitaine Lebrun-Renaud. Ainsi,
aux protestations d'innocence, authentiques, répétées, éclatantes que
multiplie Dreyfus, M. Cavaignac ne peut opposer qu'une phrase d'une
conversation entendue et rapportée par un seul témoin. Car il
ne faut pas qu'il y ait d'équivoque. Pour faire illusion, M. Cavaignac parle
de « deux officiers ». Mais il ressort du récit même du capitaine
Lebrun-Renaud que c'est à lui et à lui seul que Dreyfus aurait tenu ce
propos. La
preuve, c'est que c'est lui, lui tout seul qu'on appelle au ministère de la
guerre : C'est à lui, à lui tout seul qu'on demande, trois ans après,
une attestation signée. Donc,
il est le seul témoin, et je suis épouvanté, je l'avoue, de l'inconscience de
M. Cavaignac. Il ne tient aucun compte dos documents officiels et
authentiques : des procès-verbaux d'interrogatoire, des lettres au ministre
où Dreyfus affirme continuellement son innocence. Il ne tient aucun compte de
cette scène de la dégradation où le malheureux a jeté au pays le cri de
l'innocent martyrisé. Il
réduit tout à une phrase qui aurait été entendue dans une conversation à
deux, par un seul témoin, et il ne se demande pas une minute si ce témoin
unique n'a pas mal entendu ou mal compris. Il
suffit, pour dénaturer tout à fait le sens d'une phrase, d'un mot mal saisi
ou mal interprété ; il suffit même que la place de cette phrase dans la
conversation soit modifiée. Et c'est sur une base aussi fragile, aussi
incertaine, que M. Cavaignac a osé appuyer sa conviction ! Il y a là une
étourderie ou un calcul d'ambition qui fait trembler. V Mais
comment M. Cavaignac n'est-il pas frappé de l'inconsistance des textes qu'il
a cités ? Dans cette conversation même où l'on cherche un aveu, Dreyfus,
selon le capitaine Lebrun Renaud, a une fois encore affirmé son innocence.
Comment eût-il pu affirmer son innocence si, une minute avant, il avait avoué
avoir communiqué des documents à l'étranger ? De plus, comment peut-il dire :
« Le ministre sait que c'est pour des opérations d'amorçage que j'ai livré
des pièces », puisque lui-même, quatre jours avant, a écrit au ministre qu'il
n'avait jamais commis la moindre imprudence. D'après
le général Gonse, le capitaine Lebrun-Renaud lui-même, résumant son
impression, déclare que Dreyfus lui a fait « des demi-aveux ». Quoi !
des demi-aveux ? Et si le capitaine Lebrun-Renaud lui-même n'ose pas dire
qu'il a reçu un aveu complet, catégorique, comment M. Cavaignac ne craint-il
pas de se tromper et de tromper le pays en s'appuyant sur un écrit aussi
inconsistant et que nul au monde ne peut contrôler ? L'EXPLICATION VRAIE I Mais M.
Cavaignac se trompe. Il se trompe grossièrement dans l'interprétation qu'il
donne du récit du capitaine. Ce texte unique et incertain, qui est sa seule
base de conviction, ou qui, du moins, en est la base la plus forte, il ne l'a
pas lu avec soin ; il n'a pas cherché à le comprendre. Il l'a,
par son commentaire même, violemment dénaturé, et, par un parti pris vraiment
coupable, il en a laissé échapper l'explication naturelle. En
effet, qu'on veuille bien lire avec soin le propos prêté à Dreyfus, dans la
lettre du général Gonse comme dans la feuille détachée du calepin
Lebrun-Renaud. Il faut
bien regarder au détail du texte, puisque c'est par une phrase que M.
