LE GÉNERAL CAVAIGNAC

Un Dictateur républicain

 

ÉPILOGUE.

 

 

LA droiture, qui était la qualité principale de Cavaignac, avait causé son échec ; elle inspira sa conduite dans la dernière période de sa vie publique. Les électeurs du Lot et de Paris lui restèrent fidèles et l'envoyèrent à l'Assemblée législative, quand la Constituante disparut de la scène parlementaire. Malgré des rancunes individuelles qui ne désarmèrent pas, le plus grand nombre de ses collègues lui témoignèrent une estime et une sympathie qui se traduisirent, à la Constituante, par la présidence de la commission du budget et de la commission de réorganisation de la force publique. Mais vainement on essaya de lui faire jouer le rôle d'un chef d'opposants contre la politique et la personne du président, dont on commençait de comprendre l'ambition et la ruse sous son masque de nonchalance et de médiocrité. Le dépit seul aurait expliqué une telle attitude, et Cavaignac n'avait aucun regret de son échec. Singulièrement loyal, il ne voulut pas se faire l'instigateur ou le complice de ces oppositions sans merci et sans mesure, dont il avait lui-même tant souffert : Il ne faut pas, quand on a été au pouvoir, dit-il un jour à l'Assemblée, oublier qu'on l'a tenu ; il ne faut pas, alors qu'on est opposition, oublier qu'on a été soi-même pouvoir et majorité. Il ne consultait donc que ses opinions, et non les intérêts du parti républicain, quand il votait avec la minorité pour continuer à défendre les idées qu'il avait soutenues au détriment de sa propre popularité. Mais, soit qu'il refuse le crédit demandé le 16 avril 1849 pour l'expédition de Rome, qui pouvait déchaîner une guerre générale ; soit qu'il proteste contre le retour déguisé au pays légal qui enlèvera près de trois millions d'électeurs au suffrage universel et faussera le sens des consultations populaires ; soit qu'il parle en faveur des commandants des grandes divisions militaires dont le Gouvernement modifiait les attributions qui pouvaient le gêner ; soit qu'il mette en garde, le 14 juillet 1851, l'Assemblée contre des projets de révision constitutionnelle qui préparaient le rétablissement d'une dictature ou d'une monarchie, il ne parle qu'au nom des principes. Ses discours éloquents, habiles, mesurés, le classent parmi les indépendants hautains, que rien ne pourra domestiquer, pas même cette offre d'un portefeuille qui fait oublier parfois tant de dissentiments. Cependant son influence augmente, en même temps que s'aggravent les différends entre Louis Bonaparte et l'Assemblée. Les royalistes, qui ont favorisé en 1848 le prince en croyant le faire servir au succès de leurs secrets desseins, les républicains, qu'il a déçus et qui le voient s'acheminer lentement, mais sûrement, vers le trône, songent à se coaliser pour empêcher sa réélection et à s'unir sur le nom de Cavaignac, qui reste indifférent à leurs intrigues. Il a vu disparaître avec sa mère, morte le 20 juin 1849, l'affection qui l'avait soutenu dans les heures désolées de son existence, et il hésite à fonder le foyer auquel une tendresse désintéressée le convie : le règlement onéreux d'une dette faite par son frère pour fonder la Réforme engloutit les dernières bribes de son patrimoine, et la politique de Bonaparte rend l'avenir incertain.

Mais les événements se précipitent. Louis Napoléon abat son jeu, le coup d'État est fait. Sans nul souci de l'élégance, il a désigné Cavaignac parmi les principaux obstacles à son succès, et l'ancien chef du pouvoir exécutif, arrêté à son domicile, 17 rue du Helder, le 2 décembre, à cinq heures du matin, est emprisonné à Mazas, puis au fort de Ham. Morny, d'ailleurs, en éprouva quelque honte et ne l'y laissa pas longtemps. Le 29 décembre, il sortit de prison et s'empressa de demander sa mise à la retraite, qu'il obtint le 16 janvier 1852, afin de rester, comme il l'écrivit au ministre, au vu de tous, à l'égard du Gouvernement actuel de la France, dans la seule situation compatible avec mon honneur et mon dévouement à la liberté.

Mlle Odier, fille d'un banquier de Paris, s'était éprise de son caractère ; le coup d'État avait bouleversé le projet de mariage prochain auquel Cavaignac s'était enfin résolu. Il se retrouvait, à la sortie de Ham, pauvre et sans position ; noblement il rendit une parole qui, d'ailleurs, ne fut pas reprise. Les électeurs parisiens montrèrent une égale constance et un égal désintéressement : ils restèrent fidèles en 1852 et en 1857 à leur député qui, refusant de prêter le serment exigé par la nouvelle Constitution, n'était pas admis à siéger au Corps législatif. Il n'avait alors d'autres ressources que sa maigre pension de retraite, car de concert avec sa femme il avait abandonné aux créanciers de son beau-père, totalement ruiné par des affaires malheureuses, la dot qu'elle avait reçue. Mais l'oncle Jacques-Marie, dont l'affection ne lui fit jamais défaut, et qui mourut en 1855, lui légua la moitié de sa fortune, dont il employa une partie à l'achat d'une vaste propriété, nommée Ournes, près de Flet, à 40 kilomètres du Mans.

Il s'y trouvait le 28 octobre 1857 avec sa femme et son fils Godefroy, âgé de quatre ans. Ce jour-là il fit, en compagnie de M. de Malherbe, une partie de chasse. Après avoir longuement battu les coteaux, il s'assit avec lui sous un arbre, bavarda un instant, et, se sentant fatigué, il le quitta pour rentrer à la maison. En arrivant, sur le sentier qui longeait la tour, il tomba inanimé. Un moment plus tard, le jardinier le vit couché par terre, s'approcha pour le secourir et constata sa mort. Il était vraisemblable que les autorités administratives, après avoir consulté le Gouvernement impérial, imposeraient les obsèques à Flet, afin d'éviter les manifestations dont les funérailles à Paris pourraient être le prétexte. Mais Mme Cavaignac était une femme de tête et de cœur. Elle enveloppa le corps de son mari dans un vaste caban, le fit asseoir près d'elle dans une calèche, dont son fils, qui sut garder le secret, et un vieil ami, M. Piscatori, occupaient le siège de devant, et partit en cet équipage pour le Mans, qui était alors le terminus du chemin de fer. Le chef de gare accepta de se faire le complice d'une supercherie et commanda un train spécial pour le général Cavaignac, qu'une maladie subite obligeait de rentrer à Paris. Aidée par M. Piscatori, la veuve plaça le cadavre dans le compartiment et lui donna l'attitude d'un voyageur indisposé. A l'arrivée à Paris, on admit aisément que le général était mort au milieu des siens pendant le trajet et l'on autorisa sans difficulté son transport à son domicile, 23 rue de Londres. La cérémonie des funérailles, rehaussée par les honneurs militaires, fut célébrée le 31 octobre à Saint-Louis d'Antin. Le général fut ensuite inhumé au cimetière Montmartre, dans la sépulture de famille où il rejoignait tous ses parents. Il manqua au cortège beaucoup d'anciens républicains.