ÉTUDES SUR LA MARINE ANTIQUE

 

TROISIÈME ÉTUDE. — VIRGILIUS NAUTICUS.

 

 

PRÉFACE.

Ce n'est pas pour la première fois que cette étude est imprimée ; mais la publicité qui lui fut donnée, il y a dix-sept ans, fut tellement restreinte qu'on pourrait dire qu'elle est restée inédite.

Imprimé au, mois de mars de l'année 1843, dans les Annales maritimes et coloniales, le Virgilius nauticus eut d'abord pour lecteurs quelques officiers de la marine ; des exemplaires tirés à part le firent connaître ensuite d'un certain nombre de membres d'un corps pour lequel il avait été surtout composé : je veux parler du corps enseignant. L'accueil que firent à cet essai plusieurs personnes appartenant à l'Université de Paris eut de quoi me satisfaire. Un éminent professeur de la Faculté des lettres, M. Patin, fit souvent à mon petit livre, dans ses doctes leçons à la Sorbonne, l'honneur de le citer et de le recommander à ses auditeurs. C'était un grand succès pour lui ; il eut la fortune d'en obtenir un autre. M. Mendes, pote brésilien qui n'est pas étranger aux choses de la navigation, pour sa version élégante et fidèle de l'Énéide[1], a bien voulu s'aider du Virgilius nauticus et adopter les interprétations que j'ai proposées des termes nautiques employés par Virgile. Je ne puis être que-très-flatté de ce gracieux témoignage, accordé à mes efforts par le savant portugais.

Mes amis me demandaient depuis longtemps une édition, — la première en réalité, — d'un opuscule qu'ils ont la bonté d'estimer un peu et pour lequel, je dois l'avouer, je me sens une assez grande tendresse de père ; j'avais pensé souvent à produire ce travail qui peut rendre quelques services, je crois, aux lecteurs de l'Énéide, particulièrement aux élèves des lycées et à leurs maîtres ; mais je désirais que son introduction dans les maisons d'éducation françaises fût autorisée par M. le Ministre de l'Instruction publique. Je sollicitai cette autorisation, et voici dans quels termes, le 21 août 1860, elle me fut refusée :

Monsieur, j'ai renvoyé à la Commission des livres classiques l'ouvrage que vous m'avez envoyé et qui a pour titre : Virgilius nauticus, Examen, etc. J'ai l'honneur de vous informer que, conformément à l'avis de la Commission, j'ai reconnu qu'il n'y avait pas lieu de soumettre cet ouvrage à l'examen du Conseil ci impérial de l'Instruction publique.

Recevez, Monsieur, etc., ROULLAND.

Pourquoi la Commission d'examen avait-elle décidé que mon livre ne serait pas envoyé au Conseil impérial ? C'est ce que je ne pouvais deviner. Afin de connaître les motifs de cette décision, je pris la liberté de m'adresser à un des membres du Conseil, qui, le 7 septembre, eut l'obligeance de me répondre :

Le Virgilius nauticus a été écarté par un rapport verbal, comme n'étant pas un livre de classe à l'usage quotidien des écoliers ; c'est le seul jugement qu'on en ait porté, et vous voyez que ce n'est pas un jugement. La décision a été prise un jour que j'étais absent. Si j'avais assisté à la séance, j'aurais proposé l'adoption de l'ouvrage, comme excellent à consulter par les professeurs, et, à ce titre, devant être recommandé pour les bibliothèques des lycées et des collèges.

C'était, en effet, tout ce que j'avais demandé.

Le Virgilius nauticus se présente donc au public, destitué de la recommandation du Conseil impérial ; je regrette vivement qu'elle lui manque. L'Empereur a bien voulu ordonner qu'il parût à la suite du Mémoire dont la flotte de César est le sujet ; cette nouvelle faveur m'est très-précieuse, et j'en rends de très-humbles actions de grâces à Sa Majesté. Je voudrais, — ai-je besoin de le dire ? — que l'ouvrage fût digne des auspices augustes sous lesquels il entre dans le monde des lettres.

 

VIRGILIUS NAUTICUS. — EXAMEN DES PASSAGES DE L'ÉNÉIDE QUI ONT TRAIT À LA MARINE.

 

§ I.

Virgile parla-t-il des choses de la marine seulement en poète, et sans tenir aucun compte de cette vérité, pour ainsi dire matérielle, qui est le mérite des écrivains techniques ? En d'autres termes : Virgile poète fut-il étranger au métier de la mer ? Les traductions et les commentaires font à- cette question une réponse contre laquelle je crois devoir protester.

Les admirateurs passionnés de Rabelais, et même parmi eux les plus érudits, avaient pris au sérieux la partie nautique des Aventures de Pantagruel, et avaient soutenu que Rabelais, esprit encyclopédique, savait la marine de son temps comme la médecine, la philosophie et la grammaire ; j'ai montré, en analysant le quatrième livre de l'immortel ouvrage du curé de Meudon, que le savant homme savait tout peut-être, excepté ce qui touche à la marine ; que le navire, la navigation, et même le vocabulaire des mariniers lui étaient restés à peu près inconnus, et que, s'il rencontra juste quelquefois dans l'explication des termes usités sur les nefs du seizième siècle, ce fut vraiment par hasard.

C'est à une conclusion tout opposée que je prétends arriver en examinant, du point de vue technique, ce qui, dans l'Énéide, tient à la marine[2].

Si je suis contraint de descendre à de bien petites analyses, j'espère qu'on me le pardonnera[3]. S'il me faut peser les mots latins pour opposer la propriété, toujours exquise, de leur sens à la fois poétique et marin, au vague des mots correspondants dans les traductions de toutes les langues, à l'infidélité des sens consacrés par les versions étrangères et par les commentaires les plis estimés, je pense qu'on verra sans dégoût ce travail de dissection dont le résultat doit être de montrer sous son véritable jour une partie bien curieuse de l'Énéide.

Je ne m'exagère point l'importance du service que je veux rendre à Virgile ; je sais que la gloire de ce grand esprit n'est pas très-intéressée au succès de la démonstration que j'entreprends ; je crois cependant qu'il n'est pas sans utilité de restituer leur valeur réelle à d'excellents détails qui durent plaire beaucoup, sinon au vulgaire, des Romains, du moins aux gens de mer, lecteurs à qui, certainement, prétendait s'adresser le chantre d'Énée, quand il racontait les navigations' du fils d'Anchise, quand il peignait les tempêtes suscitées par Junon, et la lutte célèbre des quatre navires se disputant la couronne aux jeux funèbres.

Il ne serait pas impossible, je crois, de dire où et à quelle. époque Virgile s'exerça, non pas tout à fait à connaître les difficultés sérieuses de la navigation auxquelles s'initie un marin véritable par une longue pratique et de sûres théories, mais à acquérir les connaissances nautiques dont- l'homme du monde intelligent et instruit, l'homme de génie, surtout, peut aisément s'enrichir, parce qu'elles ne demandent qu'une certaine dose d'application, des notions simples de statique, et le courage vulgaire de monter souvent sur un navire pour apprendre à le manœuvrer, comme, au manège, on s'instruit à manier un cheval.

Les notions de la statique, Virgile les avait eues de bonne heure. L'auteur inconnu d'une vie de ce poète dit, en effet, que, tout jeune encore, il étudia les mathématiques à Naples et à Milan[4].

Avait-il pu rester longtemps à Naples, amoureux de la science et poursuivant les grandes applications de la géométrie, sans remarquer qu'une de ces applications, et la plus importante assurément, est celle que l'homme en a faite au bois flottant auquel il se confia d'abord, novice et tout désarmé de précautions, pour suivre le cours d'un fleuve, pour aller d'un bord à l'autre d'une rivière ?

Le navire tel qu'il était, comparé à ce que la raison, d'accord avec la tradition, lui disait qu'il avait été à son origine, dut le frapper vivement.

L'ensemble harmonieux de tant de parties, successivement agrégées pour composer une machine dont la simplicité réelle finit par étonner autant que sa complication apparente, a surpris l'observateur au premier coup d'œil ;

Sa carène, façonnée pour asseoir solidement le vaisseau, en même temps que pour faciliter ses mouvements dans le milieu où il faut qu'il agisse ;

Le gouvernail, qui redresse, change la route du bâtiment, et le rend esclave du pilote, comme les rênes soumettent le cheval au cavalier ;

La voile, qui, prenant le vent oblique, porte le navire en avant, quand elle semblerait devoir seulement le pousser de côté ;

L'antenne, se mouvant autour du mât, sollicitée qu'elle est par des cordages horizontaux qui l'inclinent à la direction de la quille, selon que l'on veut recevoir de droite, de gauche, de la hanche ou de derrière le souffle qui donne la vie à la machine ;

Le mât, fixe ou mobile suivant la grandeur du bâtiment sur lequel il est implanté, mais toujours solidement retenu par des appuis latéraux, par des étais attachés à la proue, quelquefois aussi à la poupe ;

La poulie, facilitant l'action de tous les cordages courants, et grandissant les forces actives au service desquelles on l'a mise ;

L'ancre, qui, de son bec recourbé, creuse le sable du fond de la mer et se fixe sur le sol par son poids autant que par la morsure qu'elle y a faite ;

Le câble, liant la proue à l'ancre, et décrivant dans l'eau une large courbe, que redressent en partie les fortes agitations de la vague ;

Les tours, que la défense élève aux deux extrémités du vaisseau armé pour la guerre ;

La plate-forme, qui entoure le mât à la moitié de sa hauteur ou vers son sommet pour multiplier les moyens d'attaque, pour que, de là, pleuvent sur l'ennemi la pierre, le fer et le feu :

Toutes ces choses, et d'autres encore, qui ne pouvaient point échapper à l'œil curieux du géomètre, durent produire, sur l'esprit de Virgile, une impression profonde.

Certainement il dut aimer un art dont les procédés paraissent tenir du merveilleux, dont le but est si noble, et si grand par l'utilité. Et, s'il l'aima, le put-il médiocrement aimer ?

Le mathématicien comprit ce que la marine a de puissant ; et, n'en doutons pas, ce que la mer a de chances bonnes ou terribles, ce que le vaisseau a de pittoresque, excita la passion du ponte. Pour le poète comme pour le peintre, ce qui, dans le navire, est mécanisme, agent de la force et de la vie, n'est que secondaire ; c'est la forme qui le touche, c'est la beauté extérieure qui le captive : cette beauté extérieure était déjà grande alors.

Virgile en eut longtemps, l'intéressant spectacle. Son biographe anonyme, que je citais plus haut, dit, en effet, qu'après être resté sept ans à Naples, occupé de la composition des Géorgiques, il passa onze ans, tant en Sicile que dans la Campanie, à écrire l'Énéide[5]. Pendant ces dix-huit années, il eut presque toujours sous les yeux ou la flotte militaire stationnée au port de Misène[6], ou les riches convois qui apportaient les trésors de la Grèce et de l'Égypte à Panorme, Messine, Mégare, Syracuse et Parthénope, ou les barques de plaisance[7] appartenant aux riches voluptueux dont les gracieuses habitations, bâties autour du Crater[8], se miraient aux eaux calmes de cette baie magnifique.

Sans être accusé d'abonder dans mon sens, je puis avancer, je crois, que Virgile ne se contenta pas d'admirer du haut de sa maison le navire, oiseau par ses voiles, poisson par ses rames, se jouant à la surface du golfe, fuyant vers l'horizon pour se perdre dans les feux du soir, ou, le matin, venant du large en brisant les mailles du réseau d'argent que la nuit a étendu sur le monde ; le navire, être intelligent, qui, vu de loin, semble avoir tous les caprices de l'homme avec la soumission du plus fier des animaux domestiques ; qui s'élance et s'arrête au signal de son maitre ; qui s'incline avec grâce sous l'effort de la brise et se relève bientôt triomphant de cet effort ; qui se revêt de couleurs éclatantes ou se couvre d'or et de figures emblématiques (A) s'il appartient à quelque noble patricien, à quelque fastueuse courtisane ; qui se cache sous la teinte bleue de la mer s'il porte un corsaire, ou s'il va, sentinelle vigilante, épier le bâtiment pirate, frotté d'un enduit couleur d'azur[9] ; non, sans doute.

C'est de plus près que Virgile veut voir le navire pour le connaître, l'étudier et le peindre. Des rapports facilement établis avec le commandant et les capitaines de la flotte de Misène lui offrent l'occasion de faire, à bord des vaisseaux, les courtes navigations que la nécessité d'instruire les équipages rend assez fréquentes. Il acquiert ainsi une certaine pratique, fortifiée et développée pendant ses passages de la Sicile à Naples, et par les promenades qu'il fait sur la scapha ou le lembus (B) qui lui appartient ; car pourquoi n'admettrais-je pas, bien que les biographes n'autorisent, par aucune demi-révélation, une supposition aussi innocente, que Virgile a, sur la grève ou dans le petit port voisin de son habitation, une embarcation gracieuse et rapide qui facilite ses communications avec ses riches amis de Baia, de Pouzzoles, d'Herculanum, de Pompéia ou de Capréa ? Les biographes racontent-ils que Lucullus ait eu sa birème ou sa brillante thalamègue[10] ? et qui doute, cependant, qu'il en ait dû être ainsi !

Ce que je dis de Lucullus, on peut le dire de ces Romains, de ces Campaniens, qui venaient oublier le tracas des affaires ou se consoler des mécomptes de l'ambition sur les bords heureux du golfe où ils faisaient les établissements somptueux que leurs ruines signalent encore aux voyageurs[11]. Pour les habitants des palais bâtis à quelques lieues de Naples, le char et les chevaux, la barque et les rameurs, étaient de première nécessité. Relevez pur la pensée toutes ces maisons de campagne dont on ne reconnaît plus guère aujourd'hui que remplacement ; repeuplez-les de ces hommes comblés par le prince et la fortune, de ces oisifs pour qui vivre et jouir étaient la seule affaire, de ces femmes brillantes à qui il fallait le plaisir sous toutes les formes, et vous verrez, tant que dureront les belles heures du jour, et, plus belles encore, plus douces, les heures du soir et celles de la nuit, que poétisent les mélancoliques clartés de la lune, vous verrez la baie sillonnée par mille embarcations cherchant l'une l'autre à se primer de vitesse, et montrant avec orgueil, celle-ci sa proue argentée ou dorée[12], celle-là sa poupe surmontée d'un aplustre recourbé en panache (C), quelques-unes l'élégant chenisque au-dessus de la tutelle (D), d'autres leurs rames couvertes de nacre ou de bandes d'un métal précieux, la plupart un gréement de laine aux couleurs variées[13], et presque toutes des voiles ou de pourpre ou du lin le phis blanc, sur lequel on a représenté des sujets érotiques, et inscrit, avec le nom du propriétaire de la barque, quelque maxime empruntée à une philosophie sensuelle (E).

Dans cette foule de petits navires, allant, venant, courant, se croisant, étalant à profusion leurs ornements coquets, et déployant sur leur arrière les Imite ces bandelettes d'étoffes que portait la stylide (F), aïeule de notre bâton de pavillon comme la tænia l'est de nôs flammes et de nos pennons, pensez-vous que vous n'apercevrez point celui de notre poète, homme d'études et de plaisir tout ensemble, ami des hommes les plus considérables de l'empire, enrichi par Auguste et Pollion ; et, pour ces trois raisons, quand l'amour qu'il a des choses de la marine ne devrait être compté pour rien, jaloux de ne se laisser vaincre en magnificence par personne, et de promener, d'un point du golfe à un autre, un céloce (G), bien fait, léger, vêtu d'une robe de minium (H) brodée de jolis dessins aux acrostoles, et monté par de vigoureux rameurs qui ne cachent pas la beauté de leurs formes sous un manteau de Cilicie (I) ?

Je n'en doute point, quant à moi : Virgile avait son embarcation ; il aimait les navires et la marine ; il visitait les bâtiments étrangers que le commerce amenait à Naples ou dans les ports de la Sicile ; il se plaisait à étudier la manœuvre des vaisseaux longs que Rome tenait armés dans la station de Misène, et il composait ainsi une palette sur laquelle il pût trouver au besoin les couleurs énergiques et vraies dont il voulait rehausser les détails nautiques de son poème.

Le voyage que l'auteur de l'Énéide fit en Grèce (finibus Atticis), cette entreprise qui inspira à Horace la prière si touchante : Serves anima mea, et l'éloquente imprécation contre le premier qui brava les périls de la mer : Illi robur et æs triplex, etc.[14], compléta l'éducation maritime de Virgile. On peut croire que, durant sa traversée de Naples à Athènes, durant ses courses à travers l'archipel, où il put observer le navire dans toutes les circonstances de sa vie aventureuse, il trouva les traits les plus heureux dont sont composés les tableaux, les Unes esquisses nautiques que je me propose- d'examiner. C'est sur le vaisseau qu'il monta, soit en allant, soit au retour, qu'il acheva probablement des peintures ébauchées à Naples ; et, si le biographe a pu dire de Virgile qu'il avait résolu d'aller en Grèce et dans l'Asie Mineure pour mettre la dernière main à l'Énéide, ut ultimam manum Æneidi imponeret, je puis avancer que la pensée d'embellir par des touches délicates et précieuses, par un complément d'études faites d'après nature, toute la partie relative aux navigations d'Énée, ne fut pas un des moindres motifs de la résolution qu'il prit de quitter la douce quiétude de sa maison de Parthénope, pour aller affronter les noirs aquilons et le præcipitem Africum qui effrayait tant l'amitié d'Horace.

La mort surprit Virgile à Brindes, avant qu'il eût donné aux détails maritimes introduits dans sa vaste composition épique toute l'importance qu'ils devaient certainement avoir. Heureusement, le poète eut le temps de terminer le récit de la lutte des quatre navires, dont il enrichit son cinquième livre, la peinture de la tempête qui abîme ou disperse les vaisseaux d'Énée (liv. Ier, vers- 86-127), le débarquement des Troyens et le naufrage de Tarchon au pays des Rutules (liv. X, vers 287-307), morceaux capitaux, bien qu'ils n'occupent, les deux derniers surtout, qu'une petite place parmi les ornements accessoires du sujet. Quelques autres morceaux, moins considérables sous le double rapport de l'étendue et de l'intérêt qu'ils ont au point de vue purement technique, paraissent n'avoir pas fixé longtemps l'attention de l'écrivain, lorsque, sous l'impression immédiate de l'observation des faits nautiques, il relut, à la mer ou pendant son séjour à Athènes, la partie maritime de son Énéide.

Sans doute il remit à un temps prochain un dernier travail très-facile, et qui ne devait lui coûter que peu d'instants, car il ne s'agissait guère que de développer certaines idées, à peine indiquées par quelques mots, ou de remplacer un vers du quatrième livre qui en reproduit un du premier, un vers du livre cinquième, déjà encadré dans un passage du troisième, un vers du huitième livre emprunté au cinquième, deux vers des sixième et dixième livre, qui se trouvent dans le troisième et le neuvième, enfin un hémistiche qui, du huitième chant, va se répéter au dixième, double emprunt fait au troisième livre.

Peut-on douter que, pour Virgile, le stans celsa in puppi, par lequel commencent les vers 261, du Xe chant, et 680 du XIIIe, ne fût là qu'un jalon, une pierre d'attente, si l'on peut dire ainsi, condamnée à disparaître le jour où le poêle compléterait le vers 527 du livre IIIe[15] ? Ce jour-là, à l'image :

Convulsum remis rostrisque tridentibus æquor

qui revient, belle encore, dans le huitième livre, après s'être fait admirer au cinquième, aurait succédé une image analogue, à laquelle n'aurait certainement pas manqué non plus le bonheur et l'énergie de l'expression. Ce jour-là, le vers 901 du VIe chant :

Anchora de prora jacitur, stant litore puppes

qui est à la- fin de cette partie si magnifiquement épique du poème, comme une note jetée par l'auteur seulement, pour lui rappeler qu'il doit conduire les Troyens à Gaète, et mouiller leurs vaisseaux dans le port, ce vers aurait été effacé. Virgile lui en aurait substitué un qui n'eût pas répété mot à mot le 277e du IIIe livre ; car il ne pouvait vouloir qu'une double négligence marquât cette conclusion d'un livre, admirable de style et parfait dans ses détails. Et je dis une double négligence, parce que, outre l'inconvénient qu'il a d'être une répétition, ce vers, dans son dernier hémistiche contient, sans qu'il. y soit une beauté, le mot litore qui est aussi dans le dernier hémistiche du vers qui précède :

Tum se ad Caietæ recto fert litore portum.

Un trait que Virgile n'aurait pas épargné davantage, c'est le :

Quot prius æratæ steterant ad litora proræ.

qu'il a reproduit au Xe livre (v. 223), après l'avoir placé au livre IXe (v. 122). Au livre IX, il est excellent ; il est faible au Xe, parce qu'il y est inutile. Était-il nécessaire, en effet, pour rendre intéressante l'apparition des nymphes nageant autour du vaisseau d'Énée, de dire qu'elles étaient là autant qu'auparavant il y avait eu de proues debout sur le rivage ? Pour rappeler au lecteur ce qu'avaient été ces nymphes, ne suffit-il pas que le poète dit avec son élégante précision :

. . . . . . . . . . Nymphe quas alma Cybele

Numen habere maris, Nymphasque e navibus esse,

Jusserat... ?

Qu'ajoute à ce souvenir :

Fluctusque secabant,

Quot prius æratæ steterant ad litora proræ ?

Rien assurément. C'est un détail très-utile dans le tableau du IXe chant, où l'auteur montre les navires métamorphosés en déités de la mer ; æratæ proræ est, après demersis æquora rostris ima petunt, un complément technique que devrait rechercher le poète marin ; au Xe chant, ce n'est qu'une réminiscence sans effet, une froide répétition. Et parce que ce trait ne prête aucune force à la pensée, parce qu'il est sans éclat et sans charme, je dis qu'il aurait disparu, si Virgile avait pu compléter son œuvre. Virgile avait une telle fécondité d'images grandes et vraies, qu'on ne peut regarder comme un témoignage d'indigence ce retour que je viens de faire remarquer de l'identique expression de certaines idées ; il était si fort au-dessus du besoin de se redire, qu'il faut admettre, et je le soutiens, que ces répétitions étaient volontaires, mais qu'à ses yeux elles étaient seulement des signes placés à tel ou tel endroit pour l'avertir, quand il reprendrait les parties inachevées de son travail, qu'ayant à peindre des choses à peu près semblables il devait avoir attention à ne pas reproduire des hémistiches ou des vers déjà enchâssés dans des morceaux où ils étaient à leur place.

Insisterai-je ? Mais pourquoi insister ? N'est-il pas assez évident que mon explication sur ce point est incontestable ? Allons au but principal de cette étude.

Commençons parles passages où se lisent les vers que je citais à l'instant ; voyons la métamorphose des vaisseaux troyens en Néréides.