Cavaignac entend condamner Dreyfus. Que dit
celui-ci ? Jamais il ne dit simplement : « Si j'ai livré des documents à
l'étranger, c'était pour en avoir d'autres. » Non,
jamais. Et pourtant, s'il avait voulu vraiment avouer, c'est cela qu'il
aurait dit. Ii
n'aurait pas fait intervenir le ministre ; il n'aurait pas dit : « Le
ministre sait que... », car cela était absurde ; le ministre ne le savait
pas, et Dreyfus, en parlant ainsi, se fût heurté à un démenti certain. Pourquoi
donc, dans la phrase que lui attribue le capitaine Lebrun-Renaud, Dreyfus
fait-il intervenir le ministre ? Là se
trouve la clef du problème, l'explication aisée et évidente des prétendus
aveux, et M. Cavaignac n'y a Même pas pris garde. Bien mieux, par une sorte
de faux assurément involontaire, mais qui atteste le plus étrange aveuglement
d'esprit, M. Cavaignac a complètement dénaturé le texte en supprimant
l'intervention du ministre. Le 22
janvier 1898, il dit à la Chambre : «
D'après les déclarations du capitaine Lebrun-Renaud, Dreyfus a laissé
échapper une phrase contenant ces mots : « Si j'ai livré des documents, etc.
» Mais
non : c'est une mutilation grossière. D'après les textes mêmes qu'apportera
plus tard M. Cavaignac, la phrase commence — et cela est capital —, par les
mots : « Le ministre sait que si j'ai livré des documents... » Chose
étrange : même le 7 juillet, même quand M. Cavaignac a cité le texte exact de
la lettre du général Gonse, il oublie aussitôt les premiers mots décisifs,
ceux qui mettent le ministre en cause, et, pour résumer son argumentation, il
s'écrie : « Je déclare que dans ma conscience je ne puis admettre qu'un homme
ait prononcé ces mots : « Si j'ai livré des documents... » s'il ne les avait
pas livrés en effet. (Vifs applaudissements.) » Mais
une fois encore, d'après le texte même que nous apporte M. Cavaignac, il n'a
pas prononcé ces mots tout court. C'est l'intervention du ministre, c'est
l'opinion du ministre qui domine toute la phrase : Le ministre sait que... M.
Cavaignac laisse tomber cela. Et
pourtant, ces mots sont tout ; car ils démontrent que, dans cette partie de
sa conversation, Dreyfus faisait allusion à la démarche faite auprès de lui
quatre jours auparavant, de la part du ministre, par le commandant du Paty de
Clam. Celui-ci
est venu pour obtenir enfin du condamné des aveux : et il a tenté de lui
adoucir les aveux pour l'y décider. Il lui
a dit : « Avouez donc ! Après tout il ne s'agit peut-être pas d'une véritable
trahison ; peut-être n'aviez-vous pas l'intention de nuire ; peut-être
avez-vous simplement pratiqué des opérations d'amorçage. Le ministre lui-même
est tout disposé à prendre la chose ainsi ; il est porté à croire qu'au fond,
vous êtes innocent ; il croit que si vous avez livré des documents c'est pour
en obtenir d'autres plus importants. Dites donc la vérité, car on est prêt à
l'accueillir, et ainsi vous sauverez du moins votre honneur. » Que tel
ait été le langage tenu à Dreyfus le 31 décembre, quatre jours avant la
dégradation, par le commandant du Paty de Clam, cela est certain. La preuve
en est dans la lettre écrite, aussitôt après cette visite, par Dreyfus au
ministre de la guerre. Je l'ai déjà citée, mais j'en rappelle le début : «
Monsieur le ministre, j'ai reçu, par votre ordre, la visite du commandant du
Paty de Clam, auquel j'ai déclaré encore que j'étais innocent et que je
n'avais même pas commis la moindre imprudence. » C'est
évidemment une réponse aux suggestions de du Paty. Mais la
preuve, plus formelle encore et plus nette, est dans la note envoyée le jour
même par Dreyfus à son avocat et que celui-ci a communiquée le 9 juillet
dernier à M. le garde des sceaux : NOTE DU CAPITAINE DREYFUS
Le
commandant du Paty est venu aujourd'hui lundi 31 décembre 1894, à cinq heures
