LES INSTITUTIONS SOCIALES ET LE DROIT CIVIL À SPARTE

 

III — DU PARTAGE DES TERRES ATTRIBUÉ À LYCURGUE.

 

Les érudits du dernier siècle acceptaient et reproduisaient sans observation le récit contenu dans Plutarque (Lycurgue, c. VIII et IX), selon lequel le réformateur aurait partagé toutes les terres de la Laconie en 36.000 parts égales et aurait ensuite échoué dans son projet de partager les richesses mobilières.

Dès que la critique moderne a examiné ce récit, elle y a reconnu plusieurs contradictions avec des faits historiques incontestables qui lui enlèvent toute valeur.

En premier lieu, au temps de Lycurgue, les Spartiates n’avaient pas achevé la conquête de la Laconie, le chiffre des 30.000 lots attribués aux Périœques et qui est en rapport avec le temps où ils étaient maîtres de la Messénie, est donc tout à fait faux. A cette même époque, les Grecs ne connaissaient pas la monnaie : Lycurgue n’a donc pas pu la supprimer à Sparte. Enfin le territoire de la Laconie n’ayant pas partout la même fertilité, les lots ne pouvaient être absolument égaux si l’on voulait que le revenu le fût.

Devant ces erreurs bien évidentes, Ottf. Müller et les écrivains qui l’ont suivi, ont abandonné les détails du récit de Plutarque, mais ils l’ont admis, en ce sens que selon eux Lycurgue aurait partagé également le territoire qu’avaient alors les Spartiates ; le chiffre de 39,000 lots n’aurait été atteint que plus tard après la conquête de la Messénie.

M. Grote va plus loin ; et selon nous il a démontré d’une façon péremptoire que le partage des terres attribué à Lycurgue était une falsification historique. Nous allons reprendre ses deux grands arguments, à savoir, que tous les auteurs antérieurs à Polybe sont muets sur ce point et qu’au contraire les récits les plus authentiques montrent l’inégalité des fortunes existant à Sparte dés les temps les plus anciens. Nous rechercherons ensuite comment une pareille erreur a pu pénétrer dans l’histoire.

§ I. — Les auteurs anciens, antérieurs au IIIe siècle avant J.-C., n’ont pas connu le partage des terres attribué à Lycurgue.

Nous avons déjà signalé le silence capital d’Hérodote et d’Hellanicus, c’est-à-dire des historiens les plus anciens et les plus sûrs. Les écrivains du IVe siècle sont relativement à ce fait dans une ignorance non moins absolue.

Xénophon, ou l’auteur du traité sur le gouvernement de Lacédémone qui porta son nom[1], décrit avec un soin minutieux les institutions spartiates qu’il attribue toutes à Lycurgue, mais il ne dit pas un mot du partage des terres ; il l’exclut même implicitement par cette conclusion d’un de ses chapitres (le VIIe) : Pourquoi quelqu’un eut-il cherché la richesse là où la manière de vivre devait être égale pour tous. L’on ne peut échapper à l’argument tiré du silence si remarquable de ce traité ex professo sur le gouvernement de Sparte, en disant que du temps de Xénophon les effets du partage de Lycurgue étaient complètement effacés. Cet écrit, tout à fait de la même nature que la Cyropédie, a pour but de tracer l’idéal d’un gouvernement aristocratique où les hommes soient conduits à la vertu par la force des institutions. Si l’égalité des possessions y eût jamais existé, Xénophon l’eut certainement mise en relief : son silence prouve bien que de son temps cette donnée historique était complètement inconnue. Ses contemporains Isocrate, Platon, Aristote, se faisaient exactement la même idée que lui des institutions spartiates.

