LA SITUATION POLITIQUE ET L'ÉMEUTE DU 15 MAI — PROGRAMME DE RÉSISTANCE DE CAVAIGNAC — LA QUESTION DES ATELIERS NATIONAUX — LES DÉBUTS DE L'INSURRECTION ; LA BATAILLE DES 23-27 JUIN — CAVAIGNAC DÉPOSE LA DICTATURE ET EST NOMMÉ CHEF DU POUVOIR EXÉCUTIFPARIS était tout frémissant de l'alerte qui, deux jours auparavant, avait failli emporter la nouvelle Assemblée Nationale, lorsque Cavaignac accepta le ministère de la Guerre où l'appelait la clairvoyance effrayée de Lamartine. Celui-ci, naguère l'idole du peuple parisien, se voyait submergé par le torrent dont il avait contribué à rompre les digues. Tu n'es qu'une lyre, va chanter. — Assez de guitare, ta lyre est cassée. — Tais-toi, bilboquet d'azur, lui avaient crié les émeutiers, sans égard pour l'élu de quatorze départements qui, le 23 avril, lui donnaient plus d'un million de voix, et que 289 800 électeurs parisiens inscrivaient le premier sur la liste de leurs représentants. Quelques jours avaient suffi pour le faire descendre de son piédestal. La majorité de l'Assemblée, qui le soupçonnait de complaisances démagogiques, lui avait déjà manifesté sa méfiance en le nommant l'avant-dernier quand elle avait désigné la Commission exécutive. La Pentarchie, comme l'appelait Duvergier de Hauranne, installée au Luxembourg où survivait le souvenir décrié du Directoire, augmentait de son discrédit l'impopularité croissante du grand poète transformé en tribun. Dans les campagnes, les descriptions des orgies que le duc Rollin faisait en compagnie de deux drôlesses, la Marie et la Martine, scandalisaient les paysans ; dans les villes, la Presse, le Constitutionnel, l'Assemblée Nationale, les journaux les plus répandus, prenant à leur compte les perfidies du Lampion, présentaient la Commission et les ministres comme des Barras tripoteurs et vicieux. Marrast se voyait reprocher les purées d'ananas de ses dîners ; Louis Blanc était accusé de prendre pour nappes les cachemires de la duchesse d'Orléans et d'interdire à ses concierges de prendre des ouvriers comme locataires dans ses immeubles. Les achats de bijoux et les fêtes de Ledru-Rollin, les forêts de Crémieux, les manufactures d'Albert, toutes les inventions d'une malignité sans scrupules, impressionnaient moins cependant que les colossales spéculations de Lamartine, obligé d'exposer publiquement, pour se disculper, l'état de sa fortune, déjà bien diminuée. Comme Balzac, le chantre d'Elvire écrivait sans relâche pour apaiser ses créanciers. Ses collègues de la Commission lui reprochaient de traiter la politique en poète, tandis que la plupart des membres de l'Assemblée affectaient de blâmer en lui l'homme d'affaires égaré dans le Gouvernement. A la Commission elle-même, Arago, énergique mais impotent, qui se faisait apporter de l'Observatoire du Luxembourg sur une civière, enroulé dans une couverture ; Marie, qui n'était guère plus valide ; Garnier-Pagès, rendu presque aphone par une laryngite chronique, prétendaient représenter les tendances bourgeoises et modérées, en opposition contre les penchants démagogiques attribués à Ledru-Rollin qui ne s'en défendait pas, à Lamartine qui avouait avoir conspiré en avril avec l'émeute comme le paratonnerre conspire avec la foudre. Alors que l'union et la fermeté étaient indispensables pour diriger une Assemblée de neuf cents membres, la Commission exécutive, déjà divisée par les rivalités individuelles, se sentait minée par Louis Blanc et ses amis qui n'avaient pu faire adopter leur programme social, par Blanqui et le Club de l'Observatoire qui rêvaient de recommencer la Révolution selon les idées de Babeuf, par Caussidière installé à la Préfecture de police où il ambitionnait le rôle de dictateur, par les journalistes de toute opinion, dont les articles enflammés propageaient sans relâche la panique et l'irrespect. Aucune pression officielle n'avait influencé les électeurs qui, le 23 avril, choisissaient librement leurs représentants. Quand ceux-ci se réunirent pour la première fois, le 4 mai, on eut donc une image à peu près fidèle de l'importance respective des partis qui divisaient la France. 450 monarchistes, dont 150 légitimistes et 300 orléanistes, incapables d'oublier leurs rancunes, 450 républicains parmi lesquels dominait la bourgeoisie modérée, apportaient dans la salle de bois du Palais-Bourbon leur aveuglement, leur inexpérience, leur amour de l'ordre et leur penchant aux combinaisons de couloirs. Accueillis par les acclamations de la foule parisienne pendant la cérémonie de l'inauguration de l'Assemblée, ils marquaient leur désir d'éviter les aventures en décrétant, le 8 mai, que le Gouvernement provisoire avait bien mérité de la Patrie, et en maintenant, le 10 mai, presque tous ses membres au pouvoir, soit dans la Commission exécutive, soit dans le ministère ; mais ils s'étaient sentis aussitôt exposés aux projets de revanche des républicains avancés, qui n'avaient pu faire entrer à l'Assemblée les plus notoires de leurs chefs. Gardiens et défenseurs de la tradition jacobine, les Raspail, les Blanqui prétendaient corriger par la force les libres erreurs du choix populaire et mettre la légalité en vacances aussi longtemps qu'ils le jugeraient utile pour préparer le règne du bonheur public. En refusant de créer le ministère du Travail ou du Progrès, l'Assemblée leur avait fourni le prétexte d'accuser ses tendances rétrogrades et, sans tarder, ils avaient lancé à l'assaut du Palais-Bourbon leurs troupes habituelles des faubourgs, grossies par les désœuvrés des Ateliers nationaux. Le général Courtais, commandant la Garde nationale, était du complot, dont il devait assurer le succès en empêchant ses troupes d'intervenir. L'armée régulière n'était pas à craindre, car elle avait été éloignée de Paris après la révolution de février, afin de la soustraire aux effets de son impopularité. Contre l'avis de Blanqui, Raspail voulut donner au mouvement un motif officiel susceptible de lui attirer, au moins à son début, les sympathies de la population. Il avait fait voter par son club, approuver par les Ateliers nationaux et la commission du travail, un vœu en faveur de la Pologne insurgée ; il comptait sur la sentimentalité parisienne pour le présenter en nombre à l'Assemblée sans éveiller les méfiances. Arrivés au cœur de la place, on saurait bien diriger les événements. Le 15 mai vers midi, les manifestants, conduits par Albert, Raspail, Blanqui, Huber, Sobrier et l'abbé Chatel, le fondateur de l'Église catholique française, étaient arrivés devant le Palais-Bourbon, dont Courtais leur fit ouvrir les portes. Lamartine avait essayé en vain de les arrêter dans la salle des Pas-Perdus ; violemment conspué, il avait appelé la garde nationale, tandis que le cortège envahissait la salle des séances, houspillant les députés qui tenaient tête à l'invasion. Dans un tohu-bohu indescriptible, on avait dressé des listes variables où dominaient les noms de Barbès, Louis Blanc, Proudhon, Raspail, Blanqui, Caussidière, Ledru-Rollin ; on avait crié Vive la Sociale !, et une partie des élus était allée en cortège à l'Hôtel de Ville, tandis que le gros des manifestants, à bout de souffle, continuait de se gourmer entre eux et avec les députés qui ne voulaient pas abandonner la salle ravagée. Cependant les émissaires de Lamartine et de Buchez étaient parvenus à rassembler quelques bataillons de gardes nationaux ; la première légion, arrivée la première au Palais, avait trouvé la grille fermée. Elle allait la faire sauter, quand le duc de Luynes, survenant, se présenta comme guide et l'introduisit par l'entrée de la rue de Bourgogne et la Bibliothèque : Vous y êtes, avait-il dit à cette troupe excitée : bon courage. Les gardes avaient fait irruption, annoncés de loin par le bruit de leurs tambours. Eugène Duclerc, un des plus jeunes députés, réussit alors à forcer la tribune et hurla : Représentants, à vos places, la séance n'est pas levée ; l'Assemblée ne peut être dissoute par une faction infâme, l'Assemblée reprend ses travaux. Les applaudissements étouffent les clameurs hostiles ; les gardes nationaux paraissent et commencent à chasser les perturbateurs. A ce moment, Ledru-Rollin, qui s'était échappé du cortège en marche vers l'Hôtel de Ville, se présentait avec Lamartine au Palais-Bourbon, où les derniers émeutiers, pourchassés par les gardes, faisaient une retraite sans honneur. Lamartine avait alors cru l'occasion favorable à un discours, mais sa prudente harangue acheva d'emporter sa popularité. Cependant il se mit à la tête de quelques bataillons pour aller disperser les manifestations de l'Hôtel de Ville, où un Gouvernement provisoire essayait de se constituer dans une bruyante confusion. Le lendemain, il avait fallu cerner de nouveau l'Hôtel de Ville, où Caussidière prétendait conserver les fonctions de préfet de police. Remplacé depuis la veille par Trouvé-Chauvel, ancien maire du Mans, il accepta de démissionner et de licencier ses janissaires, dits gardes du peuple, qui se laissèrent enrôler dans la garde républicaine en formation. Monarchistes et républicains rejetaient les uns sur les autres la responsabilité de ces événements où leur autorité de constituants avait failli sombrer. Ils avaient voté des poursuites contre Barbès, Albert et Courtais, mais ils étaient presque unanimes à blâmer la Commission exécutive qui n'avait rien prévu et s'était montrée incapable de les protéger. Des bruits couraient, qui présentaient cette aventure comme une sorte de 18 Fructidor, où certains directeurs auraient été d'accord avec les disciples de Babeuf. On affirmait que, dans la nuit du 3 au 4 mai, les délégués de plusieurs clubs révolutionnaires étaient allés chez Ledru-Rollin qui avait pris l'engagement de renverser l'Assemblée si elle ne se montrait pas assez républicaine ; Lamartine et Garnier-Pagès étaient de connivence avec lui. Ainsi s'expliquaient le maintien de Courtais à la tête de la garde nationale, malgré les protestations des légions, et l'envahissement de l'Assemblée. La garde nationale avait déjoué l'attentat ; mais elle-même n'avait déjà plus confiance dans le gouvernement qu'elle avait naguère acclamé. Elle accusait Arago de faiblesse, Marie d'ignorance, Ledru-Rollin de duplicité, Lamartine d'imprévoyance, Garnier-Pagès de sottise. Dans le moindre tumulte de la rue elle voyait l'amorce d'un nouveau coup de surprise contre un État dont le sort dépendait uniquement de sa vigilance. Ainsi, quelques jours avaient suffi pour exaspérer l'antagonisme des partis dans l'Assemblée et pour dresser dans la ville la bourgeoisie contre son allié de février, le prolétariat des faubourgs. Dans plusieurs légions même, où les artisans et les petits boutiquiers étaient nombreux, la méfiance à l'égard du gouvernement se transformait en sympathie pour ses ennemis. Dès lors, l'avenir du régime parut précaire. Dupont de l'Eure disait déjà : La République ne sera possible en France que lorsqu'il n'y aura plus de républicains, et Béranger donnait sa démission de représentant parce que la démagogie lui répugnait : L'égalité ne consiste pas à raccourcir les redingotes mais à allonger les vestes. La suppression officielle de quelques clubs ne suffisait pas à ramener l'ordre dans la rue et le calme dans les esprits. L'affaire du 15 mai n'était évidemment que le premier épisode d'une lutte sans