et demie du soir, après le rejet du pourvoi, me demander, de la part du
ministre, si je n'avait pas été peut-être la victime de mon imprudence, si je
n'avais pas voulu simplement amorcer ; puis que je me serais laissé entraîner
dans un engrenage fatal. Je lui ai répondu que je n'avais jamais eu de
relations avec aucun agent ou attaché, que je ne m'étais livré à aucun
amorçage, que j'étais innocent. Mais,
que dis-je ? dans la lettre même du général Gonse, citée par M. Cavaignac,
Dreyfus se réfère expressément à cette entrevue : « Le ministre sait que je
suis innocent ; il me l'a fait dire par le commandant du Paty de Clam, dans
la prison, il y a trois ou quatre jours. » Voilà
donc qui est certain : c'est le ministre qui suggère à Dreyfus cette
explication qui atténuerait sa faute ; et Dreyfus se redresse : « Non, pas
même une imprudence ; mon innocence est entière. » Mais en
même temps, il retient cette opinion du ministre, telle qu'elle lui est
transmise, comme un argument de plus en faveur de son innocence ; et le matin
de sa dégradation, quand il est en tête à tête avec Lebrun-Renaud dans le
pavillon de l'Ecole militaire, quand il se prépare à subir l'horrible
supplice, il reprend dans une longue démonstration, semblable, comme le dit la
lettre du général Gonse, à un monologue, toutes les preuves de son innocence,
et il insère dans sa démonstration l'opinion que du Paty de Clam prête au
ministre sur son cas. Ainsi
s'expliquent et se concilient le récit fait par Lebrun-Renaud à M. Clisson,
le reporter du Figaro, le soir de la dégradation et le récit fait par lui au
ministre le lendemain. Il est
aisé de reconstituer toute la conversation, tout le monologue de Dreyfus dans
cette crise suprême : « Je
suis innocent. Voyons, mon capitaine, écoutez : On trouve dans un chiffonnier
d'une ambassade un papier annonçant l'envoi de quatre pièces. On soumet le
papier à des experts : trois reconnaissent mon écriture, deux déclarent que
l'écriture n'est pas de ma main, et c'est là-dessus qu'on me condamne. A
dix-huit ans j'entrais à l'Ecole polytechnique. J'avais devant moi un
magnifique avenir militaire, 300.000 francs de fortune et la certitude
d'avoir dans l'avenir 50.000 francs de rentes. Je n'ai jamais été un coureur
de filles ; je n'ai jamais touché une carte de ma vie, donc je n'ai pas
besoin d'argent. Pourquoi aurais-je trahi ? Pour de l'argent ? Non ; alors,
quoi ? « —
Et qu'est-ce que c'était que les pièces dont on annonçait l'envoi ? « —
Une très confidentielle, et trois autres moins importantes. « —
Comment le savez-vous ? « —
Parce qu'on me l'a dit au procès. Ah ! ce procès à huis clos, comme j'aurais
voulu qu'il eût lieu au grand jour ! Il y aurait eu certainement un
revirement d'opinion. » (Interview Clisson, dans le Figaro du 6 janvier 1894.) Et il
ajoute : « D'ailleurs, le ministre lui-même sait que je suis innocent. Il me
l'a fait dire par M. du Paty ; il croit que si j'ai livré des documents,
c'est pour en obtenir d'autres. Mais je n'ai même pas fait cela ; je n'ai
commis ni trahison ni amorçages : je suis pleinement innocent. » Voilà, quand
on compare les textes cités par M. Cavaignac, avec l'entrevue de du Paty de
Clam et de Dreyfus, voilà le sens évident des paroles de Dreyfus, voilà la
marche certaine de sa conversation et il a suffi que le capitaine Lebrun-Renaud,
qui avoue lui-même n'avoir perçu qu'un demi-aveu, se méprît sur la portée
logique d'une phrase ; il suffit qu'il ait compris ou entendu : « Le
ministre sait » au lieu de : « le ministre croit », pour qu'on
ait relevé contre Dreyfus, comme un commencement d'aveu, ce qui était une
partie de sa démonstration d'innocence. Quelle
sottise et quelle pitié ! Et combien est lourde la responsabilité de M.
