LES PREUVES : AFFAIRE DREYFUS

LES PREUVES

 

L'ILLÉGALITÉ

 

 

I

Il n'est plus possible de douter aujourd'hui que dans le procès Dreyfus une illégalité violente ait été commise. La loi veut, l'équité et le bon sens veulent que l'accusé connaisse les charges qui pèsent sur lui, les pièces sur lesquelles il est jugé. S'il n'est pas admis à discuter ces pièces et ces charges, s'il n'y peut répondre, s'il ne les connaît même pas, quelle différence y a-t-il entre la prétendue justice et un coup de force ?

Ce n'est pas là un détail de procédure : c'est la garantie fondamentale du droit ; c'est la précaution nécessaire contre la violence et l'erreur.

Or, Dreyfus, cela est certain, n'a pas connu les pièces qui, au dernier moment, ont formé contre lui la conviction des juges.

Le journal l'Eclair a été, dès l'origine de cette affaire, l'organe de l'Etat-Major, le journal des bureaux de la guerre. Or, deux ans après le procès, le 15 septembre 1896, l'Eclair disait en substance que le ministère de la guerre avait « tort de laisser le doute se glisser dans la conscience publique. Il suffirait, pour dissiper tous les doutes, de dire toute la vérité.

« La vérité était que Dreyfus n'avait pas été condamné seulement pour le bordereau. Une lettre adressée par un attaché militaire allemand à un attaché italien avait été saisie et photographiée ; et cette lettre contenait ces mots : « Cette canaille de Dreyfus devient bien exigeant ».

« Cette lettre n'avait été montrée ni à Dreyfus ni à son défenseur ; elle n'avait pas été soumise aux juges pendant le procès légal. Mais quand ceux-ci furent réunis dans la chambre du Conseil, hors de la présence de l'accusé, cette pièce leur fut communiquée ; et elle décida la condamnation. »

Voilà le récit de l'Eclair. On sait aujourd'hui que le journal de l'Etat-Major mentait effrontément en disant que la lettre saisie contenait le nom de Dreyfus. Elle ne portait qu'une initiale. Elle disait : « Ce canaille de D... » comme on peut s'en convaincre par la lecture même qu'en a faite M. Cavaignac à la tribune de la Chambre, le 7 juillet dernier.

II

Mais ce que je retiens pour le moment, c'est que l'Eclair, dévoué aux intérêts de l'État-Major, a pu proclamer que la conviction des juges avait été faite contre Dreyfus par une pièce qui n'a été soumise ni à l'accusé ni au défenseur, et qu'aucun démenti n'est intervenu.

Depuis deux ans, depuis le 15 septembre 1896, depuis que cette révélation de l'Eclair a jeté l'angoisse dans toutes les consciences honnêtes, personne, au ministère de la guerre, n'a osé nier cette monstrueuse violation du droit.

Bien mieux, les juges du Conseil de guerre l'ont eux-mêmes avouée. Un ancien magistrat, M. Salles, causait avec l'un d'eux ; il lui disait :

« Expliquez-moi donc comment l'avocat de Dreyfus, Me Demange, que je tiens pour un honnête homme et un galant homme, persiste à dire deux ans après le procès. que Dreyfus est innocent et qu'il ne s'explique pas sa condamnation.

— Mais c'est bien simple, lui répondit le juge du Conseil de guerre, sans se douter de l'énormité de sa réponse : c'est que nous avons jugé sur des pièces que ni Dreyfus ni Me Demange n'ont vues. »

Ces jours-ci, M. Salles, effrayé par les attaques des journaux de l'Etat-Major, a écrit que jamais il n'a cru à l'innocence de Dreyfus, ou approuvé l'acte de Zola. Mais il ne s'agit point de cela. Son opinion sur le fond du procès n'a jamais été en cause. Ce qui a été dit, ce qu'il ne dément pas, ce qu'il ne peut pas démentir, c'est qu'il a reçu d'un juge la confidence de l'illégalité.

Dans un pays qui aurait quelque souci de la liberté et du droit, les pouvoirs publics se seraient hâtés de faire la lumière sur cet attentat. Chez nous, dans la France abaissée par la réaction militaire et cléricale, les gouvernements ont fait le silence ; les magistrats ont bâillonné les indiscrets.

Le général Billot, ministre de la guerre, donnant aux mots je ne sais quel sens hypocrite, déclarait à la tribune que Dreyfus avait été « justement et légalement condamné » ; mais quand on pressait les gouvernants de s'expliquer sur cette communication irrégulière de la pièce secrète, pas de réponse.