Platon, partisan de la communauté et de l’égalité des biens, admirateur systématique de la race dorienne, devait sans nul doute invoquer, en faveur de ses idées, l’imposante autorité de Lycurgue. Il n’en est rien. Dans le troisième livre des Lois il parle longuement des Lacédémoniens et de leur établissement dans le Péloponnèse. Ils eurent selon lui le grand avantage de pouvoir à leur arrivée partager également les terres, ce qui est l’objet de difficultés insurmontables pour les législateurs qui ont à donner une constitution à des cités déjà établies. Platon, ne connaît à Sparte d’autre partage des terres que celui qui a suivi la conquête et il a si peu l’idée d’un nouveau partage fait par Lycurgue qu’immédiatement il ajoute que Sparte seule des trois cités doriennes du Péloponnèse a conservé se constitution. Un peu plus loin, il loue l’égalité spartiate absolument au même point de vue que Xénophon : La grande gloire de la cité lacédémonienne est qu’aucun honneur ou genre de vie particulier ne s’attache à la richesse plus qu’à la pauvreté ou à la condition royale plus qu’à la condition privée[2].

Tous les écrivains de cette époque avaient les mêmes notions sur la constitution de Sparte. Ainsi, Isocrate dans le Panathénaique met en scène un partisan des institutions lacédémoniennes (phélolaco), qui dit à l’avantage de Sparte qu’elle n’a jamais connu γης αναδασμον, prouve évidente que dans la pensée d’Isocrate Lycurgue n’avait pas touché aux propriétés privées, dont les titres remontaient à la conquête même[3].

Mais c’est surtout Aristote qui est décisif. Dais son grand ouvrage sur la politique, il a consacré un chapitre entier à la constitution lacédémonienne (liv. II, ch. VI), et dans le cours des livres suivants, il y revient sans cesse pour la comparer avec celle des autres cités. Or, dans aucun passage, il ne parle du partage des terres ni de l’égalité des possessions foncières comme base des institutions de Sparte ; il l’exclut même formellement par des assertions inconciliables avec cette donnée,

Un autre défaut, dit-il[4], qu’on peut ajouter à ceux-là dans la constitution de Lacédémone, c’est la disproportion des propriétés : les uns possèdent des biens immenses, tandis que les autres n’ont rien ; le sol est entre les mains de quelques individus ; ici la faute en est à la loi elle-même. Elle a bien attaché, et avec raison, un déshonneur à la vente et à l’achat des propriétés, mais elle a permis de disposer arbitrairement de son bien……

Voilà l’inégalité des biens présentée comme découlant directement des lois ! Un peu plus loin, après avoir constaté la diminution de la population et les lois faites en faveur des nombreuses familles, Aristote dit que le meilleur remède serait d’établir l’égalité des biens[5]. Or, si Lycurgue avait fait de l’égalité des biens la base de sa constitution, c’eut été assurément le cas d’invoquer ici son autorité[6]. Mais Aristote ignorait si complètement la légende du partage des terres par Lycurgue, qu’il attribue à Phalées de Chalcédoine, écrivain bien postérieur, la première idée de baser une constitution sur l’égalité des biens[7]. La comparaison qu’il fait de la constitution crétoise avec celle de Sparte, et que d’après Polybe tous les, écrivains de cette époque, Callisthène, Éphore, Platon faisaient à l’envi, est non moins significative. Le législateur, dit-il[8], en Crète et à Lacédémone, a rendu la jouissance de la richesse commune par l’établissement des Syssities, remarque qui serait dépourvue de tout sens si l’égalité des possessions foncières avait jamais existé à Sparte. Il en est de même de cette autre assertion :

Bien des gens soutiennent que la constitution lacédémonienne est une démocratie, parce qu’en effet on y découvre des éléments démocratiques, par exemple l’éducation commune des enfants qui est la même pour les riches, et pour les pauvres, la discipline pareille imposée aux jeunes gens et aux hommes, sans aucune distinction du riche et du pauvre, puis l’égalité parfaite des repas communs, l’identité de vêtement qui laisse le riche absolument vêtu, comme un pauvre pourrait l’être[9]. Cette citation, si on a soin de la rapprocher des paroles presque semblables de Xénophon, de Thucydide, de Platon, montre que tous les écrivains de cette, époque avaient puisé leurs notions sur Sparte à la même source, et qu’ils s’en faisaient une idée qui exclut complètement le partage des terres et l’égalité des possessions.