merci, engagée contre une Assemblée qui trompait les espérances des exaltés. Entre eux et la majorité de la nation, le conflit ne pouvait avoir d'autre solution que celle de la force. Les chefs socialistes n'étaient plus seuls à escompter la nervosité ou les rancunes d'une population que tant de causes rendaient accessible à toutes les suggestions par la parole, par l'affiche et par le journal. Après le vote du 26 mai sur le bannissement de la famille d'Orléans, après les élections partielles du 5 juin, on vit surgir des propagandistes qui, bien pourvus d'argent, fondaient des journaux, répandaient d'innombrables brochures pour détourner, au profit des princes déchus, l'ardeur combative des manifestants. Les agents de Louis Bonaparte se montraient beaucoup plus habiles et plus généreux que leurs concurrents : bien servis par les professions de foi démocratiques de l'ancien conspirateur de Boulogne et de Strasbourg, ils s'évertuaient à lui recruter des partisans parmi la foule enrôlée dans les ateliers nationaux. Il y avait là une force instable, tiraillée entre le bonapartisme renaissant et le socialisme aux aguets, qui se manifestait de plus en plus comme une menace pour le Gouvernement et pour l'Assemblée. La Commission exécutive, d'ailleurs assez mal renseignée par les diverses polices, comprenait que les ateliers n'étaient plus un sûr soutien de la République qu'elle représentait : elle ne pouvait même plus compter sur leur neutralité narquoise qui avait fait échouer la tentative du 15 mai. Elle ne cherchait donc plus qu'à les dissocier et à les supprimer avant la bataille décisive qu'elle pressentait. Du banquet démocratique à 0 fr. 25 par tête, annoncé pour le 14 juillet au Champ-de-Mars ou à Vincennes et qui devait rassembler 150.000 souscripteurs des Ateliers, partirait vraisemblablement le signal de l'attaque : le monde ouvrier des faubourgs suivrait, on s'y attendait du moins, par haine ou mépris d'un régime incapable de tenir ses promesses. Les trois mois de misère offerts à la République après les journées de février étaient passés, et le peuple se trouvait toujours dans la situation décrite sous la Terreur par Champcenetz : Je suis tout et je ne suis rien, Je fais le mal, je fais le bien, J'obéis toujours quand j'ordonne, Je reçois moins que je ne donne, En mon nom on me fait la loi, Et quand je frappe, c'est sur moi. Mais il fallait, avant de courir les risques de la suppression des Ateliers, disposer de forces suffisantes pour faire paraître vains les projets de résistance, ou pour imposer, en cas de lutte, la volonté du gouvernement. Sans doute, celui-ci pouvait compter sur la plupart des légions de la garde nationale où Clément Thomas avait remplacé Courtais, sur la garde mobile que commandait Bedeau, sur la garde républicaine que Marrast, devenu maire de Paris, organisait avec soin, sur les sergents de ville confiants dans la fermeté de Trouvé-Chauvel ; mais à ces éléments disparates le soutien de l'armée régulière était indispensable, s'il fallait enlever des barricades puissantes et bravement défendues. Or, depuis les journées de février, l'armée, honnie à la fois du peuple des faubourgs et de la garde nationale, n'était plus représentée à Paris que par quelques détachements de sûreté et quelques bataillons de recrues et de dépôt. Cette animosité, cependant, commençait à s'atténuer, et la Commission exécutive avait entrepris avec prudence de ramener dans la capitale une solide garnison. Peu à peu, 5 régiments étaient revenus, mais, au 15 mai, on était loin des 15.000 ou 20.000 hommes qui semblaient nécessaires malgré les objections pressantes de nombreux opposants qui divisaient le ministère et la Commission elle-même : ils alléguaient que le retour de l'armée de Paris serait considéré comme une provocation, et précipiterait le conflit que l'on prétendait éviter. Cavaignac était, mieux que tout autre ministre de la Guerre, capable de mettre d'accord les partisans et les adversaires des mesures vigoureuses. Outre le prestige personnel qu'il devait à ses succès d'Algérie, le souvenir de son frère Godefroy toujours vivace et respecté dans les faubourgs, l'attachement de la plupart de ses collègues à la mémoire de leur ancien compagnon de lutte pouvaient faciliter sa tâche en apaisant toutes les appréhensions. Son nom, son passé le montraient incapable de favoriser des tentatives contraires à la République ou hostiles au peuple que son frère avait si généreusement servi. Son aménité dans les couloirs, sa fermeté à la tribune, la sincérité désintéressée de ses opinions lui attiraient l'estime de tous les royalistes et la sympathie de tous les républicains. Lamartine reconnaissait en lui les qualités les plus rares de l'homme d'État et ne craignait pas de l'écrire dans le Bien Public. Sa situation politique était donc exceptionnelle et, avec sa décision habituelle, il résolut de l'exploiter. En chef habile à comprendre les indices, il avait d'ailleurs deviné que le temps des atermoiements était passé. Ce qui avait le plus manqué jusqu'alors au Gouvernement était la volonté sûre d'elle-même et sachant s'imposer. L'occasion se présenta bientôt à Cavaignac d'affirmer la sienne et de rallier autour d'elle tous les hésitants. Quelques jours après son entrée au ministère, le 23 mai, une petite effervescence provoqua les mouvements ordinaires des troupes en cas d'alerte. Baraguey d'Hilliers, qui commandait la garde de l'Assemblée, revendiqua son autonomie sous la direction exclusive du président Sénart ; l'énergique intervention de Cavaignac auprès de Sénart et de la Commission fit cesser cette anomalie et plaça toutes les forces de Paris sous les ordres du ministre de la Guerre, malgré la résistance de Baraguey qui aima mieux démissionner que se soumettre. De même une Commission de la défense nationale, qui empiétait sur l'autorité du ministre, fut transformée deux jours après cet incident et devint simple organe consultatif. Ayant ainsi écarté tous les obstacles qui le gênaient, il s'occupa de concentrer sans retard les effectifs jugés nécessaires par le Gouvernement. Il fallait procéder avec méthode. Dans leur hâte à montrer la force pour éviter de s'en servir, Garnier-Pagès, Marie auraient volontiers entassé par tous les moyens, à Paris, les régiments qu'on voulait y réunir. Cavaignac préférait soustraire les officiers et les soldats aux influences déprimantes du cantonnement chez les particuliers et du bivouac sur les places et les boulevards, qui avaient été si funestes à l'armée pendant les journées de février. Soutenu par Lamartine, non moins impatient que ses collègues, mais mieux averti des nécessités d'une stricte discipline, il cherchait d'abord à se procurer assez de casernes ou de locaux analogues pour abriter les troupes, leur donner le bien-être qui est. la sauvegarde du moral et pour les maintenir dans la main de leurs chefs. Au lieu de 15.000 hommes que la Commission exécutive croyait difficile de rassembler, c'est 25.000 qu'il veut mettre à sa disposition, sans compter la garde nationale, la garde mobile et la garde républicaine ; d'importants renforts, installés dans les villes voisines, seront prêts à les soutenir. Dès le 19 mai il se met à l'œuvre : les forts seront successivement occupés, une entente avec le général Bedeau commandant la garde mobile, avec l'Intérieur, la Marine, les Travaux publics, procure de nombreux bâtiments qui pourront être transformés en casernes provisoires ; les bataillons de dépôt ou de recrues seront envoyés en province pour faire place à des régiments à deux bataillons, instruits et aguerris. Le 23 mai, en défalquant les 15.000 places réservées à la garde mobile, à la cavalerie, aux services, il y a 19.711 places disponibles pour l'infanterie ; l'exode des dépôts permettra de concentrer 32 bataillons à Paris et dans les forts ; 4 à Versailles, 2 à Orléans, 2 à Melun et Fontainebleau, 2 à Soissons, 2 à Laon pouvant arriver en quelques heures. Du corps d'observation des Alpes, devenu inutile, il fait venir par étapes une division de 3 brigades à Bourges, alors terminus du chemin de fer. Le 23 juin, il a déjà dépassé les prévisions les plus optimistes de la Commission : 25.000 hommes à Paris, plus de 4.000 à Versailles et Saint-Germain, de troupes homogènes et sûres, sont prêts à donner au régime établi, pour la première fois depuis que l'ère des révolutions est ouverte, un soutien immédiat et sans défaillance. De tels mouvements, la plupart exécutés par étapes, devaient être réglés avec soin. Leur apparente lenteur déconcertait certains membres du Gouvernement qui redoutaient l'imminence de l'insurrection et qui accusaient de formalisme inopportun la sollicitude prévoyante de Cavaignac. Celui-ci, indifférent aux suggestions de leur impatience et de leur anxiété, méditait son plan de bataille, ordonnait les moindres détails des ravitaillements et du service, visitait les troupes, soucieux de leur épargner les fatigues inutiles, et son sang-froid le faisait apparaître aux divers groupes de l'Assemblée comme le chef le plus capable, en des circonstances critiques, de diriger l'État. Entre les députés monarchistes qui se rencontraient dans le cercle de la rue de Poitiers et les députés républicains qui avaient leur cercle à la Réunion du Palais National, ancien Palais Royal, des essais d'entente se négociaient pour lui transmettre les pouvoirs de la Commission exécutive discréditée : les uns parce qu'ils avaient confiance dans sa loyauté républicaine, les autres parce qu'il représentait une autorité ferme et consciente de ses responsabilités. Ces manœuvres avaient même abouti à une offre précise, le 16 juin, après la discussion sur l'éligibilité des Bonaparte, où la Commission exécutive, qui s'y était opposée, avait éprouvé un échec. Les troubles de la rue, dont l'élection du prince Louis-Napoléon était le prétexte, les provocations des bandes d'émeutiers qui criaient Vive Napoléon ! vive l'Empereur ! et conspuaient la garde nationale, les divergences d'opinion qui paralysaient la Commission exécutive devant la propagande et les attaques de la presse et des clubs rendaient plus nécessaire encore, lui dit-on, la présence d'un vrai chef au Gouvernement ; mais Cavaignac ne s'était pas laissé séduire. Il redoutait de paraître déterminé par l'ambition à se montrer favorable au coup d'État qu'on lui proposait et il informa loyalement les hôtes du Luxembourg des intrigues dont ils étaient l'objet. Au conseil réuni pour en délibérer, il refusa cependant, contre l'opinion de Ledru-Rollin, d'Arago et de Garnier-Pagès qui craignaient le retour du pouvoir personnel avec la dictature, de s'engager à lier son sort à celui du ministère tout entier, que la Commission exécutive voulait entraîner dans sa retraite ; d'ailleurs, il ranima éloquemment les courages, et son plaidoyer eut raison des velléités de démission. En reconnaissance de son loyal appui, elle lui confia le commandement suprême de toutes les forces destinées à défendre la légalité. Jusqu'alors, les divers chefs, Clément Thomas à la garde nationale, Bedeau à la garde mobile, Lamoricière à la division, Foucher à la Place, étaient à peu près indépendants les uns des autres. Il fallait mieux que leurs accords bénévoles pour résister avec succès à un assaut, plus violent que celui du 15 mai, qui avait failli