A la tribune de la Chambre, le 21 janvier 1898, j'ai posé nettement la question :

« Oui ou non, une pièce pouvant former ou fortifier la conviction des juges, a-t-elle été communiquée aux juges sans l'être à l'accusé ? Oui ou non ? »

Et j'ai, plusieurs minutes, attendu la réponse. M. Méline, hésitant, troublé, a fini par balbutier :« On vous répondra ailleurs. »

Mais non ! C'est à la Chambre même, c'est devant le pays qu'on aurait dû me répondre ! Le Parlement n 'est pas chargé d'appliquer la loi ; mais son premier devoir est de veiller, par l'intermédiaire du gouvernement responsable, à l'observation de la loi, au maintien des garanties légales sans lesquelles un procès n'est qu'un guet-apens.

Et lorsqu'un Parlement abdique ce devoir essentiel, lorsque, par peur de la haute armée qui a criminellement violé la loi, il n'ose même pas se renseigner, lorsqu'il permet au gouvernement d'éluder par une misérable échappatoire une question précise, il n'y a plus de liberté certaine dans un pays : ce qui nous en reste nous est laissé par pure tolérance.

III

Mais s'il était faux que la loi eût été violée, s'il était faux que les juges eussent condamné sur une pièce que l'accusé ne connaissait pas, qu'est-ce qui empêchait M. Méline de se lever et de dire : Non !

D'un seul mot, il calmait l'inquiétude des consciences droites. Ce mot, il ne l'a pas dit, et son silence est un aveu décisif

Du moins, cette réponse que le gouvernement me refusait à la Chambre, l'a-t-on donnée ailleurs au pays ?

Ailleurs ? où pouvait être la cour d'assises. Or, à la cour d'assises, le président Delegorgue n'avait qu'un souci : empêcher que la question ne fût posée.

C'est par une sorte de ruse que Me Demange a pu faire allusion au récit que lui avait fait M. Salles.

Quant au général Mercier, qui comme ministre de la guerre avait communiqué la pièce secrète, il était trop heureux de s'appuyer, pour ne pas répondre, sur l'arrêt de la cour, qui mutilait le procès et qui défendait de toucher à l'affaire Dreyfus.

Dans la troisième audience du procès Zola — 9 février, page 167 du volume, tome Ier du compte-rendu sténographique —, Me Labori demande au général Mercier :

« M. le général Mercier pourrait-il nous dire si une pièce secrète a été communiquée au Conseil de guerre dans l'affaire Dreyfus en 1894, en dehors du débat ?

« M. LE PRÉSIDENT. — Pouvez-vous répondre à la question ?

« M. LE GÉNÉRAL MERCIER. — Je crois que l'affaire Dreyfus n'est pas en question, et qu'il est intervenu un arrêt de la cour qui interdit de la mettre en question. »

Voilà donc l'ancien ministre de la guerre qui, pour ne pas répondre à une question redoutable où sa responsabilité était engagée, se réfugie, pour parler comme le procureur général Bertrand, « dans le maquis de la procédure ».

Et un peu plus loin :

« Me LABORI. — Je crois avoir posé à M. le général Mercier la question de savoir si une pièce secrète avait été communiquée au Conseil de guerre en 1894 ?

« M. LE PRÉSIDENT. — Non, vous ne l'avez pas posée et je refuse de la poser.

« Me LABORI. — Alors, à cet égard, je vais déposer, des conclusions sur le bureau de la cour.

« M. LE PRÉSIDENT. — Pourquoi ?

« Me LABORI. — Je vais dire dans quel esprit, monsieur le président.

« Me CLÉMENCEAU. — La question a été posée au témoin par M. le Président, et le général Mercier a répondu qu'il y avait un arrêt de la cour qui l'empêchait de répondre. Par conséquent, si M. le général Mercier n'avait pas eu des susceptibilités juridiques, il aurait parlé...

« M. LE PRÉSIDENT. — Mais je l'aurais arrêté, soyez tranquille ; nous ne sommes pas une cour de révision, mais une cour d'assises ; souvenez-vous-en. »

Ainsi, pendant que la défense multiplie les efforts pour que le général Mercier s'explique sur cette question vitale qui touche au droit essentiel, aux libertés essentielles de tous les citoyens, le général Mercier, protégé par le président, multiplie les efforts pour ne pas répondre.

Et pourtant, s'il était faux qu'une pièce eût été communiquée aux juges en dehors du débat, le général Mercier n'avait qu'à crier : « C'est faux ! »

D'un seul mot, il libérait la conscience du pays, il se libérait lui-même d'un terrible fardeau. Mais ce mot, il ne pouvait pas le dire : et pour lui comme pour M. Méline, ce silence forcé est un aveu.