Aussi Polybe qui, cent cinquante ans après, regardait ces deux faits comme incontestables, s’étonne de ce que ses devanciers les aient laissés dans l’ombre. Voici ses propres paroles :

Les écrivains les plus érudits de l’antiquité, Éphore, Xénophon, Callisthène, Platon, ont dit que les institutions de la Crète étaient semblables à celles de Sparte. Éphore se sert des mêmes expressions pour les décrire, les noms propres seuls sont changés ; et cependant les différences sont notables. Ces mêmes auteurs reconnaissent comme propre à Sparte que personne ne peut avoir une plus grande étendue de terre qu’un autre, et que tous les citoyens ont une part égale du territoire public. Autre différence : A Sparte l’argent n’a aucun pouvoir, aucune dissension fondée sur l’opposition des intérêts ne peut s’élever, parce que Lycurgue a détruit la cupidité jusque dans sa racine…… En Crète, au contraire, les lois permettent à chacun d’étendre ses possessions autant qu’il le veut, et l’argent est si estimé qu’en gagner est non seulement nécessaire mais encore honorable[10].

C’est là assurément une opinion bien tranchée. On remarquera que Polybe accuse d’inconséquence Platon, Xénophon, Éphore, inconséquence grossière qui serait bien surprenante chez de pareils écrivains. Les critiques de Polybe ont d’autant moins de portée qu’il est parfaitement prouvé qu’il ne connaissait pas la politique d’Aristote[11]. Or, il est en contradiction formelle avec elle sur deux points : d’abord sur l’égalité des possessions foncières comme base de la constitution, puis sur la façon dont les Spartiates estimaient l’argent. Aristote nous les montre pleins de cupidité et son témoignage est confirmé par plusieurs autres[12].

C’est donc entre ces deux graves autorités que le débat s’engage. Indépendamment de sa valeur propre, Aristote a sur Polybe l’avantage d’avoir pu être mieux informé. Il a vu Sparte dans sa décadence il est vrai, mais à une époque où la constitution de Lycurgue était encore en vigueur, tandis que Polybe qui vivait cent cinquante ans après n’a connu Sparte qu’après les bouleversements d’Agis, de Cléomène, de Nabis, qu’après ces partages de terre faits à l’aide du nom de Lycurgue dont on invoquait l’autorité, probablement à l’aide de falsifications historiques dont lui même aura été la dupe[13].

Si dans ces conditions, le témoignage do Polybe ne suffit pas pour nous faire admettre le partage des terres attribué à Lycurgue, à plus forte raison doit-il en être ainsi, alors que

§ II - Une série de faits dûment constaté montrent l’inégalité des richesses comme ayant toujours existé à Sparte.

Dans le chapitre suivant consacré aux lois civiles, nous verrons que toutes les institutions qu’on a prétendu avoir été conçues par le législateur dans le but de maintenir l’égalité des biens (droit d’aînesseIndivisibilité de lots de terre), n’ont réellement pas existé et qu’en définitive aucune mesure propre à atteindre ce but n’avait été prise. Or, il serait très invraisemblable qu’une législation aussi énergique et aussi bien liée que celle dont on fait honneur à Lycurgue, eût pris pour base l’égalité des possessions foncières, alors qu’au bout d’une génération cette égalité devait être nécessairement détruite par le cours naturel des choses, par la différence du nombre des enfants dans les familles et par le fonctionnement du droit de succession en ligne collatérale.

Nous avons dit que Lycurgue laissa subsister les anciennes divisions ethniques dont le γενοσ était le fondement ; nous avons vu que les Gérontes étaient choisis dans les anciennes familles, nous recueillerons plus loin les traces du maintien de l’organisation et des coutumes propres à certains γενη. Dès les plus anciens temps de Sparte, l’histoire mentionne des hommes marquants par leur noblesse, leur naissance, leur influence[14]. Or, pour quiconque connaît l’organisation du γενοσ, ou se rend compte au moins des conditions auxquelles de grandes familles se maintiennent dans un État, il est évident que la possession égalitaire de tous les biens-fonds était une chose impossible.

Enfin, voici une série de témoignages remontant aux siècles qui ont suivi Lycurgue et allant jusqu’au temps de Lysandre, d’où il ressort qu’en fait, de grandes inégalités de fortune existaient chez les Spartiates. Au VIe siècle avant J.-C., le poète Alcée met dans la bouche d’Aristodemos, s’adressant aux Spartiates, ces paroles significatives : La richesse fait l’homme, aucun homme pauvre n’est considéré comme bon ni estimé.

