LE GÉNERAL CAVAIGNAC

Un Dictateur républicain

 

CHAPITRE II. — LE CHEF MILITAIRE.

 

 

PREMIÈRES IMPRESSIONS D'ALGÉRIE — DU GÉNIE DANS L'INFANTERIE — DIFFÉRENDS AVEC BUGEAUD — CAVAIGNAC, MARÉCHAL DE CAMP À TLEMCEN — LA RÉVOLUTION DE 1848 ; CAVAIGNAC GOUVERNEUR GÉNÉRAL DE L'ALGÉRIE — MINISTRE DE LA GUERRE.

 

LE capitaine suspect et découragé, qui débarquait à Bône le 18 août 1832, ne se doutait pas que l'Algérie, dont il serait devenu seize ans après gouverneur général, le rendrait à la France général de division et ministre de la Guerre. L'époque de la royauté bourgeoise ne semblait pas être, alors, celle de tels coups de fortune. Arrivé à la trentième année, il se voyait déjà hors de l'âge où l'on croit à l'avenir ; le mien, écrivait-il, est fait maintenant, médiocre et rampant. L'occasion manquée du siège d'Anvers était sans doute la cause principale de sa mélancolie ; ce qu'il voyait sur la terre africaine ne lui laissait aucun espoir de forcer le destin à lui être désormais plus favorable.

Le Gouvernement n'avait aucune politique au sujet de l'Algérie. Les partisans de l'évacuation étaient nombreux dans les Chambres et dans la presse ; ils l'auraient emporté si le Corps expéditionnaire entretenu au delà de la Méditerranée n'avait été un exutoire nécessaire pour les éléments turbulents ou hostiles de l'armée, aussi longtemps que le nouveau régime ne serait pas solidement établi en France. Comme Saint-Domingue pendant le Consulat, l'Algérie servait moins de dérivatif aux ambitieux que d'exil honorable aux carlistes et aux républicains. Les premiers, pressés d'exploiter leur chance, ne s'embarrassaient pas de programmes et de méthodes. Ils ne cherchaient que les faits d'armes, les combats sans lendemain, où ils jouaient avec élégance leur vie pour gagner plus tôt un grade ou une décoration. Les autres risquaient autant, mais les récompenses pour eux étaient rares ; ils se contentaient de vivre au jour le jour, sans chercher si l'Algérie ne pourrait être autre chose qu'une sorte de serre chaude pour avancements hâtifs. Cet état d'esprit était celui des officiers comme des sous-officiers et des soldats, qui défilaient dans le pays selon les règles du roulement établi pour les troupes et les services de l'armée métropolitaine et qui se battaient bien quand il fallait relever les défis de l'adversaire ou procéder à des razzias de châtiment. Les conquêtes de villes ou les soumissions de tribus ne leur représentaient que des aventures et des occasions de pillage qui agrémentaient le séjour forcé en Afrique et dont le récit éblouirait les pékins et les bleus dans les garnisons de France quand ils y reviendraient parés de l'auréole des Africains.

Le capitaine Cavaignac avait été trop bon observateur en Morée pour ne pas voir les erreurs et les vices d'une entreprise incertaine dans ses objectifs, que rendaient encore plus aléatoire la timidité, l'inertie ou l'ignorance des exécutants. Dès son arrivée il remarquait l'insécurité aux abords immédiats de villes occupées par des effectifs considérables, les hôpitaux encombrés de malades (4.200 à Alger), les résultats nuls de prises d'armes périodiques, effectuées selon des rites consacrés. A Bône, où il reste peu de temps, de nombreux fortins, tenus par de faibles garnisons, ne peuvent empêcher les rôdeurs de venir en bandes incendier et piller les localités de la plaine environnante. Le spectacle est le même autour d'Alger où il ne fait que passer, d'Oran où il va bientôt résider, et qui sont avec Bône, les places principales de la nouvelle conquête. Les scénarios de l'attaque et de la défense ne varient pas ; aux fantasias de la première répondent les razzias de la seconde qui fournissent prétextes à bulletins de victoire et propositions de récompenses. On partait nombreux contre les rassemblements de Bédouins qui tiraillaient dans la campagne pour défier les Roumis ; on se canardait à demi-portée de fusil jusqu'à ce que l'un des partis en eût assez. Pendant ce temps nos alliés turcs faisaient des charges et revenaient avec quelques têtes ; à ce jeu ils étaient redoutables et les Bédouins craignaient plus un turban que dix shakos. Si les troupes françaises se lassaient les premières, elles étaient accompagnées jusque sous les murs d'Oran par les Bédouins qui tourbillonnaient autour d'elles comme un essaim de guêpes et les harcelaient sans répit ; si les ennemis cédaient le terrain, elles esquissaient un simulacre de poursuite pour surprendre quelque troupeau qu'on ramenait en triomphe ou enlever d'assaut quelque douar qu'on livrait au pillage. On ne faisait pas de prisonniers pour des échanges éventuels, car les Bédouins se souciaient peu de la ribaudaille, des meskines qu'on leur aurait rendus ; ils n'auraient accepté d'échanges qu'en faveur de chefs, mais, ainsi que le remarquait Cavaignac, les chefs se font tuer et ne se laissent pas empoigner. Certains du sort qui leur était réservé, nos soldats s'en vengeaient à l'avance et ils se montraient aussi impitoyables que leurs ennemis.

La possession du champ de bataille, après le combat, était la preuve de la victoire. La garnison d'Oran, que ses sorties périodiques ramenaient chaque fois dans les murs, ne pouvait jamais l'obtenir. Il aurait fallu occuper assez longtemps le terrain pour construire, sous la protection de troupes exposées à des attaques incessantes, quelques fortins sans grande valeur militaire, mais qui se dresseraient devant les Bédouins du district comme le témoignage permanent de leur défaite. On l'avait plusieurs fois tenté, sans succès, jusqu'au jour où Cavaignac donna une solution originale du problème. En juin 1833 il était chef par intérim du Génie d'Oran. A cette époque, une répression particulièrement dure avait provoqué la coalition de toutes les tribus des alentours ; un engagement général était prévu pour donner de l'air à la garnison, dont, selon l'usage, les Bédouins accompagneraient le retour jusqu'aux portes de la ville. Cavaignac médita une modification au programme. Il fait préparer dans ses ateliers un blockhaus démontable en bois ; ses sapeurs se familiarisent avec le transport et le montage de l'engin qu'il a projeté de placer sur le terrain du combat. Le général Boyer, commandant d'Oran, après avoir vainement tenté de l'en dissuader, accepte de tenter l'expérience. Pendant la lutte, les sapeurs font merveille ; le blockhaus s'élève promptement sur le site choisi ; la petite garnison qui doit l'occuper s'y enferme, bien pourvue de vivres, et résiste aux assauts quand les troupes rentrent à Oran. L'ennemi, décontenancé, ne peut plus parader en vainqueur sur le terrain dont le blockhaus l'éloigne et nous conserve la possession. L'initiative de Cavaignac avait ainsi transformé en victoire incontestée une affaire que les Bédouins s'apprêtaient à faire tourner à notre confusion. Elle fut si bien appréciée dans un élogieux rapport qu'elle lui fit attribuer la croix de chevalier de la Légion d'honneur. On commença dès lors à le considérer comme un homme de tête, capable de concevoir et d'exécuter autre chose que les traditionnelles besognes du sapeur.

D'ailleurs, dans son rôle de capitaine du Génie, il mettait une note personnelle de science, d'ordre et de probité, qui étendait peu à peu sa notoriété dans le monde civil et militaire d'Oran. Il construisait des casernes et des routes, il exploitait des carrières ; son long intérim dans les fonctions de chef de service le mettait ainsi en relations avec toutes les notabilités locales et lui donnait des facilités d'information sur les personnes et les événements, qui développaient son expérience des hommes. Elles lui inspiraient bientôt le désir d'échanger son bureau d'études et de plans, ses chantiers et ses fournisseurs, contre une troupe de soldats qu'il conduirait à la bataille. Non par ambition, mais parce que, tôt ou tard, il trouverait plus sûrement à leur tête l'épreuve qui apprend à chacun ce qu'il vaut, et parce que les soucis exclusivement guerriers des officiers de la ligne ou des zouaves convenaient mieux à son caractère que la préparation d'un cahier des charges ou le contrôle des tâcherons. Sa nature, honnête jusqu'au scrupule, lui rendait en effet très pénibles les rapports inévitables du chef intérimaire du Génie d'une grande place, souverain dispensateur des fournitures et des travaux, avec les premiers pionniers de la civilisation française en Algérie.