IV

Un peu plus tard encore, dans la même audience, un malentendu ayant paru se produire, la défense précise une fois encore.

« Me LABORI. — Je demande la permission de bien préciser la question. M. le général Mercier dit-il, — je ne suis pas sûr d'avoir bien compris — M. le général Mercier dit-il qu'il n'est pas vrai qu'une pièce secrète ait été communiquée ? Ou M. le général Mercier dit-il qu'il ne l'a répété à qui que ce soit ? Je le prie de ne pas laisser d'équivoque dans sa réponse.

« M. LE GÉNÉRAL MERCIER. — Je n'ai pas à répondre à la première question (Mouvements divers) ; mais, en ce qui concerne la seconde, je dis que ce n'est pas exact. »

Voilà qui est clair. Le général Mercier affirme qu'il n'a pas parlé aux journaux de la communication de la pièce secrète. Il se refuse à affirmer que cette communication n'a pas eu lieu.

Ô bravoure militaire ! Ô splendide honneur de l'armée ! Pendant le procès Zola, les généraux ont été audacieux quand ils ne risquaient rien.

Le général de Pellieux a pu dire que discuter l'excellence de l'Etat-Major, c'était envoyer les enfants de la France à la boucherie. Il a pu, sans autorisation, jeter dans le débat les pièces d'ailleurs ineptes du dossier secret.

Le général de Boisdeffre a pu menacer le jury, s'il acquittait Zola, d'une démission collective de l'Etat-Major, d'une grève générale des officiers supérieurs.

Ils savaient bien l'un et l'autre qu'ils étaient couverts, en ces propos factieux, par la faiblesse du gouvernement, par l'imbécillité de la Chambre, par l'indifférence lâche du pays.

Mais quand il fallait assumer vraiment une grande et redoutable responsabilité, alors nos héros fléchissaient.

Le général Mercier pouvait dire : « Oui, j'ai pris sur moi, dans un intérêt que j'ai jugé supérieur à tous les autres, de violer la loi, de suspendre pour l'accusé Dreyfus, les garanties légales. Et je revendique bien haut ce que j'ai fait. »

La vérité et l'honneur lui commandaient de parler ainsi. Il a préféré se taire, s'abriter derrière les prétextes de procédure que lui fournissait la complaisance de la cour. Il a donné ainsi à la criminelle violation de la loi commise par lui, je ne sais quoi de sournois et d'obscur.

Mais, malgré tout, la vérité éclate. S'il n'a pas eu le courage d'avouer, il n'a pas eu non plus l'audace de nier.

Et le fait est acquis maintenant, certain, indiscutable, que l'accusé Dreyfus n'a pas été jugé : car il n'y a jugement que lorsqu'il y a débat contradictoire entre l'accusation et l'accusé. Et sur certaines pièces essentielles il n'y a pas eu débat.

L'accusé a été étranglé sans discussion, il a été assommé par derrière d'un document qu'il n'a jamais vu, et il ne sait pas encore à cette heure pourquoi il a été condamné.

V

Aussi bien, cette illégalité monstrueuse, les gouvernants ne la contestent même plus. Lisez, à l'Officiel du 7 juillet 1898, le discours de M. Cavaignac que la Chambre a affiché. Il affirme la culpabilité de Dreyfus et nous verrons par quelle erreur grossière. Mais il n'ose plus, comme le faisait le général Billot, falsifier la langue française et dire que Dreyfus avait été LÉGALEMENT condamné.

Comment d'ailleurs eût-il pu le dire ? Lui-même il a apporté à la tribune, il a lu à la Chambre deux documents, de mars et avril 1894, c'est-à-dire antérieurs de quelques mois au procès Dreyfus. Et dès lors, une question bien simple se posait : Ou bien ces documents n'ont pas été soumis aux juges ; ils n'ont pas été considérés au moment du procès comme une charge contre Dreyfus, et pourquoi donc leur donne-t-on aujourd'hui une valeur accusatrice qu'on ne leur a pas donnée alors ? Ou bien, ils ont été communiqués aux juges, mais comme ils ne sont même pas mentionnés dans l'acte d'accusation, il est clair qu'ils ont été soumis aux juges sans être montrés à l'accusé.

L'illégalité est donc flagrante. Comment un de nos amis ne s'est-il pas levé pour demander simplement à M. Cavaignac :

« Monsieur le ministre, ces deux documents que vous venez de nous lire et qui, selon vous, constituent des preuves, Dreyfus les a-t-il connus ? A-t-il été admis à les discuter ? »

Mais non ; les députés, peu au courant de l'affaire, ont été troublés sans doute par la lecture de pièces sans valeur. Ils ont pris pour un vent de tempête le pauvre souffle, ridicule et débile, de l'Etat-Major aux abois, et ils se sont inclinés.