réussir. Cavaignac n'eut heureusement pas de peine à faire accepter à ses collaborateurs le plan qu'il avait adopté après de longues réflexions. Si des barricades se dressaient un jour dans Paris, on conduirait la lutte comme un combat sérieux et non comme des opérations de police, ainsi qu'on l'avait fait pendant vingt ans. On ne disperserait pas les troupes dans des attaques partielles insuffisamment préparées et dans des patrouilles qui les exposaient à des appels démoralisants. Il ne fallait pas qu'on pût voir des compagnies, des bataillons entourés et désarmés, des officiers souffletés avec leurs épaulettes, comme dans les journées de février ; on agirait par masses, sur les points décisifs, avec tous les moyens dont on pourrait disposer. La garde nationale, la garde mobile, la garde républicaine suffiraient pour contenir les quartiers douteux, pour faire la police, contrarier les prises d'armes dans les quartiers soulevés, mais l'effort principal serait fourni par l'armée que son recrutement, sa discipline et l'honneur militaire devaient préserver des fléchissements auxquels des milices locales sont exposées dans les luttes fratricides d'une guerre civile. Si l'insurrection, malgré tout, triomphait, on se retirerait avec l'Assemblée Nationale et l'on attendrait la concentration de forces suffisantes pour reprendre Paris. Ainsi, Cavaignac ne se serait résigné à évacuer la capitale qu'après avoir combattu à outrance pour la conserver. En 1871, l'adoption d'un plan analogue aurait probablement changé le cours des événements et préservé Paris des incendies et des massacres qui resteront toujours l'opprobre de la Commune vaincue. A la Commission exécutive on avait d'autres idées. Garnier-Pagès, Ledru-Rollin surtout, préféraient l'emploi de moins de forces et de plus de persuasion. Au lieu d'attaques méthodiques et puissantes, exécutées selon les règles de l'art militaire, ils préconisaient la vigilance et la mobilité préventives de petits détachements qui empêcheraient la construction des barricades, en dispersant au fur et à mesure les émeutiers traqués sans répit ; ceux-ci ne pourraient se rassembler et combattre en nombre ; on diminuerait ainsi les risques de la lutte et l'effusion du sang, et leur défaite ne laisserait pas de haine irréconciliable chez les vaincus. Mais Cavaignac sut démontrer les dangers d'une telle tactique. S'il consentait à disséminer ses troupes en multipliant les patrouilles et les postes de surveillance de l'armée régulière, les demandes de secours ou de renfort afflueraient de toutes parts ; elle fondrait dans les rues où ses groupes épars, sans lien entre eux et sans soutien, seraient vite hors d'état de combattre. Alors l'insurrection ne trouverait plus d'obstacle et resterait maîtresse de Paris. Quelque certitude qu'on eût de pouvoir le reconquérir, il valait mieux ne pas exposer la ville et la France aux effets d'une défaite sans lendemain. Lamartine soutint de toutes ses forces cette opinion et ne dissimula pas à ses collègues qu'un gouvernement militaire, sous l'autorité de Cavaignac, serait, dans les circonstances actuelles, seul capable de sauver le pays. Après de longues discussions, les opposants semblèrent convaincus, et la Commission adopta le plan de défense ; mais ils en éprouvèrent un vif dépit, qui devait se manifester plus tard, au moment choisi par leur rancune pour discréditer le candidat à la Présidence, coupable de les avoir évincés d'un pouvoir qu'ils étaient incapables d'exercer. Selon tous les pronostics, les chefs révolutionnaires devaient engager la bataille vers la fin du mois de juin, ou le 14 juillet au plus tard, à la faveur du banquet des 25 centimes. Les imaginations surexcitées voyaient partout des émissaires mystérieux, venus de loin pour colporter les mots d'ordre et acheter d'innombrables complicités. Agents des princes d'Orléans, ou de Louis Bonaparte, ou de l'Étranger, on avait l'embarras du choix pour définir leurs intrigues et deviner leurs projets. Cependant la nervosité populaire grandissait, manifestée par des échauffourées quotidiennes, des essais de barricades, comme à Saint-Denis le 16 juin. La foule embrigadée dans les Ateliers nationaux paraissait être l'armée tenue en réserve pour le jour prochain de l'assaut décisif, et cette opinion dominait à l'Assemblée quand on y commença, le 19 juin, la discussion du rapport et du projet de loi de M. de Falloux qui proposait de les supprimer. Après son triomphe de février, le Gouvernement provisoire
avait imprudemment proclamé le droit au travail. La crise économique,
conséquence de la révolution, avait jeté sur le pavé de Paris une foule de
chômeurs et de désœuvrés qui, de 8.000 à 10.000 le 6 mars, s'élevait à
120.000 hommes et 50.000 postulants le 20 juin. Ils coûtaient 300.000 francs
par jour et ne faisaient rien. Émile Thomas, directeur général des Ateliers,
leur avait assigné une tâche dérisoire, le nivellement du Champ-de-Mars où
paraissaient quelques centaines de travailleurs, tandis que les autres,
satisfaits de leurs deux francs par jour, parlaient politique dans les
cabarets. Cependant il s'était inspiré des idées de Louis Blanc et il avait
proposé à Trélat, ministre des Travaux publics, un intéressant projet pour
l'emploi utile de ces multitudes d'inoccupés. Mais Émile Thomas passait pour
être bonapartiste et l'on redoutait la puissance que lui donneraient des
chantiers organisés. La dissolution sembla préférable. Malgré les efforts de
Trélat et de Caussidière, l'Assemblée ne voulut pas croire qu'il existait
peut-être un moyen moins brutal de résoudre ce difficile problème ; elle
adopta séance tenante les conclusions du rapport et commença la discussion
des articles du projet de loi : les jeunes chômeurs de 18 à 25 ans seraient
enrôlés dans l'armée, divers travaux de défrichement et de drainage en
Sologne, divers chantiers de chemins de fer et de canaux occuperaient ceux
des ouvriers qui ne seraient pas engagés par des patrons qualifiés : une dernière
libéralité de trois millions atténuerait les rigueurs du licenciement, ce qui
donnait environ 30 francs par homme : Trente francs,
dit Proudhon, pour avoir fondé la République, pour
la rançon du monopole, et en échange d'une éternité de misère — cela rappelait
les 30 deniers payés par les Pharisiens pour le sang de Jésus-Christ. L'irritation dans les Ateliers fut grande. Elle se manifesta par des réunions menaçantes. Émile Thomas, qui avait protesté contre la maladresse de la Commission et l'aveuglement de l'Assemblée fut destitué, puis arrêté. Son remplaçant, Lalanne, pour retarder une explosion qu'il voyait imminente, essaya vainement de négocier. Marie refusa de recevoir 300 délégués des Ateliers qui allèrent se rassembler au Manège pour organiser la résistance, et il n'admit au Luxembourg que leur chef Pujol, accompagné par 4 de ses amis. L'arrogance de Pujol rendit aussitôt l'entrevue fort orageuse ; aux conseils dilatoires de Garnier-Pagès, Pujol répondit : Nous vous promettons de suivre vos conseils, et nous vous le promettons au nom de 100.000 hommes armés. Clément Thomas, qui était présent, riposta : Et moi, je vous promets, au nom de 200.000, de 500.000 s'il le faut, que la volonté de l'Assemblée Nationale et du peuple français sera obéie par vous. Marie, qui, selon Louis Blanc, avait longtemps entretenu à prix d'argent le loyalisme républicain ces Ateliers, ne consentit pas à examiner le projet de réformes que lui proposait Pujol, et il affirma de nouveau que l'on emploierait la force contre les ouvriers qui ne voulaient pas se soumettre. Pujol s'emporta de plus belle et, comme ses compagnons semblaient désapprouver sa violence, Marie leur demanda s'ils étaient devenus ses esclaves jusqu'à le suivre dans sa rébellion. Ce mot malheureux acheva la rupture. La délégation sortit menaçante et courut annoncer au Manège l'intransigeance du Gouvernement. Aussitôt la révolte gronde dans les cabarets et les Ateliers ; de nombreux placards, des journaux parmi lesquels la Presse, d'Émile de Girardin, la conseillent par leurs critiques passionnées du rapport Falloux et par leurs appels à la violence. Marie a donné l'ordre d'arrêter Pujol et ses compagnons ; Recurt, ministre de l'Intérieur, veut également faire saisir 56 meneurs ; mais la police, impuissante ou sans zèle, n'y peut parvenir. Les délégués se sont dispersés dans les quartiers turbulents où l'effervescence était déjà grande. Des manifestations s'organisent aussitôt ; elles parcourent notamment les rues de la Harpe et Saint-Jacques et appellent les travailleurs à un rassemblement général le lendemain matin, sur la place du Panthéon. Il s'agissait, leur disait-on, d'obtenir de l'Assemblée un traitement moins rigoureux et la reconnaissance du droit au travail. L'organisation que Marie avait donnée aux Ateliers nationaux où les ouvriers étaient enrégimentés en brigades, escouades et compagnies, d'après les rues, les quartiers et les arrondissements dans lesquels ils logeaient, était très favorable à la propagation des consignes et à la préparation de résistances locales. Les utopies socialistes, et même communistes, y avaient de nombreux adeptes ; mais ce peuple de malheureux et de déracinés était surtout le jouet d'intrigants qui s'efforçaient d'exploiter ses misères et ses rancunes, au profit, et même parfois à l'insu, des maîtres qu'ils voulaient servir. Si Maxime du Camp affirme que l'insurrection de juin fut spontanée, qu'on ne lui connut pas de chefs, et que la légende de l'or étranger trouvé sur les émeutiers est une calomnie, Ulysse Trélat reconnaît que les ouvriers ne sont pas responsables car, depuis 1820, on les endoctrine à la. haine et à l'envie. Louis Blanc attribue aux agents bonapartistes et royalistes une part importante dans le soulèvement. On peut en effet citer, par exemple, soit le comte de Fouchécourt et son fils, pris sur les barricades où ils combattaient pour la République démocratique et sociale et qui déclaraient au conseil de guerre que la République rouge leur avait paru le meilleur moyen de faire revenir la légitimité ; soit le chef insurgé Lahr, ouvertement bonapartiste, qui ordonna l'assassinat du général Bréa ; soit les combattants des barricades de Saint-Michel à Belleville qui criaient Vive Napoléon ! ; soit la présence de Louis Bonaparte, revenu de Londres à Arcueil pendant la bataille, et la lettre qu'il tenta de faire remettre à Cavaignac auquel il promettait le ministère de la Guerre si les événements tournaient en sa faveur. Mais toutes les intrigues auraient été sans effet si le Gouvernement provisoire avait donné au problème du chômage une autre solution que celle des Ateliers nationaux. Il n'est jamais sage, pendant une crise économique, d'accorder sans mesure des secours pécuniaires qui deviennent bientôt un encouragement à la paresse et qui imposent aux finances de l'État une charge sous laquelle il finit par succomber. La République de 1848 s'était maladroitement engagée dans cette voie, facile en apparence, qui devait la conduire soit à la banqueroute, soit à la révolte, parce que ses dirigeants n'avaient pas prévu la force d'attraction des 2 francs quotidiens qu'ils distribuaient aux chômeurs. Il en était venu de partout, de la province et de l'étranger, ouvriers saisonniers, malandrins ardents à exploiter le désordre, réfugiés