Tout moyen leur était bon pour tenter de surprendre sa bonne foi ou son inexpérience supposée des affaires. Les uns, chassés de France pour dettes, se donnaient comme les victimes de leurs opinions politiques, carlistes ou républicains ; ces derniers, les plus encombrants, se vantaient de connaître Godefroy, d'être dans les meilleurs termes avec lui et d'en recevoir une lettre tous les huit jours, alors qu'Eugène lui-même ignorait où se cachait son frère. Les autres faisaient fièrement sonner leur qualité de colons de la première heure et proclamaient qu'ils n'étaient pas venus en Algérie uniquement pour changer d'air ; il leur fallait la fortune rapide, et ils prétendaient que les entreprises militaires, les seules possibles alors, devaient la leur procurer. Il y avait aussi le mellah, dont les habitants, surexcités par la manne d'argent que les Français faisaient tomber sur la ville, s'ingéniaient avec l'astuce et l'avidité de leur race à s'en attribuer la meilleure part. La société juive multipliait les avances, offrait des soirées agrémentées de danses, de musique, de chœurs, et déchaînait toutes ses Judiths et toutes ses Dalilas pour obtenir la primeur des prix-limites ou les avantages des marchés de gré à gré. Enfin, les pièges tendus par la camaraderie n'étaient pas les moins redoutables : le bon capitaine devait se défendre contre les demandes indiscrètes qui tendaient à détourner de son emploi la main-d'œuvre militaire et à grappiller dans les magasins. Un jour, racontait-il plus tard, la charmante femme d'un officier va lui faire visite : c'était au début de son intérim. Après des propos à bâtons rompus, elle prie Cavaignac de vouloir bien lui envoyer quelques matériaux et un soldat du Génie pour réparer et enjoliver son logement ; elle reçoit, à peine rentrée chez elle, une aimable lettre accompagnée d'un billet de cent francs : Votre mari, Madame, aurait pu me demander lui-même ce léger service ; la petite somme que je mets à sa disposition sur mes économies personnelles représente à peu près le prix des fournitures et du travail dont vous m'avez parlé, que n'importe quel ouvrier indigène pourra vous fournir. La dame comprit la leçon ; elle renvoya aussitôt le billet ; mais si elle ne se vanta pas de sa mésaventure, il fut bien établi, dans toutes les potinières de la ville, que le nouveau chef du Génie était, en matière de traditionnelles complaisances, un empêcheur de danser en rond.

De cette rigidité si louable il ne cherchait pas à se faire gloire. Aux exploits de l'ingénieur et de l'administrateur il aurait préféré ceux de l'officier de zouaves qu'il désirait devenir, comme son ancien collègue Lamoricière. Il avait demandé de passer, comme lui, du Génie dans l'Infanterie et, en attendant une mutation qui tardait beaucoup trop à son gré, il se mêlait le plus possible aux fantassins dans les escarmouches qui rompaient la monotonie du séjour ; aussi bien qu'eux il méritait, dans les rencontres autour de Mostaganem et d'Oran, des citations qui vantaient sa bravoure. Il se préparait ainsi à son futur rôle, et l'observation attentive des événements lui faisait découvrir les causes des erreurs qui rendaient si aléatoires et si coûteuses la politique et la tactique algériennes d'alors. La malheureuse affaire du général Trezel, en juillet 1835, en était un exemple caractéristique.

Trezel était parti d'Oran pour protéger deux tribus contre un certain Abd-el-Kader avec lequel le général Desmichels avait naguère fait un arrangement désastreux. Arrivé à Mascara, il se proposait d'aller à Mostaganem ; mais un dur combat dans les gorges du Sig avait presque démoralisé sa troupe. Il revient sur Arzeu par un défilé où une embuscade lui coûte encore ses bagages et 200 hommes ; le découragement est tel qu'on n'ose rentrer par terre à Oran, à travers un pays que les isolés parcouraient naguère sans danger, et l'on embarque les troupes sur des bateaux envoyés en toute hâte. Cependant Cavaignac devine qu'il faut, au contraire, payer d'audace pour relever le prestige de nos armes. Tandis que dans la ville, tous pérorent et s'alarment, il entraîne Lamoricière et un autre officier qui l'accompagnent avec 200 chevaux et un guide arabe jusqu'à cinq lieues d'Oran ; ils laissent là, sur un site bien choisi, les chevaux et font tous trois à pied, avec leur guide, les six lieues qui les séparent d'Arzeu. Ils y arrivent sans encombre, et Cavaignac supplie Trézel de revenir par la route à Oran avec sa cavalerie et deux bataillons qui n'étaient pas encore embarqués. Le général y consent mais l'infanterie, complètement démoralisée, refuse de le suivre ; on s'en passe. L'ennemi n'ose pas, cependant, troubler le retour qui sauve la face de Trezel et empêche son expédition de se transformer en désastre moral. Cette audacieuse randonnée porte aux nues la renommée de Cavaignac dans la garnison ; le duc d'Orléans en est informé ; il ne dépend pas de lui que la récompense ne soit en rapport avec l'estime que lui inspire un homme de tête et de cœur auquel il faudra chercher à faire une position.

Au cours de cet épisode le capitaine avait fait diverses remarques importantes. Il avait constaté l'impressionnabilité des soldats et des chefs qui se voyaient obligés de lutter désormais contre un adversaire entreprenant et retors, capable de combiner des manœuvres habiles et de livrer de vrais combats ; ils avaient cru jusqu'alors que la guerre consistait à massacrer au point du jour et à s'en revenir, suivis de loin par quelques centaines de moukhalas impuissants. La force d'un Abd-el-Kader se révélait soudain, fondée sur les fautes d'une politique sans prévoyance, et cependant cette force à ses débuts pouvait être abattue avant qu'elle fût devenue dangereuse. En réalité, selon les idées indigènes, Trezel sortait vainqueur de la campagne, car Abd-el-Kader n'avait pu empêcher les tribus protégées par nos troupes de faire la moisson. La puissance du nouvel émir devait donc paraître encore douteuse à celles qu'il avait entraînées dans son parti. L'occasion s'offrait de l'anéantir avant qu'il eût ranimé par la persuasion ou la terreur les dévouements chancelants ; il suffisait de le traquer sans répit ni délai pendant le court moment où la moindre poussée peut faire pencher dans un sens favorable la balance du destin. Cavaignac le notait avec amertume :

Si Alger n'était pas à la discrétion de quelques misérables agioteurs qui ont des intérêts d'argent à ménager auprès d'Abd-el-Kader, écrivait-il à sa mère, on nous aurait envoyé de suite deux régiments, et la puissance de ce dernier était détruite ; au lieu de cela on nous enlève la Légion étrangère et nous restons ici deux bataillons en tout, dans l'impossibilité d'agir, de secourir même nos alliés s'ils avaient besoin de nous.