Ils n'ont même pas pensé à la question de droit qui domine tout.

Peu importe : ce qui demeure c'est que M. Cavaignac s'est tu sur la légalité du procès, et après le silence significatif de M. Méline, après le silence significatif de M. le général Mercier, le silence de M. Cavaignac est aussi un aveu, l'aveu suprême.

VI

Il ne reste donc plus qu'une ressource à ceux qui veulent maintenir à tout prix ce qu'ils appellent « la chose jugée », même quand elle a été jugée contre la loi et le droit. Ils peuvent dire, comme l'a dit M. Alphonse Humbert : « Soit, la loi a peut-être été violée ; les garanties légales ont été refusées à l'accusé Dreyfus ; mais jamais on n'en pourra avoir la preuve certaine, juridique. C'est à huis clos que jugeaient les juges : nul n'a le droit de savoir ce qu'ils ont fait. Nul n'a le droit de le leur demander ; et, en tout cas, il dépend d'eux de ne pas répondre. »

Ainsi, voilà où en sont réduits les avocats de l'État-Major. Il se peut qu'un crime ait été commis contre un accusé, contre un homme. Mais comme ce crime a été commis à huis clos, comme il n'y a aucun moyen légal de le rechercher, cela ne compte pas.

Je ne connais pas de théorie plus absurde à la fois et plus révoltante. D'abord, elle est fausse. Le jour où un gouvernement honnête et ferme le voudra, il connaîtra, et dans les formes juridiques, la vérité. Il n'aura qu'à interroger le général Mercier : « Avez-vous oui ou ion communiqué aux juges, en dehors des débats, certains documents ? »

Il n'aura qu'à le demander aux juges eux-mêmes. Ceux-ci à coup sûr, libres enfin de parler, ne se réfugieront pas dans l'obscurité où les veut tenir M. Alphonse Humbert. Ils ne se cacheront pas, comme d'un crime, de l'acte qu'ils ont accompli sans doute inconsciemment, et, pressés de dire la vérité, ils n'ajouteront pas à leur funeste imprudence la honte d'une dénégation mensongère ou la lâcheté d'un silence calculé.

En tout cas, il est prodigieux qu'on puisse dire et écrire dans notre pays, que, pour qu'un crime soit comme nul et non avenu, il suffit qu'il ait été commis par des juges à huis clos. Quoi ! des indices graves, décisifs même, les indiscrétions de l'Etat-Major écrivant aux journaux, les confidences des juges eux-mêmes, le silence embarrassé du ministre compromis, le silence de tous les gouvernants, tout cela permettra d'affirmer qu'un Conseil de guerre a jugé un homme comme on abat un chien suspect, sans discussion, sans garantie ! Et parce que ce crime a été commis dans l'obscurité du huis clos, il faudra renoncer à jamais à tout espoir de vérité, à tout espoir de justice !

Il semble au contraire que le huis clos, en isolant le juge, accroît sa responsabilité. Il l'oblige à se surveiller plus étroitement lui-même, et n'ayant plus le contrôle de l'opinion publique, à accepter plus rigoureusement encore le contrôle de la loi.

Si, comme le prétend M. Alphonse Humbert, les juges peuvent abuser du huis clos pour violer la loi, s'ils peuvent décharger leur sentence sur l'accusé comme on décharge un fusil sur une bête mauvaise, et si, après ce crime, ils peuvent invoquer le huis clos pour échapper à toute enquête et se rire de toute vérité, je demande ce qui nous sépare de la barbarie.

Mais ces théories monstrueuses ne dureront qu'un jour. Elles sont l'expédient désespéré de l'Etat-Major tremblant. Il n'ose pas nier qu'une illégalité déplorable ait été commise. Il voit que sur ce point la certitude des esprits est entière ; il espère seulement que cette certitude morale ne deviendra pas une certitude juridique et qu'il pourra échapper à une révision qui démontrerait à la fois la coupable incorrection des juges et leur erreur.

Ce calcul sera déjoué : il faudra bien qu'un jour, sous la poussée de la conscience publique, les gouvernants demandent au général Mercier et aux juges du Conseil de guerre : « Oui ou non, cet homme a-t-il été jugé sur des pièces ignorées de lui ? » Et la réponse n'est pas douteuse.

 

L'INTÉRÊT SOCIALISTE

 

Ce jour-là, nous aurons le droit de nous dresser, nous socialistes, contre tous les dirigeants qui depuis des années nous combattent au nom des principes de la Révolution française.