politiques chassés de leur pays par la répression des soulèvements. La plupart se souciaient fort peu des projets conçus par la commission du travail ou dérivés des théories économiques de Louis Blanc. Si les uns étaient de véritables artisans réduits au chômage par la crise passagère des affaires et qui voulaient défendre leur pain en attendant des jours meilleurs, si d'autres étaient de bonne foi et se croyaient victimes d'une impitoyable réaction politique, un grand nombre voulaient seulement faire durer les joies de la paresse rétribuée. L'appel aux armes les trouvait prêts à la lutte contre un régime qui prétendait les asservir à la discipline militaire ou les condamner au travail dans les chantiers lointains : ils avaient contribué à fonder la République et ils avaient des droits sur elle. A l'Assemblée, on avait résolu d'en finir. Depuis le 15 mai, on ne voulait pas être exposé, comme la Convention, aux attentats d'une démagogie disciplinée qui imposerait ses caprices ou ses proscriptions à la souveraineté nationale. La Commission exécutive était jugée incapable de la maîtriser ou de conduire victorieusement la bataille imminente. Les conciliabules entre le Palais national et la rue de Poitiers recommençaient, favorisés par Sénart, pour faire surgir un chef accepté de tous les partis, et ce chef ne pouvait être que Cavaignac. Dans l'après-midi, les représentants Ducour, Landrin et Latrace, désignés par le Palais national, lui demandent s'il serait disposé à prendre le pouvoir, dans le cas où la Commission se retirerait. Il répond qu'il fera connaître à celle-ci la démarche dont il est l'objet, qu'il ne lui est lié par aucun engagement ; mais que, dans les circonstances du moment, un replâtrage de la Commission ne vaudrait rien, parce qu'une collectivité de cinq, quelle qu'elle soit, ne peut gouverner. La réponse, commentée dans les groupes, parut ambiguë ; certains parlèrent d'ambition et d'habileté, alors qu'il n'était préoccupé que de correction politique et de responsabilité sans partage. Mais les dispositions de plus en plus inquiétantes des faubourgs firent continuer les pourparlers. A la nuit, d'Adelsward, mandaté par la rue de Poitiers, vint provoquer des précisions ; il n'obtint rien de plus. On comprit alors que Cavaignac préférait laisser l'Assemblée maîtresse de ses décisions ; à 11 heures du soir, la Commission exécutive, invitée par les délégués républicains à céder la place, refusa de déserter devant l'ennemi. Dans ces conditions, il ne restait plus qu'à chercher un moyen honnête de s'en débarrasser sans se faire accuser de versatilité, car les hommes que l'on voulait pousser dehors comme incapables étaient ceux que, six semaines auparavant, l'Assemblée glorifiait par un vote unanime en déclarant qu'ils avaient bien mérité de la Patrie. Ce fut donc dans une atmosphère de fièvre que l'on acheva, le lendemain matin, 23, la discussion du projet de la loi Falloux. Pourtant, d'après les premières nouvelles des faubourgs, il semblait que la foule des sans-travail hésitait à se lancer dans l'irréparable et que des concessions modestes calmeraient les manifestants. Corbon, Trélat, d'autres encore, s'employèrent en termes émouvants à convaincre l'Assemblée ; son siège était fait. Ils eurent beau suggérer une entente préliminaire avec les comités de travailleurs pour la création de chantiers utiles, la répartition de la main-d'œuvre, les conditions de salaire. Le projet de loi et le licenciement des Ateliers dans les trois jours furent votés à une grande majorité. Le vote, aussitôt connu dans les faubourgs, emporta les dernières hésitations des manifestants. 60.000 hommes environ suivirent les chefs de l'émeute, vétérans des barricades. C'était comme une guerre des esclaves qui commençait. Tout d'abord, l'issue de la lutte sembla douteuse. Si les insurgés disposaient d'un armement considérable, accru par le pillage de l'École Militaire et la débandade des régiments pendant les journées de février, ils manquaient d'une direction et d'un plan d'ensemble. Mais la Commission exécutive, qui prétendait diriger la résistance, se montrait dès le début inférieure à ses ambitions. Entre elle et le ministre de la Guerre un conflit éclata, provoqué par Arago, Garnier-Pagès et Ledru-Rollin qui s'obstinaient à faire prévaloir leurs idées sur l'emploi préventif de la force armée. Dans la nuit, Marie avait réclamé l'envoi de plusieurs bataillons de renfort au poste du Luxembourg pour protéger la Commission exposée au premier choc des manifestants et il prescrivait aussi de faire occuper la place du Panthéon pour les empêcher de s'y réunir. Mais, par suite d'un malentendu, les troupes destinées au Panthéon furent maintenues aux abords du Luxembourg ou arrivèrent trop tard. Deux mille hommes purent se rassembler sur la place d'où, dirigés par Pujol, ils se répandirent en cortèges vers la Bastille et le faubourg Saint-Antoine et dans les quartiers compris entre la rue Saint-Jacques et la barrière d'Italie, criant : Vive Napoléon ! ou Vive Barbès ! selon le quartier. Des barricades se dressent un peu partout ; leurs défenseurs semblent surtout préoccupés d'user les forces gouvernementales, avant de prendre une offensive à laquelle beaucoup d'entre eux n'avaient même pas songé. Telle fut du moins l'opinion de Cavaignac qui, éclairé sur les conditions de la lutte, résolut de ne rien changer à son plan de bataille et de résister à toutes les instances qui auraient pour objet de l'en détourner. D'ailleurs, les principaux points de la capitale étaient déjà mis à l'abri d'une surprise. Le Palais-Bourbon, le Luxembourg, l'Hôtel de Ville, la Banque, la Préfecture de police, les Finances étaient solidement gardés. Dès les premières heures de la journée, les régiments de ligne et d'artillerie sortaient de leurs casernements et commençaient de se diriger vers les centres d'attaque correspondant aux trois secteurs de la bataille prévue, que conduiront : Lamoricière à la porte Saint-Denis, Bedeau à l'Hôtel de Ville, Damesme au Panthéon. Jusqu'à ce que toutes les troupes nécessaires soient réunies aux ordres de leurs chefs, les engagements autres que ceux qui seraient imposés par les exigences de la sûreté immédiate restaient interdits : la garde républicaine, la garde mobile, la garde nationale s'emploieraient à disperser ou gêner les insurgés, mais elles ne devaient pas compter sur le soutien prématuré de l'armée. Pendant cette période d'attente, on ne perdait pas l'espoir, à la Commission, d'en finir plus rapidement, sans s'exposer aux risques et aux sacrifices d'une grande bataille. On n'avait pas su employer les renforts demandés par Marie et l'on essayait d'en détourner la responsabilité sur Cavaignac, puis sur Foucher, convoqués dès 8 heures du matin au Luxembourg. La discussion fut orageuse. A ce moment, les manifestants quittaient le Panthéon, et Garnier-Pagès, soutenu par Marie, par Recurt, insista sans succès pour que les troupes disponibles autour du Luxembourg et du Palais-Bourbon fussent employées à les disperser. C'est donc une bataille que l'on veut, c'est insensé ! s'écria Recurt, qui, contre l'avis même de Clément Thomas, présent à la réunion, ne voulait pas admettre que l'heure des atermoiements et des demi-mesures était passée. Plus tard, il prétendit que l'on avait manqué l'occasion d'étouffer la révolte presque sans coup férir. A l'Assemblée qui, sur la proposition de Bonjean, se déclarait en permanence, la colère était grande. On commentait les démarches de la nuit et l'on convenait que la Commission devait disparaître, car elle n'avait pris aucune mesure pour mettre hors d'état de nuire les instigateurs habituels des troubles. Cependant la situation ne semblait pas encore justifier une crise de gouvernement. Tandis que Marie, Lamartine, Ledru-Rollin s'installaient au Palais-Bourbon pour répondre aux intrigues hostiles à la Commission et calmer l'Assemblée, Arago et Garnier-Pagès, qui s'étaient obstinés à rester au Luxembourg, multipliaient les bulletins de victoire. Ils avaient employé à faire des patrouilles, en soutien de la garde nationale, deux des bataillons qui renforçaient le poste du palais. Mais vers midi, Cavaignac, qui avait lui aussi établi son poste de commandement à l'Assemblée, rappela ces deux bataillons destinés à un autre rôle. Arago s'y résigna sans peine et alla visiter les mairies des arrondissements ; Garnier-Pagès, après avoir essayé de retenir une autorité qui lui échappait et multiplié vainement ordres et contre-ordres, finit par rejoindre ses collègues à l'Assemblée. Marie, Ledru-Rollin et Lamartine étaient réunis dans le cabinet de Sénart et tenaient conseil avec les ministres. Les nouvelles, qui se succédaient sans arrêt, montraient l'insurrection s'étendant sans obstacle, et les demandes de renfort ne cessaient d'affluer, envoyées par l'Hôtel de Ville, les mairies, les légions, les postes de sûreté, les députés qui parcouraient la ville. Cavaignac dira plus tard qu'il lui aurait fallu 300 bataillons pour satisfaire tout le monde. Pendant qu'il résistait aux assauts de ses collègues qui auraient voulu montrer la troupe partout à la fois pour soutenir les courages chancelants, les représentants s'agitaient, rendus inquiets par l'anarchie et la faiblesse que révélaient ces discussions. Une quarantaine d'entre eux, rassemblés dans un des bureaux, sous la présidence de Portalis, firent convoquer le capitaine Lebrun, aide de camp du général de Négrier, afin de l'interroger sur la situation. Lebrun leur rapporta ce qui se disait partout, à propos de l'incohérence néfaste de la Commission. Les députés firent une grande rumeur et sortirent en invitant Portalis à se mettre à leur tête pour aller sommer la Commission de se retirer. Leur sortie pour aller à la Présidence, sous l'influence de la pensée qui les dominait, nota Lebrun, était une véritable course. Pas un seul ne resta dans le bureau. Au milieu de ce tumulte, qu'augmentaient les allées et venues de nombreux officiers en retraite ou en congé, tels que le général Schramm, son ancien chef, l'amiral de Mackau, le général d'André, le colonel de la Giraudière, qui se présentaient pour lui offrir leurs services, Cavaignac jugea le moment opportun de laisser les représentants et la Commission s'accorder entre eux et d'aller observer l'aspect et les conditions de la bataille. Une colonne de sept bataillons et quelques canons était rassemblée, qu'il destinait à soutenir Lamoricière, engagé dans les faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin. Il part avec elle, après avoir fait promettre à Marie, Garnier-Pagès et Ledru-Rollin, qui restent à l'Assemblée, de ne donner aucun ordre pendant son absence et de ne céder à aucune demande de renfort. Lamartine l'accompagne à cheval et restera près de lui malgré le danger ; seul de ses collègues, il le considère avec sympathie comme le successeur nécessaire d'un Gouvernement dont il n'ignore pas le discrédit. A son côté il assistera aux attaques de l'énorme barricade élevée à l'entrée de la rue Saint-Maur, que Cavaignac voudrait enlever pour aider Lamoricière et qui défia jusqu'au soir tous les assauts. A la nuit tombante, Lamoricière dut envoyer le régiment Dulac qui, entraîné par son chef, réussit à prendre la barricade et à réaliser la jonction désirée avec les troupes