Tyrtée, pendant la guerre de Messénie, avait dû employer son influence pour calmer les plaintes des citoyens pauvres qui demandaient à partager les terres.

Thucydide, parlant de l’état de choses antérieur à la guerre du Péloponnèse, dit qu’à Lacédémone les riches s’assimilent à la simplicité des pauvres sous le rapport du vêtement et des habitudes journalières. A propos des repas publics, Molpis a une remarque tout à fait semblable et qui se rapporte sûrement aux temps où la discipline spartiate était en pleine vigueur[15].

Hérodote et Thucydide racontent plusieurs faits qui nous montrent des riches à Sparte, notamment des gens qui faisaient courir aux jeux d’Olympie, ce qui suppose une grande fortune[16].

Ottfried Müller, à qui cette masse de témoignages n’était. pas inconnue, a essayé de les concilier par quelques explications dont l’insuffisance est évidente ; il voit une première source d’inégalités dans la différence de fertilité des lots de terre : Ces inégalités, ajoute-t-il[17], durent devenir plus évidentes avec le cours du temps par les changements naturels du sol et surtout par rapport aux esclaves liés au sol. Cependant on posait toujours LE PRINCIPE DE L’ÉGALITÉ QUI ÉTAIT UN PRINCIPE NATIONAL. Cette égalité des biens était une application dérivée et de la communauté des biens que les ordres pythagoriques s’efforçaient d’appliquer, d’après le principe xοινα τα των φιλων. Mais ce principe national des Doriens n’a jamais été appliqué à Argos ni à Messène, et au temps de Lycurgue il n’était pas question du Pythagoricisme qui se lie à un vaste mouvement d’infusion des cultes orientaux. Ici, le roman du Dorisme a obscurci la vue ordinairement si juste d’O. Müller.

On ne peut pas davantage expliquer ces grandes inégalités de fortune, par ce fait que Lycurgue n’avait pas partagé la richesse mobilière. Ce serait méconnaître les conditions économiques générales des cités anciennes, où la richesse mobilière était peu, importante comparée aux immeubles, et surtout celles spéciales aux Spartiates qui ne pouvaient se livrer ni au commerce, ni à l’industrie, ni à l’exploitation rurale. Ces grandes fortunes consistaient dans une vaste étendue de terres et dans un grand nombre d’Hilotes qui payaient la redevance[18]. Ces revenus, les riches Spartiates de l’ancien temps ne les employaient pas à ces jouissances de vêtements ou de table, mais ils avaient un luxe politique, si l’on peut parler ainsi ; ils entretenaient beaucoup d’esclaves à la maison[19], et des clients connus sous le nom de Mothaces, pour lesquels ils payaient la quote-part aux repas publics[20] ; ils élevaient des chevaux et, en temps de guerre, ils armaient de nombreux suivants d’armes[21] ; enfin, avec ces richesses et cette clientèle, ils obtenaient les magistratures dans les élections. C’était là, comme le remarque Aristote, l’élément oligarchique dans la constitution[22].

Après cette double démonstration, il ne reste rien du roman de Plutarque sur-le partage des terres par Lycurgue, ni de la prétendue égalité de fortune dont a parlé. Polybe. L’égalité, nous croyons pouvoir le redire, n’existait que dans les limites et sous les rapports que nous avons indiqués dans le chapitre précédent.

§ III. - Comment ces fausses notions ont-elles pénétré dans d’histoire et surpris la critique de Polybe ?