« Qu'avez-vous fait, Leur crierons-nous, de la déclaration des Droits de l'Homme et de la liberté individuelle ? Vous en avez fait mépris ; vous avez livré tout cela à l'insolence du pouvoir militaire. Vous êtes les renégats de la Révolution bourgeoise. »

Oh ! je sais bien ! Et j'entends le sophisme de nos ennemis : « Quoi ! nous dit doucereusement la Libre Parole, ce sont des socialistes, des révolutionnaires qui se préoccupent de légalité ! »

Je n'ai qu'un mot à répondre. Il y a deux parts dans la légalité capitaliste et bourgeoise. Il y a tout un ensemble de lois destinées à protéger l'iniquité fondamentale de notre société ; il y a des lois qui consacrent le privilège de la propriété capitaliste, l'exploitation du salarié par le possédant. Ces lois, nous voulons les rompre, et même par la Révolution, s'il le faut, abolir la légalité capitaliste pour faire surgir un ordre nouveau. Mais à côté de ces lois de privilège et de rapine, faites par une classe et pour elle, il en est d'autres qui résument les pauvres progrès de l'humanité, les modestes garanties qu'elle a peu à peu conquises par le long effort des siècles et la longue suite des Révolutions.

Or parmi ces lois, celle qui ne permet pas de condamner un homme, quel qu'il soit, sans discuter avec lui est la plus essentielle peut-être. Au contraire des nationalistes qui veulent garder de la légalité bourgeoise tout ce qui protège le Capital, et livrer aux généraux tout ce qui protège l'homme, nous, socialistes révolutionnaires, nous voulons, dans la légalité d'aujourd'hui, abolir la portion capitaliste et sauver la portion humaine. Nous défendons les garanties légales contre les juges galonnés qui les brisent, comme nous défendrions au besoin la légalité républicaine contre des généraux de coup d'Etat.

Oh l je sais bien encore et ici ce sont des amis qui parlent : « Il ne s'agit pas, disent-ils, d'un prolétaire ; laissons les bourgeois s'occuper des bourgeois. » Et l'un d'eux ajoutait cette phrase qui, je l'avoue, m'a peiné : « S'il s'agissait d'un ouvrier, il y a longtemps qu'on ne s'en occuperait plus. »

Je pourrais répondre que si Dreyfus a été illégalement condamné et si, en effet, comme je le démontrerai bientôt, il est innocent, il n'est plus ni un officier ni un bourgeois : Il est dépouillé, par l'excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n'est plus que l'humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer.

Si on l'a condamné contre toute loi, si on l'a condamné à faux, quelle dérision de le compter encore parmi les privilégiés ! Non : il n'est plus de cette armée qui, par une erreur criminelle, l'a dégradé. Il n'est plus de ces classes dirigeantes qui par poltronnerie d'ambition hésitent à rétablir pour lui la légalité et la vérité. Il est seulement un exemplaire de l'humaine souffrance en ce qu'elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l'autorité.

Certes, nous pouvons, sans contredire nos principes et sans manquer à la lutte des classes, écouter le cri de notre pitié ; nous pouvons dans le combat révolutionnaire garder des entrailles humaines ; nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l'humanité.

Et Dreyfus lui-même, condamné à faux et criminellement par la société que nous combattons, devient, quelles qu'aient été ses origines, et quel que doive être son destin, une protestation aiguë contre l'ordre social. Par la faute de la société qui s'obstine contre lui à la violence, au mensonge et au crime, il devient un élément de Révolution.

Voilà ce que je pourrais répondre ; mais j'ajoute que les socialistes qui veulent fouiller jusqu'au fond les secrets de honte et de crime contenus dans cette affaire, s'ils ne s'occupent pas d'un ouvrier, s'occupent de toute la classe ouvrière.

Qui donc est le plus menacé aujourd'hui par l'arbitraire des généraux, par la violence toujours glorifiée des répressions militaires ? Qui ? Le prolétariat. Il a donc un intérêt de premier ordre à châtier et à décourager les illégalités et les violences des conseils de guerre avant qu'elles deviennent une sorte d'habitude acceptée de tous. Il a un intérêt de premier ordre à précipiter le discrédit moral et la chute de cette haute armée réactionnaire qui est prête à le foudroyer demain.

Puisque, cette fois, c'est à un fils de la bourgeoisie que la haute armée, égarée par des luttes de clan, a appliqué son système d'arbitraire et de mensonge, la société bourgeoise est plus profondément remuée et ébranlée, et nous devons profiter de cet ébranlement pour diminuer la force morale et la puissance d'agression de ces États-Majors rétrogrades qui sont une menace directe pour le prolétariat.