du boulevard. L'opération avait montré les difficultés de la lutte que Cavaignac prescrivit d'interrompre jusqu'au jour, afin de laisser reposer les bataillons transpercés par une pluie torrentielle ; elle révélait aussi une consommation de munitions qui dépassait tous les calculs. On n'avait que 300.000 cartouches en réserve à l'École Militaire, et il fallait songer à puiser dans les magasins du fort de Vincennes, dont les insurgés tenteraient sans doute d'interdire l'accès. Après avoir conféré avec Lamoricière, qui s'était installé sous la porte Saint-Denis, Cavaignac, revint à 8 heures du soir à la Présidence pour donner des ordres inspirés par la situation. De toutes parts, on signalait le développement de la révolte et des indices de découragement dans quelques légions. L'impunité accordée à certains journalistes et à certains agitateurs dont on connaissait les appels et les actes subversifs paraissait suspecte. Pendant leurs randonnées à travers la ville, Garnier-Pagès et Arago avaient multiplié les promesses de renforts ou de secours immédiats, que le plan de Cavaignac rendaient inexécutables et qui, n'étant pas exécutées, faisaient propager la légende d'une trahison de la Commission. A la Présidence, les réponses embarrassées de Marie et de Ledru-Rollin, qui n'osaient exposer aux émissaires des maires et des légions les raisons de l'inertie apparente de l'armée, augmentaient le malaise dans les arrondissements fidèles et le mécontentement dans l'Assemblée. Les représentants Dornès et Bixio avaient été blessés, Pierre Bonaparte avait eu son cheval tué, les insurgés étaient maîtres des mairies du VIIIe et du IXe arrondissement. La lutte était dure autour du Panthéon, de l'Hôtel de Ville où le général Bedeau était hors de combat. Cependant les troupes et les gardes nationales des environs commençaient d'arriver, et un prompt ravitaillement de munitions était nécessaire. Cavaignac détermina la destination des renforts et prescrivit au général de Martimprey de se mettre en route pour Vincennes en contournant Paris avec une brigade de cuirassiers et deux bataillons, pour aller chercher un convoi qu'il devait ramener sans l'exposer aux attaques. Tandis que Martimprey faisait ses préparatifs, il remonta à cheval avec le général Duvivier et partit pour l'Hôtel de Ville et la rue de la Harpe afin de compléter par l'observation personnelle les témoignages des comptes rendus. A Bedeau, blessé, il donna pour successeur Duvivier qui fut invité à se conformer au plan convenu des attaques massives et à laisser reposer ses troupes jusqu'au point du jour en attendant l'arrivée des renforts et des ravitaillements promis. Damesme, rencontré au coin de la rue de la Harpe, serré d'assez près par les insurgés du Panthéon, reçut les mêmes consignes. A deux heures du matin, certain que les troupes mangeraient et dormiraient avant de se battre, — détails trop négligés par ses prédécesseurs depuis 1830 — il revint à la Présidence où il fut aussitôt assailli de questions : Où sont les troupes ? Que font-elles ? Pourquoi n'attaquent-elles pas ? Votre place est à l'Assemblée et non dans les rues ; Garnier-Pagès et Ledru-Rollin étaient les plus acharnés. Ils déploraient la tactique du ministre de la Guerre, qui laissait aux insurgés le temps de se répandre dans de nouveaux quartiers, d'entraîner à la défection la plus grande partie des 8e, 9e, 11e et 12e légions. Ils n'avaient su qu'accroître le désordre en refusant, malgré les pressantes instances des chefs de parti à l'Assemblée, de proposer l'état de siège qui aurait déplacé à leur détriment les apparences du pouvoir, mais qui aurait facilité la répression. Ils n'osaient même pas sévir contre certains journaux, certaines personnalités qui publiaient ou colportaient librement les nouvelles les plus propres à exciter la fureur des combattants. A leurs véhéments reproches Cavaignac répondit que les bataillons et les régiments qui se rendaient aux lieux de concentration remplaçaient avantageusement, sur leur trajet, les patrouilles réclamées par Ledru-Rollin ; qu'il interrompait la lutte jusqu'au jour, parce que les combats de nuit dans les rues sont affreux et sans résultat ; que le colonel Charras, au ministère de la Guerre, aurait donné tous les renseignements sur la marche et la répartition des renforts, si on les lui avait demandés ; que jamais il ne disperserait les troupes comme on voulait le lui imposer, car il se rappelait 1830, il se rappelait février et il préférait se tuer plutôt que de les voir subir de tels affronts. Et pour mettre fin à cette discussion sans issue, il prétexta la nécessité de se rendre au ministère ; mais Ledru-Rollin lui fit remarquer que sa place était auprès de la Commission qu'il avait laissée pendant douze heures exposée à toutes les incertitudes et à tous les soupçons, au lieu de la conseiller et de la renseigner. Furieux, il s'enferma dans un cabinet, s'étendit sur un canapé et s'endormit profondément. On critiqua fort cette impassibilité. La Commission eût gagné à l'imiter. Les ordres d'attaque étaient donnés, les renforts étaient en marche ou à pied d'œuvre ; les ravitaillements étaient assurés. Le ministre avait fait son devoir ; le moment de faire le leur n'était pas encore venu pour les subordonnés ; il n'y avait donc qu'à mettre, par un repos réparateur, les nerfs en état de résister aux épreuves prochaines. C'est d'ailleurs ce que font toujours les militaires en campagne qui se hâtent de dormir et de manger à toute occasion, car ils ne sont pas les maîtres de régler sur leur montre ou leur estomac le cours des événements. Au jour naissant il put s'échapper et aller au ministère, où Charras le mit au courant des mouvements de troupes qui s'exécutaient avec régularité ; l'arrivée du convoi de munitions et d'artillerie attendu de Vincennes était imminente. Outre les détachements qui protégeaient les postes importants, Duvivier avait, ou allait avoir, 10 bataillons de ligne, 5 de gardes mobiles et 1 escadron ; Lamoricière pourrait disposer de 14 bataillons de ligne, 7 de gardes mobiles, 2 escadrons ; Damesme réunissait 5 bataillons de ligne, 6 de gardes mobiles, 4 escadrons, et deux régiments venaient de Versailles avec le général de Négrier. Bien reposées, bien nourries, les troupes étaient sûres. Cavaignac leur prescrivit de différer l'attaque jusqu'à 11 heures, pour qu'elles pussent recevoir les ravitaillements qu'amenait Martimprey. Ayant ainsi rempli son rôle de chef vigilant, il revint vers 8 heures à la Présidence où on l'attendait avec anxiété. Les chefs des groupes parlementaires s'étaient efforcés de pousser la Commission exécutive à décréter l'état de siège qui faciliterait la répression. Elle n'osait s'y décider, parce que son effacement volontaire dans des circonstances aussi critiques pourrait être considéré comme une désertion. Toute solution moins sanglante que la bataille, par les patrouilles nombreuses, les appels au bon sens populaire et les concessions aux chefs de l'émeute, avait encore des partisans ; mais Recurt, impressionné par les rapports du préfet de police, était particulièrement pressant. Il invoquait l'opinion publique inquiète, la garde nationale méfiante, la presse déchaînée encourageant la révolte et provoquant la terreur. Si l'état de siège n'est pas proclamé, dit-il, si Cavaignac n'a pas le pouvoir, la garde nationale ne marchera pas. Sénart intervint et n'obtint que la promesse de s'incliner devant un vote hostile de l'Assemblée. A ce moment, Cavaignac revenait du ministère ; il est appelé en conférence avec le président, les délégués de l'Assemblée auxquels se joignent Garnier-Pagès et Pagnerre, secrétaire de la Commission, qui lui demandent son avis. Selon Pagnerre, le renvoi ou la démission de la Commission exécutive donnerait de la force à l'insurrection ; mais Cavaignac répond à Sénart qu'il faut d'abord sauver le pays : Hé ! vous délibérez encore, mais, sachez-le, ce n'est pas une émeute, mais une révolution. Tout Paris est debout, dans deux heures les insurgés peuvent être ici. Et comme on l'invitait à donner son avis : C'est à vous de trouver ce qui convient ; quant à moi, je suis prêt à faire tout ce que l'on décidera ; mais à condition, toutefois, que si l'on m'appelle au Gouvernement, j'en serai seul chargé. Le temps pressait ; Garnier-Pagès et Pagnerre partirent pour seconder Duclerc dans les mairies de la rive droite, où ils ne pouvaient plus se faire illusion sur l'impopularité du Gouvernement. A l'Assemblée, on décida de brusquer les choses, puisque la Commission ne voulait pas se sacrifier. Tout le monde était d'accord pour l'écarter avec déférence. Pascal Duprat monta à la tribune et, après un bref discours appuyé par Quentin-Bauchart, Treuveneuc et de Luppé, sur les avantages de l'unité de commandement, il proposa le décret : Paris est mis en état de siège ; tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains du général Cavaignac. L'intervention de Bastide, ministre des Affaires étrangères, fit taire quelques députés qu'effrayait le spectre de la dictature : Je vous conjure, cria-t-il, de mettre un terme à vos délibérations et de voter le plus tôt possible ; dans une heure, peut-être, l'Hôtel de Ville sera pris ! Le vote, recueilli par assis et levé, ne révéla que 50 opposants. Jules Favre aurait voulu qu'on invitât, dans le même décret, la Commission exécutive à cesser aussitôt ses fonctions ; mais l'Assemblée s'y refusa, sur la remarque de Duclerc : Vous venez de voter une mesure de salut public, je vous demande de ne pas voter une rancune. Sans désemparer, on décréta aussitôt que la République adopterait les veuves et les enfants de ceux qui mourraient pour elle. L'immense majorité acclama l'élu en qui chacun saluait le plus honnête homme qui fût jamais ; elle entendit avec indifférence le message de démission rédigé aussitôt par la Commission exécutive. Les ministres, après une brève discussion, décidèrent de ne pas la suivre dans sa retraite, afin de ne pas augmenter les embarras du dictateur. Ils déclarèrent à Cavaignac qu'il pourrait compter sur leur fidèle concours jusqu'à la fin de l'insurrection. Ainsi les représentants du pays confiaient son salut à un général de quarante-six ans, sans être effrayés par la dictature du sabre et le souvenir du 18 Brumaire. Ils ne croyaient pas au péril qui, depuis un demi-siècle, hante la pensée de leurs successeurs. L'Histoire, qu'ils connaissaient mieux, leur avait appris que chaque coup d'État fut toujours la revanche d'un parti ou le triomphe d'un politicien et non l'entreprise personnelle d'un soldat. Le Consulat n'aurait pas remplacé le Directoire si un Sieyès n'avait pas convoité le trône de grand-électeur. Si Bonaparte trompa celui qui espérait le confiner dans un rôle subalterne, il fut à son tour chassé par des civils. Ce ne furent pas des généraux qui, depuis 1789, par la guerre civile ou à la faveur de l'invasion, firent choir les régimes établis. Boulanger n'a été qu'un velléitaire poussé par des mécontents, et Cavaignac, Trochu, Mac-Mahon n'ont même pas songé à tenter la chance d'un pronunciamiento, encore moins à jouer le rôle d'un Monk. Il n'en saurait être autrement. Arrivés au déclin de la vie en même temps qu'au sommet des honneurs, les grands chefs militaires n'ont guère eu d'autre ambition que de servir ; la pratique de l'obéissance et l'exercice de l'autorité contenus dans les bornes immuables de la discipline acceptée à l'époque de la jeunesse les ont rendus réfractaires aux complaisances et aux calculs dans les champs clos de la politique. Leur long passé de joies modestes et de désirs médiocres les a mal préparés à souhaiter l'avenir prestigieux mais incertain d'un César. La nouvelle de la révolution de palais, dont l'Assemblée venait d'être le théâtre, se répandit aussitôt dans la ville avec une extraordinaire rapidité. Les badauds s'enfermèrent dans leurs maisons et se hâtèrent de clore leurs volets pour esquiver les contre-coups d'une lutte qui s'annonçait sans merci. Des rumeurs d'origine inconnue, propagées par les journaux, par les maniaques bénévoles de l'information, avaient en effet surexcité, aux deux côtés des barricades, l'instinct de la défense et l'envie des représailles. On parlait partout d'exécutions sommaires et de sensationnelles arrestations : celles d'Esquiros, de Deflotte, pris, disait-on, dans un cabriolet chargé de cartouches, du gérant de la Réforme, de Lachambeaudie, du maire du XIIe, du colonel de la 5e légion, de Polignac, du vicomte de Narbonne. On racontait avec détails le massacre de gardes nationaux prisonniers, le martyre d'officiers pendus dans les caves du Panthéon, ou sciés, décapités, enduits d'essence et brûlés ; on chuchotait que des guillotines neuves étaient envoyées en province où la révolte triomphante voulait organiser la Terreur, que 1 200 forçats libérés étaient venus de Rouen pour se joindre aux insurgés ; on affirmait que les rebelles se servaient de projectiles empoisonnés, de balles mâchées, ou traversées par une petite tige de cuivre saillante pour faire des blessures mortelles ; que l'on avait saisi sur les barricades une pompe à réservoir pleine de vitriol et des bouteilles d'essence pour incendier les maisons ; on publiait le compte des sommes trouvées sur les insurgés prisonniers ; on précisait que 589 d'entre eux étaient porteurs de 150.000 francs constitués par des louis neufs, des aigles de Russie et des guinées, qui faisaient de la révolte l'œuvre de l'étranger. On citait de nombreux empoisonnements par du vin, de l'eau-de-vie, des cigares et même de la charpie, que des patriotes amènes offraient aux gardes mobiles, aux gardes nationaux et aux soldats. Les marques indiquant les emplacements des nouvelles plaques du numérotage des maisons devenaient des croix vertes ou rouges désignant les immeubles au pillage ou à l'incendie. Presque simultanément, par toute la France, des journaux préparaient une sorte de grande épouvante analogue à celle de 1789, et les paysans s'armaient, faisaient des battues pour chasser les bandes de forçats et d'ouvriers des Ateliers nationaux qui allaient se répandre en pillant dans les campagnes. On prétendait que les insurgés avaient des drapeaux avec l'inscription : Vainqueurs le pillage, vaincus l'incendie, et l'on voyait partout des signaux lumineux qui renseignaient les défenseurs des barricades sur les mouvements des troupes et les desseins des généraux. Cavaignac connaissait par expérience l'effet des fausses nouvelles sur le moral des combattants. Il redoutait les excès auxquels se livre la férocité issue de la haine ou de la peur et, sûr de la victoire, il ne voulait pas la déshonorer. Son plan d'attaque consistait, d'une part, à séparer le faubourg Saint-Antoine, citadelle de l'insurrection, du Ve arrondissement par l'enlèvement du Panthéon et des quartiers limitrophes, confié au général Damesme, et, d'autre part, à l'encercler sur la rive droite avec les groupes de Duvivier et de Lamoricière, opérant de concert après avoir dégagé l'Hôtel de Ville et les quartiers du Temple et de Saint-Denis. Mais tout en leur montrant qu'il se sentait capable de briser toutes les résistances, il persistait à considérer ses adversaires comme des frères égarés qu'il fallait gagner, plutôt que comme des ennemis qu'il fallait abattre. Et quoique, selon ses ordres, la bataille fût commencée depuis onze heures simultanément dans les trois secteurs de l'attaque, il rédigea les appels suivants : Proclamation aux insurgés : Citoyens, vous croyez vous battre dans l'intérêt des ouvriers, c'est contre eux que vous combattez ; c'est sur vous seuls que retombera tout le sang versé ; si une pareille lutte pouvait se prolonger, il faudrait désespérer de l'avenir de la République, dont vous voulez tous assurer le triomphe irrévocable. Au nom de la Patrie ensanglantée, au nom de la République que vous allez perdre, au nom du travail que vous demandez et que l'on ne vous a jamais refusé, trompez les espérances de nos ennemis communs, mettez bas les armes fratricides, et comptez que le Gouvernement, s'il n'ignore pas que dans vos rangs il y a des instigateurs criminels, sait aussi qu'il s'y trouve des frères qui ne sont qu'égarés et qu'il appelle dans les rangs de la Patrie. A la garde nationale, où l'on commençait à commenter certains propos démoralisateurs concernant les projets de l'Assemblée, il disait : Citoyens, votre sang ne sera pas versé en vain ; redoublez d'efforts, et l'ordre, grâce à vous, grâce au concours de vos frères de l'armée, sera rétabli. Ce que vous voulez, ce que nous voulons tous, c'est un Gouvernement ferme, sage, honnête, assurant tous les droits, garantissant toutes les libertés, assez fort pour refouler toutes les ambitions personnelles, assez calme pour déjouer toutes les intrigues des ennemis de la France. Ce Gouvernement vous l'aurez, car avec vous, avec votre concours entier, loyal, sympathique, un Gouvernement peut tout faire. La proclamation à l'armée n'était pas moins éloquente : Soldats, le salut de la patrie vous réclame. C'est une terrible, une cruelle guerre que vous faites aujourd'hui. Rassurez-vous, vous n'êtes pas agresseurs, vous n'aurez pas été, cette fois, de tristes instruments de despotisme et de trahison. Courage, soldats, imitez l'exemple intelligent et dévoué de vos concitoyens. Combattez avec tout votre courage et toute votre générosité.... Tandis que des secrétaires bénévoles multipliaient des copies de ces proclamations, que les presses du Moniteur Universel devaient ensuite reproduire à des milliers d'exemplaires, de nombreux représentants s'offraient pour les apporter sur le terrain du combat. A l'Assemblée il y avait en effet de véritables surenchères de bravoure et de dévouement. Les députés voulaient partager les dangers des troupes afin de leur montrer par leur présence qu'elles défendaient la légalité. Caussidière réclama un cortège, le comte de Luppé proposa de recourir au tirage au sort ; après une discussion confuse, on adopta l'avis de la Rochejaquelein qui suggérait de faire désigner 60 commissaires par les 15 bureaux de l'Assemblée. Ils se répandirent dans les mairies pour dissiper les rumeurs pessimistes. Ils exécutèrent avec courage leur mission au milieu des troupes et dans les quartiers insurgés. Leurs allées et venues entre les barricades et le Palais-Bourbon entretenaient dans la salle des séances et dans les couloirs une fièvre intense. D'ailleurs, à leurs nouvelles fragmentaires s'ajoutaient les renseignements d'ensemble recueillis par le préfet de police et que le président Sénart, d'accord avec Cavaignac, s'empressait de communiquer à ses collègues. Ainsi éclairée sur les péripéties de la bataille, l'Assemblée ne perdit jamais son sang-froid ; Thiers, qui colportait un projet de pétition pour un exode à Versailles ou même à Bourges, ne fut pas écouté. Même si sa confiance en Cavaignac n'avait pas été absolue, elle ne se serait pas résignée à s'éloigner de ses défenseurs. Elle se considérait comme attachée à son poste par le sentiment de l'honneur qu'elle avait de représenter la nation ; l'abandonner afin de pourvoir à sa propre sécurité eût été déserter. Les vieilles barbes de 1848 avaient de ces enthousiasmes. Dans les trois secteurs d'attaque, la bataille faisait rage. La garde nationale, les troupes régulières s'y conduisaient avec bravoure mais avec générosité, tandis que la garde républicaine et la garde mobile s'y prodiguaient avec un véritable acharnement, motivé par la haine particulière des insurgés qui leur reprochaient de trahir la cause du peuple. Au soir, Damesme s'était emparé des barricades de la rue Saint-Jacques et du Panthéon où il avait été mortellement blessé. De ce côté, la première partie du plan était donc exécutée. Sur la rive droite, Duvivier avait fait peu de progrès autour de l'Hôtel de Ville, Lamoricière avait enlevé l'énorme barricade de la Nouvelle France et avancé dans les faubourgs du Temple et Saint-Denis ; mais les progrès n'étaient pas très considérables et les pertes étaient sensibles. Pendant tout l'après-midi, Cavaignac avait dirigé la répartition des renforts qui arrivaient de province. Rouen, Amiens, Beauvais, etc., envoyaient par chemin de fer leurs garnisons et leurs gardes nationales, que devaient suivre de près celles de la Seine-et-Oise tout entière, l'infanterie de marine de Cherbourg et de Brest transportée par bateau jusqu'au Havre, la division de Bourges. Il avait surveillé le système des ravitaillements, relevé des officiers supérieurs douteux, désigné d'après leurs capacités et non d'après l'ancienneté les remplaçants des généraux hors de combat. Il avait interdit les exécutions sommaires, dont on lui signalait çà et là de regrettables exemples, que les meneurs des insurgés exploitaient pour exalter les résistances. La nuit se passa dans un calme relatif. Plus de 200 prisonniers, plus de 600 fusils recueillis dans les mairies étaient amenés à l'état-major de la Place ; les troupes se reposaient, selon les ordres donnés, et, du côté de l'insurrection, deux partis se dessinaient : l'un enclin à écouter l'appel de Cavaignac, l'autre résolu à lutter jusqu'à la dernière extrémité. Celui-ci, d'abord, sembla l'emporter, car le jour naissant fit apparaître sur les barricades une grande quantité de drapeaux rouges, au lieu des drapeaux tricolores qui les avaient couronnées jusqu'alors. L'ardeur des assaillants en fut accrue et, dès les premiers coups de canon, les députés qui visitaient les troupes comprirent que le drame toucherait bientôt à sa fin. Cavaignac avait en effet tout préparé pour accélérer le
dénouement. Libre désormais de soucis militaires, puisqu'il avait pu fournir
à ses généraux tous les éléments matériels et moraux du succès, il avait
donné aux problèmes politiques les solutions qui devaient le faciliter. Dès
les premières heures de la journée du 25, les arrêtés se succèdent, formels
et précis, qui réconfortent la population paisible et contrastent avec la
timidité de l'ancienne Commission. Les maires de Paris feront désarmer tout
garde national qui manquera sans motif légitime aux appels ; tout individu
qui travaillera à élever une barricade sera considéré comme s'il était pris
les armes à la main. Les journaux les plus violents sont saisis ou supprimés
: la Presse, la Révolution, la Vraie République, l'Organisation du
Travail, l'Assemblée Nationale, le Napoléon républicain, le Journal de la
Canaille, le Lampion, le Père Duchesne, le Pilori. De toutes les
arrestations d'agitateurs, celle d'Émile de Girardin, le journaliste le plus
redouté de son époque, inspira une haute idée de la fermeté du dictateur.