En Afrique du Nord, peut-être plus qu'ailleurs, il faut en effet exploiter sans retard un succès jusqu'aux limites extrêmes de la prudence, si l'on ne veut pas être surpris par un choc en retour qui fait perdre en quelques instants tous les avantages obtenus au prix de pénibles et coûteux efforts. L'énergie d'un émir ou d'un rogui peut bien remplacer, pour un temps, l'anarchie chronique des tribus par une coalition d'intérêts ou de vengeances, mais à condition de satisfaire les instincts de rapine et de belliqueuse vanité des guerriers qu'il a soulevés et réunis. Un échec suffit pour éteindre, chez ses partisans, les ardeurs et provoquer les défections : l'honneur est sauf puisqu'on a combattu, et la défaite était inscrite dans le livre d'Allah. C'est le moment d'accentuer ou de confirmer le sentiment de l'impuissance, sans laisser au chef ennemi le temps de rallier les hésitants. Il y parviendrait sans peine en leur montrant les tergiversations du vainqueur comme une preuve de faiblesse, favorable aux promptes revanches, et en faisant de quelques otages habilement choisis les garanties de leur fidélité. Tout, alors, est à recommencer. On a trop souvent oublié, au Maroc, ce principe essentiel, issu de l'expérience algérienne, et dont la chute rapide d'Abd-el-Krim a démontré une fois de plus la justesse. Si, après leurs premiers succès, les troupes du général Castro Girona et du général Boichut s'étaient immobilisées dans l'expectative ou dans la préparation méthodique d'une nouvelle attaque, l'émir du Riff aurait pu prolonger la lutte et lasser probablement l'opinion publique de France et d'Espagne par la ténacité de sa résistance : mais l'incursion hardie de la division marocaine et de ses auxiliaires indigènes jusque dans le district où il avait accumulé ses ressources et d'où il tentait de renouer le fil rompu des pourparlers d'Oudjda, devait changer en trois jours sa défaite incomplète en irréparable désastre. Sur le point d'être fait prisonnier dans un coup de main ou livré par des tribus toutes prêtes à le trahir pour s'enrichir de ses dépouilles, il se rendait à ses heureux poursuivants qui donnaient ce dénouement inattendu à la campagne qu'on avait tenté d'arrêter un mois auparavant par une sorte de traité de la Tafna.

En 1835, Cavaignac n'était pas assez élevé dans la hiérarchie pour disposer à son gré de régiments et résoudre à sa façon le problème d'Abd-el-Kader. Mais si les grandes réalisations stratégiques et politiques lui étaient interdites, son esprit de décision, et le hasard, allaient lui procurer l'occasion de s'affirmer comme un novateur dans un domaine plus restreint. Il avait trop souvent critiqué l'inertie des garnisons qu'une autorité hésitante disséminait dans les zones de conquête lentement agrandies autour de Bône, d'Alger et d'Oran, pour hésiter à démontrer, lui aussi, le mouvement en marchant. Selon les idées de l'époque, encore en honneur aujourd'hui dans l'Afrique du Nord, la troupe installée dans une ville après quelque expédition saisonnière comme l'on en faisait volontiers sans plan d'ensemble et sans but précis, n'était pas un foyer rayonnant de force et d'influence. Elle ne représentait qu'un succès local et portait témoignage en faveur d'un général heureux. Isolée au milieu d'une population tour à tour avide, indifférente ou hostile, elle ne s'éloignait pas de ses remparts et vivait chichement dans l'attente de la colonne qui venait périodiquement la ravitailler ou la débloquer. Cavaignac pensait, au contraire, que cette attitude passive engendrait la timidité, puis la méfiance et l'aversion chez nos partisans, et l'audace chez nos ennemis. Soutenir ceux-là par le secours d'une force sans cesse en éveil, décourager ceux-ci par des coups opportuns et bien assenés, étendre ainsi autour de la garnison une zone croissante de sécurité, attirer dans notre parti, par les avantages visibles d'un changement, les adversaires de la veille qui seraient les clients et les alliés du lendemain, tel devait être le rôle d'un chef de poste conscient de ses devoirs. Aussi, lorsque le maréchal Clausel résolut d'occuper Tlemcen après la prise de Mascara, s'offrit-il pour prendre le commandement de la petite garnison que le maréchal avait résolu d'y laisser.

Les idées de Clausel, relativement à l'Algérie, étaient en avance sur l'époque, et son œuvre de gouverneur général avait déjà rendu impossible l'abandon de la colonie, réclamé par de nombreuses personnalités politiques. Il reconnaissait un intelligent disciple dans le capitaine qui, depuis longtemps, préconisait la conquête de Tlemcen et qui était le seul officier volontaire pour en assumer la garde ; malade, dispensé par le tour de service d'assister à l'expédition, celui-ci avait voulu en faire partie, avec l'espoir d'obtenir, une fois le but atteint, le commandement de la ville. Il lui confia donc le poste, d'abord si peu envié que l'on proposa de faire désigner par le sort les éléments de la future garnison ; mais lorsque la petite armée connut son choix les volontaires affluèrent, tant le prestige du capitaine Cavaignac était déjà grand. Le colonel commandant le Génie d'Algérie lui rendait d'ailleurs hommage en proposant, bientôt après, son subordonné pour le grade supérieur, avec la flatteuse appréciation suivante :

Homme de résolution et de tête, peut-être l'officier de l'armée le plus propre à bien remplir la mission qui lui est confiée : 500 Français entre ses mains en vaudront plus de 1.000 entre les mains d'un autre.

Tlemcen était alors une grosse bourgade ruinée par les discordes des habitants qui avaient subi les vicissitudes d'Oran. Le bey turc, qui faisait vivre en paix les Maures de la ville basse, les Koulouglis et les Juifs de la citadelle du Méchouar, était parti après la chute d'Alger. Le sultan du Maroc avait annexé Tlemcen et nommé un gouverneur accepté par les Maures, mais dont le Méchouar ne voulait pas reconnaître l'autorité. Abd-el-Kader, dont le général Desmichels avait favorisé la naissante ambition, s'emparait en 1833 de Tlemcen, grâce aux bonnes dispositions des Koulouglis, mais ceux-ci, considérés comme des ennemis héréditaires par les gens de la ville basse et méfiants par expérience, refusaient d'ouvrir la citadelle au représentant de l'émir. Ils restaient bloqués dans leur Méchouar où les menaçait sans cesse la famine qu'ils ne pouvaient conjurer qu'au prix de sorties sanglantes, et chaque mouton leur coûtait un combat.  Entre les deux, les Juifs se maintenaient, selon l'usage, pour recevoir les coups et ramasser les dépouilles. Mécontents d'Abd-el-Kader qui ne pouvait les protéger contre les rancunes des Maures, les Koulouglis ne voyaient plus de salut que dans un nouveau changement de régime ; ils appelèrent le maréchal Clausel qui venait de s'emparer de Mascara. Les Français prirent possession de Tlemcen le 13 janvier 1836, mais ils trouvèrent la ville basse abandonnée par ses habitants qu'Abd-el Kader, incapable de lutter de vive force, avait contraints à l'exode. Le maréchal fit aussitôt courir après eux, et les détachements de poursuite en ramenèrent, trois jours après, 2.000 environ, qui devaient constituer l'élément stable et commerçant de la nouvelle garnison. Mais leur retour forcé ne prouvait pas leur soumission sincère, et ils étaient résolus à s'enfuir de nouveau, sinon à rester pour trahir, afin de se soustraire à la vengeance de leur ancien maître. La campagne environnante, exposée aux incursions des harkas de l'émir, n'attendait aussi que le départ du maréchal et de ses troupes pour se montrer hostile, si la soumission aux infidèles devait leur attirer moins de bénéfices que de coups.

On conçoit aisément que les perspectives de séjour dans un tel poste éloigné de 25 lieues d'Oran, sans cesse menacé par la trahison ou l'attaque ouverte, privé de tout secours immédiat, offraient peu d'agréments. Le maréchal, incertain du sort de sa conquête, promit de sérieux avantages aux volontaires qui se présentaient pour la conserver : grades et suppléments de solde qu'il s'engageait à faire ratifier par le ministre, récompenseraient bientôt les défenseurs de Tlemcen, constitués en bataillon mixte de 500 hommes environ. Pendant que cette troupe s'organisait, Clausel cherchait à lui donner des communications directes et rapides avec la mer, par Rachgoun dont Cavaignac avait fait la reconnaissance l'année précédente, mais les tribus l'empêchèrent de passer, et il fut évident que la garnison n'aurait, longtemps encore, de relations avec le monde extérieur que par la piste longue et précaire d'Oran. Livré à lui-même avec 3 mois de vivres et des munitions en abondance, le capitaine Cavaignac avait le temps d'être écrasé sous le nombre avant le retour d'une colonne de ravitaillement. C'était le sort que prédisaient ses camarades, car l'histoire de la conquête algérienne n'offrait pas encore d'exemple d'une situation aussi hasardée. Le premier enthousiasme de l'enrôlement passé, la plupart de ses subordonnés regardèrent avec mélancolie s'éloigner vers l'Est leurs anciens compagnons d'armes et, considérant les périls de la situation, ils semblaient déjà désespérer du succès.