Ce n'est donc pas servir seulement l'humanité, c'est servir directement la classe ouvrière que de protester, comme nous le faisons, contre l'illégalité, maintenant démontrée, du procès Dreyfus et contre la monstrueuse prétention d'Alphonse Humbert de sceller à jamais ce crime militaire dans l'impénétrabilité du huis clos.

 

ILLÉGALITÉ ET RAISON D'ÉTAT

 

I

Et ce qu'il y a de plus grave, c'est que cette illégalité certaine, indiscutable, n'était commandée par aucun intérêt national. On a beaucoup dit, dans les journaux, que si on n'avait pas montré à l'accusé et à son défenseur les pièces secrètes communiquées aux juges, c'était afin de ne pas blesser les puissances étrangères, auxquelles ces pièces avaient été dérobées.

Cette raison est misérable, car le huis clos supprimait à cet égard tout péril.

Que craignait-on ? Que pouvait-on craindre ? Que l'avocat commît une indiscrétion ? Mais il méritait autant de confiance que les six juges militaires auxquels les pièces furent montrées.

Craignait-on que l'accusé ne parlât ? Il était au secret, rigoureusement isolé du reste du monde. Et plus tard, s'il était reconnu innocent, nul n'aurait regretté, j'imagine, de lui avoir fourni les moyens de s'expliquer, de se défendre. Si, au contraire, il était reconnu coupable, il était plus que jamais séparé des autres hommes, muré vivant dans un tombeau d'où aucune parole indiscrète ne pouvait s'échapper.

Prononcer le huis clos pour soustraire le débat à l'étranger, et ensuite, dans cette salle bien close, laisser ignorer à l'accusé les pièces sur lesquelles on le juge, c'est une intolérable contradiction.

D'ailleurs, si ce scrupule était sérieux, pourquoi a-t-on montré à Dreyfus et à son avocat le bordereau ? Les deux pièces « secrètes » sont la photographie d'une correspondance entre l'attaché militaire italien et l'attaché militaire allemand. Le bordereau est une lettre d'envoi dérobée à la légation militaire allemande. Au point de vue des relations internationales, la saisie du bordereau, au domicile même de la légation, était bien plus grave que la saisie momentanée d'une correspondance photographiée au passage. Et cela n'empêchait pas tous les journaux acharnés contre Dreyfus, au moment du procès, de parler librement du bordereau et des conditions dans lesquelles il avait été saisi. Cela n'empêchait pas les bureaux de la guerre de verser le bordereau au procès légal et de le communiquer régulièrement à l'accusé et à son défenseur comme aux juges.

Par quelle incohérence, par quel désordre d'esprit peut-on soutenir qu'il était possible, sans compromettre la paix internationale, de soumettre le bordereau à l'accusé et qu'il n'était pas possible de lui soumettre les lettres des attachés ? Ce sont là, manifestement, des raisons trouvées après coup.

II

Aussi bien, depuis le discours de M. Cavaignac à la séance du 7 juillet, il faut renoncer à ces misérables prétextes. M. Cavaignac, ministre de la guerre, a déclaré, aux applaudissements de toute la Chambre : « Nous sommes maîtres de traiter nos affaires chez nous comme nous l'entendons. »

A la bonne heure, et j'applaudis aussi. Mais cela signifie que nous avions le droit et le devoir de conduire le procès Dreyfus selon les formes de la loi française. Cela signifie que jamais la France n'a été obligée de sacrifier à d'humiliants calculs de fausse prudence internationale les garanties légales qu'elle a instituées pour tous ses enfants, et ses devoirs de nation' civilisée.

Par ces paroles, M. Cavaignac démontrait, sans le vouloir probablement, que l'illégalité monstrueuse commise contre Dreyfus était doublement criminelle, car, en même temps qu'elle est une violation du droit individuel, elle est, au point de vue national, humiliante et inutile.

Inutile ? elle l'est si évidemment que M. Cavaignac a pu, sans danger, sans inconvénient aucun, lire à la tribune de la Chambre, devant le pays, devant l'Europe, devant le monde entier, les deux pièces que, d'après nos grands patriotes, on ne pouvait pas montrer à l'accusé Dreyfus.

Ainsi, aujourd'hui, en vertu d'une communication publique, officielle, du gouvernement français, toutes les puissances étrangères connaissent les pièces sur lesquelles Dreyfus a été jugé. L'Allemagne les connaît, l'Italie les connaît, le monde entier les connaît.

Seul, l'accusé Dreyfus ne les connaît pas.

Je ne crois pas que dans l'histoire des crimes judiciaires il y ait eu jamais un paradoxe aussi violent.