Coup sur coup, de nouvelles mesures sont prises pour contenir le désordre et
décourager ceux qui étaient prêts à l'exploiter. Les affiches et les placards
non visés par le Gouvernement sont interdits ; la 12e légion est licenciée ;
les VIIIe, IXe, XIe, XIIe arrondissements, où l'effervescence menaçait de se
changer en hostilité, sont désarmés et une grande partie des gardes
nationales et des troupes qui arrivent de province sont employées à cette
délicate opération. Une commission de trois députés administrera le XIIe
arrondissement dont la municipalité est défaillante ; des officiers de police
judiciaire sont désignés pour constater les crimes et délits insurrectionnels
et pour informer sans délai contre leurs auteurs. D'accord avec l'autorité
ecclésiastique, les maires organiseront des ambulances dans les églises ; ils
prépareront la répartition de 3 millions que l'Assemblée a votés comme
premiers secours ; le paiement des salaires et des indemnités est réglementé
de façon à retenir dans le devoir les ouvriers et employés des Ateliers
nationaux ; un projet de loi est mis à l'étude, pour attribuer un crédit de
150 millions à des travaux publics qui donneront de l'ouvrage aux chômeurs. En moins d'une journée ces actes opportuns empêchaient la révolte de s'étendre dans les arrondissements que la faiblesse de la Commission lui aurait livrés. Paris était dès lors sauvé. Dans les quartiers où les insurgés luttaient encore, ils sont serrés de près, et l'on pouvait prévoir leur défaite prochaine. Déjà les barrières leur échappent, surveillées qu'elles sont à l'extérieur par les gardes nationales des localités voisines. Ils doivent renoncer à isoler la capitale ou à l'affamer. Les malles-poste quotidiennes ont toutes pu partir pour la province en faisant quelques détours, et si les Halles n'ont reçu le 24 que le ¹/₁₀, et le 25 que le ¹/₂₀ de leurs approvisionnements habituels, la banlieue sait que l'ordre ne tardera pas à être rétabli. Les chefs militaires s'y emploient avec vigueur. Sur la rive gauche, Bréa, qui a remplacé Damesme, a élargi ses succès et s'est avancé jusqu'aux barrières d'Arcueil, de Fontainebleau et d'Italie ; mais il s'est laissé attirer au delà de la porte d'Arcueil par des insurgés qu'il voulait engager à cesser la lutte, et le chef bonapartiste Lahr l'a fait assassiner avec le capitaine Mangin qui l'accompagnait ; le colonel Sauboul, désigné par Cavaignac qui le nomme général, avait pris le commandement et achevait de pacifier le quartier du Jardin des Plantes. Sur la rive droite, l'encerclement du faubourg Saint-Antoine progressait méthodiquement. Duvivier n'achevait de dégager l'Hôtel de Ville et la mairie du IXe que vers 4 heures du soir, mais il pouvait marcher aussitôt en deux colonnes vers la Bastille. L'île Louviers, la caserne des Célestins, âprement défendues par les insurgés qui, à l'île Louviers, continuent de combattre dans l'eau jusqu'aux genoux, sont emportées par la première colonne, mais Duvivier est gravement blessé. Le général de Négrier, qui arrivait de Versailles avec des renforts, est envoyé aussitôt par Cavaignac pour le remplacer ; il atteint la Bastille où il est tué. La deuxième colonne, conduite successivement par l'habile colonel Régnault, tué devant l'église Saint-Paul, et par le général Perrot, s'était emparée de la mairie du VIIIe sous les yeux de Marrast, et parvenait aussi à la Bastille où elle faisait sa jonction avec les troupes de Lamoricière. Celui-ci avait pris de haute lutte le clos Saint-Lazare, nettoyé les boulevards et le faubourg du Temple et achevait ainsi le blocus du faubourg Saint-Antoine. Pendant cette phase de la bataille, un regrettable incident démontra la prévoyance de Cavaignac. Afin de faciliter la tâche de Lamoricière, Clément Thomas avait envoyé, de l'Hôtel de Ville, un bataillon du 18e léger faire une diversion à la place des Vosges. Les insurgés attirèrent jusqu'à la place, sans combattre, cette troupe qui, entourée, menacée d'être fusillée à bout portant, accepta de se rendre. On comprit alors que la tactique de la Commission exécutive, si Cavaignac ne l'avait condamnée obstinément, aurait multiplié ces défaillances et compromis les succès de la répression. De part et d'autre, la bravoure et l'acharnement touchaient au paroxysme. Les exécutions sommaires, inévitables dans la chaleur du combat, dont les défenseurs des barricades étaient témoins, risquaient de rendre vains tous les appels à la conciliation que les députés, le préfet de police, Sénart, Bastide s'ingéniaient à faire parvenir aux insurgés, avec l'agrément de Cavaignac. Celui-ci, lorsque la victoire lui parut assurée, voulut même donner à ses intentions généreuses un caractère officiel, afin d'arrêter le plus tôt possible l'effusion du sang. Il fit imprimer la proclamation suivante : Ouvriers, et vous tous. qui tenez les armes levées contre la Patrie et la République, une dernière fois au nom de ce qu'il y a de respectable, de saint, de sacré parmi les hommes, déposez vos armes. L'Assemblée Nationale, la Nation tout entière vous le demandent. On vous dit que de cruelles vengeances vous attendent ; ce sont nos ennemis, ce sont les vôtres qui vous parlent ainsi. On vous dit que vous serez sacrifiés de sang-froid ; venez à nous, venez comme des frères repentants et soumis à la loi, et les bras de la République sont prêts à vous recevoir. L'archevêque de Paris, Mgr Affre, s'offrit pour aller la porter, comme médiateur, aux insurgés du faubourg Saint-Antoine qu'il espérait ramener à la raison. A la faveur d'une accalmie, il put parvenir dans le faubourg jusqu'à la première barricade. On sait comment il y trouva la mort et quelles furent ses nobles paroles avant d'expirer. L'événement causa une douloureuse émotion, exploitée aussitôt par trois députés qui accompagnaient les troupes de Perrot et qui allèrent se mêler aux insurgés pour renouveler la tentative de l'archevêque. Faits prisonniers, deux d'entre eux, Druet-Descaux et Gali-Cazalet, restèrent comme otages, tandis que le troisième, Larabit, acceptait de conduire auprès de Cavaignac quatre délégués du faubourg. Ceux-ci avaient la mission de proposer un armistice et de se faire indiquer les conditions de la paix. Ce n'était pas pour traiter avec les rebelles que l'Assemblée Nationale avait nommé un dictateur ; la Commission exécutive y aurait suffi. Le caractère de la lutte ne permettait plus de négocier une sorte de compromis qui ne serait, pour les vaincus, qu'un encouragement à chercher une prochaine revanche. Cavaignac savait, d'ailleurs, que dans certaines conditions l'indulgence inopportune prépare un avenir sanglant. Il ne laissa donc aux délégués d'autre alternative que de se soumettre ou se battre, mais il fut assez généreux pour les prévenir qu'il ferait différer, le lendemain matin, l'attaque jusqu'à 10 heures, afin de laisser aux insurgés le temps de réfléchir et de prendre le parti conseillé par la raison. En accordant ce délai, il ne manifestait pas seulement son humanité ; il assurait, en cas de bataille, le prompt succès de la manœuvre qu'il avait combinée contre les défenseurs du faubourg. Perrot se trouvait bien à sa place pour l'attaque de front ; mais Lamoricière, gêné par des résistances qui duraient encore dans le faubourg du Temple, n'était pas encore tout à fait libre de prendre Saint-Antoine à revers. Dès le point du jour il recommençait la lutte, et le Temple, enfin dégagé un peu avant dix heures, laissait Lamoricière maître de ses mouvements. Pendant ce temps, Perrot achevait ses préparatifs d'attaque en faisant canonner quelques maisons abandonnées, pour ouvrir à ses troupes un passage qui leur permettrait de tourner les barricades élevées à l'entrée du faubourg. Mais si le répit accordé par Cavaignac était scrupuleusement respecté, leurs défenseurs subissaient une offensive morale vigoureusement menée, toute la nuit et la matinée durant, par les deux représentants prisonniers, et surtout par l'abbé Roux, vicaire aux Quinze-Vingts. Une nouvelle proclamation, distribuée à la faveur de cette sorte d'armistice, augmentait en outre les regrets des hésitants et suscitait de nombreux repentirs parmi les obstinés. Cavaignac leur disait en effet : Ouvriers du faubourg Saint-Antoine, on vous trompe, on vous trompe indignement. Vous croyez défendre la République, me ferez-vous l'injure de penser que je combats contre elle, que tout Paris, que les départements qui y pénètrent depuis hier viennent combattre la République ? Au nom de la Patrie, je vous conjure de ne pas continuer cette lutte inutile, funeste, sacrilège. Venez à nous et la République est sauvée. Vous êtes des citoyens, votre sang est le nôtre, l'un et l'autre sont précieux. Citoyens, il n'y a pas de gloire dans cette guerre ; il y aurait de la joie, de l'honneur à vous ramener au sein de la République que vous brisez par vos violences. Il faisait enfin appel aux généreux instincts des troupes qui se préparaient à livrer le dernier assaut : Citoyens, soldats, grâce à vous l'insurrection va s'éteindre. Cette guerre sociale, cette guerre impie qui nous est faite, touche à sa fin. Depuis hier, nous n'avons rien négligé pour éclairer les débris de cette population égarée, conduite, animée par des pervers. Un dernier effort et la Patrie, la République, la Société tout entière sont sauvées. Partout, il faut rétablir l'ordre, la surveillance ; les mesures sont prises pour que la justice soit assurée dans son cours. Vous frapperez de votre réprobation tout acte qui aurait pour objet de la désarmer. Vous ne souffrirez pas que le triomphe de l'ordre, de la liberté, de la République, en un mot, soit le signal de représailles que vos cœurs repoussent. Dans la dernière phrase de cet appel apparaissait le souci d'un grave désaccord avec les chefs de groupe de l'Assemblée, au sujet du règlement des comptes, dont les insurgés devaient faire les frais. Mais Cavaignac ne trompait pas les troupes en leur annonçant l'imminence de la victoire. Ses vigoureuses décisions de la veille, celles de la matinée (arrestations de divers officiers de la 12e légion, le licenciement de la 9e, nomination de nouveaux officiers de police judiciaire, etc.) produisaient tous les résultats qu'il en attendait. La presse incendiaire jugulée, le désarmement des légions douteuses, la saisie des dépôts d'armes et de munitions, les arrestations d'individus suspects ou dangereux, l'afflux des troupes, le zèle des gardes nationales que toute la France envoyait à Paris avaient enfermé les révoltés dans les quartiers que la supériorité de ses forces allait réduire à la défaite ou à la soumission. Les Halles, qui étaient comme le thermomètre de l'esprit public, avaient reçu dans la nuit leur approvisionnement habituel, sauf un léger déficit dans l'arrivage des fruits et du poisson. De la province ne parvenaient que des nouvelles rassurantes. Troupes régulières, gardes nationales pouvaient se mettre en route pour Paris, sans crainte de laisser les villes exposées aux tentatives d'agitateurs. Grâce à sa prévoyance, à l'esprit méthodique de Charras, tous ces renforts qui s'élevaient, le 26, à 40.000 hommes employés surtout au désarmement, à l'escorte des prisonniers, à la police des rues dans la capitale, ne manquaient de rien. A d'autres époques, l'incurie ou la négligence de l'autorité les auraient transformés en spectateurs indifférents ou en acteurs fanatiques de la révolution qu'elle les appelait à réprimer. Cependant, l'heure fixée pour l'attaque de Saint-Antoine avait sonné. On s'agitait et l'on criait de l'autre côté des barricades. Lamoricière attendait le signal que Perrot devait donner. Celui-ci était désireux d'éviter l'effusion du sang ; il comprenait que les partisans de la paix semblaient l'emporter et il différait de lancer l'assaut. Enfin, à 10 heures 10, un parlementaire se présenta pour annoncer la soumission du faubourg. Quelques irréductibles seulement refusèrent de mettre bas les armes ; mais, vers une heure de l'après-midi, les derniers coups de fusil étaient tirés par les défenseurs dans le faubourg entièrement occupé par les troupes. Les deux députés prisonniers étaient délivrés sains et saufs ; les insurgés eux-mêmes démolirent les barricades qu'ils avaient élevées, et ceux qui purent s'enfuir gagnèrent la campagne ou allèrent grossir les groupes qui résistaient encore à la Courtille et autour de la mairie de Belleville ; mais on pouvait considérer l'insurrection comme définitivement apaisée. Cavaignac fit connaître l'heureuse nouvelle au pays tout entier par une dépêche adressée aux préfets et aux généraux de division. En outre, la magnifique proclamation suivante fut lue dans l'après-midi aux troupes qu'il fallait empêcher de ternir leur succès par des vengeances auxquelles la fin de la lutte enlevait toute excuse : Citoyens, soldats. La cause de la République a triomphé. Votre dévouement, votre courage inébranlable ont déjoué de coupables projets, fait justice de fatales erreurs. Au nom de la Patrie, de l'Humanité tout entière, soyez remerciés de vos efforts, soyez bénis de ce triomphe. Ce matin encore, l'émotion de la lutte était légitime, inévitable. Maintenant, soyez aussi grands dans le calme que vous venez de l'être dans le combat. Dans Paris je vois des vainqueurs, des vaincus ; que mon nom soit maudit si je consentais à y voir des victimes. La justice aura son cours, c'est votre pensée, c'est la mienne. Prêt à rentrer au rang de simple citoyen, je