Leur chef ne leur laisse pas le temps de se laisser glisser dans le découragement. Il voudrait bien leur donner confiance par des sorties dont il comprend la nécessité, pour maintenir par le prestige de sa force le loyalisme déjà douteux des tribus ; mais il n'a pas assez de monde pour risquer dans le premier échec sa propre sécurité. Il lui faut d'abord consolider sa position pour la rendre inexpugnable si Abd-el-Kader venait en force l'attaquer, recruter des auxiliaires parmi les Koulouglis du Méchouar qu'il instruira et grâce auxquels il pourra plus tard se donner de l'air. Pendant la période d'organisation il se servira des Juifs pour se procurer des vivres, afin d'économiser ses approvisionnements. Quand ses préparatifs seront terminés, il pourra renoncer à l'aide onéreuse des intermédiaires, agir en guerrier et se ravitailler sur le pays, si les secours périodiques qu'on lui a promis font défaut.

L'exécution de ce programme peut être donnée comme modèle, encore de nos jours, à de nombreux chefs de poste. Les magasins de la citadelle sont nettoyés, aménagés en logements convenables, plus sains et plus sûrs que les tentes ; les brèches du rempart sont bouchées, le labyrinthe des rues est débarrassé des immondices qui empestaient l'air. La saison permet d'exécuter sans dommage ces travaux qui, en occupant le corps, détournent de l'esprit les ravages du désœuvrement et de l'ennui. A les voir transformer ainsi leur résidence, les habitants de la ville basse comprennent que les Français s'installent à demeure et qu'on ne pourra plus les déloger ; la plupart, imitant les Juifs toujours clairvoyants, restent pour lier leur destinée à celle du parti qui, maintenant, leur paraît être le plus fort. Dans le Méchouar, les Koulouglis entrevoient prochainement l'ère des revanches. Ils offrent des auxiliaires et forment bientôt un corps de mille irréguliers, cavaliers et piétons, qui augmente singulièrement la capacité offensive et la mobilité de la garnison.

Cavaignac se croit alors assez fort pour entreprendre des coups de main loin de ses remparts. Les sorties sont, d'ailleurs, devenues nécessaires : la ville basse est à moitié déserte ; les ordres d'Abd-el-Kader interdisent aux tribus tout commerce avec Tlemcen, et, malgré leur ingéniosité, les Juifs sont incapables de ravitailler les emmurés du Méchouar. Mais le bey Mustapha, nommé par Clausel pour débarrasser le commandant militaire du soin des affaires indigènes, n'est qu'un personnage falot et fourbe qui ne voyait dans ses fonctions que le moyen de faire de bons repas et de gagner beaucoup d'argent. Soucieux de se ménager, en cas d'un revirement de fortune, l'indulgence de l'émir, il s'évertue à miner tout doucement dans la ville l'autorité de Cavaignac qui songe un instant à le faire arrêter. Celui-ci, d'ailleurs, comprend qu'un tel acte augmenterait ses propres embarras ; il préfère user de patience et annihiler par son prestige moral l'influence déprimante de son collaborateur. Il y parvient non sans peine ; le bey perd dans le conflit les copieux courtages qu'il prétendait prélever sur les transactions des habitants avec les Français, reste isolé dans sa kasbah et doit faire amende honorable. Mais la déception causée par Mustapha n'est pas la seule qu'éprouve Cavaignac. Les guerriers qu'il a recrutés se révèlent d'un emploi difficile ; leur indiscipline en fait des auxiliaires trop dangereux pour qu'il juge prudent de s'engager avec eux dans d'autres entreprises que des escarmouches contre quelques rôdeurs. Il ne leur demande d'abord que d'aider ses soldats dans la mise en état de défense de la place qu'il entoure de petites redoutes, de blockhaus dissimulés dans les moulins abandonnés, pour la préserver contre les surprises. Ensuite, il les fait contribuer au service de garde sur l'enceinte, rôle auquel ils sont plus aptes qu'à la garnison complète dans les ouvrages extérieurs dont ils comprennent mal l'utilité, dans lesquels il ne peut les employer que comme observateurs pour empêcher les méprises. Enfin il les laisse tenter seuls des coups de main sur les troupeaux des douars hostiles et, lorsqu'ils seront suffisamment accoutumés aux procédés tactiques de leurs alliés, il les adjoindra comme éclaireurs aux détachements de reconnaissances qu'il enverra dans la plaine. Grâce à sa prudence et à son audace ils tuent des adversaires sans perdre des leurs et ramènent toujours quelque butin. Le fils de Meï-el-Dni, chargé par Abd-el-Kader du siège de la ville, comprend après deux vaines attaques des avant-postes, que sa harka ne pourra enlever Tlemcen de vive force, et il se tient hors de portée des coups ; il se borne à surveiller à distance la garnison et à intercepter les courriers. Ses guerriers, privés des joies et des profits des combats, se querellent, s'entretiennent la main par des maraudes chez les tribus fidèles à l'émir et font argent de leurs prises en allant vendre à Cavaignac, ou aux Juifs favorisés par le bey Mustapha, les animaux qu'ils se volent entre eux.

Cependant ces ravitaillements n'étaient ni assez réguliers, ni assez abondants pour écarter de la garnison les menaces de la disette. Cavaignac était trop avisé pour mettre toute sa confiance dans l'arrivée régulière des secours promis ; il savait que les intempéries, les événements militaires pourraient déjouer les calculs et les intentions du maréchal, et il ne voulait pas être pris au dépourvu. Aussi employait-il toute son ingéniosité à économiser les ressources de ses magasins et à s'en procurer de nouvelles. Il déniche dans les maisons du fer-blanc dont ses armuriers fabriquent des boîtes à mitraille ; les obus noyés par Abd-el-Kader dans les puits de Tlemcen avant sa retraite sont repêchés, remis en état de servir ; quelques soldats, transformés en jardiniers, défrichent, défoncent et plantent un vaste jardin potager : d'autres, dans une petite distillerie improvisée, extraient, des figues très abondantes autour des maisons, une eau de-vie qui revient à 12 ou 15 sous le litre et que sa troupe estime aussi bonne que le tafia réglementaire ; d'autres transforment en salaisons une part des animaux de prise. Il achète du drap et de la toile indigènes et fait confectionner des pantalons et des chemises qui ne coûtent que 1 fr. 50 ; il organise une petite tannerie pour fabriquer des cuirs avec les peaux des bœufs et des moutons de sa boucherie, et les cordonniers militaires en tirent des chaussures et des équipements pour la garnison. Les récoltes ont été dévastées par les innombrables troupeaux qu'Abd-el-Kader y avait fait lâcher avant la moisson, pour entraîner à la défection les partisans des Français. Cavaignac, d'accord avec le bey Mustapha, entame les réserves contenues dans les silos, et, la saison venue, il fait ensemencer les terrains autour de Tlemcen, où les assiégeants n'osent plus se risquer. Sa vigilance s'exerce en toute occasion, aussi bien dans le domaine moral que dans le domaine matériel. Elle est si efficace que, même aux moments les plus critiques, la population ne cesse de lui garder sa confiance et que ses subordonnés, malgré l'ajournement indéfini des promesses du maréchal, ne songent pas à le rendre responsable de leurs déceptions. Les relations avec les habitants, devenues courtoises et sympathiques grâce à une stricte discipline, les fréquentes soirées artistiques au théâtre de la garnison, rendent supportable la monotonie du séjour entre les heures d'escarmouches et de travail. A Oran, à Alger, à Paris, on était plus inquiet de leur sort que les défenseurs de Tlemcen eux-mêmes.