Après avoir quitté le port de Gaète et trouvé le fleuve latin, ces navires ont été amarrés au rivage du Tibre, berge élevée et couverte de gazon, où ils ne doivent pas être mis à sec :

. . . . . Laomedontia pubes

Gramineo ripæ religavit ab aggere classem.

(Liv. VII, v. 105.)

Le lieu où sera fondée la ville promise n'est pas encore trouvé ; on reconnaît le terrain, on explore le pays, tout autour de la station où l'on s'est arrêté provisoirement ; enfin le choix d'Énée se fixe, et bientôt un fossé marque l'enceinte de la cité future, qui, ayant une de ses faces appuyée à la rive d'un grand cours d'eau, a tout d'abord le caractère d'un camp naval :

. . . . . . . . . . primasque in litore sedes

Castrorum in morem, pinnis atque aggere cingit.

(Liv. VII, v. 158.)

Virgile n'ajoute point nauticorum à castrorum, mais il est bien certain que c'est d'un camp de cette espèce qu'il veut parler, puisque le fils d'Anchise a une flotte à protéger en même temps qu'un établissement civil et militaire à fonder. Tout à l'heure, le poète pourrait dire à peu près comme Cornelius Nepos dans la vie d'Annibal : Puppes averterunt seque ad castra nautica retulerunt. Il ne nous montre pas cependant les Troyens tournant les poupes de leurs navires à terre, et montant leurs vaisseaux sur le rivage, parce que déjà, dans le livre, il a dit :

Jamque fere sicco subductæ litore puppes.

(v. 135.)

Ce qu'il nous montre, ce sont les navires tirés au sec sur le rivage, défendus d'un côté par l'enceinte du camp, et, de l'autre, par les eaux du fleuve, accessibles pourtant à la fureur de Turnus, qui, un brandon à la main, vient y porter l'incendie ; ce qu'il nous montra, c'est Cybèle voulant sauver cette flotte qu'elle a permis que l'on construisit des pins de l'Ida qui lui étaient consacrés, et criant aux vaisseaux menacés par la flamme : Ite solutæ, ite deæ pelagi ! c'est, à cet ordre, chaque poupe rompant les liens qui l'attachent au sol, et toutes les proues glissant, se précipitant dans les eaux et y plongeant profondément comme aurait fait une troupe de dauphins ; enfin, c'est, à la surface du fleuve, l'apparition subite d'autant de nymphes (merveilleuse transfiguration) qu'un moment auparavant on avait vu, debout sur le rivage, de proues éperonnées d'airain.

Sans doute, quand Virgile dit : Quæque puppes... ima petunt, il veut bien faire entendre que ce sont les vaisseaux qui disparaissent complètement dans le Tibre ; pourquoi préfère-t-il donc puppes à naves ?' Est-ce seulement pour parler un langage figuré ? pour faire un trope ? Non. Virgile est homme spécial, s'il est écrivain élégant ; il décrit le mouvement de l'entrée à l'eau des navires en homme du métier et en poète, tout à la fois. C'est la poupe qui est le plus avant sur la terre ; c'est à cette partie qu'a été attaché le palan à l'aide duquel on a fait glisser la quille sur les rouleaux, ou les bois demi-sphériques qui ont servi à tirer le bâtiment au sec ; c'est à la poupe qu'est resté fixé ce palan de retenue (vincula) ; c'est donc un effort de la poupe-qui a dû rompre ce lien solide. L'arrière dégagé, tout le corps (disjice corpora [navium] ponto, liv. Ier, v. 74, toto descendit CORPORE pestis, liv. Ve, v. 683) glisse sur le plan incliné formé par quelques rouleaux, et c'est le rostre qui s'immerge le premier, puisqu'il est placé à la partie antérieure du navire ; il s'immerge comme le long museau du marsouin qui plonge ; il ressort aussi le premier comme le museau de ce poisson, quand le marsouin reparaît à la surface pour plonger de nouveau.

En appuyant sur cette comparaison, je veux faire remarquer que Virgile n'a point employé sans motif æratæ proræ après demersis rostris. C'est, en effet, la tête des Néréides qui perce d'abord la surface du fleuve (virgineæ facies reddunt se), c'est-à-dire, c'est la tête de chaque vaisseau, déjà transformé, c'est l'avant métamorphosé, c'est l'airain de la proue, un instant auparavant sur le rivage, que Virgile dresse sur l'eau du Tibre, le reste du navire, femme ou poisson, restant caché sous les ondes. On le voit, il est impossible d'être plus précis que ne l'est le pote marin, aux intentions de qui je suis sûr de ne rien ajouter, mais dont je crois mettre en saillie la pensée tout entière.

Qu'ont fait de ces quelques vers, qui sont un tableau si complet, les commentateurs et les traducteurs de Virgile ? Ont-ils tenu compte de cette savante exactitude du peintre ? Vous allez voir. Ascensius ne trouve d'ingénieuse explication à donner, à propos du mot puppes, que celle-ci : Puppes, scilicet ipsæ naves incipientes a puppibus Nymphæ fieri (c'est tout justement le contraire) abrumpunt, etc. (Virgile, Venise, 1522, fol. CLXVI, lig. 8.) N'est-ce pas bien entendre Virgile ? N'est-ce pas heureusement aider à l'intelligence d'un texte ? Le père de la Rue ne se doute pas de la raison qui a fait opposer par Virgile les proues aux poupes, et, dans son Interpretatio marginale (p. 480, édit. de Londres, 1740, in-8°), il dit : Singulæ naves abscindunt suos funes e litoribus, et plus bas : Currunt mari, quot œratœ naves æretæ hæserant ad litora. Annibal Caro ne s'inquiète guère plus du sens précis du passage qu'il traduit :

A questa voce in quanto

Udissi a pena, s' allentar le funi

De' lor retigni ; e di Deltini in guisa,

Co i rostri si tuffaro. Indi sorgendo

(Mirabil mostro) quante a riva in prima

Eran le navi, tanti di donzelle

Si vidder per lo mar sereni aspetti.

(Eneide di Vergilio, Napoli, 1753, p. 435.)

Ici les poupes ont disparu tout à fait, et les vaisseaux sont substitués aux proues.

Gregorio Hernandez de Velasco traite Virgile tout aussi cavalièrement :

Vos naos, id libres....

Subito rompen Iodas las amarras :

Y sumergiendo los agudos rostros

A hondo vàn a modo de Delfines

Y en un momento (prodigiosa cosa)

En otras tantas formas de doncellas

Se buelven, y ligeras cortan la agus.

(Eneyda, Valencia, 1776, tom. II, p. 54)

Joao Franco Barreto est-il plus scrupuleux ? Un peu plus ; mais qu'il est loin de la précision de Virgile !

Rompen logo as amarras todas ellas,

Bicos as proas saö, azas as vellas.

E pelos altos mares à maneira

De Delfins van c' os bicos mergulbando

E de donzellas logo a verdadeira

Forma outras tantas té, monstro admirado.

Cada qual pelos mares vay ligeira,

Em concertado, e muy vistoso bando

Quantas na praya estavaö co as ferradas

Proas a seus calabres amarradas.

(Eneida, Lisb., 1808, t. II, p. 130.)

Pour Dryden, comme pour la Rue et Velasco, les proues qui étaient sur la rive, les poupes qui rompent leurs liens, sont les navires eux-mêmes :

When lo, th' ohedient ships their haulsers break ;

And, strange to tell, like dolphins in the main,

They plunge their prows, and dive, and spring again :

As many beauteous maids the billows sweep

As rode before tall vassels on the deep.

(Virgil's Eneis, London, 1792, p. 9, vol. IV.)

Voyez alors les navires obéissants briser leurs haussières ; et, chose étrange à dire — le mirabile monstrum de Virgile ! le vaisseau jeune fille, la prodigieuse transformation, le monstre merveilleux devenu : strange to tell !semblables à des dauphins, enfoncer leurs proues dans le fond des eaux, et plonger, et sortir bientôt, et autant de belles filles raser les ondes (balayer les lames) où, auparavant, de hauts vaisseaux avaient été ancrés sur le rivage.

L'éloignement du traducteur pour le mot propre que j'ai signalé dans le latin d'Ascensius et du père de la Rue, dans l'italien du commandeur Caro, dans l'espagnol de Velasco, dans le portugais de Barreto, dans l'anglais de Dryden, je le retrouve dans l'interprétation allemande de l'Énéide par John Voss : Und mit linmal reissen die Barken, etc. (tom. III, p. 149), que je traduis littéralement, comme j'ai fait pour l'anglais : Et tout à coup les barques rompre en même temps la corde qui les retient au rivage par l'arrière (vom Steuerende das Strandseil), et, à la manière des dauphins, immerger aussitôt leur éperon et plonger sous les eaux. Alors, étrange prodige ! de jeunes filles, s'élever sur l'eau, en pareil nombre, et voler sur le flot de la mer. Le seltsames Wunder ! ne vaut pas mieux que le strange to tell de tout à l'heure, et le passage tout entier de la traduction allemande laisse autant à désirer que celui de la version anglaise. Serons-nous plus heureux avec le plus estimé des traducteurs français ? Ouvrons Delille :

Chaque nef, à ces mots, rompt le nœud qui l'arrête ;

Et tels qu'en l'Océan plongeant leur large tête

Les folâtres dauphins se cachent dans les flots,

Ainsi leurs becs d'airain descendent dans les eaux

Tout à coup, ô prodige ! autant que les cordages

Retenaient de vaisseaux attachés aux rivages,

Autant, du sein des eaux, on voit de tous côtés

Sortir, d'un air riant, de jeunes déités.

Il est permis de dire que Delille, pas plus que ses rivaux étrangers, n'a assez intimement compris le texte de son auteur. Ce qu'il y a de vraiment technique dans les cinq vers de Virgile lui a complètement échappé, et il a traduit puppes par nefs, et proræ par vaisseaux, comme si, en effet, le poète latin s'était appliqué à remplacer par deux synecdoques le mot naves qu'il n'osait pas répéter, l'ayant employé à trois vers de là Je le dis encore, c'est à dessein, et non pas seulement parce qu'elle lui était plus commode, ou parce qu'il regardait cette substitution comme plus élégante, que le chantre d'Énée a nommé des parties du vaisseau pour le vaisseau lui- même. L'écrivain spécial, le peintre de marine, se manifeste ici tout entier, et c'est ce que n'ont pas aperçu ses interprètes, à qui la marine était étrangère.

Une préoccupation constante aveugle presque tous les traducteurs et annotateurs de Virgile ; ils veulent que, le plus ordinairement, le poète sacrifie le mot propre au mot figuré. Il est facile, au moins quant à ce qui est des choses nautiques, de montrer que c'est le contraire qui a lieu. Et, puisque les mots puppis et prora sont déjà sur le terrain de la discussion, voyons si Virgile les a employés au figuré comme on le pense. A puppis d'abord.

 

§ II.

Bien que ce soit à l'Énéide que je veux borner mon travail, je ne négligerai pas les deux passages des Géorgiques où il est question de poupes. Au livre Ier, v. 303, parlant des arrivages qui ont lieu dans les ports, au moment de l'hiver, Virgile dit :

... pressæ quum jam portum tetigere carinæ :

Puppilius et læti nautæ imposucre coronas.

Est-il nécessaire de démontrer que ce sont bien les poupes que les matelots ont couronnées, quand les carènes remplies ont touché le port ? C'est à la poupe qu'étaient les images des divinités tutélaires, c'était donc à cette extrémité du navire que, joyeux d'avoir échappé aux périls d'une navigation tardive, les nautoniers devaient suspendre les couronnes qu'ils offraient aux dieux, par qui leurs cargaisons avaient été sauvées des fureurs d'Éole. Je ferai remarquer, en passant, que si, pour désigner les navires, Virgile se sert ici du mot carinæ, ce n'est pas sans intention. Est-ce la quille que le poète appelle carina ? Non ; c'est la partie immergée, c'est la carène, c'est-à-dire, ce sont les fonds et les flancs du navire. Et pourquoi plutôt carinæ que rates ou naves ? Parce que c'est la carène lui est remplie (pressa) de marchandises chargées au port du départ. Ailleurs je reviendrai sur l'emploi que Virgile fait du mot carina.

Assurément c'est pour navibus que, dans le troisième livre des Géorgiques (v. 362), Virgile a dit puppibus ; mais pourquoi a-t-il préféré le mot qui désigne la partie postérieure du bâtiment à celui qui nomme le bâtiment lui-même ? Il s'agit des eaux grossies du Danube, charriant des glaçons et entraînant les chars avec leurs roues ferrées, comme auparavant elles portaient les barques aux poupes larges et ouvertes :

Undaque jam tergo ferratos sustinet orbes,

Puppibus illa prius patulis, nunc hospita plaustris.

Comme navibus convenait par sa mesure autant que puppibus au second de ces vers, ne faut-il pas inférer, du choix fait par le poète, que les barques du Danube avaient ce caractère particulier d'un arrière plus large que l'avant ? Je suis convaincu, quant à moi, que c'est ce fait des poupes ouvertes que Virgile a essentiellement voulu rappeler. Peut-on douter qu'il se soit complu dans un pareil détail, quand les vers qui précèdent ceux-ci nous le font voir désireux de faire connaître les pasteurs de Libye et tout ce qui leur appartient, nommer leurs chiens d'Amyclée et leurs carquois fabriqués en Crète.

Au Ier livre de l'Énéide, on lit (v. 73) :

Incute vim ventis, submersasque obrue puppes.

Certes, Virgile aurait bien pu dire : obrue naves, mais Junon veut que les poupes renversées soient submergées, abîmées, brisées, et ne puissent revenir à la surface des ondes, parce que c'est à l'arrière des navires que sont les pénates et les chefs des Troyens, c'est-à-dire tout Ilion qu'Énée porte en Italie :

Ilium in Italiam portans, victosque penates.

(v. 72.)

Le père de la Rue ne craint pas de substituer naves à puppes (p. 180) ; Voss l'imite : Versenke die Schiff in den Strudel. (v. 69, p. 9, t. II.) Barreto conserve le mot propre : As sumergidas popas com violenta força destroça. (P. 20, strophe 18.) Annibal Caro reporte aux Troyens les vœux que Junon fait contre les poupes de leurs vaisseaux : Aggiragli, confondigli, sommergigli. (P. 152.) Dryden ne tente pas contre son texte une lutte qu'il croit inutile ou dangereuse ; il se contente de dire froidement : Avec la nuit enveloppe les cieux, abîme ou disperse mes fatals ennemis. — With night involve the skies, sink or disperse, etc., (P. 229, v. 105.) Hernandez de Velasco tient pour vaisseaux, au lieu de poupes : Sus navios... sean del turbulento mar tragados... Delille n'y fait pas plus de façon : Submergez leurs coupables vaisseaux.

Suivons le premier livre. Au vers 119, nous trouvons puppim :

Ipsius ante oculos ingens a vertice pontus

In puppim ferit : excutitur, pronusque magister

Volvitur in caput...

Il s'agit cette fois d'une lame immense qui, venant de la proue du navire d'Oronte, et tombant de haut — a vertice me paraît avoir ce double sens ; il fortifie ingens en même temps qu'il est en opposition avec puppim, comme extrémité du vaisseau —, déferle sur la poupe, ébranle le capitaine, qui, au mouvement du tangage est déjà penché en avant (pronus), et le fait tomber, roulant sur lui-même, la tête la première. Puppim est bien au propre ici, et il est impossible de ne le pas reconnaître. Aussi tous les traducteurs que j'ai sous les yeux ont-ils conservé le mot : poupe. Quant à vertex, quelques uns y ont vu la proue ; d'autres ne se sont pas préoccupés de ce détail, et j'aime mieux leur oubli qu'un contre-sens comme celui qui a échappé à Servius. Cet illustre commentateur veut que a vertice soit synonyme de a puppi ; il ne réfléchit pas que, si la vague, se dressant derrière la poupe, était entrée dans le navire par l'arrière, ce n'est pas assurément sur la tête que serait tombé Oronte. Virgile a rendu, avec sa rare habileté de poète marin, l'effet du tangage, et rembarquement par l'avant de cet effroyable paquet de mer, qui couvre le vaisseau, et l'engloutit dans un tourbillon où il sombre, la proue en avant, en tournant trois fois sur lui-même. Delille n'a pas rendu le a vertice ; il montre Oronte suivant le mouvement du flot, la tête baissée, ce que Virgile n'a pas voulu faire comprendre par pronus volvitur in caput ; et il finit par un très-bon vers, qui ne rend cependant pas le rapidus vorat æquore vortex. Les autres traducteurs sont encore moins heureux, excepté peut-être Annibal Caro.

Il est inutile que je m'arrête à : celsis in puppibus arma Caïci (liv. Ier, v. 187). Les vaisseaux de Caïcus portaient à leurs poupes élevées des boucliers et différentes armes qui les distinguaient des autres navires ; cela est clair pour tout le monde, mais tout le monde ne croit pas qu'il soit bon de préciser l'endroit où les armes de Caïcus se font voir. Dryden, par exemple, dit seulement qu'Énée voit flotter les étendards de Caïcus : See streamers of Caïcus fly. Barreto avait avant lui négligé de dire où Énée aperçoit : de Caico as armas nas bandeiras. Delille croit devoir passer trois vers sous silence, comme s'ils étaient de trop dans Virgile.

Au vers 403 du Ier livre, si puppes figure pour naves, c'est que les navires, quand ils prenaient port (portum tenet, liv. Ier, v. 403), tournaient leurs poupes au rivage, au quai. Le P. de la Rue passe par-dessus cette considération. Il fait tort à Virgile, en supposant qu'ici naves pourrait prendre la place de puppes. Delille n'y manque pas, non plus qu'Annibal Caro (p. 168), et Velasco (p. 27), et Dryden (p. 248, v. 552). Barreto met frota, au lieu de puppes, et Voss l'imite, lui qui se pique cependant d'exactitude. (P. 36, v. 399.)

Ne sont-ce pas les poupes encore que voulut spécialement désigner Virgile, lorsque, rappelant l'incendie porté par Hector dans les vaisseaux des Grecs, il dit, liv. II, v. 276 :

Vel Danaum Phrygios jaculatus puppibus ignes.

Sans doute ce sont elles. Les Grecs avaient abordé la rive troyenne par la poupe pour y faire leur débarquement, — la chose se passa ainsi, comme on le voit par le débarquement des Troyens chez les Rutules, livre X, vers 287 de l'Énéide ; — c'était donc la poupe que, naturellement, Hector devait attaquer d'abord par la flamme. Fidèle à son infidélité, le P. de la Rue traduit : injecisset ignes trojanos in naves Græcorum. Delille parle de la flotte en feu, ce qu'avait fait Annibal Caro : Ettor... rilucente del foco ond' arse il grau navile argolico. Dryden avait aussi imité Caro : And launch'd against their navy Phrygian fire. Velasco avait également traduit par flota le puppibus du latin, auquel Barreto avait donné pour équivalent armada ingente. Voss ne fut pas plus exact, et, chez lui, les poupes grecques devinrent der Danaer Flotte. On voit quel cas font les traducteurs du soin qu'a Virgile d'employer le mot propre ; où plutôt, on voit qu'ils ne comprennent point que c'est au mot propre que s'attache Virgile toutes les fois qu'il parle des choses nautiques !

Poursuivons ce minutieux examen, et voyons la regia puppis du IIe livre, v. 257 :

..... flammas quum regia puppis

Extulerat...

C'est à la poupe que se tenait le roi des Grecs ; c'était de là que le signal devait être donné à Sinon, et c'est ce que constate Virgile, méconnu par le père de la Rue, Dryden (guided by th' imperial galley's light), Barreto (na capitania a levantada flamma), Velasco (la nao real un fuego haciendo). Cette fois, Delille traduit fidèlement ; il dit la poupe royale, comme Voss, des Königes Steuer. Pour Annibal Caro, il explique en traduisant : Da la sua poppa il regio legno ne die cenno col focco.

J'ai cité plus haut le vers 135 du livre IIIe :

Jamque fere sicco subductæ litore puppes.

Il établit que, dans certains cas, et, par exemple, quand, dans une saison douteuse, les navires devaient rester longtemps au pays qu'ils avaient abordé, et que là n'était point un port où ils plissent trouver un refuge contre la nier et le vent, on les halait à sec sûr le rivage, et que c'était la poupe qui mentait la première, tirée par certains engins. Virgile ne crut pas devoir entrer dans les détails de l'opération qu'il montre à peu près accomplie, et c'est dommage. Nous savons cependant comment elle se pratiquait. On plaçait, sous la quille ou sous le plat du navire, de ces rouleaux appelés palanges, dont Nonius Marcellus dit la forme et l'usage en ces termes : Palangæ dicuntur fustes teretes qui navibus subjiciuntur, cum attrahuntur ad pelagus, vel cum ad litora subducuntur. Des leviers aidaient à l'action des rouleaux. Un certain nombre d'hommes maniaient ces leviers ; d'autres, se plaçant au-dessous de la poupe qui devait 'sortir la première de l'eau, à mesure que l'arrière montait au rivage, supportaient.de la même manière le navire de l'un et de l'autre côté ; enfin quelques-uns faisaient effort sur des cordes fixées à la poupe, et passant par des poulies, et quelques autres avaient toutes prêtes des béquilles peur étayer des deux bords le bâtiment, quand sa proue était hors de la mer. Flaccus, dans un vers excellent, au moins à notre point de vue, nous apprend que la mise à terre des navires se faisait.au pas de course par les matelots, courbés sous le faix- et le jarret tendu

Puppem humeris subeunt et tento poplite proni

Decurrunt.

(Arg., liv. I.)

La tradition antique est vivante encore sur tous les rivages de la Méditerranée. Dans la rivière de Gênes, les palangæ se nomment palati ; la corde ou la moufle (palan) servant à la traction du navire s'appelle palanco ; nous ne savons pas le nom du cordage dont se servaient les Grecs et les Romains[16].

Au commencement du VIIe livre, Virgile nous fait assister à l'arrivée des vaisseaux d'Énée à Cumes. C'est un mouillage que prend la flotte, et non une mise à terre des navires qu'exécutent les matelots troyens :

Obvertunt pelago proras : tum dente tenaci

Anchora fundabat naves, et litora curvæ

Prætexunt puppes.

On ne saurait être plus clair, plus simple et plus exact. Les proues sont tournées du côté du large, l'ancre accroche les navires au fond de la mer, et les poupes recourbées couvrent les parties du rivage qui s'avancent dans l'eau (prœ).

Le texte était trop impérieux, si je puis hasarder ce mot, pour que le P. de la Rue se mît autant à l'aise que de coutume. Il respecta proras et puppes. Pour les subductæ puppes du IIIe livre, c'est différent : naves deductæ a mari, dit-il, p. 255. Italien, portugais, espagnol, français, allemand et anglais, tous les traducteurs ont fait comme le commentateur latin ; tous ont traduit convenablement les vers : Obvertunt pelago, etc., et ont négligé les puppes du vers : Jamque fere sicco, etc.