Le huis clos, dans les procès, a pour but de montrer à l'accusé certaines pièces en les cachant au reste du monde. Les bureaux de la guerre ont conduit si étrangement le procès Dreyfus qu'enfin les pièces du jugement ont été cachées à l'accusé seul et montrées au reste du monde.

C'est un renversement scandaleux non seulement de toute justice, mais de tonte raison. C'est un défi au bon sens aussi bien qu'à la conscience.

Peut-être, après tout, le peuple de France, si facile aux entraînements chauvins, avait-il besoin de cet exemple et de cette leçon pour savoir où conduit le patriotisme professionnel de certains agités. Quand il a fallu étrangler Dreyfus, quand il a fallu accabler ceux qui pour lui réclamaient la loi commune et la justice, nos grands patriotes ont crié : « C'est dans l'Intérêt de la France qu'on a dû violer la loi ; on a caché à l'accusé les pièces qui décidèrent les juges ! Tant pis ! La France au-dessus de tout ! Il ne fallait pas qu'une indiscrétion quelconque pût la compromettre ! »

Et les mêmes hommes acclament M. Cavaignac apportant à la tribune, et livrant à l'univers, les papiers « secrets ! »

Quand donc les « patriotes » cesseront-ils de se moquer de nous ? S'ils veulent subordonner la loi et asservir la France à leurs fantaisies, qu'ils aient du moins quelque suite, et qu'ils ne nous infligent pas l'incohérence dans la servitude !

En tout cas, dès maintenant, et après le discours de M. Cavaignac, il n'est plus permis de dire que l'illégalité est nécessaire ; il n'est même plus permis de dire que le huis clos est nécessaire. Les raisons de prétendu patriotisme dont on couvrait toutes les violences ne tiennent plus ; le tambour dont le roulement couvrait toute discussion, toute parole libre, est crevé.

Il est entendu aujourd'hui que la France peut sans péril juger au grand jour et selon sa loi ; et quand la conscience publique, révoltée enfin contre la monstrueuse iniquité et la monstrueuse erreur de l'affaire Dreyfus, obligera les gouvernants à rouvrir le procès, ce ne sera plus un procès de violence et de ténèbres ; c'est dans la pleine lumière d'un débat public, c'est sous la garantie de la loi, que l'accusé sera jugé de nouveau.

III

Mais puisque la criminelle illégalité commise contre Dreyfus était à ce point inutile, pourquoi le ministre et les bureaux de la guerre s'y sont-ils risqués ? Puisqu'ils communiquaient dans les formes légales le bordereau, puisqu'il n'y avait aucun péril à soumettre aussi à l'accusé, dans les formes légales, les deux lettres des attachés militaires, par quelle aberration se sont-ils mis, sans raison décisive, en dehors de la loi ?

Nous le saurons, avec précision, quand un gouvernement probe obligera le général Mercier à parler, à dire enfin dans quelles circonstances et pour quel objet il a pesé sur l'esprit des juges, en dehors du débat, par la production des pièces secrètes.

Mais, dès maintenant, on peut conjecturer que si une illégalité aussi scélérate à la fois et aussi inutile a été commise, c'est par un effet combiné d'inconscience, de honteux calcul et d'entraînement.

Il y a eu inconscience, car les généraux, les juges militaires, peu habitués aux formes légales, au respect de la pensée et de la libre discussion, ne se sont pas rendu parfaitement compte de l'énormité qu'ils commettaient en jugeant un homme sur des pièces qu'ils ne lui soumettaient pas. La preuve, c'est la naïveté tranquille de l'officier racontant à M. Salles, comme chose naturelle, la scandaleuse violation du droit à laquelle il avait participé. Il y a eu calcul aussi : l'affaire était lancée ; la presse aboyeuse exigeait la condamnation « du juif », quand même, à tout prix. Les habiles et les forcenés des bureaux de la guerre, en relations avec la Libre Parole, avaient promis la victime : il ne fallait point qu'elle échappât. Et pour cela, il fallait qu'elle discutât le moins possible.

Puisque le bordereau, qu'on avait cru suffisant, laissait les juges perplexes, puisqu'ils hésitaient, il fallait leur envoyer en hâte des documents nouveaux, des pièces de renfort.

Mais ces pièces, on ne les jugeait pas très solides, puisqu'on ne les avait même pas jointes au dossier.

Qui sait si l'accusé, admis à les discuter, ne les réduirait pas à néant ? Le plus sage était qu'il ne les vît pas.

D'ailleurs, comment les introduire légalement, au dossier, à la dernière heure ? Il aurait fallu expliquer, devant l'accusé, pourquoi on ne les y avait pas mises plus tôt. Il aurait fallu expliquer pourquoi on ne les avait pas jusque-là considérées comme des charges et pourquoi brusquement elles devenaient des moyens d'accusation.