L'isolement du monde extérieur où les tenait un blocus étroit, que nos courriers ne parvenaient pas à forcer, favorisait en effet, dans les camps et dans les bureaux, les propagateurs bénévoles de fausses nouvelles. Agents indigènes de renseignements aussi bien que colons ou officiers toujours prêts à colporter, par intérêt ou par vanité, les racontars les plus fantaisistes, répandaient les bruits les plus alarmants sur l'existence des emmurés du Méchouar. Tantôt, c'était la famine qui les réduisait aux dernières extrémités, tantôt la trahison les livrait à l'émir qui retenait en esclavage ceux que le massacre avait épargnés ; tantôt c'était la révolte et la désertion en masse de la garnison mécontente et lassée de son chef qui l'avait entraînée dans une aventure sans profit. Des mécontents, certes, il y en avait, et Cavaignac devait employer toute son influence morale et son autorité pour les encourager à la patience. Le maréchal, en constituant le détachement de Tlemcen, avait commis l'imprudence de compter sur l'intérêt autant que sur l'enthousiasme pour lui donner un effectif suffisant et de promettre plus qu'il ne pouvait accorder. La garnison, selon lui, devait former un bataillon régulier, où tous les grades seraient attribués aux volontaires qui en assumaient la charge : c'était la promotion immédiate assurée à Cavaignac et aux cadres des compagnies. Il avait aussi promis la solde correspondante au personnel pourvu des fonctions du grade supérieur et une haute paie spéciale à la troupe. Mais il avait compté sans le ministre Maison, retranché derrière les récentes lois militaires de 1831 et 1832 qui refusa, non sans d'irréfutables motifs, de donner son approbation aux promesses du gouverneur général. Le maréchal Clausel, d'ailleurs, ne se laissa pas rebuter par un premier échec ; il se fit le défenseur de ses subordonnés et, s'il ne réussit pas à renverser la citadelle administrative, il fit du moins dans ses remparts une brèche à travers laquelle passèrent les principales de ses propositions. La haute paie, qualifiée indemnité supplémentaire de vivres fut accordée ; le 20 mars 1837, un 3e bataillon de zouaves était légalement constitué et cette création permettait les promotions promises aux défenseurs de Tlemcen.

Le Gouvernement les avait d'abord jugés trop embarrassants pour leur accorder sans résistance ses faveurs. La garnison du Méchouar augmentait en effet les difficultés que l'opposition lui suscitait encore à propos de l'Algérie. Le sort de ce détachement servait d'amorce à une demande de renforts que le maréchal Clausel, pressé d'entreprendre la conquête de Constantine, réclamait avec insistance ; pour le seul ravitaillement périodique d'un poste isolé au milieu d'un pays hostile, l'attitude agressive d'Abd-el-Kader et la lenteur des transports rendraient nécessaire le maintien d'une petite armée toujours disponible dans la région d'Oran. Les faits justifiaient ces appréhensions. Le général d'Arlanges, chargé par Clausel d'établir à l'îlot de Rachgoun et à l'embouchure de la Tafna une base pour des liaisons rapides et sûres avec Tlemcen, avait éprouvé, le 25 avril 1836, un sérieux échec à Aït-Yakoub, où l'émir était accouru pour lui barrer la route, avec l'appui des contingents marocains envoyés par le pacha d'Oudjda. Il était refoulé dans son camp sur la côte, étroitement serré de près par les tribus des environs, tandis qu'Abd-el-Kader revenait sur Tlemcen pour renforcer le blocus que Cavaignac, mettant son absence à profit, avait été sur le point de rompre. La défaite du général d'Arlanges, habilement amplifiée par les émissaires des assiégeants, provoquait la panique dans la ville. Une partie des Maures et des Juifs s'enfuit, et le bey Mustapha sembla prêt à les imiter.

La situation était grave. Il fallut envoyer aussitôt de France trois régiments avec Bugeaud, alors maréchal de camp, à l'embouchure de la Tafna pour dégager d'Arlanges qui ne pouvait percer sur Tlemcen, ni rentrer par voie de terre à Oran et dont le retour par mer aurait exalté la gloire de l'émir. Bugeaud réussit d'abord à s'ouvrir la route d'Oran, après avoir battu Abd-el-Kader, et partit de là pour Tlemcen non sans avoir adressé au ministre ses premières remarques sur la guerre telle qu'on la faisait en Algérie. Il réclamait l'organisation de brigades militaires de mulets de transport, pour affranchir les troupes du concours douteux ou onéreux des indigènes et alléger les soldats qu'on abrutit sous le poids :

C'est un crime de lèse-nation, écrit-il, que de les charger de 7 jours de vivres, 60 cartouches, effets, etc., qu'ils sont incapables de porter et qui empêchent les mouvements rapides ; il faut renvoyer aussi les colonels et chefs de bataillon âgés. La dépense, 80 mulets environ par 1.000 hommes, constituera une économie : ce sont les demi-moyens qui ruinent. Il faut aussi n'envoyer que des hommes robustes.... Si j'avais 3000 de mes soldats d'Espagne, je parcourrais en maître toute la province d'Oran.

Même en faisant la part de son exagération habituelle, il faut reconnaître que Bugeaud voyait déjà juste et que la plupart de ses critiques restent encore d'actualité en Afrique du Nord. Quoi qu'il en soit, même avec des troupes mal adaptées à la tactique locale, il infligeait le 24 juin en avant de l'oued Safsaf un nouvel échec à Abd-el-Kader, qui voulait l'arrêter entre Oran et Tlemcen, et faisait sa jonction le même jour avec Cavaignac accouru à sa rencontre.

Si l'impression produite sur Bugeaud par les emmurés du Méchouar, qu'il s'attendait à trouver craintifs, misérables et découragés, fut excellente, celle que lui laissèrent la ville et le pays traversé fut moins favorable. Elle confirma son hostilité à l'égard de l'Algérie, sentiment qui devait influencer plus tard ses négociations avec Abd-el-Kader : Les trente lieues de désert incultivable entre Oran et Tlemcen ne lui paraissaient pas mériter les sacrifices nécessaires pour les conserver. Le 26 juin, il repartait pour l'embouchure de la Tafna où il allait chercher les ravitaillements promis à la garnison. Cavaignac l'accompagnait avec 200 de ses soldats, 300 Koulouglis et Mustapha qui se félicitait enfin d'être dans le parti du plus fort. Sur le chemin du retour, Abd-el-Kader, qui voulait s'emparer du convoi, offrit le combat, mais il fut moins heureux avec Bugeaud qu'avec d'Arlanges et il subit à la Sikak, le 6 juillet, un désastre complet. Il ne fit plus aucune tentative pour arrêter la colonne que Bugeaud, après avoir ravitaillé Tlemcen, ramena sans encombre à Oran.

Cette brillante campagne n'avait guère diminué d'ailleurs la puissance de l'émir, car ses alliés marocains l'aidaient à maintenir dans la fidélité les tribus déprimées par ses défaites. Les troupes de Bugeaud n'avaient pas encore disparu derrière l'horizon qu'il revenait autour de Tlemcen, dont ses contingents coupaient aussitôt toutes les approches. La garnison, livrée de nouveau à elle-même, connut des jours sombres. Le courrier de France, apporté par la colonne de secours, laissait entrevoir comme irréalisables les promesses du maréchal Clausel ; sans la bonne humeur et la fermeté de Cavaignac, la déception aurait fait place au découragement. Le général de l'Étang, qui commandait à Oran, considérait Tlemcen comme une charge supplémentaire fort lourde. Il redoutait l'échéance du ravitaillement prochain qu'il devait entreprendre à son tour et il trouvait de nombreux prétextes pour en ajourner l'exécution : la saison, l'insuffisance de ses propres effectifs, les forces de l'émir et même le mauvais esprit de la garnison qui abandonnerait son poste à la suite de la colonne de secours. Contraint d'agir, il se mettait enfin en route le 20 novembre avec un gros convoi de vivres et d'argent et, à sa grande surprise, il parvint sans coup férir à Tlemcen cinq jours plus tard. Au lieu de soldats et d'officiers démoralisés, prêts à la désertion collective qu'il s'attendait à voir, il fut reçu à 10 kilomètres de la ville par un détachement alerte et discipliné. Si la population n'avait guère, pour subsister, que des légumes et des herbes cuites, la garnison était riche en troupeaux razziés qu'elle devait à son audace ; il ne lui manquait guère que du grain, car la ration était réduite à 8 onces de pain d'une orge non blutée. Mais la joie qui accueillit le général fut tempérée par une déception nouvelle : les promotions, les indemnités tant attendues restaient encore dans le domaine de l'incertain. Cependant, lorsque Cavaignac eut remplacé quelques dizaines de défaillants et de malades par un nombre égal de volontaires enthousiastes et vigoureux recrutés dans la colonne de secours, sa troupe se disposa sans appréhension à subir le blocus qui se referma sur Tlemcen aussitôt après le départ du général de l'Étang.