Je n'ai pas besoin de m'arrêter au 277e vers du IIIe livre, qui est aussi le 901e du VIe :

Anchora de pros jacitur, stant littore puppes.

Ce que je viens de dire à propos de litora curvæ prætexunt puppes, suffit à démontrer que ce n'est pas sans une intention formelle que le poète n'a pas plus dit : stant litore NAVES que prætexunt NAVES. Ici, le P. de la Rue a conservé le mot propre. Delille a paraphrasé la concision de Virgile en deux vers médiocres, dont le moindre défaut est d'oublier le sens du dernier hémistiche latin :

L'ancre se précipite et plonge au fond des mers ;

De nos vaisseaux oisifs la course est suspendue.

On pourrait croire qu'au lieu de traduire Virgile, Delille voulut imiter Barreto, qui avait dit :

Da proa aos mares a anchora se bota

E da insperada terra emfim gozamos.

Velasco n'est pas plus scrupuleux que le Portugais, son devancier. Annibal Caro cherche à se rapprocher de l'original, mais, au lieu de dire : ed accostate POPPE al lito, il dit : accostati i LEGNI. Dryden se borne à signaler la chute de l'ancre et passe sous silence le mouvement des poupes vers le rivage : Our crooked anchors from the prow we cast. — Nous jetons de la proue nos ancres crochues. — Voss veut tout rendre, et son vers, très-difficile à traduire, traduit celui de Virgile aussi bien qu'il est possible de le faire :

Vorne ruth am Anker der Kiel, und hinten am Strandseil.

Vénus dit à Énée (liv. Ier, v. 403) :

Haud aliter puppesque tuæ, pubesque tuorum

Aut portum tenet, aut pleno subit ostia velo.

Le P. de la Rue n'a pas conservé puppes dans son interprétation, bien que Servius lui eût donné l'exemple du respect pour le mot que Virgile avait considéré comme le seul propre à rendre justement sa pensée. Je l'ai dit plus haut, les navires, quand ils étaient dans un port, ou à l'ancre le long d'une côte, tenaient le port par le câble qui y attachait leurs poupes ; Vénus devait donc montrer à Énée les poupes de ses vaisseaux, qu'il croyait perdus, portum tenentes. Un navire qui entre dans un port à pleines voiles a le vent ou grand largue ou tout à fait en poupe : surgens a puppi ; Vénus devait donc dire à Énée : Tes poupes tiennent déjà le rivage, ou elles entrent au port, le vent qui remplit le voile les y poussant. Virgile pouvait-il préférer naves à puppres ? Poète technique, pouvait-il même hésiter entre les deux expressions ? Delille rend ainsi les deux vers latins :

Ainsi vos compagnons et leurs nefs triomphantes

Voguent à pleine voile ; et, rendant grâce au sort,

Ils entrent, ou bientôt vont entrer dans le port.

Delille s'était cru, sans doute, autorisé, par l'exemple de ses devanciers, à négliger la précision de l'original qu'il traduisait. Il avait lu dans Annibal Caro :

Cosi placeto il mare, a piene vele

E le tue navi, e gli tuo naviganti

O pretio an porto, o tosto a prender l'anno.

(P. 168.)

Joao-Franco Barreto avait dit aussi :

Assi os teus, e a tua Frota, entendo

Que ou toma porto agora, ou vai dispondo

As ancoras para isso a vella dada...

(P. 43.)

Hernandez de Velasco n'avait pas mieux compris l'intention, si manifeste pourtant, de Virgile :

Asi tus naos y compahia sè cierto

Que tienen ya, o tendrañ muy presto, puerto.

Dryden n'avait pas cherché à se rapprocher davantage du sens et du mot techniques :

Not otherwise your skips, and ev' ry friend

Already hold the port, or with swift sails descend.

Pour Voss, comme pour le Portugais Barreto, puppes est un synonyme de flotte :

So ist dir die Flotte sowohl, wie die sammtliche Jugend,

Theils in dem Port, theils naht sie mit schwenelldem Segel der Mündung.

J'ai passé, sans m'y arrêter, sur le vers 130e du IIIe livre, parce qu'il ne peut pas donner lieu à un douté. Il est l'expression de la navigation vent en poupe :

Prosequitur surgens a puppi ventus euntes.

Puppi se trouve encore dans ce même IIIe livre aux vers 519 et 527. Dans le premier, il s'agit de Palinure, qui, après avoir écouté les vents et observé tous les astres, donne, avec la trompette, le signal du départ 'aux Troyens endormis sur le rivage de l'Épire. C'est de la poupe où il s'est placé pour ses observations qu'il donne ce signal :

Dat clarum e puppi signum .....

Dans le second, c'est Anchise qui, après l'embarquement de tous les siens, a couronné une large coupe remplie de vin, et, debout sur la poupe, adresse aux dieux une prière pour demander un vent propice et une navigation facile :

Stans celsa in puppi .....

La poupe est la place d'honneur ; c'est celle que doit occuper Anchise, et en ce moment plus que jamais, puisque, s'il fait un sacrifice aux dieux de la mer et des tempêtes, il en fait en même temps un aux divinités de terre, et qu'il faut qu'en tombant de la coupe des libations, le vin touche à la fois le rivage et l'onde qui le baigne. Mais, ailleurs, on voit Énée, debout sur la proue, offrir un sacrifice au moment d'un appareillage de sa flotte. Pourquoi à la proue et pas à la poupe ? Le voici : Énée veut sacrifier à Vénus marine et aux déités cruelles qui soulèvent les orages ; c'est donc seulement dans la mer que doivent tomber les entrailles des victimes et le vin du sacrifice. Aussi le poète le place sur son vaisseau, debout, à l'avant : stans procul in prora, couronné de branches d'olivier, et déjà la coupe à la main, quand l'ordre est donné de détacher, l'une après l'autre, les cordes qui retiennent les poupes à la terre : salvi ex ordine funes. Aussitôt que son navire, poussé à la mer, fend les premiers flots, le fils de Vénus :

..... extaque salsos

Porricit in fluctua, ac vina liquentias fundit.

(Liv. V, v. 775.)

Chez Delille, Palinure avertit les Troyens d'un signe impérieux fait du haut de la poupe ; mais Anchise est seulement debout sur le tillac, ce qui ne veut pas dire qu'il soit à l'arrière, comme la vérité de la situation l'exige. Quant à Énée, le traducteur français ne dit pas même que c'est du haut de son navire qu'il jette dans les mers le vin pur et les intestins sanglants. Ainsi disparaissent les détails les plus nécessaires ; ainsi s'effacent les mots exprès par lesquels Virgile peint les usages des marins antiques ! Voss a ici plus de respect pour le poète, qu'il suit pas à pas. Anchise, comme Palinure, sont, chez lui, sur le Hinterverdeck, Énée est : vorn im Schiff. Dryden ne juge pas utile de dire de quel endroit Palinure gave the sign to weigh — donna le signal de lever l'ancre —, où Anchise implor'd the pow'r divine. Il consent à le placer sur le pont et debout : high on the deck ; mais il n'a garde de le mettre à la proue. Barieto, très-fidèle, au livre IIIe, dresse Énée em pé sobre a poppa au Ve. Hernandez de Velasco fait donner, par le pilote, le signal su nao, mais non à la poupe ; il est plus exact ensuite, car il montre Anchise en la alta poppa de la nao et le pieux Énée en le alto de la proa. Annibal Caro est, cette fois, d'une exactitude scrupuleuse, qu'on doit remarquer aussi dans le père de la Rue.

J'ai fait observer plus haut que stans celsa in puppi est trois fois répété dans l'Énéide. Dans le cas de la première répétition, liv. VIIIe, v. 680, il s'agit d'Auguste à la bataille d'Actium. Sur un vaisseau, quel autre lieu que la poupe devait convenir à César ? Dans le second cas, liv. Xe, v. 261, c'est Énée qui est debout sur l'arrière de son navire, comme au IVe liv., v. 554. Puppi est donc encore le mot propre, auquel ne saurait être substitué ni prora ni nave. Pourrait-on le remplacer par un équivalent au Ve liv., v. 12 ? Mais c'est Palinure, c'est le pilote qui tient le gouvernail. Le gouvernail est à l'arrière ; Palinure doit-il être ailleurs ? Dryden et Delille peuvent croire qu'il n'est pas indispensable de faire sentir que le pilote est à son poste dans un moment difficile ; Virgile le croit, lui, parce qu'il veut intéresser à Palinure, si vigilant toujours, et lb., si ferme devant Un danger pressant qui engage sa responsabilité. Pourrait-on remplacer puppi dans le v. 175 de ce même livre V ? Non. Gyas précipite Ménœte du haut de la poupe où il était avec la fonction de timonier ; nave serait insuffisant, prora serait absurde. Quand le Sommeil, sous la figure de Phorbant, vient s'asseoir à côté de Palinure (v. 841, liv. V), où Virgile l'assoira-t-il, si ce n'est à la poupe que le pilote occupe au moment où appareillent les vaisseaux d'Énée ? Lorsque le poète rappelle, au liv. VI, v. 339, la chute que fait Palinure

Cum puppis parte revulsa

Cumque gubernaclo....

(V. 858.)

alors que le Sommeil a vaincu sa vigilance, n'est-il pas naturel qu'il dise :

Exciderat puppi, mediis effusis in undis.

Nave ne serait-il- pas froid ? Puppi n'a-t-il pas le mérite de nous reporter à puppis parte ? — C'est sur les poupes des quatre navires qui vont se disputer le prix de la course que sont les ductores, resplendissants d'or et couverts de la pourpre (liv. V, v. 132). — Béroé conseille aux Troyennes d'incendier les navires de leurs époux (liv. V, v. 635), et ce sont les infaustas puppes qu'elle les engage à brûler d'abord, tant parce que les poupes sont approchées du rivage, que parce qu'elles recèlent des dieux qui les ont trompées, des dieux funestes (infaustos). Mais Jupiter sauve les poupes à demi brûlées en les inondant d'une pluie abondante : implentur super puppes (v. 697). — Vénus, priant Neptune d'être favorable à son fils, entre autres cruautés de Junon, lui raconte les poupes brûlées par les femmes troyennes (v. 793) ; ces poupes où étaient -ses images avec celles des dieux de Troie, et auxquelles Iris s'est acharnée peut-être pour cette seule raison.

En est-ce assez ? Est-il prouvé autant que je le voudrais que Virgile n'employa jamais indifféremment le mot peppis, et que, si navis fut souvent rejeté par le poète, c'est que le poète recherchait toujours le mot propre, et non, comme le disent toutes les rhétoriques, le mot figuré ? J'espère que la démonstration est complète. Cependant ne va-t-on pas me dire que j'ai choisi mes exemples pour fuir les difficultés de ma thèse, et qu'il y a encore dans l'Énéide douze ou treize passages qui pourraient bien m'être moins favorables que les vingt-trois auxquels je me suis arrêté ? Eh bien ! soit ; poussons à bout cet examen, au risque d'être accusé ensuite d'avoir surabondamment accumulé mes preuves.

Dans le dénombrement de la flotte, au Xe livre, est-ce arbitrairement que Virgile montre, la première de toutes, la poupe où magnus sedet Æneas ? Non, pas plus que ce n'est indifféremment qu'il place Pallas, le fils d'Évandre, à, la gauche d'Énée. La droite était la première place, sur l'arrière ; la gauche était la seconde. Il en est encore généralement ainsi dans les marinés qui ont gardé les traditions de l'antiquité. A la poupe d'Abas brille une figure dorée d'Apollon ; et il serait aussi étonnant que Virgile eût dit : aurato fulgebat Apolline NAVIS, qu'il le serait qu'il n'eût pas dit (v. 300) :

. . . . . . . . . . . Sedere carinæ

Omnes innocuæ ; sed non puppis tua, Tarchon.

Quelle manœuvre a faite Tarchon ? Quand Énée, abordant la rive où il va bientôt secourir Turnus, a tourné les poupes de ses vaisseaux de manière à débarquer tout de suite ses Troyens, en poussant les planches de communication, socios de puppibus altis pontibus exponit (v. 287), Tarchon va droit à terre, l'éperon en avant ; il veut ensabler navires par l'avant ; il veut que les rostres ouvrent la terre ennemie, a que la carène elle-même se trace un sillon, où elle restera immobile. On obéit à ses ordres ; toutes les carènes des navires qui lui appartiennent s'assoient sans accident sur le rivage où les a poussées l'effort des rameurs ; elles s'y assoient tout entières, aidées par le flot qui s'élève crescenti cestu ; celle de Tarchon seule s'arrête avant que l'arrière ait pris pied sur le sol dans toute sa longueur ; la poupe reste à peu près suspendue, ayant rencontré une roche ou une élévation de terre ; longtemps supportée par cet écueil, où son équilibre est douteux (anceps), la vague la bat, la fatigue et la brise. Mais qu'importe à Tarchon ? N'a-t-il pas dit :

Frangere nec tali puppim station recuso,

Arrepta tellure semel !

(v. 297.)

Ce naufrage peut cependant devenir funeste à son équipage qu'embarrassent les débris flottants des bancs et des rames, et que le flot rejette au large. Unda relabens paraît être en contradiction avec crescenti æstu ; il me semble qu'on peut l'expliquer à l'honneur de la logique de nôtre poète. L'æstus crescens n'est pas la marée montante, c'est le flot qui déferle au rivage, le flot qui se gonfle en se roulant, et arrive ainsi jusqu'à, la terre qu'il couvre de son écume, quand il s'y brise. Ce phénomène de la vague grande et forte, même lorsque la mer est calme, n'est pas rare ; il est même assez ordinaire dans certaines localités. Plus la lame est haute, plus elle va loin, sur la terre : c'est à ce fait que se rattache l'espérance de Tarchon pour investir la terre des Rutules. Plus aussi la lame est allée loin, plus elle se retire, et c'est cette retraite- que Virgile caractérise à merveille par les mots : unda relabens.

Il n'est pas sans intérêt de voir comment les interprètes du poète marin ont traité le passage du Xe livre dont je viens de présenter le sens rigoureux. Le P. de la Rue s'entête à prendre au figuré puppis, puppim, puppibus ; navis, navim, navibus reviennent obstinément sous sa plume et décolorent tout ce beau morceau. Dans carina, il ne voit que la quille : trabs ima, comme il dit, et non-pas la carène elle-même montée sur la quille ; il est clair pourtant, que si Virgile compare au soc de la charrue le rostre ouvrant la terre fertile, ce n'est pas seulement la quille qui doit se tracer un sillon, mais la carène elle-même, c'est-à-dire (hyperbole pleine d'énergie) le fond du navire semblable au versoir qui suit le soc. Quant à : fluctus fatigat, le P. de la Rue ne veut pas, avec Servius et le bon sens, que ce soit le flot qui fatigue la poupe ébranlée du navire de Tarchon, mais, au contraire, que ce soit le navire qui fatigue les flots : scilicet crebro remorum et contorum impulsu, succussuque, ut ex arenis extraheretur. (P. 519, not. 304.) A ce compte, c'est la terre qui serait fatiguée et non la mer. Annibal Caro rejette aussi les poupes du texte ; Barreto, au lieu de dire avec Virgile mais non pas ta poupe, Tarchon ! dit tout résolument : as PROAS, todas indo salvemento, senaö a tua, ò Tarchon. Et puis, au lieu de montrer les matelots d'Énée se servant des rames, soit pour sauter à terre, soit pour s'y glisser, il traduit le per remos alii par outros a remos en bateis passevaõ, sans se douter que Virgile s'interdit à dessein les esquifs dans un débarquement aussi spontané. Comment ne pas voir que l'ardeur de ceux-des assaillants que retarde la foule, pressée sur les planches jetées à terre du haut des poupes, est admirablement peinte par ce peu de mots : Multi... se credere saltu, per remos alii ! Comment vouloir ajouter à cette peinture un trait qui l'affaiblit ! Saint Louis débarqua comme les impatients de Virgile, que me rappelèrent, en 1830, tant de nos soldats au moment de notre abordage à la plage de Sidi-el-Ferruch[17]. Velasco tombe dans les mêmes fautes que Barreto. Dryden ajoute aussi des embarcations aux moyens que Virgile emploie pour mettre les Troyens à terre : some are by BOATS expos' d ; mais il comprend le per remos alii, et rend bien ce détail :

With lab'ring oars they bear along the strand.

(Vol. III, p. 70.)

Quant aux poupes du latin, elles sont pour lui des skips. Voss, qui, ordinairement, voit de plus près que les autres traducteurs le texte qu'il veut reproduire ; ne comprend pas le sens réel de carina ; au lieu de Raum, il dit Kiel, comme Dryden, keel ; il ne sent pas non plus que Virgile a une raison puissante peur nommer les poupes des navires d'Énée et celle du vaisseau de Tarchon, et Schiffe vient trois au bout de sa plume (t. III, p. 235-36) ; Delille ne rend pas le de puppibus altis ; il traduit : frangere nec tali puppim, etc., par :

Une fois abordés, qu'importe le naufrage !

Paraphrase bien froide :

Le tien (vaisseau), braye Tarchon, eut un sort moins heureux.

remplace l'énergique : Sed non puppis tua... (sedet) ; deux fois il emploie judicieusement le mot : carène ; mais il a le tort de l'employer une troisième fois pour rendre : puppis anceps ; enfin, partageant l'opinion du P. de la Rue, au sujet de fluctus fatigat, il dit : Sa carène

De son poids chancelant fatigue en vain les eaux.

Ces infidélités déparent un morceau qui, s'il ne devait pas être rapproché des vers si techniques de Virgile, serait, il faut le reconnaître, un chef-d'œuvre.

Pour en finir avec le Xe livre, voyons au vers 80 si Virgile, qui pouvait dire :

Pacem orare manu, præfigere navibus arma

ne s'est pas servi avec raison du mot puppibus ? La partie qui touchait toujours la première la terre que le vaisseau venait aborder, c'était la poupe. Si nous pouvions ravoir oublié, le vers 268 du même livre nous le rappellerait :

Donec versas ad litora puppes

Respiciunt[18].

Or, quelle idée veut exprimer le poète ? Que les Troyens demandent la paix, les poupes de leurs vaisseaux, qui sont au rivage, pleines cependant d'armes menaçantes (prœ, au dehors), Navibus aurait-il dit assez ? puppibus ne présente-t-il pas une image plus nette qui dût être préférée par un marin ? Au vers 219, le chœur des Néréides entoure le vaisseau d'Énée ; Cymodocée nage derrière ; elle s'appuie de sa main droite sur la poupe, que bientôt elle poussera, pour imprimer au navire un mouvement de vitesse égal à la rapidité de la flèche.

.... Dextra puppim tenet....

.... Dextra discedens impulit altam,

Haud ignara modi, puppim....

(v. 248.)

Virgile devait-il dire autre chose ?

Le VIIIe livre nous montre, v. 115, Énée parlant du haut de la poupe ; c'est encore le stans celsa in puppi. Nous entendons, v. 197, frémir les pupes serrées lime contre l'autre, le long du rivage qu'elles bordent, et c'est encore un souvenir de L'abordage dont je parlais il n'y a qu'un instant. Plus -loin, dans le récit de la bataille d'Actium, nous voyons, v. 693, les soldats nombreux combattant du haut des tours édifiées sur les poupes ; turritis puppibus. On élevait des tours à l'avant et à l'arrière et si Virgile parle seulement de celles qui dominaient les poupes, c'est que, supérieures aux autres, elles étaient, en effet, comme les sommets des montagnes auxquelles le poète compare les vaisseaux de César et d'Antoine. Puppibus a donc plus de force dans l'image que n'en aurait eu navibus.

J'ai réservé pour le dernier ce passage du Ve livre : Vastis tremit ictibus ærea puppis (v. 198). Ici, seulement, je comprends le doute des traducteurs sur le sens réel de puppis ; je comprends que Delille ait cru pouvoir dire :

Sous leurs vastes efforts tout le navire tremble,

quoique, dans vastis ictibus, placé après olli certamine sommo procumbunt ; il y ait bien autre chose, selon moi, que de vastes efforts. Je comprends qu'on se soit demandé si la poupe d'un navire ébranlé par ses rames peut trembler sans que tout le navire tremble : voyons cependant ce que Virgile a voulu peindre. Mnesthé se voit dépassé par Ségeste. Il peut reprendre l'avantage ; mais il faut que ses rameurs doublent, comme disent les marins français ; il faut qu'ils forcent de rames, qu'ils augmentent le sillage du navire. Comment Mnesthé obtiendra-t-il Ce résultat ? De la poupe où il est, il saute au milieu du bâtiment entre les bancs des nageurs (media socios incedens nave per ipsos) ; il les exhorte, les encourage, leur rappelle les grandes difficultés qu'ils ont su vaincre autrefois et les supplie, au nom de leur propre honneur, de ne pas revenir les derniers au point du départ. Son discours enflamme l'équipage. Aussitôt les railleurs étendent, de toute leur longueur, leurs bras vers. l'arrière du vaisseau, et, se couchant, pour ainsi dire (procumbunt), sur leurs avirons, dont la pale est, dans ce mouvement, portée vers la proue, ils vont chercher le plus loin possible, chacun pour sa rame, un point d'appui dans la mer. Et puis, tous, ensemble, se reportent et se renversent en arrière, et le navire obéissant vole à la surface de l'eau qui semble se dérober sous lui (subtrahitur). Chaque fois que les rames sortent de l'eau, la poupe, toute solide qu'elle est, œrea (K), reçoit un ébranlement proportionné à l'étendue et à la force du coup d'aviron[19] qui a donné l'impulsion au navire. C'est la nage allongée, ainsi que les rameurs de nos embarcations nomment le mouvement dont je viens d'analyser les temps, que Virgile a désigné par les mots vastis ictibus. Pouvait-il mieux caractériser ces actes périodiques des rames, mues avec la force de l'enthousiasme, des rames qui frappent la mer par les chocs (ictibus) successifs, laissant entre eux un intervalle d'autant plus grand (vastis), que l'aviron est poussé davantage vers la proue ?

Et maintenant, pourquoi le poêle fait-il frémir la poupe à chaque coup de la nage longue ? C'est que, observateur attentif des phénomènes maritimes, il a remarqué que tout ébranlement causé à un navire, — qui est un levier flexible, — si l'effort qui le produit agit à la partie antérieure, est très-sensible à la poupe, quand il l'est à peine à l'avant ; il a remarqué que le navire lutte contre un obstacle, qui est le milieu dans' lequel il faut qu'il s'avance ; que l'effort du rempart fluide à diviser se fait par la proue, et que, plus grande est la puissance — action du vent sur les voiles, ou action des rames sur le navire —, plus aussi la résistance est grande à l'avant, et plus les tranches liquides séparées par la proue se précipitent vivement, pour se rapprocher en tournoyant à la poupe qu'elles choquent et agitent. Sur un bâtiment long, à la voile, les chocs sont continus, rapides, ne se font sentir que comme une sorte de trépidation ; et la poupe du navire peut être comparée à la queue frétillante d'un poisson. Sur ce bâtiment, à la rame, ils sont plus violents, parce que l'impulsion souffre des intervalles, et que, chaque fois que le navire est lancé de nouveau après un petit temps d'arrêt, sa proue recommence à lutter contre l'obstacle qu'elle frappe et dont elle reçoit une secousse, bientôt communiquée à la poupe, et bientôt. augmentée en cet endroit par le heurt de l'eau qui s'y précipite des deux côtés : Rien de cela n'a échappé à la sagacité de Virgile, mathématicien et marin ; et voilà pourquoi, ayant à rendre sensible l'effet produit par l'équipage de la Scie (Pristis) sur ce navire que sollicite la chiourme ardente, il se résume en ce peu de mots, peut-être intraduisibles, mais non pas bien difficiles à entende :

Olli certamine summo

Procumbunt : vagis tremit ictibus æras puppis

Subtrahiturque solum.