De plus, en improvisant ainsi à la dernière heure des moyens nouveaux de conviction, on aurait appris à l'accusé que la base première de l'accusation chancelait. Et cette première défaite officielle de l'accusation connue du défenseur, pouvait se changer en déroute. Il valait mieux vraiment passer par-dessus la tête de l'accusé.

On pouvait dire aux juges : « Vous hésitez, mais voici des pièces que, pour des raisons mystérieuses et diplomatiques, nous n'avions pas jointes au dossier. Puisque le bordereau ne suffit pas, voici ces documents : à. la dernière heure, nous les confions à votre patriotisme. »

Oui, cela était plus sûr : et ainsi la condamnation dont on avait besoin était certaine ! Car, comment les juges auraient-ils pu résister ? Des officiers, tant qu'ils jugent selon les formes légales, sont indépendants de tout et de tous. Ils n'ont plus qu'un chef, la loi ; et celle-ci, par sa force souveraine, les élève au-dessus de toute crainte ; elle les affranchit de la coutumière discipline. Un moment, ils ne relèvent que de leur conscience.

Au contraire, quand ils sont placés, par une communication irrégulière du ministre, en dehors des conditions légales et pour ainsi dire hors de l'enceinte même de la loi, ils ne sont plus des juges ayant affaire à la loi seule : ils sont des subordonnés ayant affaire à leur chef.

Le ministre agissant hors de la loi, avec son autorité gouvernementale, avec sa puissance de chef, c'est s'insurger contre l'autorité, c'est se rebeller contre le chef que de refuser la condamnation que comme chef il sollicite. Et en ce sens vraiment, on peut dire que le premier Conseil de guerre a jugé par ordre.

La loi qui est la garantie de l'accusé est en même temps la garantie du juge : supprimer la loi, c'est livrer l'accusé à l'arbitraire du juge, c'est livrer le juge à l'arbitraire de ses maîtres.

IV

D'ailleurs, comment les officiers du Conseil de guerre auraient-ils pu examiner sérieusement les pièces qui leur étaient soumises, hors de l'accusé ? Supposons qu'un des juges ait eu un doute. Supposons qu'il ait dit : « Il ne me semble pas, d'après tel détail de ces lettres, qu'elles s'appliquent à Dreyfus. » La tentation devenait alors irrésistible, la nécessité apparaissait impérieuse de provoquer les explications de l'accusé.

Or, c'est cela précisément qui leur était défendu. Ils n'avaient donc plus qu'une ressource : ne pouvant poser des questions à l'accusé, ils ne devaient pas s'en poser à eux-mêmes. Ne pouvant éclaircir leurs doutes, ils n'en devaient pas avoir.

Et, en effet, ils n'en eurent pas. Le ministre prenait tout sur lui ; le ministre savait pour eux : ils obéirent. Les yeux fermés, ils frappèrent, et ainsi le crime fut accompli.

La seule excuse de tous ces hommes et du ministre lui-même, c'est qu'en tout cela il y eut plutôt entraînement que préméditation. Le général Mercier et M. du Paty de Clam, grisés peu à peu par la passion mauvaise des journaux et de l'opinion, avaient cru que le bordereau leur suffirait à emporter d'emblée la condamnation.

Devant les hésitations des juges, que troublait la démonstration délirante de l'expert Bertillon, ils font en toute hâte une levée de documents nouveaux ; ils ne prennent pas la peine d'en éprouver la valeur ; ils ne laissent aux juges ni le temps ni la liberté d'esprit de les examiner ; ils jettent au dernier moment, et sans que l'accusé soit prévenu, des pièces suspectes dans la balance hésitante de la justice.

Et cet attentat, un des plus douloureux qu'ait vu l'histoire, ressemble à une effroyable improvisation. Mieux préméditée, l'illégalité eût été peut-être plus criminelle : elle eût été moins dangereuse. Car, du moins, avant de se prononcer sur des pièces que l'accusé ne connaîtrait pas, eût-on pris la précaution de les étudier sérieusement, d'en contrôler la valeur.

Mais non : c'est à la dernière heure, c'est parce que le procès semblait chanceler qu'on lui applique du dehors et en toute hâte des étais de hasard.

Improvisation dans l'arbitraire 1 Etourderie dans le crime ! Non seulement il y avait ainsi violation du droit, illégalité : mais l'illégalité était commise dans des conditions telles que les chances d'erreur étaient terriblement accrues.

Et, en effet, il y a eu erreur. C'est un innocent qui est à l'île du Diable.