D'ailleurs, à son insu, le siège allait entrer dans une phase nouvelle. La possession d'un tel poste, pour la sauvegarde d'un prestige alors fort entamé par l'échec de Clausel devant Constantine et pour la sécurité d'une clientèle déjà fort réduite de Maures et de Koulouglis, ne semblait plus justifier l'emploi périodique de forces considérables pour son seul ravitaillement. Alger, comme Paris, se préoccupaient bien plus de réparer l'échec de Clausel que de disputer Tlemcen à l'émir. Le successeur de de l'Étang trouva donc plus habile de faire concourir les assiégeants à l'entretien des assiégés. Par une de ces combinaisons arabes si fréquentes en Afrique du Nord, le Juif Ben Durand, factotum traditionnel des généraux d'Oran, lui proposa de faire livrer à Cavaignac, par Abd-el-Kader lui-même, le bétail et les grains que la colonne trimestrielle devait escorter. Le projet fut agréé. Ben Durand était en effet, de notoriété publique, en rapports suivis d'affaires avec l'émir, qui conclut l'arrangement à la satisfaction des deux parties. Sans qu'il fût nécessaire de recourir à l'habituelle armée de secours, les défenseurs de Tlemcen reçurent, au début d'avril 1837, de leur adversaire ce qu'elle ne leur aurait apporté qu'au prix de rudes fatigues et de sacrifices peut-être sanglants. On glosa fort, du reste, à Oran et même à Alger, sur le savoir-faire de Ben Durand, qui avait trompé Abd-el-Kader par de fausses promesses et s'était approprié les sommes qu'il devait lui payer. Quoi qu'il en soit, Cavaignac fut exactement ravitaillé ; il prit alors en pitié le dénuement de la population à laquelle il donna les deux tiers de l'orge, du blé, du bétail que les convoyeurs de l'émir lui apportaient au Méchouar. Grâce à son économie et à son ingéniosité, n'en pouvait pas moins attendre les événements qui semblaient se précipiter.

Bugeaud était en effet revenu à Oran dans les premiers jours d'avril, muni par le ministre des pleins pouvoirs nécessaires pour résoudre, en dehors du gouverneur général, par les armes ou la diplomatie, le problème des relations avec Abd-el-Kader. Il déjoua les intrigues de Ben Durand qui voulait être l'homme indispensable, ravitailla sans combat Tlemcen le 20 mai, fit évacuer l'inutile et coûteux camp de la Tafna et, constatant par l'insuffisance de ses moyens de transport l'impossibilité d'abattre l'émir dans une campagne décisive, il accepta les offres de pourparlers que celui-ci lui faisait parvenir par Hamadi-Bukal. Les négociations furent vivement conduites et les signatures échangées le 1er juin par Abd-el-Kader et par Bugeaud, qui n'engageait provisoirement que lui-même, sous réserve de la ratification par le Roi. Il cédait tout sur presque tous les points et croyait obtenir pour la France tous les profits d'une bonne affaire. Le Gouvernement et le public pensèrent d'abord comme lui, et la convention de la Tafna fut approuvée par Louis-Philippe le 15 juin 1837.

La paix restait précaire, car l'ambition de l'émir était sans limites. Il n'y avait plus de place à la fois, en Algérie, pour la France et pour ce mendiant, fils de mendiant, comme le qualifiait Cavaignac qui, plus clairvoyant que Desmichels et Bugeaud, écrivait : La conquête est une chose assez immorale en soi ; mais si l'on veut conquérir ici, il faut commencer par faire la guerre et la faire bonne. Il faut la faire avec une autre armée autre que celle qu'on nous envoie de France. Ce ne fut pas sans regret qu'il évacua, selon une des clauses de la convention, la ville qu'il avait défendue seize mois. Il ne devait y revenir que huit ans plus tard, comme maréchal de camp commandant la subdivision, et sa première visite fut pour la pauvre maison où il avait tant pleuré en apprenant la mort de sa sœur Caroline, enlevée à vingt-cinq ans par une brusque maladie. Avec son cuisant chagrin il emportait aussi la fierté d'un succès, qui le mettait hors de pair, et lui donnait le droit de faire entendre son avis sur les problèmes algériens.

La défense de Tlemcen avait eu, en effet, un grand retentissement. Le public, renseigné par les journaux, s'était passionné à ses péripéties ; le National, surtout, se distinguait dans les polémiques, très vives après l'échec de l'expédition de Constantine, qui faisait prévoir le pire destin pour les assiégés du Méchouar. Il y avait sans doute, chez les rédacteurs de la feuille républicaine, le désir d'exalter, par esprit de parti, le frère de leur chef Godefroy, mais cette sollicitude était d'ailleurs vivement blâmée par Cavaignac qui redoutait de paraître leur inspirateur pour briller au détriment de ses camarades. Son mérite n'était pourtant discuté par personne. Le maréchal Clausel s'employait avec constance à le faire récompenser, car il distinguait dans le défenseur de Tlemcen les qualités militaires d'un futur grand chef. Le Comité du Génie, invoquant le rang de Cavaignac sur l'annuaire, s'y opposait de tout son pouvoir. Soutenu par le duc d'Orléans, le maréchal était enfin parvenu à obtenir la promotion du capitaine dans l'Infanterie, le 4 avril 1837, et il comblait ses vœux en lui faisant attribuer le commandement du nouveau bataillon de zouaves dont les défenseurs de Tlemcen devaient constituer les deux premières compagnies. Le Roi lui-même ne ménageait pas les éloges à la conduite d'un officier qu'il savait hostile ; et le lieutenant général vicomte Cavaignac, qui en avait été tout interloqué dans une réception aux Tuileries, ne mesura plus son affection à un neveu si bien apprécié.

Ainsi, après une longue attente, celui-ci voyait se réaliser son rêve. Ses parents ne pouvaient comprendre sa joie. Son frère, surtout, considérant le prestige du Génie qui, selon le mot de Bugeaud, représentait l'aristocratie de l'armée, lui reprochait de s'être fait, d'évêque, meunier. Eugène pensait, au contraire, que le service dans l'Infanterie, seul, lui donnerait les occasions de faire la guerre comme il l'entendrait. Il pensait aussi qu'un chef de bataillon dans ce régiment de zouaves, dont la renommée était déjà légendaire, paraîtrait mieux qualifié qu'un capitaine du Génie pour l'exposition d'idées nouvelles sur l'établissement de la France en Algérie, au moment où partisans du statu quo et partisans, de la conquête s'affrontaient dans une lutte décisive.

Cependant il hésitait avant de se lancer dans la mêlée. Bugeaud avait signé le traité de la Tafna parce que les conséquences d'une entente avec l'émir lui paraissaient moins redoutables que les dangers d'une occupation sans cesse agrandie. A constater les défauts et les faiblesses du commandement et des troupes, qu'il signalait au ministre après ses dernières opérations dans la province d'Oran, il avait sans doute trouvé le courage nécessaire pour signer un accord sur la durée duquel il ne se faisait pas d'illusions. Mais le répit procuré par ce traité, s'il permettait à l'émir de renforcer sa position, donnerait aux Chambres françaises le temps de se décider aux sacrifices nécessaires et aux autorités militaires les moyens de changer leurs méthodes. Cavaignac, lui, ne doutait pas qu'il faudrait bientôt recourir aux armes. L'occupation bâtarde, à laquelle on se résignait, lui semblait analogue à la manœuvre de ce capitaine de vaisseau qui, rencontrant en mer son ennemi désemparé et sans munitions, lui envoya des mâts de rechange, de la poudre et des boulets, puis fut battu et coulé bas. Il invoquait volontiers, dans ses lettres à sa famille et à ses amis, l'exemple de la Russie qui échouait au Caucase ; celui de la guerre d'Espagne où, malgré la conquête des villes, l'hostilité des campagnes nous avait contraints à la retraite ; celui de la guerre de Russie où l'exode des habitants devant ses armées a conduit Napoléon à la ruine.