 

§ III.

On vient de le voir, lorsque Virgile emploie le mot puppis, il est impossible de lui en substituer un autre, sans faire violence au sens technique des vers de notre poète marin. Il en est de même quant à prora. Quinze fois les mots prora, prorœ, proram, proras se lisent dans l'Énéide. J'ai déjà cité le vers répété : Anchora de prora jacitur, etc. ; je n'ai pas besoin de dire que, l'ancre étant suspendue à la proue, c'est en effet de là qu'elle doit être jetée au moment du mouillage. J'ai dit par quelle ingénieuse comparaison Virgile montre les proues des vaisseaux d'Énée, qui étaient debout sur la rive du Tibre, plongeant et se dressant sur les eaux du fleuve, transformées en têtes de nymphes (æratæ prorœ, — virgineæ facies) ; je n'ai pas besoin de revenir là-dessus ; il est clair que le poète aurait eu fort mauvaise grâce à métamorphoser les poupes au lieu des proues. C'est un défaut de goût dont il était incapable.

Advertere proram ou proras, se trouve, liv. VIIe, v. 34 ; liv. VIIIe, v. 101 ; liv. Xe, v. 293 de l'Énéide, et liv. IVe, v. 117 des Géorgiques. Dans le premier passage, Énée, apercevant, de la mer où il navigue, l'embouchure du Tibre, ordonne de tourner les proues-de ses vaisseaux vers la terre qu'il est heureux de voir. Il vient de Caïeta, remonte au nord, et, quand il est par le travers d'Ostie, laisse arriver sur tribord. Voilà la manœuvre que Virgile ne prend pas la peine de détailler. Au livre VIIIe, Énée remonte le Tibre avec deux navires ; il va cherche la ville où règne Évandre, et, quand il veut aborder, ses pilotes advertunt proras, tournent les proues vers la rive opposée à celle où ils doivent accoster les poupes. Nous avons vu plus haut comment Tarchon, téméraire et malheureux, aborde, le rostre en avant, la terre de Turnus. Ce ne sont point (v. 293, liv. X) ses poupes qu'il fait tourner au rivage, ce sont les proues : advertit proras....., et ses gens forcent de rames, donec rostra teneant siccum. C'est dans le sens d'advertere que, liv. III, v. 532, Virgile, parlant des Troyens qui approchent de l'Italie, après avoir traversé la mer Adriatique, dit : Vela tegunt socii, et proras ad litora torquent. Ainsi, pour aborder : torquere ou advertere proras ; pour prendre le large : detorquere proram ad undas pelagi. Le livre V nous montre le timide Ménœte, dans la crainte des Croches cachées, des écueils qui bordent le rivage, prenant du tour, portant au large, allant du côté de la pleine mer : Proram pelagi detorquet ad undas (v. 165). C'est dans un sens analogue que le-poète dit, liv. III., v. 561 :

. . . . . . . . . primusque rudentem

Contorsit lævas proram Palinurus ad undas.

La mer est grosse dans le détroit de Messine, à l'embouchure duquel arrive la flotte des Troyens, après avoir doublé les caps méridionaux de l'Italie (tollimur in cœlum curvato gurgite, etc.). Anchise, qui se rappelle les recommandations d'Hélénus, Dextrum fuge litus et undas, ordonne à son pilote d'incliner à gauche (de venir sur bâbord), pour côtoyer la Sicile, dit nord au' sud. Palinure obéit à l'instant, et sa proue décrit une courbe dans les eaux qui sont à gauche de la direction que tenait d'abord le navire.

Je ne puis m'empêcher de faire remarquer combien est juste et heureux l'emploi du verbe contorquere dans ce passage, au lieu de torquere ou detorquere. Mérœte, dont je parlais à l'instant, s'écarte rapidement de sa route, là crainte l'y convie ; l'état de la mer, parfaitement calme, lui permet cette manœuvre subite ; aussi il détourne tout de suite sa proue de la terre pour la tourner au large (detorquet proram). Les Troyens ont pu faire aussi une arrivée ou une auloffée subite vers la côte de l'Italie, quand, avec les vents à souhait (optata aura), ils ont franchi l'espace qui sépare l'Épire du continent terminé par le cap Japygium. Aussi Virgile dit-il : proras torquent. Il n'en est pas de même ici. Les lames sont hautes (in cœlum), les vallées qui les séparent sont profondes (ad marres imos descendimus) : le mouvement horizontal de rotation du navire est donc difficile et lent ; contorsit rend à merveille et le circuit très-grand qu'a été obligée de tracer la proue, et l'effet de la vague qui a tourmenté, jeté à droite, puis ramené à gauche, la proue que ces attaques ont fait craquer, gémir, crier (proram rudentem). Quel autre qu'un marin eût trouvé ces nuances qui donnent tant de vérité aux peintures des événements nautiques ? Delille s'est affranchi de la difficulté qu'il y avait à rendre le contorsit proram rudentem, en se jetant dans le vague d'une imitation qui a le malheur de présenter une image tout à fait contraire à celle de Virgile :

Palinure à l'instant, en ce péril nouveau,

Vers la gauche a poussé son rapide vaisseau.

J'ai montré que le vaisseau ne peut pas avoir, en ce cas, un mouvement rapide ; faut-il que je montre combien le traducteur, en fuyant le texte, affaiblit le sens d'un passage où tous les mots furent choisis par l'auteur avec un soin extrême pour rendre parfaitement l'effet de la lente rotation d'un vaisseau long, dans une mer irritée ? Dryden n'est pas plus explicite que Delille :

First Palinurus to the larboard veer'd.

Cependant, si veer'd (tourné) traduit faiblement contorsit, rien, du moins, dans le vers anglais, n'annonce la rapidité du mouvement. Voss dit : Und das krachende Vorschiff drehet, ce qui rend seulement : rudentem proram. Drehet n'est pas plus complètement juste que veer'd. Velasco, Annibal Caro, Barreto avant Dryden, Delille et Voss n'avaient pas trouvé non plus de bons équivalents à contorsit.

La délicatesse des nuances est, dans Virgile marin, un des mérites sur lequel il n'est point inutile d'insister. Volvere et involvere sont deux mots que le poète n'emploie pas indifféremment, l'un pour l'autre. Ainsi, livre Ier, il peint les vents, déchaînés par Éole, bouleversant la mer qu'ils attaquent avec violence jusque dans ses dernières profondeurs (totum a sedibus imis ruunt), et poussant devant eux de hautes et longues lames (varias fluctus), qu'ils roulent jusqu'aux, rivages (volvunt ad litora). Au IIIe livre, Iris, sous la figure de Béroé, pour exciter les Troyennes contre Énée, leur dit : Voilà sept ans que nous poursuivons sur la mer l'Italie qui nous fuit toujours, et que nous sommes ballottés par les ondes (volvimur undis). Volvimur est intraduisible, mais il est bien heureusement expressif pour qui le comprend.

Je serais fâché de tomber dans le ridicule des Précieuses de Molière, et d'avoir l'air de prétendre comme Bélise que ce mot dit plus de choses qu'il n'est gros ; mais, selon moi, volvimur est peut-être le seul mot convenable à, l'expression de la pensée du poète ; il caractérise parfaitement les mouvements d'oscillation du navire sur l'un et l'autre côté (roulis), et ceux qui portent alternativement la poupe et la proue sur la crête et au fond de la vague (tangage). La figure par laquelle, au Vie livre, v. 336, Virgile montre ranger ensevelissant, comme dans un linceul, hommes et navires que la mer enveloppe, est belle et d'une expression fort heureuse aussi : Auster, aqua involvens navemque virosque. Il est impossible de rappeler mieux, et en termes à la fois plus simples et plus riches le ter fluctus torquet agens circum, et le rapidus vorat equore vortex du premier livre.

Virgile, ayant, au commencement du VIe livre, à raconter l'arrivée d'Énée à Cumes, décrit le mouillage des navires, en passant par tous les temps. Le premier consistait à faire virer les vaisseaux sur eux-mêmes et à tourner les proues à la mer, afin que les poupes allassent à terre : obvertunt pelago proras. Au second temps, on mouillait : tum dente tenaci anchora fundabat naves ; au troisième, on rapprochait l'arrière du rivage, en filant du câble et en nageant à culer : et litora curvæ prætexunt puppes. Assurément, on ne saurait mieux et en moins de mots indiquer cette manœuvre.

Partout la même netteté, la même concision. Au Xe livre, Junon veut sauver Turnus ; elle anime un nuage en lui donnant la figure du fils de Vénus, et ce nouvel Énée, elle le fait fuir devant le héros qu'elle protège. Turnus le poursuit jusqu'au bord de la mer en le bravant, en le défiant, en lui reprochant une indigne lâcheté. L'ombre trompeuse ne répond point à ces humiliantes provocations. tin navire est accosté aux rochers du rivage, ses planches poussées dehors, pont tout prêt pour le réembarquement du roi des Clusiens (expositis scalis (L), et ponte parato) ; le faux Énée s'y élance pour se cacher dans les profondeurs de la carène ; Turnes n'hésite pas à le suivre : il franchit le pont qui le porte sur le haut de la poupe (pontes transilit altos) ; il cherche le Troyen sur le tillac, court jusqu'à la prime ; mais à peine y est-il arrivé, que Junon rompt le câble et entraîne sur les eaux refoulées le navire arraché à son immobilité :

Vix proram attigerat ; rompit Saturnia funem

Avulsamque rapit revoluta per æquora navem.

Tout cela est vif, animé, rapide ; il ne manque rien à ce petit tableau épisodique, qui n'a pas un trait superflu. Quel traducteur aura cette précision merveilleuse avec cette élégance et cette richesse d'exécution ? Annibal Caro est bref, mais prosaïque ; Barreto, plus traînant, a quelques velléités : d'énergie ; Velasquez est fidèle, mais n'a pas le tour libre et pressant de Virgile ; Voss traduit exactement : ses mots composés ont de la force, il est tout ce qu'on peut être en copiant, plus heureux que Dryden, qui, ayant suivi, pas à pas son auteur jusqu'au neuvième vers, hasarde ce distique froid et languissant après and shoots the ship from land :

With wind in poop the vessel ploughs the sea

And messures back with speed her former way.

(v. 931.)

Ne valait-il pas mieux renoncer à rendre : Avulsam rapit navem per æquora revoluta, que de le rendre ainsi ? Virgile n'a garde de dire que le vaisseau a vent en poupe ; car, Si Junon est favorisée par Éole, ce n'est plus la fille de Saturne qui, de là main puissante dont elle a aisément rompu le câble, arrache le navire (avulsam) que retient la m'er,- et l'entraine rapidement, l'enlève (rapit), malgré l'obstacle des ondes s'enroulant du large à terre, ondes qu'il lui faut refouler (revoluta). Delille abandonne tout à fait Virgile. Tous les traducteurs avaient respecté vix proram attigerat, parce que tous avaient compris que Turnus doit poursuivre Énée jusqu'à la proue, terme de sa fuite honteuse ; Delille, sans souci d'un détail nécessaire, dit :

Mais du navire à peine il a franchi le bord,

Junon coupe le câble.

Elle ne le coupe pas, elle le brise. Virgile a-t-il donc mis inutilement rumpit avant rapit avulsam navem ? Non, certes. Les deux verbes se corroborent l'un l'autre ; tous deux marquent une action violente et précipitée, ce dont le traducteur français n'a point tenu compte. Delille ajoute :

. . . . . . . . . . et l'onde sans effort

Emporte suries mers, en revenant sur elle,

Et la nef, et Turnus, et l'image infidèle.

Est-ce là traduire ? Que devient Junon, dans cette version étrange ? Et puis, qu'est-ce que l'onde qui emporte sur les mers ? Pourquoi sans effort, quand le texte dit rapit, qui indique l'effort, comme revoluta, la résistance ? En revenant sur elle est un contre-sens, parce qu'il est impossible que l'onde qui, du large, vient au rivage, emporte un navire allant du rivage au large. Virgile, en montrant le flot qui se roule (volutus) et se roule encore (re) sur lui-même, élève une barrière devant le vaisseau que Junon est obligée d'arracher pour l'entraîner. Comment Delille, — il avait vu la mer ! — ne se rend-il pas compte de l'intention, si formelle et si facile à saisir, du poète qu'il se proposait de traduire ?

Le mot prora se trouve dans les deux passages de l'Énéide les plus importants au point de vue tout spécial où je me suis placé, la tempête du premier livre, et la régate des quatre navires au-cinquième. Examinons le plus rapidement possible, ces deux passages, dont le dernier soulève une question intéressante, pour la solution de laquelle je reproduirai une opinion que j'ai déjà émise dans le Mémoire n° 8 de mon Archéologie navale.

 

§ IV.

A la tempête d'abord.

Les Troyens joyeux donnaient les voiles au vent... — Vela dabant. L'italien a gardé cette figure ; il dit : Dare vela, dare la vela. Le portugais, dans le même sens, dit : Dar pano ; pano pour vela, la toile pour la voile qui en est faite. Les marins français font un trope analogue à celui du portugais, mais plus énergique encore ; ils disent : faire de la toile. Ils disent aussi : faire de la voile, pour augmenter la voilure. Faire voile, c'est proprement partir, appareiller, far vela (ital.)[20], vela dare (lat.). — Les Troyens joyeux donnaient les voiles au vent et de leurs proues éperonnées coupaient en la déversant à droite et à gauche, l'écume de la mer. — Spumas salis œre ruebant. Au livre Xe, v. 214, Virgile dit : Campos salis œre secabant.

Ce n'est pas sans une intention bien marquée que le poète, qui dit ruebant au premier livre, dit secabant ailleurs. Les situations ne sont pas tout à fait les mêmes, et les mêmes mots ne conviennent pas absolument à l'une et à l'autre. Dans le cas du ruebant spumas salis, la navigation des Troyens est facile, mais rapide ; la brise est fraîche, mais favorable ; la mer est belle, et les vaisseaux qui courent soulèvent de leurs éperons d'airain l'écume bouillonnante, et la divisent en la renversant, comme la charrue rompt et divise la terre sablonneuse : Cumulosque ruit male pinguis arenæ. (Géorg., Ier, v. 105.) Dans le cas du secabant campos salis, il s'agit de la flotte toscane qui marche au secours des Troyens. Point de vent, point de mer ; une navigation tranquille et lente ; la voile est insuffisante et tous les vaisseaux vont à la rame ; si la mer blanchit, c'est à la plage où les cent rames des matelots d'Auleste envoient le flot qu'ils retournent en l'entamant, spumant vada marmore vasto ; si l'onde écume devant une proue, c'est sous la poitrine arrondie du Triton que monte ce chef, et c'est presque sans bruit qu'elle y murmure :

Spumea semifero sub pector murmurat unda.

Cette flotte n'a donc pas l'allure vive et pressée de l'autre ; elle l'a si peu que les nymphes, qui furent jadis des vaisseaux troyens, viennent gourmander la lenteur d'Énée, et que Cymodocée prend le parti de pousser elle-même la poupe du fils de Vénus pour accélérer son navire endormi. Secare, que Virgile répète deux fois dans cette énumération des navires qui obéissent à Tarchon ; secare, qui n'a pas l'impétuosité de ruere avec lequel il fait une opposition très-marquée, est donc le mot qui convient à la circonstance, et l'on aurait tort de voir dans secare campos salis un synonyme de spumas salis ruere.

J'ajouterai un mot. Chez un écrivain qui avait un sentiment si vif et si délicat de l'harmonie, le frottement des syllabes re et rue, dans œre ruebant, ne saurait être fortuit. Si Virgile, qui pouvait remplacer ruebant par un équivalent, a maintenu ces deux sons durs qui se choquent, c'est qu'il voulut peindre l'effort des proues et la résistance opposée par les vagues au rostre qui les divise.

Je demande pardon pour ces longues parenthèses.et pour les mille petits détails dans lesquels j'entre à propos de tout ; mais ma thèse ne peut être appuyée que par des analyses pour ainsi dire microscopiques. Je suis condamné à tout démontrer, parce que j'ai contre moi des commentateurs illustres qui, n'étant pas marins, ne purent pas reconnaître ce qu'il y a de véritablement didactique dans ce qui touche à la marine chez Virgile ; j'ai contre moi l'autorité des traducteurs les plus célèbres de toutes les langues, que la vérité des peintures nautiques ne frappa point, et celle de tous les latinistes qui expliquent Virgile avec les annotateurs et les dictionnaires, et qui le comprendraient, s'ils allaient le lire dans un port de mer ou sur une plage, tour à tour calme et envahie par le flot du large. Je ne suis donc pas libre d'être long ou. court, car je ne dois rien négliger de ce qu'on pourrait m'opposer. Je dois aller au-devant de toutes les objections en examinant tous les passages qui portent le plus à mes yeux le caractère spécial, méconnu jusqu'à ce jour par les érudits qui se sont occupés de Virgile.

Je reviens à la tempête. Junon la provoque. Aussitôt les vents déchaînés s'emparent de la mer, la creusent, la soulèvent et la couvrent de lames énormes qui vont déferler sur ses bords, vastos volvunt ad litora fluctus. Les cris des matelots se mêlent au sifflement des cordages[21] ; d'épaisses nuées dérobent le ciel et le jour aux Troyens ; une nuit noire pèse sur la mer[22] ; les pôles tonnent, l'air brille de feux incessants[23] ; tout est, pour les navigateurs, présage d'une mort instante. Le froid laisse sans force les membres d'Énée ; il lève cependant au ciel ses mains suppliantes en maudissant le destin qui semble lui réserver un trépas sans gloire. Pendant qu'il parle, la tourmente vient du nord en sifflant, et frappe, par devant, la voile de son vaisseau[24] ; en même temps les lames sont portées jusqu'au ciel. Cependant ses rames le soutiennent encore ; mais elles se brisent, et la proue — obéissant à l'impulsion de la voile qui fait abattre[25] le navire — se détourne de sa direction première (prora avertit) ; alors le navire tombe sur le côté, et une montagne d'eau s'élève menaçante au-dessus de lui[26].

— Il faut que j'interrompe un instant cette analyse pour examiner une question intéressante posée par les mots : Velum adversa ferit. Est-ce un changement subit dans la direction du vent, ce qu'on appelle une saute de vent (M), que Virgile veut peindre ici ? Livre Ve, v. 19, il décrit nettement ce phénomène quand il dit :

Mutati transverse fremunt, et Vespere ab atro

Consurgunt venti...

Dans une saute de vent, les voiles sont quelquefois subitement masquées comme il arrive à celles du vaisseau d'Énée ; c'est quand le vent, que l'on avait d'un côté, passe inopinément à l'avant ou au bord[27] opposé à celui où on le recevait. Est-ce le cas indiqué par le poste ? ou, pour préciser mieux, Énée faisant sa route au nord-est, par exemple, avec un vent d'est ou d'ouest, le vent sauta-t-il tout d'un coup au nord ? Il est difficile de se décider pour l'affirmative en l'absence des détails qui auraient pu compléter la pensée de l'auteur. On peut admettre que Virgile, déchaînant les vents de tous les bouts de l'horizon, comme aurait dit la Fontaine, tint plus à frapper l'esprit de son lecteur par l'image effrayante d'un grand désordre, qu'à spécifier la direction de la route suivie par les Troyens, et celle du vent régnant au moment où, perdant de vue la Sicile, ils gagnaient la haute mer, ils prenaient le large (e conspectu Siculœ telluris in altum (N) vela dabant) pour aller chercher l'Italie. Il est probable cependant que la flotte d'Énée, après avoir contourné la Sicile, dut faire l'est-nord-est ou le nord-est avec un vent de nord, d'abord facile, mais bientôt violent et tempétueux. Si elle faisait l'est-nord-est, elle avait du largue[28] ; elle allait plus près du vent si elle avait le cap au nord-est. Dans l'un ou l'autre cas, elle avait le vent oblique et non en poupe. Et ceci m'amène à dire que les anciens pratiquaient la navigation près du vent[29], et non pas seulement grand largue ou vent arrière, selon les opinions généralement reçues.

Je ne prétends pas soutenir que les navires antiques allaient aussi près du vent que les nôtres, c'est-à-dire que leurs voiles étaient ouvertes au souffle du vent de telle sorte que leur plan formât avec le plan de la quille un angle mesuré par 66 degrés environ ; leur conformation ne permettait probablement pas qu'ils tinssent des routes aussi voisines du lit du vent. Mais qu'ils pussent naviguer à moins de 8 quarts, c'est ce que je crois, c'est ce que me démontre le æquatis procedere velis du livre IV, v. 587, rapproché de obliquat sinus in ventum, livre V, y. 16, et de pariterque sinistros, Nunc dextros solvere sinus : una ardua torquent Cornua, detorquentque, même livre, v. 830, 831.

Que signifient, en effet, ces expressions que je rapporte toutes à un même fait nautique ? Voyons d'abord les dernières. Neptune vient de promettre à Vénus que les vaisseaux troyens aborderont le port de r-Averne. Le char du dieu vole sur la crête des lames. Un calme heureux succède à l'agitation au milieu de laquelle a eu lieu l'entrevue de la mère d'Énée et de Neptune bienveillant. Le ciel reprend toute sa sérénité (fugiunt vasto œthere nimbi), les ondes s'affaissent (subsidunt undæ) et la surface de la mer s'aplanit sous les eaux que rase l'essieu tonnant du char (sternitur æquor aquis). La joie revient au cœur d'Énée, parti quelques, instants auparavant avec une brise favorable et vent en poupe (a puppi ventus euntes), et arrêté dans sa course par- un événement inconnu qui a changé les vents et soulevé les flots. On avait abattu les mâts et rentré les voiles pendant ce moment de trouble que Virgile indique seulement par le retour du beau temps ; Énée ordonne que promptement on redresse les mâtures (O) et que les bras de tous soient occupés à déployer les voiles.

Jubet ocius ornes

Attolli malos, intendi brachia velis.

On obéit. A bord de tous les navires on borde les voiles (P), puis on les oriente tour à tour à droite et à gauche ; et les vents propices emportent la flotte.