reporterai au milieu de vous ce souvenir civique de n'avoir, dans ces graves
épreuves, repris à la liberté que ce que le salut de la République lui
demandait lui-même, et de léguer un exemple à quiconque pourra être, à son
tour, appelé à remplir d'aussi grands devoirs. Cette résolution de remettre prochainement ses pouvoirs à l'Assemblée était déjà connue du président Sénart, et Cavaignac se décidait à la rendre publique, afin de faire cesser les instances dont il était l'objet. De nombreux personnages, considérant l'effervescence encore visible dans divers quartiers de la capitale, les rivalités des partis qui divisaient l'Assemblée, les dangers auxquels elle avait deux fois échappé et dont il fallait empêcher le retour pour qu'elle pût remplir sa mission dans le calme et la sécurité, le suppliaient de conserver la dictature jusqu'au vote de la constitution. Monarchistes et républicains étaient encore d'accord pour se confier à sa sagesse et à sa loyauté, à l'abri desquelles ils pourraient batailler à loisir pour organiser, selon leurs préférences, le gouvernement du pays. Le plus pressant de tous était Bastide, républicain de toujours, que 1830 avait déçu : Nous te connaissons, lui disait-il, nous savons que tu es honnête et incapable de faillir ; lorsque l'œuvre sera accomplie, tu te retireras et tu auras fait acte de grand citoyen. — Mon cher enfant, avait répondu Cavaignac, si je faisais ce que tu me demandes, j'autoriserais dans l'avenir n'importe quel ambitieux à fomenter une émeute, à se faire déléguer le pouvoir pour la réprimer et à le garder indéfiniment sous prétexte de salut public ; je ne donnerai un tel prétexte à personne. Il ne se trompait pas en affirmant que son rôle de dictateur touchait à sa fin. Dans l'après-midi les insurgés perdaient les derniers points d'appui qu'ils défendaient encore : la mairie du IXe, la Courtille où la lutte ne cessa qu'à 6 heures ½ du soir. Les badauds reprenaient possession des chaussées. Des acclamations au passage des troupes, des illuminations spontanées témoignaient un peu partout de l'allégresse populaire. Aux premières heures du 27, la révolte avait perdu presque tous ses chefs et ses combattants qui étaient presque tous hors de combat, prisonniers ou en fuite. Les prisons et les hôpitaux regorgeaient. Les Halles avaient reçu leur approvisionnement normal ; le désarmement continuait partout sans incident notable, et il fallait enfermer dans les forts les prisonniers et les suspects qui ne trouvaient plus de place dans les prisons. Le sort de ces inculpés avait préoccupé Cavaignac dès le début de la bataille. Il ne voulait pas les priver des garanties d'une justice, même rigoureuse, et il refusait de les soumettre sans contrôle aux volontés du plus fort. A l'Assemblée, au contraire, l'opinion presque unanime, dont Sénart lui-même devait se faire l'interprète dans un projet de loi, réclamait une vengeance exemplaire de l'attentat commis contre la nation. Pour les comparses, la déportation sans jugement ; pour les chefs et les instigateurs, la procédure des conseils de guerre. Or les comparses étaient non seulement les combattants pris sur les barricades, mais encore la foule de pauvres gens que les patrouilles avaient arrêtés, souvent pour de futiles prétextes, pour une exclamation, pour un geste, victimes parfois des rancunes de voisins qui les dénonçaient, badauds lents à obéir aux consignes. Il fallait donc leur fournir les moyens de se justifier et séparer les coupables des innocents. Les rapporteurs des conseils de guerre ne pouvaient suffire à la besogne, et Cavaignac avait imaginé de leur adjoindre 13 magistrats supplémentaires pour abréger l'emprisonnement préventif des détenus et libérer sans délai tous ceux qui n'avaient pas été pris les armes à la main. Le conflit entre les deux tendances apparut clairement dans la séance du 27, où l'Assemblée devait discuter le projet de Sénart. Celui-ci infligeait un démenti tellement éclatant aux promesses contenues dans les proclamations de Cavaignac, dont nul ne songeait à nier l'influence apaisante, que le rapporteur Meaulle proposa d'en atténuer la rigueur. Il demanda de substituer à la déportation, qui entraînait la mort civile, la transportation générale hors du bassin méditerranéen de tous les détenus, sauf les chefs et les instigateurs de la révolte qui seraient seuls déférés, après enquête, au jugement des conseils de guerre. Cavaignac ne pouvait consentir à laisser exploiter sa victoire par la haine et la peur de ceux qu'il avait sauvés. Il voyait de plus haut et plus loin qu'eux. C'était d'ailleurs l'honneur de sa parole, autant que l'avenir de la République, qu'il devait défendre en les conjurant de ne pas se transformer en proscripteurs. Il monta donc à la tribune pour protester contre la sorte de parjure que lui ferait commettre la combinaison proposée par le rapporteur ; il avait promis à tous la justice, et le pays, pas plus que lui-même, n'approuverait les injustes rigueurs auxquelles on conviait ses représentants. L'arbitraire des transportations ne serait pas moins odieux que l'horreur des déportations, tant que les tribunaux compétents ne prononceraient pas les sentences. Caussidière soutint avec éloquence, au nom de l'humanité, l'opinion de Cavaignac. C'eût été peut-être lui faire perdre sa cause, si l'Assemblée n'avait déjà compris la faute immense où certains législateurs, moins généreux et moins clairvoyants que le général vainqueur, allaient l'entraîner. Elle accepta son programme de modération et d'équité, après avoir été sur le point d'approuver l'impolitique et féroce projet de Sénart, et cette victoire sur les passions d'une collectivité encore frémissante du danger évité ne fut pas la moins belle du dictateur. En ville, la bataille était terminée. On repavait les rues, et les opérations de police s'exécutaient sans encombre ; Paris avait déjà repris son aspect normal. Les messages enthousiastes affluaient de province pour féliciter Cavaignac et le supplier de continuer à veiller sur la France. A l'Assemblée on parlait de faire signer une pétition pour l'inviter à conserver le pouvoir. Mais sa résolution était inébranlable. Dans la soirée, il envoya un message au président Sénart pour lui annoncer qu'il se démettrait le lendemain. A l'ouverture de la séance il remercia sobrement l'Assemblée de la confiance qu'elle lui avait accordée, du concours qu'il en avait reçu, et, pressentant peut-être l'avenir d'après les indices qu'il avait constatés pendant sa brève dictature, il conclut : Mon opinion est qu'il faut qu'une république soit jalouse de son pouvoir, et il est sage que chacun témoigne ici d'une manière bien nette et bien précise qu'il n'est pas jaloux de le retenir. Mais la suppression de la dictature ne devait pas, ajouta-t-il, désarmer l'Assemblée. L'état de siège constituait encore pour elle une précieuse sauvegarde ; il fallait le conserver aussi longtemps que dureraient les causes du malaise profond qui l'avait rendu nécessaire. Cependant il ne devait pas être le produit de la dictature votée le 24 ; il convenait de lui donner une origine plus régulière, issue d'une délibération réfléchie de l'Assemblée. A cette minute solennelle, l'émotion était vive sur les divers bancs. On considérait avec respect le soldat qui venait de sauver la Patrie et qui ne réclamait rien pour le prix de sa victoire. A peine eut-il fini de parler que, de toutes parts, on s'écria que l'Assemblée lui devait un témoignage de sa reconnaissance. Sénart proposa le décret, voté aussitôt par acclamation : Le général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, a bien mérité de la Patrie. Modeste, le général demanda d'y adjoindre l'armée, la garde nationale, la garde mobile et aussi l'archevêque dont on avait appris la mort ; mais on jugea que le décret ne devait comporter aucune addition, pour conserver la valeur que l'Assemblée voulait lui donner. Afin d'assurer, comme l'on disait, le jeu régulier des institutions, il restait à remplacer la Commission exécutive démissionnaire, car l'Assemblée, constituante et souveraine, mais moins ambitieuse que la Convention, ne voulait pas confondre dans son enceinte le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Une fois encore, depuis le Directoire, l'expérience d'un gouvernement à plusieurs têtes avait été concluante, et personne ne songeait à la recommencer. Le représentant Martin, de Strasbourg, trouva une combinaison qui rallia aussitôt tous les suffrages, car elle rendait un juste témoignage des sentiments de l'Assemblée et dissiperait les désirs de revanche, s'il en subsistait chez les vaincus de juin. Le décret qu'il proposa fut voté sans discussion, à l'unanimité : L'Assemblée Nationale confère le pouvoir exécutif au général Cavaignac qui prendra le titre de président du conseil et nommera le ministère. Ainsi, en quelques semaines, Cavaignac s'était élevé d'une brigade algérienne à la suprême dignité dans l'État. Sans doute, les amitiés et les relations l'avaient favorisé, mais elles n'auraient pas remplacé le mérite dans la redoutable épreuve où il accepta de réparer les erreurs et les maladresses d'autrui. C'est un honneur peu enviable que celui de forcer la victoire dans une guerre civile, et les chefs militaires ont toujours préféré faire la preuve de leurs talents sur les ennemis de la Patrie que sur leurs propres concitoyens. D'autres généraux, d'une renommée plus éclatante que la sienne et que leur prestige avait désignés au choix du Gouvernement, s'étaient successivement récusés devant la nature et l'importance de la bataille qu'ils prévoyaient ; Cavaignac comprit que ses sentiments devaient se taire quand il s'agissait de sauver le pays. Ses supérieurs de naguère eurent l'abnégation de mettre leur valeur à son service pour l'aider à porter la responsabilité qu'il avait assumée ; mais il n'aurait accepté de la partager avec personne, si la défaite avait déjoué ses espérances, et il s'excusait, après le triomphe, de voir le disciple au premier rang alors que ses maîtres étaient au second. Sa prévoyance, son habileté manœuvrière, sa fermeté ont préservé en deux jours Paris des incendies et des massacres accumulés plus tard par une Commune moins promptement et moins résolument combattue. Nul doute que la comparaison des répressions ne soit autant à son avantage que celle des préparatifs et des tactiques, car, outre que le sang fut moins abondamment répandu dans les deux partis, la haine des vaincus à l'égard du vainqueur fut moins ardente et moins durable ; elle en oublia même de le qualifier d'égorgeur du peuple et d'assassin. Ainsi, à notre époque où les forces de désordre paraissent plus menaçantes que jamais, ceux qui sont destinés à les combattre trouveraient dans l'étude des journées de juin d'utiles leçons. De même, en déposant une dictature que, malgré les offres presque unanimes des représentants du pays, il ne voulut pas conserver au delà du temps qu'il s'était marqué, il a donné un mémorable exemple de fidélité aux principes et de désintéressement. Peut-être, moins de scrupules eussent-ils mieux fait l'affaire de la France, mais il est opportun de rappeler, en prévision d'une nouvelle tempête, que cet exemple unique dans l'histoire parlementaire, c'est un militaire qui l'a illustré. |