De même, disait-il, en Algérie on avait le sol et on ne pouvait y attacher l'indigène. La guerre complète, seule, fera voir la solution, car elle provoquera la soumission des tribus les plus intéressantes, avec lesquelles on s'entendra aisément. Si l'on veut s'en tenir au traité, on fera, tout le long des frontières qu'il donne aux établissements français, une sorte de fossé bordé de postes pour interdire à notre adversaire de le franchir : s'il saute le fossé, on en fera un autre en arrière, et ainsi de suite, jusqu'à ce que nous soyons cernés au bord de la côte ; alors il faudra se battre pour tout de bon, ou partir.

Il comprenait autrement le rôle de nos troupes en Afrique du Nord. Déjà, le traité produisait ses effets inévitables. Les postes étaient bloqués : les environs mêmes d'Oran n'étaient plus sûrs, et les tripotages de Ben Durand pour ravitailler la ville comme il avait ravitaillé Tlemcen conduisaient le général Brossard devant le conseil de guerre de Perpignan où le commandant Cavaignac fut appelé à témoigner. La paix à tout prix livrait aux vengeances de l'émir des tribus qui, confiantes dans notre force, avaient combattu pour nous. Le moment était donc favorable pour. éclairer l'opinion. Cavaignac conservait dans ses papiers six études sur les divers problèmes algériens ; il les réunit en brochure et lança dans le public, en 1839, La Régence d'Alger, imprimée à ses frais.

Après avoir tracé un programme économique et politique qui sera exposé plus loin, il traitait les affaires militaires selon des principes encore applicables au Maroc insoumis.

Jusqu'alors, expliquait-il, on avait procédé comme les Turcs, par l'occupation de quelques localités autour desquelles rayonnent des expéditions périodiques. On est arrivé ainsi à développer l'armée d'occupation, qui a un effectif important et qui est incapable d'exécuter un plan méthodique. Si les généraux n'ont pas agi autrement, c'est que l'on ne leur en a pas laissé le pouvoir. Trezel en rompant hardiment le traité de la Tafna, Clausel qui a rendu obligatoire la conquête de Constantine et de Stora, sont sortis des sentiers battus, et l'on doit les en louer. Les Chambres sont, en réalité, responsables de la situation actuelle car, n'osant prescrire l'évacuation, elles n'ont pas voulu admettre les conséquences du maintien des troupes en Afrique du Nord, qui nous contraint à étendre notre zone pour conserver le terrain acquis.

Mais, tandis que les généraux se fiaient exclusivement aux forces mobiles pour harceler l'ennemi sans relâche, lasser sa résistance et l'amener à la soumission, Cavaignac proposait un système différent :

Ce n'est pas par des apparitions périodiques au milieu des Arabes qu'on peut espérer les réduire. Ces épisodes de guerre sont bons tout au plus, si rien ne leur succède, à entretenir leur haine et aiguiser leur esprit belliqueux. Ce serait nous présenter à eux comme les vrais continuateurs de leurs anciens maîtres, avec un peu moins de résolution et de force pourtant.... Nous ne devons avoir pour but que de prévenir, par un déploiement de forces imposant, continu et parlant aux esprits par ses résultats immédiats et visibles, cette guerre de détails qui ne produit que des massacres et ne promet que des malheurs.

Et il démontre que ses remarques sont justifiées par les faits :

L'Arabe n'est pas aussi nomade qu'on le dit, car il est lié au sol par les sources, les terrains de pâture et de labour. Ruiné par Abd-el-Kader s'il se tourne vers nous, ruiné par nous s'il s'enfuit, il est pris entre deux maux : l'émir est plus redoutable, parce que permanent ; il s'attache donc à l'émir. Faute d'esprit de suite, nous n'avons pu donner aux indigènes la foi dans notre protection : tel fut le sort des tribus du Cheliff qui nous avaient accueillis, celui des Koulouglis de Tlemcen qui nous avaient appelés, etc. Si l'on persiste à faire la guerre en partant d'un centre, on disperse les efforts ; l'affaiblissement est progressif malgré un effectif sans cesse croissant ; on concentre les résistances en les refoulant, et l'on attire sur la circonférence les tribus de l'extérieur qui viennent à la rescousse. Il faut, au contraire, retenir sur place chacune de ces tribus par l'intérêt de sa défense ou de sa conservation.

Le problème ainsi posé, Cavaignac indiquait la solution. Au lieu de petites conquêtes de terrains abandonnés par les collectivités indigènes, il demandait l'occupation, d'un seul coup, d'une grande ligne appuyée sur Oran et Alger, englobant une portion notable du pays et une nombreuse population. Nous apparaîtrons alors aux Arabes, non plus comme des voleurs, mais comme des maîtres qui veulent et qui peuvent châtier les rebelles et protéger les ralliés. On constituerait sur cette ligne un front de défense, gardé par quelques solides garnisons, et on laisserait à l'intérieur les tribus évoluer tranquillement vers nous, car elles comprendraient les bienfaits d'une protection dont elles apprécieraient bientôt la valeur ; elles approvisionneraient elles-mêmes, comme à Tlemcen, les postes qui les protégeraient. Pour installer cette barrière de sûreté, il faudrait agir vite, avec prudence et fermeté. L'émir a pu bloquer une ou deux villes ; il ne saurait bloquer une frontière qu'il ne pourrait traverser sans danger. Les premiers moments, seuls, seraient difficiles. Avec la clairvoyance des grands organisateurs, il explique :

La guerre ne doit pas être notre but ; elle ne peut être que l'appui d'une politique pacifique et protectrice du travail. Pas de guerre aux populations sur lesquelles nous voulons agir, et, pour cela... porter la guerre au delà du pays qu'elles occupent, mettre leur tranquillité hors de cause si elles la veulent. L'ensemble de nos lignes serait la première maille d'un réseau dominateur dont il nous importe de couvrir la Régence tout entière.

Et, devinant que ce programme serait considéré comme un paradoxe ou une utopie par les spécialistes des questions algériennes, il leur adressait un éloquent appel :

Nous demandons aux uns de se défaire de cette disposition sceptique qui trouve plus commode de tout nier que de rien entreprendre ; aux autres de s'isoler des faits actuels, de dépouiller cette juste impatience que leur donne le rôle étroit qu'ils sont condamnés à jouer en Afrique, de voir dans les Arabes, non des ennemis qu'il faut abattre, mais des hommes qu'il faut convaincre, d'oublier le passé qui les pousserait aux représailles, pour ne penser qu'à un avenir digne de la France, digne aussi d'occuper la vie d'un soldat.

Le calcul des forces indispensables selon le plan d'occupation et d'expansion proposé ne pouvait que plaire aux publicistes et aux politiciens partisans du moindre effort ; cependant il satisfaisait toutes les exigences et rendait disponibles de nombreuses troupes que l'on emploierait à la Bugeaud. Les 80 lieues de la future frontière coûteraient moins que les 30 lieues du périmètre des régions désertes qui formaient alors les provinces d'Alger et d'Oran. Elle serait gardée par 15 postes de 250 hommes ; il consacrait 17.000 hommes aux garnisons des villes déjà occupées ; il réservait 19.000 hommes, dont 3.000 indisponibles, pour constituer 4 colonnes de 4.000 hommes, pourvues chacune d'un régiment de cavalerie, qui battraient la campagne, non plus pour une guerre de pillage et de massacres, mais pour une guerre de justice et de réparations. Les 48.000 hommes de l'armée d'Algérie seraient ainsi ramenés à 40.000 et, avec l'appoint croissant des indigènes, on arriverait à ne prendre en France que 22.500 hommes seulement.

La stratégie de Cavaignac était fort audacieuse ; sa tactique ne l'était pas moins. Elle s'accordait d'ailleurs avec celle de Bugeaud qui, dès son premier contact avec les réalités algériennes, avait vu dans la mobilité des troupes la condition essentielle de leurs succès. Cavaignac souhaite, dans chaque colonne, autant de cavalerie que d'infanterie, car nos fantassins ne peuvent atteindre les Arabes, et il faudrait pouvoir, en cas de besoin, les transporter en croupe, comme le fit Abd-el-Kader pour arriver à la Macta, quoiqu'on lui eût dérobé la marche du Sig sur Arzeu (1835). Au lieu de le charger comme un bourricot, il veut alléger autant que possible le fantassin, car les postes proposés doivent être des bases d'opérations autour desquelles rayonneront les colonnes avec des convois très réduits ; le campement, les bagages, les transports ne correspondent pas aux nécessités locales ; il faut les modifier.