La manœuvre est très-simple et très-clairement expliquée. Le vent n'est plus ce qu'il était tout à l'heure ; ce n'est plus de l'arrière qu'on- peut le prendre, il a changé cap pour cap (Q) ; ainsi, il était sud, comme le poète l'a dit plus haut : vocat Auster in altum, v. 764 ; il portait-directement les Troyens de la Sicile en Italie ; il s'est déplacé, et s'est établi[30] dans les parties du nord. Mais il est maniable[31], et on en profitera en le prenant –successivement à gauche et à droite, en louvoyant[32], en courant des bordées[33], tantôt à terre, tantôt au large ; et pour cela on démarrera[34] les écoutes qui ouvrent les cavités des voiles à gauche et à droite — solvere sinistros sinus, solvere dextros sinus, pour : solvere pedes velorum tumentium effectu venti afflantis a sinistro ou a dextro latu navis —, et on brassera les antennes, et on les contre-brassera (R)torquere cornua[35] antennarum et detorquere —. Il ne peut y avoir aucun doute sur le sens de ce passage, où Virgile oppose la navigation près du vent, c'est-à-dire les vergues obliques, à celle qu'on fait les vergues brassées de telle sorte que leurs plans soient perpendiculaires au plan de la quille. Ce sont ces deux situations des antennes que le poète a caractérisées quand il a dit : obliquat sinus in ventum et æquatis procedere velis. Marcher velis æquatis, c'est-à-dire de façon que les extrémités des vergues soient également tournées à droite et à gauche, ou que les vergues brassées quarrées (S) soient parallèles à la largeur du navire, c'est la même chose que marcher a puppi ventus afflans. Marcher le sinus de la voile obliquatus in vento, c'est courir une bordée à un certain air de vent, c'est naviguer près du vent.

Servius crut que Virgile, en faisant border successivement les voiles à droite et à gauche, avait voulu indiquer que les vents étaient variables (pro auræ mobilitate) ; Ascensius adopta cette interprétation, démentie cependant par les mots : ferunt sua flamina classem (T), qu'à la vérité Servius comprit mal, puisqu'il les expliqua par a puppi venientia. Servius, qui n'avait point hésité sur le sens de obliqua : sinus in ventum (V), ne soupçonna pas que le poète décrivait, à la fin du livre Ve, la même manœuvre qu'il avait indiquée par quatre mots au commencement de cette partie de l'Énéide. C'est que Servius était grammairien excellent, annotateur érudit, mais pas du tout marin. Le commentateur, à propos de procedere velis æquatis, dit : feliciter plenis, sine motu aliquo. Certainement, quand il s'exprimait ainsi après avoir expliqué : nec zephyros audis spirare secundos, par ventos prosperos quos Mercurius adduxerat, il ne faut pas douter qu'il entendait que ces vents étaient les plus favorables, c'est-à-dire qu'ils devaient pousser les vaisseaux par la poupe. Il avait raison, cette fois.

Ce que je viens de démontrer relativement à la navigation des anciens près du vent, me servira à disculper Virgile de l'accusation qu'on a portée contre lui, à l'occasion du mot Auster qui se trouve dans ce passage du IIIe livre :

Inde, ubi prima fides pelago, placataque venti

Dant maria, et lenis crepitans vocat Auster in altum :

Deducunt socii navis, et litora complent.

Provehimur portu, terræque urbesque recedunt.....

Huc feror : hæc fessos tuto placidissima portu

Accipit... (v. 69-79.)

Feu M. le baron Walckenaer, dans la savante et judicieuse reconnaissance géographique qu'il a faite dès lieux abordés par Énée, s'exprime ainsi au sujet de ces vers : Virgile, voulant dire qu'Énée attendit le printemps pour partir, fait souffler le vent du midi ; mais il oublie que ce vent était directement contraire pour les Troyens qui se rendaient à Délos ; avec ce vent ils n'auraient pu sortir du port d'Œnos. Cette critique serait fondée si, en effet, les Latins et les Grecs n'avaient connu que la navigation vent sous vergue[36] ; mais on vient de voir qu'il en était autrement et qu'ils savaient piquer dans le vent et louvoyer. Quant à l'objection qu'avec le vent du sud les Troyens n'auraient pu sortir du port d'Œnos, il y a à dire que ce que ne pourrait faire un navire allant par l'unique secours des voiles, un navire, à rames le fait aisément, surtout quand le vent est faible (lenis crepitans). Bien n'empêchait donc Énée de mettre dehors[37] avec le vent debout[38].

Pourquoi Virgile, qui pouvait choisir le vent pour donner à la flotte partant d'Œnos une navigation in puppi ventus, sil avait voulu la pousser directement à Délos, ne préféra-t-il pas Borée à Auster ? Le voici. Les Troyens sont pressés de quitter une ville où ils ne doivent pas se fixer. Aussitôt que la mauvaise saison est passée, aussitôt qu'on peut se fier à la mer, et que l'Auster a succédé aux noirs aquilons, ils se préparent à une navigation dont le but est inconnu : incerti quo fata ferunt, ubi sistere detur. L'Auster ne les arrêtera point. Qui peut prévoir combien de temps il soufflera ? D'ailleurs, ils savent solvere sinus nunc dextros, nunc sinistros, ils savent obliquare sinus in ventum ; ce genre de navigation ne peut les effrayer, parce qu'il- est ordinaire, surtout dans l'archipel grec où- il-faut souvent changer de route, arrivant pour une île, venant au vent pour une autre. Vocat Auster in altum est donc une expression excellente ; car, en même temps qu'elle peint l'impatience bien naturelle des compagnons d'Anchise, elle suffirait à constater que les anciens n'attendaient pas toujours, pour prendre le large, d'être favorisés par le vent en poupe et qu'ils naviguaient autrement que velis æquatis.

M. Walckenaer a supposé que les Troyens se rendaient directement à Délos ; mais Virgile ne dit pas un mot de cette prétendue résolution. S'il avait voulu faire entendre que Délos était le terme de leur première navigation, il n'aurait pas manqué d'indiquer cette-intention par un mot ; s'il se tait là-dessus, c'est qu'il veut que, cette fois encore, Anchise navigue au hasard (dare fatis vela), qu'il soit porté au large, pauvre exilé (feror exul in altum) et poussé par les destins ennemis jusqu'à ce qu'enfin, entraîné vers Délos, il puisse aborder la ville d'Apollon.

Que dit, en effet ; Énée, racontant ce voyage à Didon ? Huc feror, je suis poussé ou emporté là. C'est justement ce qu'il a dit en parlant de sa relâche sur les rives de la Thrace : Feror huc, et litote curvo, Mœnia prima loco, fatis ingressus iniquis. Il ajoute, non pas qu'ils abordent cette île désirée, mais que cette île tranquille les reçoit dans son port. Les expressions dont se sert Virgile sont toutes rigoureuses ; ce n'est point hæc lætos accipit, mais fessos. Et puis placidissima et tuto (portu) sont là pour expliquer et renforcer fessos. L'île parait d'autant plus tranquille aux malheureux qui y mouillent, que la mer a été plus agitée ; le port est d'autant plus sûr que la navigation a été plus dangereuse ; ils sont d'autant plus heureux de trouver un port qui leur promet un asile si calme, qu'ils sont plus fatigués. Et pourquoi sont-ils fatigués ? Parce qu'ils ont couru des bordées nombreuses ; parce que les vents, d'abord faciles, se sont joués d'eux ; parce qu'il leur a fallu lutter plus d'une fois contre la bourrasque, et bourlinguer[39] longtemps avant de trouver une terre. Junon n'est-elle pas contraire aux Troyens depuis le moment où ils ont quitté Antandros ? Ne les a-t-elle pas déjà écartés de tous les rivages grecs, comme plus tard elle leur fermera ceux de l'Italie (Cunctus ob Italiam terrarum clauditur orbis) ? Fessos est très-bien justifié, et fessos, après huc feror, montre qu'en effet Énée a navigué au hasard, qu'il a été porté à Délos par les circonstances de sa navigation tourmentée, et malgré l'Auster, doux et favorable d'abord, cruel ensuite et fatigant pour les matelots obligés de manœuvrer souvent. II me semble que rien n'est moins douteux que cela, et que la traversée d'Œnos à Délos s'explique à merveille quand on tient compte de ce fait, bien certain, que les anciens savaient tenir le vent (obliquare sinus, tendere contra ventum) et louvoyer (solvere sinus nunc dextros, nunc sinistros).

Retournons à la flotte Troyenne. Nous avons vu le vaisseau d'Énée, qui ne peut fuir devant le temps et que Virgile laisse engagé, donnant une bande horrible[40] et près d'être écrasé par une montagne humide (aquœ mons), selon l'expression de Racine ; les autres ne sont pas moins en danger. Ceux-ci sont suspendus sur la crête des lames ; la mer s'ouvre sous ceux-là et leur fait voir la terre entre les vagues soulevées : His unda dehiscens Terram inter fluctus aperit. (Hyperbole admirable tant elle est près de la vérité !) Le vent du sud jette au milieu de roches cachées, où il les torture (torquet), trois navires qu'il a comme enlevés (abreptas) ; le vent d'est, car tous les vents sont déchaînés contre les malheureux navigateurs, — en porte trois autres sur des basses et des hauts-fonds ; il les y esse et les ensable[41]. Ici se place le naufrage en pleine mer du vaisseau d'Oronte et la mort de ce chef, dont j'ai parlé à propos des mots : in puppim ferit. Quelques Lydiens nagent dans le gouffre immense[42] où est entré en tournoyant le navire, et l'on voit flotter sur les eaux voisines de ce cratère, qui les rejette, les armes des guerriers, les débris du bâtiment broyé par la tempête ; et les richesses sauvées de Troie[43]. Ce n'est pas tout : le navire si solide d'Ilioneus, celui d'Achate, ceux qui portaient Abas et le vieil Alèthe ont vainement lutté ; ils sont vaincus par la tempête. Leurs bordages se sont écartés (laxis laterum compagibus)[44] et par leurs flancs entr'ouverts ils embarquent l'eau qui les fait couler bas (rimis fatiscunt).

Je ne comparerai pas entre eux les traducteurs ; à propos de ce morceau d'une si grande perfection, à plus forte raison ne les comparerai-je point à Virgile. Tous ont de bonnes choses, mais aucun n'a vu d'assez près le texte latin, aucun ne s'est assez appliqué à bien rendre les expressions que j'ai signalées comme appartenant essentiellement à un grand poète technique.

 

§ V.

Me voici arrivé à la magnifique peinture de cette course des quatre navires qui se disputent le prix aux jeux funèbres (liv. V, v. 114-285). Je vais analyser rapidement ce passage important de la partie maritime de l'Énéide, mais non pas cependant sans m'arrêter partout où je croirai pouvoir faire remarquer une de ces beautés spéciales, un de ces détails techniques fins et précis qui n'appartiennent qu'à notre auteur.

Quatre navires, égaux en grandeur, égaux aussi par leurs carènes, ont été choisis entre tous ceux de la flotte ; lentement sollicités par leurs rames, ils s'avancent pour.la première des luttes qui doivent avoir lieu.

Tous les commentateurs ont fait observer que Virgile se sert avec raison de l'épithète pares. Il faut, en effet, que des navires à rames, pour lutter ensemble, soient dans des conditions pareilles de taille, de pesanteur et d'équipage. Mais ce que les commentateurs n'ont pas reconnu, c'est que le poète préfère carinæ à naves, non point parce qu'il, trouve plus élégant de prendre la quille pour le vaisseau, — car ils voient toujours la quille ou le navire dans carina, — mais parce que c'est surtout par les œuvres vives, par la carène que les navires sont égaux en légèreté, en stabilité, en vitesse. Carinæ n'est donc pas un trope ; c'est un terme propre et nécessaire dans le cas dont il s'agit. Quand on se rend compte ainsi de l'intention du poète, on voit quelle force acquiert le vers :

Quatuor, ex omni dilectæ classe, carinæ.

Mais cette intention, les annotateurs, les traducteurs, la devinent rarement : ainsi Servius explique gravibus remis par fortibus remis, Ascensius par validis, le P. de la Rue par vastis. Chez Annibal Caro, c'est par les rames que les carènes sont égales, carinæ pares gravibus remis, et l'Italien traduit :

Quattro legni scelti

Più di remi, e di remigi guarniti.

(Liv. V, p. 291, v. 11.)

Le Portugais Barreto adopte ce sens et dit :

Quatro naos...

De fortes remos por igual maneira,

E de valente chusma guarnecidas.

(Liv. V, p. 231, v. 16.)

Hernadez Velasco donne dans la même erreur :

Quatro naos, en todas escogidas

Todas iguales en valientes remos.

(Liv. V, t. I, p. 192, v. 17.)

Dryden n'est pas mieux inspiré :

Four gallies first which equal rowers bear,

Advancing.

(Liv. V, v. 151.)

Voss est tout aussi affirmatif contre le sens de Virgile ; les quatre barques, Barken, qu'il met en jeu sont égales en puissantes rames :

Sich gleich an gewaltigen Rudern.

(P. 275.)

Quant à Delille, il ne s'arrête pas à la difficulté, et les deux vers latins, si précis et qui disent tant de choses, il les traduit par ces deux lignes, si faibles et si vides :

Ils commencent : d'abord sur la plaine des eaux

Quatre vaisseaux choisis portent quatre rivaux.

Ineunt gravibus remis signifie proprement s'avancent avec des rames lourdes et lentes, comme s'il y avait : Ineunt ictibus gravibus remorum. Gravibus remis peint à merveille cette espèce de nage qui ne s'allonge pas, ne se presse point, bien différente de celle qui procède vastis ictibus (liv. V, v. 198) ; c'est la nage de forçats ou de chaloupiers de port, comme on dirait aujourd'hui. Les rameurs qui vont jouter viennent se mettre en ligne, lentement, sans user leurs forces en de vains essais, d'une rame grave, si l'on peut parler ainsi, et en prêtant à leurs navires le mouvement d'un homme qui marche lourdement et à pas comptés.

Mnesthé amène la Scie, que ses rameurs vigoureux savent rendre rapide. Gyas conduit la Chimère, remarquable par sa masse, qui la fait ressembler à une ville : la jeunesse troyenne l'ébranle par trois coups de rames successifs, entre lesquels se font entendre trois acclamations. — Je justifierai à la fin de mon analyse cette manière de traduire : triplici pubes quam Dardana versu Impellunt, terno consurgunt ordine remi. — Sergeste est porté, au lieu du départ prochain des quatre navires, par le grand Centaure, et Cloanthe par la Scylla, que distingue sa peinture bleue. Le but est marqué : c'est un rocher peu éloigné du rivage. Les vaisseaux devront le contourner et revenir an point d'où ils vont s'élancer, unde reversi Scirent, et longas ubi circumflectere cursus. On tire au sort la place que doit occuper chaque navire sur la ligne où tous quatre se placeront pour partir, loca sorte legunt, ainsi qu'on fait pour les courses de chevaux. Il n'est pas plus indifférent pour le navire qui va courir, que pour le cheval, d'avoir la place intérieure. Sur la ligne du départ, la place heureuse (la corde, comme on dit à l'hippodrome), est à gauche, ainsi que le prouvent les mots : Quo tantum dexter abis ?... litus ama ! (v. 162.)

Voilà nos lutteurs prêts. Les navires se sont placés. Virgile ne dit pas qui le sort a favorisé ; est-il bien difficile de le deviner ? On doit croire que c'est la Chimère. Mnesthé, acanthe et leurs rivaux sont debout à la poupe des vaisseaux dont ils vont exciter les équipages ; ils ont revêtu la pourpre et l'or. Les rameurs se sont couronnés de branches de peuplier ; leurs épaules nues, qu'ils ont frottées d'huile, reluisent au soleil. Assis sur leurs bancs, tenant de leurs bras étendus leurs rames, hautes et la pale allongée vers la proue, ils attendent le signal. La crainte de la défaite, l'ardent besoin de conquérir les suffrages de la foule, font battre leurs cœurs et leur donnent un généreux élan. Enfin la trompette éclatante a sonné. Ils sont partis. Un cri unanime, poussé par les rameurs, frappe l'air ; les eaux écument sous l'effort de leurs bras qu'ils ramènent à leurs poitrines. Virgile peint, comme il sait peindre, les deux temps de la nage : premier temps, les bras étendus, intenta brachia remis ; second temps, les bras ramenés au corps, adductis lacertis. Les navires tracent des sillons égaux, et la mer s'ouvre, profondément retournée par les rames et les triples dents des éperons. En ce moment, la forêt retentit d'un applaudissement immense, auquel se mêlent des paroles encourageantes pour chacun des jouteurs. Le bruit des voix serpente le long du rivage et frappe les falaises où l'écho les répète. — Pulsati colles clamore resultant. Virgile exprime la même idée, liv. IV, v. 50 des Géorgiques, quand il dit : vocisque offensa resultat imago.

Cependant Gyas prend l'avantage sur ses compétiteurs. Il s'élance en avant, il fuit sur les eaux (Effugit ante alios, primusque elabitur undis), et, sur la rive, une émotion tumultueuse accueille cette bonne fortune. Cloanthe le suit, Cloanthe dont la chiourme est meilleure que celle de la Chimère, mais dont le navire plus lourd seconde mal l'ardeur. — Melior remis. En France on dit : meilleur bâbord ! meilleur tribord ! quand on veut faire forcer la nage de la gauche ou de la droite d'une embarcation.

Tout derrière eux, le Centaure et la Scie se disputent avec un égal acharnement l'honneur du premier rang. Tantôt la Scie dépasse son adversaire, tantôt le grand Centaure gagne la Scie (præterit), tantôt ils courent de front et leurs longues carènes laissent dans les ondes des sillages égaux.

— Certes il ne s'agit ici, quand Virgile dit, longa carina, ni des navires eux-mêmes, ni de leurs quilles, mais bien des carènes, qui fendent l'eau comme la charrue fend la terre —.

Cependant ils approchent du rocher ; ils vont atteindre le but. Gyas a l'avance, et, vainqueur de ses adversaires, il vogue dans les eaux tourbillonnantes, mais trop loin encore des rochers qu'il veut raser. — Medio gurgite : non pas au large, non pas sur la mer profonde, tomme le veulent les commentateurs, mais au milieu des eaux qui courent et bouillonnent autour de l'écueil. La preuve que t'est bien là ce que Virgile veut dire, c'est que le pilote de la Chimère à peur de s'engager dans le courant qui le porte déjà sur le roc. Craindrait-il quelque chose s'il était au milieu de la mer ? viendrait-il sur tribord ? — Gyas s'en aperçoit, il interpelle Ménœte qui est au gouvernail : Pourquoi m'entraînes-tu tant à droite ? voici ta route ! Que les autres cherchent une mer plus profonde ; toi, accoste à terre, litas ama, et que la pale de nos rames rase les rochers que tu laisses à gauche. Paroles inutiles ! Ménœte, qui redoute quelque roche cachée sous l'eau (cœca saxa), met le cap au large (proram pelagi detorquet ad undas). Gyas le rappelle de nouveau à la manœuvre qui doit assurer la victoire : Où vas-tu encore, Ménœte ? où vas-tu ? Au rocher ! au rocher ! viens sur bâbord ! Il dit, et voit tout près de lui, et tenant la véritable route, Cloanthe qui bientôt prend à gauche, entre le navire de Gyas et les rochers où bruit la houle, rase les bords de l'écueil, laisse derrière lui la Chimère, et, s'écartant un peu du but, gagne des eaux moins dangereuses.

La manœuvre que commande Gyas est excellente ; celle qui réussit à Cloanthe est admirablement peinte. Delille souvent moins heureux, vaincu d'une façon vraiment merveilleuse plusieurs des difficultés de ce texte si serré, si richement technique.

Gyas pleure de rage, et, sans respect pour sa propre dignité, sans souci du salut de ses compagnons, il jette Ménœte à la mer et saute au gouvernail ; alors, timonier lui-même, il encourage ses rameurs à nager vigoureusement, et gouverne au rivage.

— J'ouvre une parenthèse pour entrer dans quelques explications tendant à fixer le sens des mots : Clavumque ad litera torquet. Servius laisse ce passage sans éclaircissement, tant il lui parait lucide. Il se contente de dire que le clavus était fustis gubernaculi, ce qui est très-vague ; car le gouvernail, aviron, plus large à son extrémité inférieure qu'une rame ordinaire, avait, comme toute rame, une hampe partageant quelquefois la pale en deux parties appelées pinnæ (nageoires), selon Nonius, quelquefois recevant d'un seul côté une pinna. Cette hampe était le bois principal (fustis) du gouvernail. Scheffer l'appelle rhiza (racine, souche), sans citer d'autorité à l'appui de cette dénomination qu'il donne à ce qu'on appelle la mèche, dans le gouvernail moderne. Le clavus, l'οΐαξ, était bien un morceau de bois, mais non pas la hampe de l'aviron-gouvernail. C'était une cheville plantée dans la hampe au-dessous de l'αύχήν (le cou, l'ansa de Vitruve). Plusieurs médailles, quelques-unes entre autres publiées par Gorléus, montrent le gouvernail traversé par cette cheville qui était dans le plan des pinnæ (la pale). Dans la collection des petits bronzes du musée Bourbon de Naples figure un gouvernail où le clavus est comme je viens de le-dire. Cette traverse, qu'on peut comparer jusqu'à un certain point à la croisée d'une épée, à la poignée d'une canne en béquille et à celle de certaines bêches de jardinier, — et puisque j'ai nommé cet instrument, je dirai que le gouvernail antique à deux nageoires a de grands traits de ressemblance avec lui, — cette traverse fut remplacée par une barre plus longue que la cheville, et pour cela devant-avoir plus d'action. La barre ou manche conserva le nom de clavus, et c'est de ce levier implanté dans l'autre que parle Isidore quand il dit : Clavus est, quo regitur gubernaculum. Les gouvernails représentés sur la colonne Trajane n'ont ni cheville transversale ni barre implantée. Les navires à trois rangs de rames qui figurent au musée Bourbon, sous les n° 1 et 98 (bas-reliefs en marbre), ont des gouvernails mus par des barres. Il en est de même des jolis petits navires à voiles de la collection Borghèse. La barre implantée n'était pas tout à fait dans le plan de la pale, mais dans un plan oblique à celui des pinnæ. Les gouvernails latéraux des bâtiments du moyen âge conservèrent cette disposition de la barre (voir Arch. navale, t. Ier, Mémoires n° 2 et 3), et la tradition s'en est perpétuée jusqu'à nos jours. Les burchii de Vérone, qu'on rencontre souvent à Venise, et les bateaux du Pô, que j'ai vus à Polesella, ont le gouvernail latéral régi par une barre plantée presque perpendiculairement au plan du trapèze qui leur sert de pale. — Voir Rapport à M. le ministre de la marine sur ma mission en Italie et dans le Levant, Annales maritimes, décembre 1841.