Dans un des chapitres les plus remarquables de sa grande histoire, M. Grote a recherché les causes de ce soudain développement au IIIe siècle avant J.-C. du rôle législatif de Lycurgue. Un fait incontesté a appelé son attention. Quand les rois Agis et Cléomène voulurent accomplir à Sparte la révolution démagogique qui, à cette époque, se produisait dans presque toutes les villes grecques, — abolition des dettes, partage des terres — ils invoquèrent l’autorité de Lycurgue et partagèrent la Laconie proprement dite en 19.500 portions, dont ils attribuèrent 15.000 aux Périœques et 4.500 aux citoyens. Cette division cadre exactement avec celle en 30.000 portions que Plutarque raconte avoir été faite par Lycurgue et qui s’appliquait aux temps où la Messénie appartenait à Sparte. Il y a là un parallélisme très suspect et qui est évidemment l’œuvre de quelque publiciste officieux. Or, ce publiciste est parfaitement connu. C’est un philosophe stoïcien du nom de Sphœros qui, imbu des idées égalitaires de sa secte, avait poussé les rois Agis et Cléomène à une révolution démagogique. Il y avait contribué par des écrits sur Lycurgue, et Plutarque reconnaît qu’il a puisé à cette source une partie de son récit. Les romans historiques étaient alors fort en vogue ; la Cyropédie en est resté le modèle achevé. Il n’y a rien donc que de très acceptable dans la supposition que Sphœros avait fait sur Lycurgue des romans où il le représentait comme procédant à des mesures agraires qui devenaient ainsi la justification des agissements des rois démagogues, ses disciples[23].

Mais, dans les récits authentiques sur Lycurgue, n’y avait-il rien qui ait pu servir de base à la falsification historique de 5phœros, et qui, plus. tard, ait pu. porter Polybe, Plutarque, Tite-Live, Justin à accepter la légende du partage des terres par Lycurgue ? La grande majorité des érudits anglais et allemands, tous d’accord pour repousser le roman de Plutarque, se sont arrêtés à une tierce opinion, d’après laquelle un certain fonds de vérité aurait servi de fondement à toute cette superstructure romanesque. Le plus précis est M. Thirlwall qui suppose que Lycurgue fit quelques règlements agraires tendant à une égalité générale de la propriété foncière, mais non un partage entièrement nouveau ; qu’il peut avoir repris à des hommes riches des terres dont, ils s’étaient injustement emparés sur les Argiens conquis, et qu’ainsi il procura des lots aux citoyens pauvres et aux Laconiens soumis[24].

M. Grote regarde comme puériles ces tentatives de conciliation, et il repousse avec une grande verve toute sorte d’interprétation, d’après laquelle on regarderait la fiction telle qu’elle est maintenant, comme l’exagération de quelque fait peu important, et l’on essayerait de conjecturer sans autre secours quel était le petit fait. Dans ces quelques lignes s’accuse la méthode si originale que M. Grote a apportée dans l’étude des antiquités. Il n’y a, selon lui, aucune certitude historique à dégager des récits mythiques ou légendaires, antérieurs à l’époque où ont vécu les historiens anciens : reproduire les légendes telles que les anciens les acceptaient eux-mêmes et avec l’impression qu’elles produisaient sur leur esprit, telle est selon l’éminent érudit anglais la seule mission de l’historien moderne. Il y a, croyons-nous, dans ce positivisme historique une réaction exagérée contre l’école des Niebuhr et des Ottfried Müller ; et quoique M. Grote semble facilement triompher d’un adversaire qui n’apporte aucune preuve à l’appui de sa conjecture, un examen attentif des témoignages de l’antiquité nous a conduit à penser que réellement Lycurgue ou d’une façon générale le gouvernement spartiate avait rendu certaines lois agraires pour le partage des terres conquise, qui ont pu tromper les écrivains suivants :

Isocrate nous met sur la voie dans le passage suivant du Panathenaique : Après que les Doriens eurent conquis le Péloponnèse, les Lacédémoniens furent livrés à des discordes intestines, telles que nul autre peuple grec n’en a éprouvé, à ce que disent ceux qui ont étudié avec soin leur histoire. Les plus distingués d’entre les Spartiates ayant prévalu, ils ne voulurent pas que leurs anciens adversaires vécussent dans la même ville et y jouissent des mêmes avantages sociaux et politiques. Ils établirent entre eux une isonomie et une sorte de démocratie telle qu’elle doit exister entre ceux à qui une concorde perpétuelle est nécessaire ; quant au peuple, ils le réduisirent à la condition de Périœques. Ayant fait cela, cette terre que chacun eut dû posséder également, ils la partagèrent de telle sorte que eux, qui formaient le petit nombre, eurent non seulement les meilleures terres mais encore un territoire plus grand qu’aucune autre cité grecque n’en a. Ils laissèrent, au contraire, un territoire si étroit et si mauvais à la multitude réduite au sort des Périœques, que c’est à grand peine si à force de travail elle peut gagner sa vie[25].