Cavaignac, qui n'a même pas pris la peine de rapprocher les textes avant de
conclure ! Comme
le réveil de sa conscience sera terrible, si toutefois elle est encore
susceptible de réveil II Non,
Dreyfus n'a pas avoué au capitaine Lebrun-Renaud. Au contraire, à lui comme
aux autres, il a affirmé son innocence ; et pour lui, il essayait encore de
la démontrer. Par une
fatalité de plus qui s'ajoute à toutes les fatalités dont le malheureux a été
victime, par une méprise de plus qui s'ajoute à toutes les méprises sous
lesquelles il a été accablé, un argument allégué par lui pour démontrer son
innocence, a été transformé, par l'inattention, la légèreté ou la mauvaise
foi, en un commencement d'aveu. Et par
une scélératesse qui s'ajoute à toutes les scélératesses dont il faudra bien
qu'il rende compte un jour, le commandant du Paty de Clam, qui a certainement
reconnu dans le propos prêté à Dreyfus par Lebrun-Renaud l'écho de sa propre
conversation avec Dreyfus, a négligé d'avertir son bon ami et disciple
Cavaignac. Mais patience ! Toutes ces habiletés et tous ces mensonges ne
prévaudront pas éternellement. Est-il
besoin maintenant, après avoir constaté comment le propos de Dreyfus avait
été déformé par un intermédiaire, Lebrun-Renaud, de discuter la valeur d'un
autre propos que, d'après le capitaine Anthoine, Dreyfus aurait tenu devant
le capitaine Attal, mort aujourd'hui ? Ce
propos, d'ailleurs niais, n'est que l'écho d'un écho, l'ombre d'une ombre.
J'observe seulement qu'il est absurde de penser que Dreyfus, aussitôt après
la dégradation, c'est-à-dire au moment même où il venait d'exalter toute son
énergie à crier son innocence au monde, soit tombé tout à coup à regretter
qu'on ne lui ait pas permis de continuer le métier d'amorceur. Ce
n'est là évidemment qu'une autre variante, plus grossière et plus déformée,
du propos tenu devant Lebrun-Renaud. Et, matériellement, il est impossible
qu' « après la dégradation », Dreyfus ait pu s'entretenir avec les
officiers. Au récit unanime des journaux, il a été, aussitôt après la parade
d'exécution, mis en voiture cellulaire et emporté à la prison. Epuisé, il
s'est enfermé dans un silence de désespoir, et il ne l'a rompu que pour
protester une fois de plus au seuil de la prison, qu'il était pleinement
innocent. CERTITUDE Donc
sur les prétendus aveux la lumière est faite. C’est une détestable légende à
laquelle a donné naissance la déviation en apparence légère d'un propos réel. Bien
loin d'avoir avoué au capitaine Lebrun-Renaud, Dreyfus, là aussi, comme dans
l'enquête, comme dans la prison préventive, comme dans le huis clos du
procès, comme après sa condamnation, comme dans la parade d'exécution, a
proclamé son innocence. Depuis,
dans chacune de ses lettres, à Saint-Martin-de-Ré, à l'île du Diable, c'est
toujours la même protestation, c'est toujours le même cri d'innocence qui
sort du tombeau où l'erreur des hommes a enseveli Dreyfus vivant. Et ce
cri terrible, ce cri que rien ne lasse ni ne brise, ce cri qui depuis quatre
ans s'élève toujours le même, infatigable et monotone, comme si la
protestation de la conscience, à force de se répéter, ressemblait enfin à une
plainte de la nature, ce cri de douleur et de vérité finira bien par entrer
dans les cœurs et dans les cerveaux. Ah ! ce
sont des étourdis ou des misérables ceux qui osent dire que Dreyfus a avoué :
plus coupables aujourd'hui qu'hier, plus coupables demain qu'aujourd'hui, car
chaque fois la vérité s'offre à eux et ils la refusent. Demain,
sans doute encore, les hommes d'Etat, dont une ambition effrénée crève la
conscience et les yeux, abriteront sous la légende menteuse des aveux,
l'effroyable misère morale de leur rêve de grandeur. Demain
aussi les journalistes sans pudeur tenteront encore d'égarer le peuple par
cette formule trompeuse mais simple : le traître a avoué. Mais
qu'ils prennent garde ! Il leur est permis d'attaquer, de diffamer, de
calomnier les combattants, tous ceux qui sont dans la mêlée politique et
sociale. Mais le peuple réveillé ne leur pardonnera pas d'avoir, par leurs
inventions facétieuses, prolongé l'agonie d'un innocent. Il ne leur
pardonnera pas, à eux les amuseurs, d'avoir fait de sa trop longue crédulité
un nouveau moyen de torture contre un martyr, et tous diront que c'est une
triste chose lorsque, dans l'Etat, le bouffon devient bourreau. Dès maintenant, il est sûr que Dreyfus n'a pas fait d'aveux. Il est sûr qu'il a toujours affirmé son innocence. Et j'ajoute qu'il en avait le droit : car je vais démontrer qu'en effet il est innocent. |