Cela dit, rendons-nous compte des paroles de Virgile. Faut-il croire que le poète voulut faire comprendre seulement que Gyas manœuvra le gouvernail de telle sorte que le navire vint sur bâbord ? C'est ainsi que l'entendaient Ascensius et le P. de la Rue. Je ne sais pas trop comment l'entendit Delille, qui traduisit ainsi- l'hémistiche latin : Et plus près du rocher il ramène sa poupe. Sa proue aurait mieux valu, parce que c'est la proue que Ménœte s'est obstiné à éloigner de l'écueil. Annibal Caro qui dit, al sasso lo rivolse, n'a rien vu, sous le clavum torquet, de plus que ce qu'y avaient vu les premiers commentateurs. Il y a cependant autre chose, selon moi, et torquet clavum ad litora me parait l'expression rigoureuse de l'action que dut faire Gyas pour ramener, de tribord où il fuyait, son navire sur le côté de bâbord.

Détaillons cette action. Mais, avant tout, la Chimère avait-elle deux gouvernails, un à chaque côté de la poupe ? Elle était grande, belle ; mais, si belle et si grande qu'elle fût, il est probable qu'elle s n'avait pas plus d'importance, parmi les navires troyens, que n'en avait le vaisseau d'Épée. Or ce vaisseau obéissait à un seul gouvernail, comme le prouve ce passage du VIe livre, v. 349 :

Namque gubernaclum multa vi forte revulsum,

Cui datas hærebam custos, cursusque regebam,

Præcipitans traxi mecum. Maria sapera juro,

Non ullum pro me tantum cepisse timorem

Quam tua ne, spoliata armis, excussa magistro,

Deficeret tantis navis surgentibus undis.

Palinure, tombé à la mer avec le gouvernail qu'il maniait, craignait pour le navire, veuf de son pilote et dépourvu de moyens de direction (spoliata armis), privé du gubernaculum et du clavus. Il n'y avait donc pas un second gouvernail. Nulle part Virgile ne dit clavi ni gubernacula ; les vaisseaux dont il parle n'avaient qu'un gouvernail, cela est sûr. Certains navires en avaient deux. Si les birèmes et les trirèmes de la colonne Trajane ne sont munies qua d'un gouvernail, comme les barques fluviales, — et l'on ne peut en supposer un second, quand on voit les timoniers avoir presque toujours les deux mains sur la hampe et à la poignée du gouvernail placé à droite, — il y a d'autres monuments antiques qui nous montrent des navires à deux gouvernails latéraux. Du nombre de ces derniers sont les barques sculptées de la collection Borghèse, que je citais tout à l'heure ; les vaisseaux longs des peintures de Pompéi, n° 571 et 1384, au musée Bourbon ; les deux galères, sculptées du même musée (n° 1, 98), et la galère classée dans la même collection sous le n° 6051 morceau dei peinture tiré des décorations arrachées aux murailles de Pompéi. Dans Pétrone, on lit (p. 32, t. II édit. de 1756) : Nunc per puppina, per ipsa gubernacula dilabenduen est ; et encore, p. 106 : Non arbor erot relicta, non gubernacula, aut funis, aut remus. Un passage de l'Ane d'or d'Apulée (liv. II) et une phrase d'Héliodore, rapportés par J. Scheffer, font allusion aux gouvernails jumeaux. Élien (liv. LX, chap. XI) constate que les Carthaginois avaient deux timoniers, un à chaque barre, et il dit que c'est un inconvénient. On conçoit, en effet, que le jeu des deux timons devait être souvent contrarié par l'inattention de ceux qui les manœuvraient. Le système qui admettait un seul timonier chargé de deux clavi était bien préférable, d'autant qu'il est probable que l'un des deux gouvernails ne fonctionnait pas quand l'autre était en exercice ; que celui de gauche redressait la route donnée par celui de droite, et réciproquement. Et puis, dans la manœuvre à deux timoniers, combien ne devait-il pas arriver de fois que, par inadvertance ou autrement, l'un nuisit à l'autre ?

La Chimère était un navire à un seul gouvernail, gouvernail traversé à ia tête par une cheville à l'aide de laquelle on le faisait tourner dans l'eau, dont les tranches glissaient le long de la carène. Ce gouvernail était-il à gauche ou à droite ? Les vaisseaux longs de la colonne Trajane, images auxquelles on ne peut, au reste, s'en rapporter aveuglément quant à la fidélité des détails, l'ont à droite ; quelques médailles le montrent du même côté, d'autres le font voir à gauche. Peut-être pourrait-on expliquer cet antagonisme par les idées différentes que les Romains attachaient à la droite et à la gauche. Pour les uns la gauche était favorable, elle était sinistre pour les autres. Cicéron dit (liv. II, De div.) que les auspices tirés de la droite paraissaient les meilleurs aux Grecs et aux Barbares, et que c'était le contraire pour les Romains. Suivant qu'on était plus ou moins attaché à la croyance grecque ou à la superstition romaine, on pouvait bien vouloir que le gouvernail, cette machine importante dans la vie d'action du navire, fût placé à droite ou à gauche. La droite est, à bord des navires, le côté honorable ; depuis quelle époque ? Je l'ignore ; mais je sais qu'au temps de Virgile la place d'honneur était à droite. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'au moyen âge, pour une raison ou pour une autre, les navires à un seul gouvernail avaient cet aviron à droite. Je l'ai prouvé dans le Mémoire n° 3 de mon Arch. navale. C'est encore à droite que les batelli du Pô, que j'ai dessinés à Polesella, ont le gouvernail, dont la forme, l'ornement et la suspension sont, je pense, des traditions fidèles de cette époque.

Au reste, que la Chimère eût son gouvernail à droite ou à gauche, il importe peu ; car l'effet devait être le même. Il est évident que Gyas, pour ramener à gauche son navire porté à droite par un pilote craintif, dut tourner le clavus à gauche, puisque cette traverse était supérieure à la hampe du gouvernail, qui n'était pas verticale, mais inclinée de l'avant à l'arrière ; or comme le clavus était dans le plan des pinnæ, le tourner à gauche c'était tourner le gouvernail lui-même. Il arrive, aujourd'hui que le gouvernail est à l'arrière, que pour faire venir le navire sur la gauche, on tourne aussi la partie extérieure (le safran) à gauche ; seulement comme la barre est généralement fixée à la partie antérieure de la mèche sur laquelle est établi le safran, on pousse cette barre à droite. Mais, dans les navires où la barre gène à l'intérieur et où on l'implante à l'arrière de la mèche, cette barre se porte à gauche en même temps que le safran quand le bâtiment doit tourner à gauche.

De ce que je viens de dire, je tire cette conclusion que Virgile employa, non pas comme l'ont pensé les traducteurs, une formule vague pour peindre le retour de la Chimère au rocher, mais des termes exprès et je puis dire les seuls qui rendissent, d'une manière précise et technique, la manœuvre du gouvernail pour l'effet que Gyas voulait obtenir.

Pendant que Gyas travaille à regagner tout ce qu'il a perdu d'avantage sur Cloanthe par la timidité de Ménœte, timidité dont il a bien puni le vieux timonier, Sergeste et Mnesthé qui se suivent de près, ont conçu l'espoir de passer la Chimère, un moment retardée dans sa course. Sergeste dépasse Mnesthé et côtoie le rocher. Il est en avant, mais non pas de toute la longueur de sa carène. Il a gagné son émule, seulement dune partie de cette longueur : l'éperon de la Scie tient de près l'autre partie. — Parte prior, partem rostro premit œmula Pristis, vers admirable de concision et pour cela à peu près intraduisible.

Mnesthé s'avance alors au milieu de ses rameurs, et les exhorte à redoubler d'énergie et de volonté ; non qu'il aspire à la gloire de gagner le prix ; mais il ne veut pas avoir la honte de retourner le dernier au rivage où la foule attend un vainqueur. L'équipage de la Scie se couche aussitôt sur ses rames pour cet effort suprême, et la poupe du navire est ébranlée par les grands coups de cette nage allongée, et la mer se dérobe sous le navire. L'ardeur qui embrasse les matelots presse leur respiration, fatigue leurs membres, sèche leurs bouches ; la sueur coule à grands flots de toutes les parties de leurs corps ; enfin le hasard donne à ces lutteurs l'heureuse chance qu'ils pour, suivaient Sergeste, à qui cette chasse si vigoureusement soutenue a fait perdre le sang-froid, pousse avec une sorte de rage sa proue vers l'écueil ; il glisse dans un espace étroit entre le but qu'il rase à gauche, et Mnesthé qui le serre à droite ; mais tout à coup il touche, l'infortuné ! et s'arrête sur des roches, avancées que le choc ébranle. Ses rames se rompent en s'appuyant sur le roc aigu — où elles prennent sans doute un point d'appui pour nager à culer, pour scier, pour dégager le navire en arrière —. La proue brisée reste suspendue sur le fatal récif. Les rameurs se lèvent alors tous ensemble, restent un instant immobiles en jetant un horrible cri de douleur et d'effroi ; puis ils s'arment de crocs ferrés, poussent de fond, et ramassent à la surface du gouffre qui bouillonne autour d'eux les débris de leurs rames. Et, pendant ce temps-là, Mnesthé, joyeux d'un succès inespéré, fait forcer sa nage (acrior agmine remorum celeri), appelle les vents à son secours, vogue sur une mer favorable, et dans une lice désormais libre pour lui.

La Scie sillonne déjà les dernières ondes — ultima æquora, les eaux qui baignent le rocher à gauche, et qui sont les dernières, car c'est par elles que sont ramenés au point du départ les navires après avoir doublé le but —, et Mnesthé presse la course de son navire qui vole. Il laisse loin de lui Sergeste se débattant sur le récif, appelant en vain le secours des dieux, et cherchant à nager avec ses tronçons de rames. Il atteint bientôt Gyas, et dépasse la Chimère, incapable de lutter depuis qu'elle a perdu son pilote. Cloanthe est maintenant son seul adversaire ; mais Cloanthe est déjà près de la fin de sa course. Mnesthé le suit, l'atteint et le presse, la difficulté du triomphe grandissant les forces de ses rameurs. Un cri d'étonnement et d'admiration accueille ce premier résultat. Toutes les voix encouragent Mnesthé. Les gens de Cloanthe s'indignent à l'idée de perdre la victoire qui leur semble déjà acquise ; ils donneraient leur vie pour la gloire qu'ils espèrent. Ceux de Mnesthé sont animés par leur succès ; ils peuvent vaincre parce qu'ils croient le pouvoir. Peut-être les éperons des deux navires auraient à la fois marché de front et partagé le prix, si Cloanthe n'avait étendu ses deux mains sur les eaux, et promis un sacrifice aux dieux de la mer, qui l'exaucent et poussent comme une flèche la Scylla dans le port. C'est Cloanthe que sa piété a couronné du laurier offert par Énée ! Le chef des Troyens récompense cependant Mnesthé et Gyas, qui ont noblement lutté ; il les gratifie de présents magnifiques ; il veut même consoler Sergeste qui a sauvé son navire et son équipage. Sergeste s'est péniblement rafloué[45] (e scopulo multa arte revulsus) ; ayant perdu beaucoup de ses rames, et tout à fait dépourvu d'avirons d'un côté, il revient boiteux ; au milieu des rires d'une foule sans pitié ; il n'avance pas, et subit l'affront des railleries, d'abord avec calme, puis avec chagrin ; enfin il se décide à faire hisser ses antennes et, les voiles orientées, il entre au port où le pieux Énée lui fait don de Pholoé, esclave crétoise, habile aux travaux de Minerve et riche de deux enfants qu'elle allaite.

Le tableau dont je viens de rappeler les principaux traits dans une analyse explicative qui ne saurait prétendre à être une traduction, dans l'acception élevée de ce mot, est d'une exécution parfaite sous tons les rapports. Un officier de marine, et il faudrait qu'il fût un poète sublime, pourrait seul faire aussi bien que Virgile. Les alternatives ide cette régate sont pleines d'intérêt, et la manœuvre des navires, qui cherchent à se dépasser en se gagnant le rocher, est d'une vérité d'observation à laquelle on ne peut comparer que la vérité technique, l'énergique concision, la précision élégante, la richesse du langage.

Quand j'ai plus haut, à propos de la Chimère : La jeunesse troyenne l'ébranle par trois coups de rames successifs, entre lesquels se font entendre trois acclamations, j'ai ajouté que je justifierais cette manière de traduire pubes quam hardana versu Impellunt, terno consurgunt ordine remi. Le moment est venu de m'expliquer sur le sens que je donne à des vers qui, pour tous les commentateurs, ont désigné clairement le navire qu'on appelle trirème ou vaisseau long à trois rangs de rames superposées.

Je ne crois pas que Virgile ait voulu dire que la Chimère et les trois autres navires qui lui disputent le prix fussent des trirèmes. Les raisons de mon doute ou, pour dire mieux, de ma conviction contraire, les voici :

Dans tout ce qui précède, j'ai fait voir que le poète marin ne recule jamais devant le mot propre. Je ferai, remarquer maintenant qu'au Ier livre de l'Énéide Virgile appelle quelques-uns des navires troyens phrygias biremes, et qu'au IXe il dit : Geminas legit de classe biremes. S'il nomme les birèmes, pourquoi ne nomme-t-il pas les trirèmes ? Pourquoi ne dit-il pas :

Quatuor ex muni delectæ classe triremes.

au lieu de delectæ carinæ ? Cela eût été plus simple, plus net, et l'on sait que, dans tout ce qui est technique, Virgile recherche la netteté, la simplicité. Pourquoi, par aucune allusion, dans le cours de ce long poème, où les navires jouent un assez grand rôle, ne fait-il présumer que ces navires ont trois rangs de rameurs ? Il emploie quarante-cinq fois le mot navis, vingt-deux fois le mot ratis, vingt-trois fois le mot carina, — qu'on a l'habitude de regarder comme un synonyme de ratis ou de navis, — deux fois le mot biremis[46] ; jamais il n'écrit triremis. Par quel singulier caprice aurait-il dédaigné un mot qui aurait rendu fidèlement sa pensée ? Voit-on que Virgile soit capricieux ? C'est un esprit raisonnable et fort qui ne donne rien à la fantaisie, repousse les expressions vagues dont ses idées, toujours si claires, seraient ; trop mal revêtues, et n'admet la périphrase que lorsqu'elle né doit jeter aucun voile d'obscurité sur l'objet qu'elle veut désigner. Virgile a quatre-vingt-dix occasions, et je ne parle point de celles où, selon ses commentateurs, il dit puppis et prora pour navis, Virgile, a, dis-je, quatre-vingt-dix occasions d'écrire le mot triremis, et il ne l'emploie pas une seule fois, il semble même l'éviter avec soin ; cela suffit à juger la question.

Mais on m'opposera les vers :

Amissis remis, atque ordine debilis uno,

Irrisam sine honore ratem Sergestus agebat.

On dira que ordine debilis uno prouve clairement que le Centaure avait plusieurs rangs de rames. Je sais bien que les commentaires disent qu'il était debilis uno ordine, aut quia non nisi unum ordinem remigum retinuerat, aut quia uno e tribus ordinibus spoliatus fuerat. (Ascensius, fol. 92, lig. 70.) Je répondrai que les vers de Virgile signifient ceci : Une des rangées d'avirons étant fort maltraitée, et l'autre manquant tout à fait, Sergeste, ramenait tristement son navire, que chacun raillait du rivage. Ordo, ce n'est pas un étage, c'est une série, une file ; c'est tout le côté de tribord ou Vautre dans le cas présent, c'est la rangée de gauche. Le poète nous montre lé Centaure ayant perdu beaucoup de ses rames de droite, quand il a cherché à se dégager du rocher, et tout à fait désemparé de ses rames de bâbord, qu'il a brisées en abordant le récif, obligé cependant, pour revenir au port d'où il est parti, de se faire, avec les débris de ses rames (fractis remis), une file pour remplacer celle dont il est affaibli. Cela me parait évident. Sergeste est bien plus à plaindre dans cette situation, qui le réduit à un petit nombre de tronçons de rames, qu'il ne le serait si, ayant perdu un étage d'avirons, il lui en restait deux, ou même que si, en ayant perdu deux, il lui en restait un.

Ajoutons que amissis remis est tout à fait contraire à la supposition des trois rangs de rames. Que signifierait ordine debilis uno, après ces mots qui annonceraient la perte des rames des deux autres rangs ? Si Sergeste a perdu ses rames des trois rangs, il est bien clair qu'il est dépourvu des rames d'un rang ; debilis uno ordine serait une de tes naïvetés dont Virgile est incapable. Mais, n'ayant qu'un rang de rames, si le Centaure a été désemparé tout à fait d'un côté (ordine debilis uno), et si de l'autre bande il lui reste à peine quelques avirons, parce qu'il en a perdu beaucoup, il voguera avec quelques débris de rames, quelques malheureux espars, et Sergeste ramènera, sine honore, son bâtiment dont on se moque, parce qu'il est réduit à l'état du ratis qui glisse sur l'eau au gré du courant et des vents, radeau qu'on à peine à diriger.

Ratem est préféré par le poète à navem, parce que son image est ainsi plus complète et plus grande : ce n'est pas un vain synonyme. Ratem perdrait toute sa valeur si Sergeste était encore assez heureux pour avoir deux rangées superposées de rames, fussent-elles incomplètes et composées d'avirons qui auraient souffert. Il faut, pour que ce mot ait toute l'énergie qu'a voulu lui prêter Virgile, que, de ses cinquante rames, par exemple (vingt-cinq de chaque bande en une file), le Centaure en ait perdu tant, qu'il puisse revenir, en ayant à peine une demi-douzaine, réparties sur l'un et l'autre bord.

Amissis remis ne se rapporte point à ordine debilis uno ; debilis uno ordine peint l'état où était le côté gauche du navire qui avait rompu toutes ses rames, soit en rasant de trop près l'écueil, soit en travaillant à se dégager du récif ; amissis remis montre que le côté droit avait perdu beaucoup de ses avirons, brisés tant par les efforts des rameurs qui voulaient arracher le Centaure au récif où il était échoué, que parce qu'on avait poussé de fond avec ces leviers comme avec des gaffes (ferratas sudes et contos, v. 208). Je ne crois pas qu'on puisse me contester cela, à moins qu'on ne veuille entendre le vers en question de cette façon singulière : Amissis remis unius ordinis atque ordine debilis eodem. Mais oserait-on prêter à Virgile une telle construction et une expression si obscure ?

Je m'attends à une objection relativement au sens que je prête au mot ordine. Quand terno ordine m'a paru vouloir dire trois fois consécutives, comment ai-je vu une file de rames dans uno ordine ? Voilà ce qu'on me demandera. Ma réponse sera bien simple : ordo, chez Virgile, n'a pas toujours la même signification. Pane ordine vites (Églogue Ire) signifie certainement toute autre chose que ponere ordine remos. L'arrangement des ceps de vigne n'a rien de commun avec l'emplacement et la distribution des rames sur le flanc d'un navire. Dans le livre Ier des Géorgiques, v. 376 :

Manibus liquidos dant ordine fontes

Germanæ, tonsisque ferunt mantilia villis...

et, v. 4 :

Totiusque ordine gentis

Mores, et studia, et populos, et prœlia dicam...

ordine veut dire à leur tour, successivement ; c'est le sens que j'attribue à terno ordine. Quant à la manière dont le mot ordo, signifiant arrangement des rames, doit être entendu, c'est une question sur laquelle on est loin d'être d'accord, et, selon l'expression du P. de la Rue, valde ambiguum est. Le Hollandais Marc Meibom (De fabrica triremium, Amsterdam, 1871 ; in-4°) disserte longuement sur le sens véritable des mots versus et ordo (p. 13) ; il prétend établir que versus est multitudo in directum posita, et que ordo est multitudo non solum in directum posita, sed etiam loci prioris, et sequentis, considerationem conjunctam habens. Scheffer, adversaire de Meibom, confond le versus et l'ordo, quand il dit (p. 87) : Non tam ex numero remorum, sicut prœcedentes, quam ex versibus quibusdam, vel potius ordinibus, sua nomina sortita esse. Je ne veux pas m'engager ici dans une discussion dont l'issue ne saurait être satisfaisante pour le lecteur ; il me suffit d'avoir montré que deux critiques habiles n'entendaient pas le mot versus de la même manière, et que, dans Virgile, ordo n'a pas un sens invariable. Je ne nie pas que versus ne puisse souvent s'entendre des files de rames ou de rameurs ; mais je suis convaincu que, dans le cas du triplici versu, il exprime une idée très-différente. Je ne nie pas que ordo ne désigne souvent un certain arrangement des rames ; mais je crois que le tertio ordine du Ve chant de l'Enéide se doit entendre comme le ordine du Ive livre des Géorgiques.

Virgile ne dit pas expressément que la Chimère et le Centaure fussent des trirèmes ; ce qu'il fait connaître des avirons du Centaure prouve que ce navire n'avait qu'un rang de rames ; jamais, dans son poème, il ne nomme les trirèmes quand, deux fois, il nomme expressément les birèmes ; ce n'est donc pas de trirèmes qu'il est question, dans le passage du Ve livre que j'explique autrement que tous les traducteurs. Quant au triplici versus il exprime, à mon avis, un chant trois fois répété[47], un cri, un hourra ! une espèce de celeusma dont la tradition est vivante encore dans les bâtiments où, pour tous les travaux de force, et, par exemple, quand on hale les boulines, un matelot, le véritable hortator des anciens navires, chante : Ouane, tou, tri ! hourra ! (one, two, three ! hourra ! — angl.) : La tradition antique était pleine de force au moyen âge, à Venise, où la chiourme du Bucentaure, toutes les fois que le navire ducal passait devant la chapelle de la Vierge, construite à l'entrée de l'Arsenal, criait trois fois : Ah ! Ah ! Ah ! donnant un coup de rame après chacune de ces acclamations.

Virgile prétendit consacrer par deux vers le souvenir d'une coutume observée sans doute de son temps par les rameurs, dans de certaines occasions ; et voilà tout ce qu'il voulut. Ascensius, qui croyait bien que les navires luttant à la rame étaient des trirèmes, hésita sur le sens du mot versus ; il dit, en effet : Triplici venu, id est : ordine aut impulsu quo æquora verrunt, aut CANTU quo utuntur, ut simul verrant, aut omnibus his. Cette interprétation timide est à peu près celle de Servius. Cependant Servius ne s'était pas hasardé à traduire versus par cantus. Ascensius aperçut la vérité, mais il n'osa point s'y arrêter. En adoptant son hypothèse, j'ai démontré qu'elle est la seule admissible ; mais je l'ai démontré par des raisons auxquelles ce commentateur ne se serait peut-être pas rendu, car elle renversé son opinion sur le sens du terno ordine.

 

§ VI.