Sans nous arrêter à l’opinion d’Isocrate sur l’origine des Périœques, qui se retrouve cependant dans Éphore[26], il ressort de son récit deux choses bien nettes : Premièrement, que la réforme de Lycurgue a eu lieu au milieu des troubles qui se sont élevés entre les Doriens-Héraclides, peu après leur établissement. — Isocrate se range ici à l’opinion d’Hérodote, de Platon et de Xénophon qui font Lycurgue presque contemporain des conquérants Héraclides, et les probabilités les plus grandes sont en faveur de cette opinion — Deuxièmement, que les troubles, au milieu desquels Lycurgue accomplit son œuvre réformatrice, avaient pour objet le partage des terres conquises.

Il est vraisemblable que les chefs des races qui étaient en même temps les chefs militaires, avaient voulu accaparer toutes les terres conquises. — La mention d’Aristote qu’autrefois les rois de Sparte étaient propriétaires de tout, le pays, est un souvenir de ce premier état des choses[27] — La masse des hommes libres résistait, les villes achéennes, avec lesquels des traités particuliers avaient été faits, profitaient de ces dissensions pour se relever, Lycurgue rétablit la concorde entre les Spartiates de naissance, relâcha les liens de tribu et de gentilité qui étaient devenus un moyen d’exploitation pour les chefs, révolution intérieure à laquelle peuvent bien s’appliquer ces paroles d’Hérodote μετηστοσ ε τα νομιμα παντα (I, c. 65), et enfin établit cette isonomie dont parle Isocrate, en conséquence de laquelle on enlevait aux riches les terres injustement détenues, pour répartir entre tous les guerriers les avantages de la conquête.

Autant l’idée d’un partage des terres fait dans le but d’établir l’égalité des conditions est difficile à admettre, quand il s’agit du IXe ou même du VIIe siècle avant J.-C., à une époque où le droit de propriété était intimement lié à la religion des mânes et participait de son immutabilité, autant le règlement des droits des guerriers sur des terres conquises dont les chefs voulaient garder-la jouissance exclusive, s’explique naturellement.

Si tel a été le but des lois agraires de Lycurgue, on comprend très bien que ce législateur ne se soit nullement préoccupé de maintenir l’égalité entre les fortunes : il n’avait pas à toucher au droit civil, et effectivement, il n’innova rien dans cette matière. Il avait réglé une situation troublée. C’était assez.

Il est non moins vraisemblable que Lycurgue, qui avait organisé toute sa cité pour la guerre et lui avait fait une nécessité d’existence de conquérir sans cesse de nouveaux pays, avait dû laisser des maximes pour le partage des terres que l’on conquerrait dans l’avenir. Il voulait que le nombre des citoyens augmentât, et comme l’exercice des droits civiques était subordonné au paiement d’une contribution aux syssities, force était de pourvoir les nouveaux citoyens sur les terres conquises.

Le roi Polydore menant les Spartiates à la conquête de la Messénie, leur disait qu’ils allaient dans un pays qui n’avait pas encore été partagé, et Strabon nous apprend qu’après la conquête, le pays fut l’objet d’un partage entre les vainqueurs[28]. Dans cette. même guerre, Tyrtée eut à apaiser un certain nombre de citoyens qui, ruinés par la guerre, demandaient le partage des terres. O. Müller suppose avec beaucoup de raison que les Spartiates, qui avaient précédemment reçu des lots en Messénie et qui ne pouvaient en retirer aucun revenu, à cause des vicissitudes de cette longue guerre, demandaient à être pourvus de nouveau en Laconie[29].