Je ferai voir, à propos de l'uncta carina du livre IVe (Voyez ci-dessous, note X) ; j'ai montré, à propos du jam pontum tetigere carinæ, livre Ier des Géorgiques, et du sedere carinæ omnes irinocuœ du Xe livre, que Virgile, quand il nomme la carène au lieu de nommer le vaisseau, agit rigoureusement et obéit à son sentiment de marin. On a vu tout à l'heure pourquoi, au lieu de dire tout simplement quatre navires, il dit quatre carènes ; examinons, si ailleurs il se sert légèrement du mot carina. Que veut faire entendre le poète lorsqu'au VIe livre, v. 391, il fait dire à Caron : Corpora viva nefas Stygia, vectare carina ? C'est bien assurément la barque qui naviguait sur le Styx, que prétend désigner Virgile ; mais, cette barque, faite de quelques planches cousues ensemble (cymba sutilis, v. 413), cette barque n'a point d'œuvres mortes, point d'aplustres, point d'acrostoles, pas de pont : c'est une coque, et rien de plus ; c'est une carène noire, triste, un sépulcre flottant. Carina ne pouvait avoir aucun équivalent dans le vers en question. Est-ce sans motifs précis que Virgile dit (liv. II, v. 198) que la ruse triompha d'une ville que n'avaient pu soumettre aux Grecs ni dix ans de travaux, ni mille carinæ pleines de machines de guerre, d'armes et de guerriers ? Ii aurait pu mettre mille biremes ; mais, c'est des carènes que, dans son système de précision technique, il était tout naturel qu'il parlât plutôt que des navires eux-mêmes.

Quand j'ai expliqué le portum tetigere carinæ des Géorgiques, il est inutile que je m'arrête au nunquam tetigissent litora nostra carinæ Dardaniæ du IVe liv., v. 658. Faut-il prouver que dans l'incendie des vaisseaux d'Énée, au liv. V, si Virgile dit : La flamme attaque lentement les carènes, et quatre-carènes seulement furent préservées du feu, il est toujours poète technique ? Qui ne comprend que si, en effet, le feu détruit seulement les poupes et les œuvres mortes, le mal n'est pas grand ; mais s'il consume les carènes, le corps des navires (toto defundit corpore), le désastre est immense, irréparable. Virgile n'hésite jamais entre le mot propre et celui qui ne présente qu'une image vague ou générale. Pictas exure carinas (liv. VII, v. 431) se justifie par les raisons que je viens de donner pour les amissæ carinæ et le lentus (vorat) carinas (liv. V, v. 682, 699). Dans : Mortaline manu factæ immortale carinæ Fas habeant ? carinæ est bien la partie pour le tout ; mais c'est la partie essentielle, la partie qui est tout, celle dont la durée importe. Mettez birèmes ou ce que vous voudrez à la place de carinæ, et le vers perdra cette valeur essentiellement nautique que Virgile lui imprime par un seul mot. Ce qui navigue, c'est la carène ; aussi le poète dit-il : Hunc cursum Iliacas vento tenuisse carinas (liv. IV, v. 46) ; comme ailleurs, longa sulcant vada salsa carina (liv. V, v. 158), et longa sulcat maria alta carina (liv. X, v. 197), et pictas innare carinas (liv. VIII, v. 93).

Au IIe livre des Géorgiques, rappelant à quel usage est propre chaque espèce de bois, Virgile dit qu'avec le pin les agriculteurs pandas ratibus posuere carinas, établirent, sur des fonds plats, des carènes béantes : on ne pouvait mieux peindre les bateaux de rivière. Ratibus est aussi rigoureusement vrai que carinas. Lorsqu'il parle de Ténédos, station peu sûre pour les navires qui y relâchent, c'est malefida carinis que dit le poète, parce qu'en effet ce sont les carènes qui ont à souffrir dans un port ouvert où le vent et la mer les font s'entrechoquer, et les poussent contre les quais auxquels ils sont amarrés. Hélénus ordonne d'embarquer à bord des vaisseaux troyens de grandes sommes d'argent avec d'autres magnifiques présents, et Virgile dit : ...stipatque carinis Ingens argentum, etc. (liv. v. 465). Où pourrait-on mettre ces trésors sinon dans les carènes, dans les cales ? Stipat exprime cette idée qu'on remplit complètement les carènes, qu'on les bonde.

Dans la description du palais de Picus (liv. VII), Virgile note les erepta rostra carinis ; un autre que notre poète eût dit erepta NAVIBUS ; mais Virgile aime les vérités rigoureuses. C'est à la carène que le rostre était fixé, c'était des carènes qu'il fallait montrer les rostres arrachés. Le non mille carinis du IXe liv. (v. 158) répète le mille carinæ du liv. II (v. 198) ; je n'ai donc pas à m'en occuper.

Au XIe livre, Latinus offre aux Troyens de leur faire construire vingt navires ou plus, s'ils en ont besoin. — Remarquons en passant texamus (v. 326), qui peint à merveille l'opération de croiser de bout en bout de longues pièces de bois que nous appelons ceintes, préceintes, vaigres, serres et bordages, sur les pièces qui forment la carcasse, et qu'on nomme couples, varangues, etc., véritable tissu dont les côtes du navire sont la trame, et ce qui les couvre la chaîne. — Latinus dit, v. 328 : ...ipsi numerumque modumque carinis Prœcipiant, qu'eux-mêmes fixent le nombre et la forme des carènes ; qu'ils les fassent grandes ou petites, vastes ou étroites, longues ou courtes. Toujours les carènes, parce que la carène c'est vraiment le vaisseau.

Il est un passage, un seul,- où Virgile parait se relâcher de ses habitudes de précision ; c'est au vers 179 du livre II : numenque reducant, Quod pelago et curvis secum advexere carinis. Le palladium ne peut être porté dans plusieurs carènes ; le singulier était de rigueur, mais le pluriel était une licence qui avait le mérite de comprendre dans le même anathème tous les vaisseaux des Grecs[48].

 

§ VII.

Virgile indique plus qu'il ne décrit les manœuvres que font les navires à la mer. Nous avons vu en combien peu de mots il fait connaître la manière dont les vaisseaux d'Énée louvoyaient, serraient le vent pour prendre le plus près ou pour se mettre la cape, laissaient arriver pour changer de route, et, quand le vent leur soufflait, en poupe, naviguaient les vergues carrément brassées. Il est à regretter que le poète n'ait pas jugé convenable de présenter avec quelques détails un tableau des opérations successives auxquelles donnait lieu chaque changement de manière d'être durant la navigation ; cela nous aurait éclairés sur le gréement, la mâture et la voilure des navires de son temps. liserait heureux, par exemple, qu'il nous eût donné la peinture animée d'un virement de bord. Les seuls mots qui ; dans son poème, se rapportent à cette évolution, sont ceux-ci, que nous trouvons au IIIe livre, v. 686 :

Certum est dare lintea retro.

L'auteur ne prend pas la peine de nous dire comment les Troyens, fuyant le rivage d'où la peur qu'ils ont de Polyphème et des Cyclopes les fait appareiller en coupant leurs câbles (incidere funem... ab littore funem rumpite), changent subitement de route, quand Énée se rappelle les avertissements d'Hélénus au sujet du détroit de Charybde. Il se contente de nous faire voir ce grand trouble que la crainte a jeté, parmi les équipages, qui se hâtent, à bord de tous les navires (quocumque), de haler sur les cordages (rudentes excutere) et d'ouvrir les voiles aux vents favorables. Or les vents qui soufflent, Virgile nous l'apprend, viennent du nord (Boreus adest) : c'est donc un virement vent arrière que la flotte exécute. D'abord elle avait cherché à remonter le détroit, tant à la rame (Verrimus et proni certantibus æquora remis, v. 668) qu'à la voile ; elle allait être obligée de louvoyer, et de s'approcher par conséquent des deux écueils fatals ; mais Hélénus et ses avis prudents lui reviennent en mémoire, et elle va faire la route du sud, pour reconnaître successivement l'embouchure du Pantagias (le Porcari moderne), le rivage de Mégare, etc.

Il n'est pas difficile de comprendre quels cordages désigne le mot collectif rudentes ; ce sont les bras des antennes et les écoutes (pedes). On peut dire aisément aussi quelle manœuvre fut exécutée en cette circonstance. En quittant la terre d'où les chassait la présence effrayante des Cyclopes, les compagnons d'Énée avaient dû mettre le cap à peu près sur la pointe sud-ouest de l'extrémité sud de la presqu'île italique ; ils avaient donc pris, selon notre expression, les amures à bâbord, c'est-à-dire qu'ils avaient tourné les extrémités de leurs antennes de manière à recevoir le vent du nord à gauche (obliquare cornua antennarum et dare sinus vento sinistros). Puis, pour dare lintea retro, ils avaient laissé arrive, sur tribord (flectere viant ad dextrum latus), en agissant sur les bras des-vergues à gauche (detorquere), jusqu'à ce que, enfin, ils pussent faire route vent arrière (cequatis procedere velis).

de ne puis affirmer sur la foi d'aucun texte que les anciens pratiquaient les virements de bord vent devant ; il n'y a, dans Virgile, aucun indice précis de cette manœuvre ; par induction, cependant, je serais en droit de conclure, du velum adversa procella ferit et du tum prora avertit, que, dans un changement de route, le- mouvement de rotation du navire, la proue, allant chercher le vent et dépassant son lit, n'était pas inconnu des marins antiques. Comment supposer,  en effet, que des navigateurs qui avaient observé que les suites d'une saute de vent ou d'un faux mouvement du gouvernail, quand le vaisseau courait au plus près, étaient une abattée du navire justement du côté où il recevait le vent, n'eussent pas reconnu qu'un mouvement analogue, imposé volontairement au vaisseau, pouvait être avantageux dans certains cas ? D'ailleurs l'exécution de ce mouvement n'offrait aucune difficulté au navire à rames, dont les avirons pouvaient toujours le favoriser de deux façons, ceux de dessous le vent en nageant ; ceux du côté du vent en sciant. Le danger qu'offre quelquefois le virement de bord vent devant, pour les bâtiments à voiles, était dont nid pour les bâtiments à rames ; il n'est guère admissible que les marins carthaginois ne se fussent pas rendu compte de cela, et n'eussent pas adopté une manœuvre à l'aide de laquelle on regagnait en partie ce qu'on avait perdu par la dérive. Quant aux bâtiments de charge, qui ne pouvaient s'aider de rames dans leurs évolutions, la rondeur de leurs formes pouvait favoriser pour eux le virement de bord vent devant ; toutefois, on peut douter que cette manœuvre leur fût très-ordinaire ; au moins ne l'était-elle, probablement, que dans les circonstances les plus favorables, c'est-à-dire quand la mer était calme et le vent très-maniable.

Vela cadunt ; remis insurgimus....

(Liv. III, v. 207)

Vela legunt socii, et proras ad litera torquent.

(Idem, v. 532)

Par ces deux-vers Virgile nous apprend que les anciens, quand.ils approchaient de la terre pour l'aborder, et surtout d'une terre inconnue, prenaient la précaution, s'ils naviguaient sur des bâtiments à rames et à voiles, de supprimer la voilure et de faire leur abordage à l'aviron. Il était tout simple qu'il en fût ainsi, mais il est très-bon que des textes aussi clairs constatent un usage que la seule raison aurait indiqué à la critique, et dont au reste la tradition s'est gardée tant qu'où s'est servi des galères, galiotes ; fustes, brigantins, etc. Aujourd'hui encore qu'arrive-t-il la plupart du temps aux embarcations qui vont accoster là cale d'un port, quand elles sont entrées dans le port à la voile ? Elles carguent ou amènent leurs voiles, et c'est à l'aviron qu'elles font leur abordage. Si je cite les deux passages du IIIe livre de l'Énéide, c'est autant pour, montrer que la manœuvre indiquée par le poète marin est régulière et qu'elle est restée traditionnelle, que pour faire remarquer une fois encore combien Virgile tient à être exact dans ses indications, même les moins importantes en apparence.

Au vers 207, de quoi s'agit-il ? Les Troyens se dirigent sur les Strophades, où leur intention est de faire une relâche d'une certaine durée ; alors, au lieu de carguer leurs voiles et de les laisser à la tête des mâts, ils les amènent et les rentrent en les allongeant sur le pont ; vela cadunt, les voiles sont amenées. Le père de la Rue ne l'entend pas ainsi ; il fait de vela cadunt la conséquence du retour du beau temps, et il traduit ces deux mots si aisés à comprendre par vela detumefiunt ; les voiles se de, gonflent, les voiles ne font plus leur office et battent contre le mat. Delille ne s'y est pas trompé ; il a dit :

Et la voile baissée a fait place à la rame.

Dans le cas du vers 532, les matelots n'amènent pas les voiles, ils les carguent seulement et les serrent ; voici pourquoi. Ce n'est pas une longue escale qu'Anchise et les siens vont faire au port de la Japygie, où est le temple de Minerve ; ils n'y abordent que pour offrir un sacrifice à la déesse, et, le sacrifice achevé, ils remettent à la voile :

Cornus velatarum obvertimus antennarum.

Delille, qui avait si bien compris vela cadunt, n'entendit pas vela legunt, puisqu'il dit : On abaisse la voile. Annibal Caro est tombé dans la même erreur d'interprétation, dont n'avait point su se garder non plus Gr. Hernandez de Velasco.

 

§ VI.

Je pourrais m'arrêter ici dans l'examen que j'ai entrepris des passages maritimes de l'Énéide ; car je ne crois pas avoir oublié un seul des détails importants par lesquels Virgile prouve que tout ce qui touche à la marine lui est familier. Cependant, si j'ai montré que Virgile emploie presque toujours le mot technique pour peindre une manœuvre, pour désigner un objet, je dois dire aussi que parfois, mais bien moins souvent que ne l'ont cru ses savants annotateurs, il use de l'expression figurée, soit que son génie l'invente pour le besoin de l'image qu'il veut produire, soit qu'elle ait cours dans la langue des poètes, ou dans celle des gens de mer. Ainsi, livre III, v. 191, au lieu de dire : Nave ou navibus currimus æquor, il dit :

Vela damus, vastumque cava trabe currimus æquor.

Cava trabe est une synecdoque pour les commentateurs qui voient dans ce trope une intention d'élégance dont ils savent beaucoup de gré à Virgile. Il me semble qu'il y a mieux que cela à voir sous la trabs cava du poète. Le tronc creusé, le monoxyle, c'est le navire primitif, le scaphe de rivière (cavat arbore lintres ; Géorg., I, v. 262), le navire sans force contre les autans et la grosse mer, le bois chétif dont triomphent les vents les moins forts ; comparer la flotte troyenne à un frêle petit navire s'élançant au milieu de la vaste mer, c'est préparer d'une manière admirable le tableau de la tempête qui accueille à l'instant les compagnons d'Anchise, c'est grandir le péril, c'est ménager un effet plus saisissant. Il n'y a que les grands artistes qui ont le secret de pareils contrastes. Ne voir dans cava trabe qu'une élégante figure de rhétorique, c'est donc, selon moi, étrangement amoindrir la pensée de Virgile, c'est ne la pas comprendre. Delille n'a point rendu les deux mots qu'avaient négligés Dryden, Annibal Caro, Hernandez de Velasco et Barreto. Voss n'a pas été plus scrupuleux. Tous ont affaibli l'expression mélancolique dont se sert Énée dans son récit à Didon.

Où la synecdoque est simple comme le veulent les interprétateurs de Virgile, c'est dans le vers 566 du IVe livre :

Jam mare turbari trabibus... videbis.

Les trabes désignent en même temps les rames, les quilles de navires, les navires eux-mêmes. C'est à bois pour l'objet fait de ce bois[49]. Les marines modernes ont des figures analogues à celle-là Les Italiens appellent le navire legno ; les Catalans leñy ; au moyen âge, tous les peuples néolatins disaient lignum, et nos vieux Français lin, line, fuste. Fusto était fort usité chez les Italiens dans les bas figes, comme fusta chez les Espagnols et les Portugais. Longtemps les charpentiers d'Italie appelèrent la quille il primo, sous-entendant legno. La quille est, en effet, le fondement de la construction, et le premier bois qu'on met sur le chantier.

Virgile emploie quelquefois le mot spuma pour désigner la vague écumeuse (liv. III, v. 208), et, liv. IV, v. 583 : Adnixi torquent spumas ; liv. III, v. 567 : Ter spumam elisam et rotantia vidimus astra. Cette figure est aussi énergique que vraie. Les navigateurs madékasses en font usage. Ils nomment la vague, la lame, riok, c'est-à-dire écume.

A l'imitation des Grecs qui nommaient la mer άλς (sel), Virgile l'appelle sal[50]. Ce trope est aussi dans le génie de la langue arabe, qui nomme la mer malihè, c'est-à-dire salée ; le marin mallah, et la navigation mallahè.

J'ai montré plus haut que Virgile, dans quelques occasions, se servit du mot gurges pour désigner la mer, parce qu'il avait à peindre la mer béante et tournoyante comme un gouffre ; quelquefois, sans que ce mot ajoutât rien à sa pensée, il l'employa comme un équivalent tout naturel de mare, et même comme synonyme de flumen. Les Malais ont aussi pour synonyme du mot laout, qui nomme lamer, un mot signifiant abîme ; c'est loudji. Toubir, autre figure par laquelle ils désignent l'Océan, le large (l'altum de Virgile), signifie sans fond, Les marins anglais disent deep, le profond, et main, le grand. Je rapproche ces termes analogues, empruntés à des langues qui n'ont pas des origines communes, pour faire voir que les gens de mer font partout des tropes, et que ces tropes, fort poétiques, sont souvent identiquement les mêmes.

Trois fois Virgile prend le lin ou la toile de lin pour la voile : inflatur carbasus austro (liv. III, v. 387) ; vocat jam carbasus auras (liv. IV, v. 417) ; certum est dare lintea retro (liv. III, v. 486). Il semble, tant il en use avec discrétion ; que ce soit à regret qu'il substitue au mot velum, — généralement adopté, et qu'il emploie trente-deux fois, — des mots dont les marins se servaient rarement. Les Grecs modernes appellent la voile πάνι (qu'ils prononcent pagni), et πάνι veut dire : étoffe, toile, tissu ; c'est le grec ancien πήνη. Nous disons en France : et avoir beaucoup de toile dehors, pour avoir une voilure vaste, porter beaucoup de voiles ; faire de la toile, pour forcer de voiles. Au reste, velum n'est-il pas lui-même un trope de la famille de celui qui a fait, de linteum et de carbasus, des synonymes poétiques ? N'est-ce pas le voile-ouvert au vent, le pan du manteau du premier qui remarqua que le vent pouvait aider la rame, et même la remplacer. Les Russes appellent la voile parouss, et parouss n'est point slave, il est sans analogue dans la langue russe ; il vient probablement du grec ancien φάρος, qui signifie : étoffe, toile, et, par extension, voile- de femme et voile de navire. (C'est l'avis de M. Ch.-Ph. Beiff, Dict. russe-français.). Le celto-breton nomme la voile : lien, du nom de la toile, qui me parait aussi latin que le linen anglais et le Leinen allemand. — Les Bretons disent aussi : gwel (gouel), et ce mot me semble une transcription du français vouële, ancienne prononciation de notre voile. — L'un des noms que les Hindous donnent à la voile est bad-ban, componé, de deux mots dont le dernier désigne aussi le voile de la femme bana, l'étoffe de laine ou drap : banat, et le premier, un tissu (bab, baf, badlu). (Voir Gilchrist, Hindoostanee Dictionary, articles : Cloth, Linen, Sail, Stuff, Tissue, Weaver, etc.)

Puisque j'ai été amené à citer quelques tropes appartenant aux langues parlées par les marins de l'Inde, du grand archipel asiatique et des îles de l'Océanie, que l'on-me permette d'ajouter à ceux que j'ai donnés déjà quelques autres exemples qui ne sont pas, je crois, sans intérêt. J'ai dit que les Arabes nomment La mer malihè, le matelot, mullah, le voyage par mer, mallahè ; je ferai remarquer que les Hindous disent bien mullahee (moullahi ?) pour navigation, et mullah pour marin, mais ils n'appellent point la mer : sel ou salée, milh (voir Gilchrist, p. 562-570.) Les Malais nomment le bec de l'ancre koukou, ce qui veut proprement dire l'ongle. Les Madékasses ont nommé l'ancre fantsik, de fatsik, clou. Par extension, ils nomment vatoufantsik (pierre-clou) la pierre dont quelques barques se servent au lieu d'ancre de fer. Lungur est le nom de l'ancre chez les Hindous, et lungur vient de lung, signifiant halte, qui a fait lungana, fixer, attacher. Les Nouveaux-Zélandais appliquent' à la rame, ou pagaie, le nom de la nageoire du poisson, ils disent : œ. Cette figure est tout à fait analogue à celle qu'affectionnaient les anciens, qui appliquaient à l'aviron et à la voile le nom de l'aile de l'oiseau : πτεόρν, ala. Les Madékasses appellent le vent : isout (bruyant, isou, bruit) ; les habitants de la Nouvelle-Zélande le nomment : matangui (beaucoup de bruit), (tangui, bruit ; mota, beaucoup). D'une personne qui a le mal de mer, les Malais disent mabouk-laout, et mabouk signifie ivre. L'idée du roulis est exprimée chez ces marins par deux tropes, lambong et limpor. Dans la langue ordinaire, lambong désigne le côté, le flanc. Rouler (lambong) c'est aller d'un côté sur l'autre. Limpar signifie lancer, enlever : par cette figure, le navire qui roule est comparé à la balle, au volant poussé alternativement par deux mains. Les naturels de Tonga désignent l'équipage de la pirogue, du navire, par le mot composé koauvaka, et cela veut dire, plusieurs pour la pirogue. Koau est le signe du pluriel pour les choses animées ; vaka, c'est la pirogue. Koauvaka est dit probablement pour koau tanguta vaka (tanguta, hommes). Je pourrais multiplier les citations et ajouter que les Malais appellent le soleil mata ari, l'œil du jour, comme les Madékasses qui disent massou androu ; que ces derniers, qui désignent la vague par le mot riok, écume, l'appellent aussi houtza, c'est-à-dire blanche ; mais il faut savoir se borner.

 

§ IX.

Je m'arrête ici ; car, après tant et de si longues démonstrations, — trop longues peut-être, mais que je ne pouvais abréger, tant il importait de ne laisser aucun doute sur les sens que je devais restituer ; — après m'être attaché à toutes les parties importantes de l'Énéide, que je voulais examiner au point de vue spécial de la marine, il est inutile que je m'occupe de quelques expressions sur-la valeur desquelles il est, difficile de se tromper si l'on veut y apporter une certaine attention, maintenant que l'on est averti.

Je crois avoir prouvé jusqu'à l'évidence que Virgile, savant comme tous les grands écrivains de l'antiquité, s'était sérieusement appliqué à l'étude de la marine, et que, dans les tableaux, même les moins développés, qu'il a faits sur des sujets nautiques, s'il se montre peintre admirable par la variété, la largeur et la finesse de la touche, par la puissante harmonie de la couleur, par la grandeur du style, on doit reconnaître qu'il ne l'est pas moins par la fidélité scrupuleuse, l'exquise vérité et la précision des détails, par la régularité des manœuvres, enfin par tout ce qui tient particulièrement. au métier de la mer.