Ce système de lotissement de nouveaux citoyens sur les terres conquises explique naturellement les accroissements successifs du nombre des Spartiates pendant la première période de leur histoire. De 2.000 citoyens qu’ils étaient très anciennement, ils parvinrent au nombre de 4.500 ou 6.000 après Lycurgue. Une fois la Messénie conquise, le roi Polydore porta leur nombre à 9.000. Enfin ils atteignirent le chiffre de 10.000, au dire d’Aristote qui constate à cette occasion que ces accroissements provenaient non pas d’un mouvement constant ascensionnel de la population, mais bien de collations en masse du droit de cité.

A ceux qui, auraient peine à croire que l’existence de semblables règlements pour le partage des terres conquises ait pu, dans la suite des temps, être amplifiée et dénaturée, au point de passer pour un partage égalitaire dés terres, nous citerons la méprise qui a régné si longtemps sur le véritable caractère des lois agraires à Rome. L’origine de cette méprise venait des déclamations intéressées Cicéron, qui voulait faire passer ces lois équitables pour des attentats au droit de propriété. Les démagogues grecs du IIIe siècle pouvaient bien avoir usé de procédés semblables dans l’intérêt des passions de la populace.

L’exposé des principales lois de Sparte, tel qu’il résulte des textes authentiques, s’accorde, parfaitement avec ce genre d’égalité aristocratique que nous avons définie, tandis que ces lois seraient absolument inintelligibles si l’on continuait à partir de cette fausse notion que l’État spartiate avait pour base l’égalité des conditions et des fortunes.

 

 

 



[1] L’authenticité du traité sur le gouvernement de Lacédémone, niée par quelques auteurs, est soutenue par beaucoup d’autres (V. Bœck, Économie politique des Athéniens, t, I, note 418. T. II, note 88, traduction française. Daunou, Cours d’Études historiques, t. XI, 5e leçon. Cf. Trieber, Quœtiones Laconicœ, in-8°, Bertin, 1867). Quelque parti que l’on prenne sur cette question, cela n’enlève rien à la valeur des arguments que nous tirons de cet opuscule. Sa haute antiquité est parfaitement reconnue. M. Aud. Lehmann, dans une dissertation spéciale publiée à ce sujet à Greifswald (1863), l’attribue à un disciple d’Isocrate. Quelqu’il soit, l’auteur de cet écrit ne connaissait pas la légende qui attribuait un partage des terres à Lycurgue, ou bien il ne la jugeait pas même digne d’être mentionnée. Strabon, qui pour l’histoire de Sparte a suivi exclusivement Éphore, garde un silence semblable et est par là même une autorité de plus en notre sens (Strabon, VIII, ch. V, sur la Laconie, comparé avec X, ch. IV, §§ 16 à 22, sur la Crète et ses institutions). Ajoutons que rien dans les écrits authentiques de Xénophon ne contredit les données du traité du Gouvernement de Lacédémone. Dans les Dits Mémorables, IV, ch. IV, § 48, il y a un jugement sur la législation de Lycurgue où Socrate ne dit pas un mot du partage des biens : il le loue seulement d’avoir établi la concorde nécessaire aux aristocraties.

[2] Lois, t. II, p. 304 et 313, éd. Didot.

[3] Panathenaiq., t. II, p. 606.

[4] II, ch. VI, § 10. Cf., VIII, ch VI, § 7, ch. X, § 5.

[5] II, ch. VI, § 12.

[6] On ne peut pas dire, en se fondant sur ce que certains traits de la description d’Aristote sont particuliers à son époque, qu’il n’a pas, voulu parler des temps anciens et de la vieille constitution de Lycurgue. Dans maints passages, il oppose l’ancien esprit spartiate aux innovations récentes, et constate que, jusqu’à la bataille de Leuctres, les Spartiates avaient conservé les lois de leur législateur primitif (IV, ch. XIII, § 11). Il nomme au moins cinq fois Lycurgue (II, ch. VI, § 8, ch. VII, § 4, ch. IX, § 1, 5 ; VI, ch. IX, § 10. — Ses notions paraissent tirées d’Hérodote), et il le désigne souvent indirectement par l’expression ο νομοθιτης.

[7] II, ch. IV, § 1.

[8] II, ch. II, § 10. Cf. ch. VIII, sur la Crète.

[9] VI, ch. VII, § 5.

[10] Polybe, VI, ch. 45, 46, 47, éd. Didot.