Je le répète, je ne me flatte pas d'avoir rendu un grand service au plus illustre des poètes latins, en soutenant cette thèse nouvelle, appuyée d'arguments, j'espère, inattaquables et convaincants ; mais pourquoi, quand il m'était facile de mettre en saillie tout un ordre de beautés jusqu'alors méconnues par la critique, qui s'est tant exercée cependant sur l'Énéide, pourquoi ne l'aurais-je pas fait ? Mon respect pour les savants commentateurs, pour les traducteurs renommés qui ont travaillé à faire bien comprendre, à populariser une œuvre restée sans égale, et qui sera l'éternel objet de l'admiration, des siècles littéraires, ce respect devait-il m'empêcher de signaler les erreurs dans lesquelles ces interprètes sont presque toujours tombés, et de dire qu'ils n'ont pas deviné le marin sous le poète, parce qu'eux-mêmes n'avaient aucune notion de marine ?

De l'étude consciencieuse que j'ai faite des passages de l'Énéide qui touchent à la marine, il me semble qu'il ressort quelques enseignements qui ne sont pas sans intérêt pour l'histoire de l'art naval ; et, par exemple, que le navire antique, — bien que l'opinion généralement reçue soit contraire à cette conclusion, — pour n'avoir pas été si parfait de forme que le vaisseau moderne, était pourtant déjà assez avancé, puisque les marins qui le montaient pouvaient serrer le vent, louvoyer, aller près du vent, et, je crois, aussi virer de bord vent devant. Il était tout naturel qu'il laissât arriver et qu'il virât de bord vent arrière, car tout bois flottant pourvu d'une voile peut effectuer cette évolution.

Pour dire toute ma pensée sur les vaisseaux longs ou navires à rames pourvus d'une ou de deux rangées d'avirons, — je ne comprends que ceux-là[51], — je suis très-convaincu que, moins fins sans doute de la proue et de la poupe, ils différaient peu des galères du moyen âge, de celles surtout qui, encore au commencement du seizième siècle, portaient des voiles carrées (Mémoires n° 1 et 4 de l'Archéologie navale). Or les galères, négligées seulement vers la fin du siècle dernier, étaient de fort bons navires ; je l'ai établi ailleurs. Elles rendirent d'immenses services aux peuples navigants, soit pour le commerce, soit pour la guerre. Elles avaient une valeur si réelle que, lorsqu'on eut trouvé un moteur par lequel devait être remplacée la force des anciens équipages rameurs, ce ne fut pas au vaisseau rond qu'on pensa tout d'abord à l'appliquer, mais à un navire allongé, étroit, ayant une largeur égale à la sixième partie environ de sa longueur totale ; et le navire que l'on inventa, qu'on l'ait ou non voulu, ne fut autre que la galère du treizième siècle. On se convaincra de Cette vérité, si l'on veut examiner les plans que j'ai publiés, d'après les documents authentiques, dans mon travail sur les bâtiments à rames du moyen âge (Arch. nav., Mém. n° 5).

Ce rapprochement est assez curieux. Il n'étonnera pas les marins instruits, qui comprendront que, dans tous les temps et dans tous les pays d'une civilisation avancée, pour les besoins d'un même service, on dut faire des navires- analogues ; il n'étonnera pas davantage les érudits, qui ont l'habitude de suivre à travers les âges le fil de la tradition ; qui savent que, dans l'antiquité, tous les arts s'élevèrent à une telle hauteur, que ce que l'on appelle si fastueusement le progrès pourrait bien n'être qu'une renaissance ; enfin, qui ne pensent pas, avec le vulgaire, que le moyen âge fût une époque de barbarie profonde, où l'homme était revenu à l'état demi-sauvages Pour moi, ce rapprochement est tout simple. Le navire d'aujourd'hui a de telles analogies avec celui des temps antiques, qu'il me paraît n'en différer que bien peu. Comment pourrais-je croire que, à l'époque où un navigateur se hasarda, pour la première fois, à tenter de contourner une partie de l'Afrique, le navire n'était pas vaste, bien construit, bien gréé, capable, en un mot, de lutter contre les terribles chances de l'inconnu auquel on le livrait ? Comment croirais-je que c'était une machine infirme ? La navigation n'était pas, sans doute, une science aussi certaine que les connaissances mathématiques l'ont faite depuis un siècle ; ses méthodes, toutes pratiques, étaient sujettes à de grossières erreurs : aussi les courses hauturières étaient à peu près impossibles ; mais l'art du marin qui manœuvre le vaisseau était le même, parce que le navire était à peu près ce que nous le voyons ; parce que le gouvernail était connu ; parce que la voile, suspendue au mût par une drisse et des balancines, enverguée, gouvernée par des bras, tendue par des écoutes et peut-être aussi par la bouline, inclinée au vent, ou brassée carrée, ne différait point de la voile moderne.

La marine actuelle touche de bien près à la marine d'autrefois ; c'est, pour moi, un fait de la plus grande évidence. Voilà pourquoi je pense que tout homme qui s'occupe de la marine moderne doit s'enquérir de ce que furent les marines anciennes ; voilà, pourquoi je pense aussi que Virgile étant, sur la question de la marine-antique, l'écrivain qu'on peut consulter avec le plus de fruit, il était nécessaire de démontrer sa compétence et de la prouver, en rendant à ses vers toute la valeur didactique dont les avaient dépouillés les interprètes, fort savants d'ailleurs, mais qui ne comprenaient pas la langue spéciale que parlait le poète marin.

 

FIN DE LA TROISIÈME ÉTUDE ET DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Eneida Brazileira por Manuel Oderico Mendes, da cidade de S. Luis de Maranhao, Paris, 1854.

[2] Voir le Mémoire n° 9, de mon Archéologie navale, t. II, page 498-528, Sur les navigations de Pantagruel, etc.

[3] Ce travail s'adressant non-seulement aux marins, mais aux gens de lettres, aux professeurs et aux gens du monde qui sont, par leurs études, restés étrangers au métier de la mer, l'auteur a dû multiplier les notes, explicatives, et entrer dans une foule de détails, superflus pour les officiers de marine, niais indispensables à toutes les autres classes de lecteurs.

[4] Virgilius Cremona Mediolanum et inde paulo post Neapolim transiit : uhi quum litteris et græcis et latinis vehementissimam operam dedisset, tamen omni cura omnique studio induisit medecinæ et mathematicis. Quibus rebus quum ante alios eruditior peritiorque esset, se in urbem contulit. (Vita, incerto auctore, quem aliqui Donatum falso putant.) — Voyez le Virgile du P. Charles de la Rue, Paris, 1722, et Londres, 1740.

[5] Georgica septennio Napoli : Æneida partim in Sicili, partim in Campania, undecim annis confecit.

[6] Intra sinum non longe a promontorio erat portus Misenus, ubi Augustus ad tutelam Italiæ classem alteram semper habebat, alteram Ravennæ (Note du P. de la Rue au vers 234 du livre VI de l'Énéide.)

[7] Les Romains leur donnaient le nom de lusoriæ, ce que prouve cette phrase de Sénèque : Cui æratas et triremem non mitterem, ei lusorias et cubiculatas et alia ludibria regum in mari lascivientium mittam. (De Benef., chap. XI.)

[8] La baie sur laquelle cette ville est bâtie était appelée Crater, à cause de sa figure ronde. (Helliez, Géographie de Virgile (in-12°, 1771), article Parthénope.)

[9] Ne exploratoriæ naves candore prodantur, colore veneto qui maris est fluctibus similis, sera, qua ungere solent naves inficitur. (Végèce, liv. V, chap. XXXVII.)

[10] Proprement : navire qui avait des thalami, ou chambres ornées comme celles des femmes. Suétone, in Julio, dit, ch. II : Eadem nave thalamego pene Æthiopia tenus Ægyptum penetravit. Les navires à thalames, ou cubiculatæ, comme les appelle Sénèque, avaient quelquefois des jardins, des salles de bains, des cénacles ; c'étaient de véritables maisons flottantes. (Voir Athénée et Maxime de Tyr.) Les Gaulois, au rapport de Sidoine Apollinaire et d'Ausone, avaient aussi des navires disposés pour toutes les voluptés ; ils les nommaient parades. Au moyen âge, les chambres principales des navires, celles qu'on réservait au logement des femmes et des chevaliers riches qui recherchaient le bien-être, s'appelaient encore thalami ; elles avaient aussi le nom de paradis, qu'elles avaient retenu du temps d'Ausone et de Sidoine. (Voir Arch. navale, t. II, p. 362-417.)

[11] Voir Guida di Pozzuoli e contorni, par le chanoine Andrea de Jorio. (Napoli, 1830, in-8°.)

[12] Sénèque, vers 422, Agam. : Aurata primas prora signavit trias. Appien, dans sa préface : Les thalamègues montées par les rois quand ils allaient à la guerre avaient, par ostentation, les proues et les poupes dorées. Sénèque, epist. 75 : Non illa navis bora est, cui argenteum aut aureum est rostrum, nec cujus tutela ebore cælata est.

[13] Nonnunquam remi quoque argento cet auro inducti. Nonnunquam et funess lana pretiosa facti, variis coloribus picti... Exempla exstant apud Plutarchum, Athenæum, Maximum Tyrium, aliosque veteres scriptores. (J. Scheffer, De militia navali, p. 160.)

[14] Livre Ier, ode 3 : Sic te diva potens, etc.

[15] On compte, outre ce 527e vers du IIIe livre, 51 vers incomplets dans l'Énéide. Ils sont répartis ainsi qu'il suit : livre Ier, v. 538, 564, 640 ; livre IIe, v. 66, 233, 346, 488, 614, 622, 840, 720, 767 ; livre IIIe, v. 218, 316, 340 (527), 640 ; livre IVe, v. 44, 361, 400, 503, 516 ; livre Ve, v. 294, 322, 574, 653, 792, 815 ; livre VIe, v. 94 ; livre VIIe, v. 129, 248, 439, 455, 702, 760 ; livre VIIIe, v. 41, 469, 536 ; livre IXe, v. 167, 295, 487, 510, 721, 761 ; livre Xe, v. 17, 490, 580, 728, 876 ; livre XIe, v. 375, 391 ; livre XIIe, v. 631.

[16] Horace parlant de la mise à l'eau des navires qui ont passé l'hiver sur le rivage, dit, ode 4 :

Trahuntque siccas machinæ carinas.

Je ferai observer que carinæ est pris au propre ici, comme toujours il l'est dans Virgile, ainsi que je le montrerai plus loin. — Voyez, à la fin de cette étude, la note X.

[17] Le 14 juillet, à trois heures du matin.

[18] Autre expression du même fait, liv. VI, v. 410 :

Cæruleamm advertit puppim, ripæque propiuquat.

[19] En italien : patata, de la partie plate de la rame nommée : pala, pelle, pale. Le latin n'avait pas de mot correspondant à palata. Remigatio, remigium, désignait l'action continue des rameurs, la nage et non pas le coup d'aviron.

[20] Les Malais disent malaïer (laïer, voile ; me préfixe indiquant l'action), qui signifie en même temps : appareiller, faire voile, être à la voile, naviguer. Les Madékasses ont à peu près le même mot, milaï. Milaï, melaïer, répondent exactement au to sail anglais, au segeln allemand. Les Malais ont une figure plus énergique que melaïer ; ils disent anghate, qui signifie proprement : Hisser (sous-ent. : la voile). Les Nouveaux-Zélandais, dont la langue est très riche en figures hardies, pour exprimer l'idée d'appareiller, de faire voile, disent hakoï ; ce qui veut dire animer (ka) la pointe (koï) de la pirogue, morte quand elle est à terre ou au mouillage.

[21] Insequitur clamorque virum stridorque rudentum. (v. 91.) Plus loin, Virgile dit : Stridens aquilone procella. Dans la description d'une tempête, pour laquelle Silius Italicus emprunta plus d'un trait à l'Énéide, on lit : Stridorque immite rudentum sibilat (De bello punico secundo, lib. XVII).

[22] Ponto nox incubat atra. (Virgile) — Noctemque freto imposuere tenebræ. (Silius Italicus.)

[23] Intonuere poli et crebris micat ignibus æther. (Virgile) — Hinc rupti reboare poli, atque hinc crebra micare fulmina. (Silius Italicus)

[24] Procella velum adversa ferit. La voile est coiffée, comme on dit dans notre marine ; le navire fait chapel, et non chapelle, ainsi que l'écrivent Romme et les auteurs de dictionnaires, qui ne se doutent pas que chapel c'est chapeau, et que le vaisseau fait chapel, c'est-à-dire met son chapeau, parce que le vent venant subitement de l'avant coiffe le mat avec la voile qu'il y applique.

[25] Un vaisseau qui tourne sur lui-même autour d'un axe vertical par l'effet du vent, d'un courant ou des lames, est dit : abattre ou faire une abattée (prora avertit se). Le vaisseau d'Énée, qui, d'abord, debout au vent, c'est-à-dire frappé par l'aquilon à sa proue, est bientôt couché sur un de ses flancs et undis dat latus, fait une grande abattée, car son mouvement de rotation est à peu près de 45 degrés.

[26] Insequitur cumulo præruptus aquæ mons. (Virgile) Silius Italicus dit :

Similem monti, nigrante profundo

Ductoris frangit super ora trementia fluctum.

[27] Côté. Bord (saxon), planche, et, par extension, planche du côté du navire, côté et navire.

[28] On dit qu'un vaisseau a le vent largue, qu'il court largue, qu'il porte largue, lorsque l'angle que fait sa quille avec la direction du vent est assez ouvert (angulus largus) pour être supérieur à l'angle sous lequel la voile peut recevoir le vent le plus obliquement possible. Dans le grand largue, le vent souffle sur la hanche du navire, c'est-à-dire sous un angle très-ouvert par rapport à l'avant, et dans une direction qui se rapproche beaucoup de celle qu'on désigne pas ces mots : Vent en poupe, vent arrière.

[29] Le plus près du vent est l'angle le plus étroit sous lequel un navire puisse recevoir le vent qui doit l'emporter. Le plus près n'est pas le même pour tous les navires, les carènes différant comme les voilures.

[30] S'est fixé.

[31] Il a une force modérée qui permet au navire de faire toutes les évolutions nécessitées par les circonstances. Cette figure n'est-elle pas charmante ? N'est-ce pas une heureuse idée de montrer le vent facile à manier, comme un cheval fier, mais doux ?

[32] Louvoyer, c'est prendre le vent successivement de l'un et de l'autre côté, en se rapprochant, autant que possible, de sa direction, de son lit, afin de parvenir à un lieu auquel on ne pourrait arriver directement. Louvoyer était écrit autrefois lovoyer et lovier ; il semble composé de lof, vent (Luft, all.), et de voie, chemin. Il n'en est rien. Le Breton dit loffi ; l'Allemand, laviren ; le Hollandais, lavuren (qui est le même) ; le Danois, loveri ; le Suédois, lofva et lofvera. C'est de ces dernières conformations qu'a été fait lovier.

[33] Bordée, course que l'on fait dans une certaine direction, rapprochée de celle du vent.

[34] On détachera les écoutes, qu'on a attachées après avoir bordé les voiles, ou qu'on a tournées à un point d'arrêt, à un taquet, à une cheville.

[35] Virgile donne à cornua l'épithète ardua, et cette épithète est pour moi une nouvelle preuve que la position des antennes est bien l'obliquité par rapport à la quille. Arduus signifie non-seulement élevé, mais élevé en pointe. Quand une vergue est brassée au plus près, l'extrémité du côté du vent est plus élevée que l'autre ; elle s'élance pour ainsi dire comme une pointe. Le poète marin ne négligea pas un détail qui devait rendre d'une manière plus sensible l'état dans lequel étaient les vergues après chaque brasseyage : Versio antennæ.

[36] A peu près synonyme de : vent arrière et de : vent entre les deux écoutes. Quand on navigue grand largue et vent en poupe, on a le vent sous vergue.

[37] Mettre à la mer, prendre le large, commencer sa navigation.

[38] Quand le vent frappe le navire par l'avant, quand le vent souffle du point où l'on veut aller, on dit qu'on a vent debout.

[39] Courir de nombreuses bordées dans le mauvais temps. Ce mot parait être une altération de bouliner ; peut-être est-il une francisation de l'anglais bowline linger (bouline traîner, prolonger). Nos matelots attachent an mot bourlinguer une idée de fatigue et d'ennui.

[40] Quand un navire, surpris par un grain, chargé par une rafale ou par une subite variation dans la direction d'un vent qui souffle avec violence, plie sous l'effort de sa voilure, il se couche sur le côté (donne à la bande) et quelquefois ne parvient pas à se redresser tout de suite. Dans cette situation, il est engagé. On comprend que ce mot n'a qu'un rapport lointain avec engager, signifiant provoquer, mettre ou donner en gage. Dans son acception maritime, engager est le contraire de dégager, débarrasser, rendre libre. Une corde s'engage en courant dans une poulie, il faut qu'on la dégage.

[41] Tres Eurus, ab alto In brevia et Syrtes urget... Illiditque vadis, atque aggere cingit arenæ. Silius Italicus a dit après Virgile : Mox nigris altæ pulsa exundantis arenæ Vorticibus ratis, etc.

[42] Apparent rari nautes in gurgite vasto. Le P. de la Rue veut qu'ici gurgite soit pris pour toto mari, et la preuve en est pour lui dans l'épithète vasto. Le gurges vastus (large et profond) dans lequel on voit surnager à peine quelques-uns des compagnons d'Oronte, c'est le trou aux eaux tourbillonnantes (rapidus vortex) où sombre le navire des Lydiens, précipité dans ce puits par les flots, qui le font tourner trois fois sur lui-même. On doit entendre de même le passage du IIIe liv., v. 196 :

Continuo vend volvunt mare, magnaque surgunt.

Equora : dispersi jactamur gurgite vasto.

Les vents font tournoyer sans cesse la mer, et des vagues immenses s'élèvent à sa surface : dispersés, nous sommes portés çà et là par l'onde, toujours ouverte près de nous, vaste gouffre formé par les lames qui montent au ciel comme des montagnes et laissent entre elles de profondes vallées.

[43] Arma virum, iabulæque, et Troia gaza per undas. (v. 123.) — A quelques vers de là, Virgile avait dit :

Scuta virum, galeasque, et tortia corpora volvit.

(v. 105.)

Silius Italicus, qui suit son maître à la trace, dit :

Natal æquore toto

Arma inter, galeasque virum, critasque rubentes.

Florentis, Capuæ gaza, etc.

[44] Sonuit rupta compage carina. Silius Italicus.

[45] Raflouer, remettre à flot un navire qui s'est échoué.

[46] Virgile, qui ne crut pas devoir peindre en détail un de ces vaisseaux qu'il faisait agir, bien qu'au Xe livre de son poème, dans l'énumération des navires toscans partis pour aller au secours de la nouvelle Troie, l'occasion lui belle assurément ; Virgile ne donne, sur les birèmes, aucun détail qui puisse nous aider à connaître leur grandeur, leur armement en rameurs, et leur forme. Un vers de cette énumération dont je parle me porte à croire que, par anachronisme, le bâtiment auquel il fait allusion était une birème de l'importance des dromons mentionnés par l'empereur Léon dans ses Tactiques :

It gravis Auletes, centenaque arbore fluctus

Verberat assurgens.

Ce navire à cent rames ne peut être supposé avoir eu cinquante rames de chaque bord en une seule file, car il aurait été long de plus de deux cents pieds ; on peut croire qu'il avait deux étages de rames se couvrant de bout en bout, et qu'à chacun de ces étages il y avait vingt-cinq avirons, tribord et bâbord. (Voyez, sur les dromons des Tactiques de Léon, le commencement du Mémoire n° IV de mon Arch. navale).

[47] Le nombre trois était sacramentel dans quelques actes de la vie des marins de l'antiquité. Pour ne citer qu'un exemple, je rappellerai ce que dit Appien des lustrations ou sacrifices qui étaient faits par les gens de mer, avant de quitter le port ; pour entreprendre un voyage ou une campagne de guerre. Les sacrificateurs, dit-il, debout dans la mer, égorgeaient les victimes ; puis, avec des barques légères, promenaient trois fois autour des navires les entrailles des animaux immolés, pendant que les matelots et leurs chefs priaient les dieux d'éloigner de la flotte les mauvais présages.

[48] Voir plus haut : La Flotte de César.

[49] Il n'est pas besoin de dire que, dans les vers :

. . . . . Sed pondere pinus

Tarda tenet . . . . .

(Liv. V, v. 153)

Mincius infesta ducebat in aquora pinu.

(Liv. X, v. 206)

la matière est prise pour le navire, ainsi que dans l'hémistiche, Labitur uncta vadis abies (liv. VIII, v. 91), et dans les vers cités plus haut. Il faut cependant remarquer que Virgile, s'il se sert de mots abies et pinus, le fait à bon escient. Le sapin et le pin étaient les bois qui entraient en plus grande quantité dans la construction des bâtiments à rames. Quelques pièces en chêne formaient les bases de la carcasse du navire ; aussi le poète dit-il, liv. V, v. 697 : semiusta madescunt robora. Quant à l'arbore centena, si Virgile se sert du mot arbor et nom de remus, c'est qu'il veut fortifier l'épithète gravis, qui se rapporte moins à Aulète qu'à son navire, et qu'il veut faire comprendre que son bâtiment, grand et lourd, avait des rames fortes et longues, de véritables arbres.

Les Hindous nomment butke et chuppoo la rame ou pagaie. Ces noms sont-ils sans analogie avec butendee et chuoput, qui signifient poutre, solive, pièce de bois ? Chez les Russes, nous voyons le même trope. Outre veslo, signifiant rame, aviron, ils ont titchinka, qui signifie proprement pieu, échalas. Tonsæ, que Virgile ne donna que deux fois pour synonyme à remi (socii consurgere tonsis, liv. X, v. 299 ; in lento luctantur marmore tonsæ, liv. VII, v. 28), semble avoir été dit par le poète par opposition à frondentes remi (v. 399, liv. IV). Ce sont les arbores tonsæ et fabricatæ ; car je crois que c'est à la façon donnée au bois ébranché, effeuillé (infrondis), tondu et dolé, qu'il faut rapporter le sens du mot tonsæ, et non à l'action de la rame qui rase la mer, comme le veut Isidore. L'aviron n'effleure pas seulement l'onde, il l'entame et la retourne. Ennius avait employé le mot tonsæ :

Poste recumbite, vestraque pectora pallite tonsis :

Pone petunt, exin referunt ad pectora tonsas,

[50] Ennius avait dit, liv. Ier des Annales :

Verrunt extemplo placide mare marmore flavo.

Cæruleum spumat sale, conferia nave pulsum.

[51] On voudra bien se rappeler que j'écrivais ceci en 1843. Je suis plus avancé aujourd'hui, comme le prouve l'hypothèse que j'ai développée dans la seconde partie de mon Étude sur la flotte de César.