[11] Barthélemy Saint-Hilaire, introduction à la politique d’Aristote, p. LXXI. Nous ne trouvons non plus dans les écrits de Xénophon et de Platon rien qui justifie l’opinion que Polybe leur attribue sur l’égalité des biens à Sparte.

[12] Politique, II, ch. VI, §§ 9, 14, 19.

[13] Pour achever la revue de tous les historiens anciens, il faut ajouter que Cicéron, qui dans de nombreux passages parle de Lycurgue et de la constitution lacédémonienne, ne fait jamais aucune allusion au partage des terres et à l’égalité des possessions foncières. Il y a même deux textes de lui : de Officiis, II, ch. 23, et de Republica, III, ch. IX, qui s’accorderaient très mal avec ces données s’il les avait tenues pour vraies. Il paraît d’ailleurs avoir emprunté ses notions sur le gouvernement de Sparte, à Théopompe, à Xénophon et à Aristote dont il connaissait la Politique. Le choix des sources fait par Cicéron a d’autant plus de valeur qu’il connaissait très bien les écrits de Polybe. Quant à Tite-Live, c’est bien certainement dans Polybe qu’il a puisé l’idée qu’à Sparte les terres avaient été partagées également par Lycurgue (XXXIV, ch. 31, et XXXVIII, ch. 31). Une mention semblable mais très rapide se trouve dans Justin (III, ch. 3), et s’il était prouvé qu’il l’a tirée de Théopompe elle aurait une plus grande portée, mais Justin et Trogue Pompée sont loin de n’avoir puisé qu’à cette source.

[14] Pausanias, III, ch. II, § 7. Thucydide, IV, 108 ; V, 15.

[15] Alcée fragm. 41. Ed. Schneidewin. Cf. Pindare, Isthmiques, II, 43 ; Aristote, Politique, VIII, ch. VI, § 2 ; Thucydide, I, 5 et 6 ; Molpis dans Athénée, IV, c. VIII, p. 141 ; Xénophon, Gouvernement de Lacédémone, c. V, 3.

[16] Hérodote, VI, 84, VI, 103, VII, 134 ; Thucydide, V, 60 ; Pausanias, III, c. 13, § 4.

[17] Die Dorier, t. II, p. 191.

[18] La richesse en troupeaux et en chevaux de certains Spartiates suppose la propriété de grands fonds de terre, car il n’y avait pas de droits de parcours dans les forêts communales à ce que l’on croit.

[19] Thucydide, VIII, c. 40.

[20] Sur les Mothaces, voir infra.

[21] V. notes précédentes et Xénophon, Hellenic, VI, 4, § 11.

[22] Politique, II, ch. VI, § 19, Cf. Plutarque, Lysandre, 2, 19.

[23] Sur Sphœros, voir Plutarque, Lycurgue, V. Cléomène, II, XI. Athénée, IV, c. VIII. Diogène Laërte, VII.

L’opinion de M. Grote a été adoptée par Kopstadt, De reruta laconicarum constitut. Lycurgeœ Gretfwald, in-8°, 1849, par Lachmann, Die Spartaniche Staats verfassung.

[24] Hist. des origines de la Grèce, t. I, ch. VIII ; Walchsmuth, Hellenische Alterthtumsk, V, 4, 42, p. 247, et Manso, Sparte, t. I, p. 110 à 121 avaient déjà avancé des idées analogues.

[25] Isocrate, Panathenaiq. t. II, p. 646, éd. Auger.

[26] Éphore, dans Strabon, VIII, ch. V, fr. 18, Fragments des historiens grecs de Didot.

[27] Politique, VIII, ch. VIII, § 5.

[28] Plutarque, Lacédémone. Apophtegm., Polydore, 2. Strabon, VI, c. III, § 3. Aristote, Politique, VIII, ch. VI, 2. O. Müller, Die Dorier, t. II, p. 492.

[29] Isocrate, Panathenaic., t. II, p. 609 ; Plutarque, Lycurgue, c. VIII. Ephoros fr. 20, Fragm. des historiens grecs de Didot. Aristote, Politique, I. II, ch. VI, § 12, Remarquer Plutarque, Institut. Laconica, 22.