La difficulté n'est pas de former des colonnes mobiles ; elle consiste à rendre leur mobilité durable. La ligne de protection a surtout cet avantage. Quand on en aura tiré tout ce qu'elle peut procurer, il sera temps de se lancer chez les Kabyles de l'Est où, d'ailleurs, le traité de la Tafna nous interdit encore d'aller ; ils nous fournissent déjà des travailleurs, ce qui atténue à la longue leurs préventions contre nous. Le vrai mérite sera, non de faire tout ce que permet un traité que nous avons seuls observé jusqu'à ce jour, mais de le rompre comme il pourrait et devrait déjà l'être, et de procéder ensuite à ce qui est véritablement bon et profitable.

Les événements de 1839 lui donnaient raison. Il était alors, depuis le 7 janvier, en non-activité pour infirmités temporaires, car la bronchite chronique contractée l'année précédente à Londres pendant une visite à son frère exigeait un long traitement ; mais il espérait reprendre son service en Algérie aussitôt qu'il en serait capable. Les formalités bureaucratiques avaient d'ailleurs retardé beaucoup le repos qui lui était devenu nécessaire. Il en avait souffert, et sa fierté rendue inquiète par la maladie, les chagrins de famille et les déceptions de carrière, les avait interprétées comme des manœuvres hostiles qui avaient pour objet de le classer parmi les fourbus ou les mécontents. Il avait dû s'en plaindre au ministre, dans une lettre officielle dont les termes nous paraîtraient empreints d'indiscipline plus encore que de fierté, mais qui n'offensaient personne à une époque où les sujets étaient moins libres et plus indépendants que les citoyens d'aujourd'hui :

J'ai indirectement appris que le ministre, écrivait-il, attribuait au dégoût mon désir de quitter l'activité ; il faut que j'en aie en effet de bien légitimes motifs, puisque j'ai trouvé cette opinion même chez le maréchal Valée. Il est vrai qu'on m'a traité assez sans façon quand on n'a plus eu besoin de moi, mais, à mon âge, on ne fait pas de coups de tête, et cette position de ne rien attendre de la faveur, de ne rien obtenir qu'à la pointe de l'épée, n'était pour moi ni nouvelle, ni imprévue. On a donc tort de me croire découragé ; on peut tout au plus me supposer un juste ressentiment. Au reste, je n'ai point quitté la partie, et si je reprends un jour du service, je saurai bien encore forcer les chances. Il y en a toujours pour ceux qui savent les attendre et leur faire face.

Il avait enfin reçu satisfaction et se soignait avec ardeur, combinant les séjours dans les villes chaudes du Midi pyrénéen avec les cures dans les stations thermales, afin de se tenir prêt à répondre sans retard aux appels de l'occasion qu'il pressentait prochains.

Pendant le procès du général Brossard, qui le retenait de longs mois à Perpignan comme témoin, il avait rencontré le duc d'Orléans qui visitait le sud de la France, et il en avait reçu, avec les encouragements les plus flatteurs, les promesses les plus séduisantes. Sa brochure avait fait du bruit ; le National l'avait exaltée ; le public qui s'intéressait aux affaires algériennes était frappé par la concordance entre les pronostics et les faits. Or le public ne savait pas tout, et Cavaignac, à qui les journaux républicains étaient ouverts, aurait pu l'instruire, car ses anciens compagnons d'armes ne lui laissaient rien ignorer des vicissitudes du régime qu'imposait le traité de la Tafna. Mais si le commandant refusait d'intervenir personnellement par une campagne de presse contraire à son sentiment de la correction militaire, il essayait d'éclairer l'opinion, sollicitée par les théoriciens des divers systèmes, en agissant sur l'esprit de son frère Godefroy, soutien écouté du projet le plus séduisant et le plus dangereux, c'est-à-dire de la fondation au profit d'Abd-el-Kader d'un royaume arabe où la France exercerait une sorte de protectorat. Il lui écrivit, à ce sujet, de longues lettres, dont les passages suivants, datés du 4 décembre 1839, sont encore, au Maroc, d'une surprenante actualité :

... Les commandants des postes et de camps n'ayant que le droit de se garder et de garder quelque chose, si l'un d'eux faisait le plus petit pas qui eût pour but de s'éclairer, de prévenir les malheurs qu'on est forcé d'avouer maintenant, il était déclaré faiseur d'embarras, partisan du régime précédent, etc., etc., et mis à l'ombre à tout jamais. Depuis deux ans, ce qui est arrivé en grand il y a 15 jours, arrivait en détail et passait inaperçu. Pour cette fois, cela paraît sérieux. L'émir a envahi sur toute la frontière le territoire occupé ; il y a commis des dégâts et des massacres ; pendant trois jours les Arabes ont parcouru en maîtres un pays sur lequel nous avons 7 ou 8 régiments, et les lettres annoncent que partout on était bloqué dans les camps et les postes.... C'est à force de désastres et de bévues de notre part, que cette question a pris enfin sa place ; la lutte qui va recommencer n'est pas, je crois, une crise : c'est le commencement de la période qui doit décider de l'avenir du pays. Si l'on veut réduire cette guerre aux proportions d'une simple crise, il faudra la terminer, et ce ne sera que par un nouveau traité Bugeaud, car il n'y a pas de milieu possible : Abd-el-Kader vivant, il n'y a de possible que la guerre ou le traité de la Tafna... Que faire ? On crie beaucoup trop, en France, pour quelques soldats tués. Il ne faut pas courir après l'émir mais occuper de proche en proche le pays et y rester. Tant qu'Abd-el-Kader sera au milieu des Arabes, il sera contre nous. La seule chose à faire est donc de le rejeter et de le séparer d'eux ; pour cela il faut occuper, occuper, et puis occuper.... Il ne faut pas regarder la guerre comme un moyen de châtiment ou de vengeance ; il faut donner aux tribus envie de se soumettre, et ce n'est pas la vengeance qui y conduira.

Ne croirait-on pas aujourd'hui, en lisant ces lignes, qu'il s'agit d'événements récents ? Il suffit de remplacer Abd-el-Kader par Abd-el-Krim pour avoir l'explication des faits qui, en 1925, mirent à une pénible épreuve la solidité de nos établissements en Afrique du Nord. Mais le commandant n'était pas seulement doué de l'esprit critique, et chez lui, par une rencontre rare, l'homme d'action était capable d'exécuter les plans du théoricien. Il appréciait sans fausse modestie sa propre valeur et se distinguait de l'ambitieux vulgaire par l'ardent désir de donner à ses idées le témoignage des faits personnels. Aussi, lorsque les conséquences du traité de la Tafna eurent rallumé la guerre en Algérie, s'empressa-t-il de mettre fin à sa non-activité, afin de prendre part aux opérations que préparait le maréchal Valée. Sa santé avait encore besoin de sérieux ménagements ; son frère, toujours exilé, n'avait pas accepté l'amnistie offerte aux condamnés du procès d'avril, et les conditions d'existence de sa mère, isolée à Paris, donnaient de graves soucis à son affection ; ce n'était pas un bataillon de zouaves ou le grade de lieutenant-colonel qui l'attendaient, mais un bataillon d'infanterie légère, moins reluisant. Mais sa troupe ferait partie de la division du duc d'Orléans, sur la loyale sympathie duquel il pouvait compter, et l'important commandement de la place de Cherchell lui était en outre promis. Ce fut donc avec un juvénile enthousiasme qu'il accepta sa nouvelle destination, et que, le vapeur qui devait l'emporter ayant largué les amarres sous ses yeux, il s'embarqua sur un petit voilier à Toulon, de crainte d'arriver trop tard.

Pendant sa longue absence, l'Algérie ne s'était guère modifiée. Ainsi qu'il le remarquait dès son retour, le blockhaus sévissait partout, et le flambeau de la civilisation, qui devait nous précéder ou tout au moins nous suivre, n'était qu'une torche incendiaire. A Cherchell, en prévision d'une attaque par les tribus environnantes, on dévastait les champs pour enlever aux guerriers la gloriole d'en brûler la récolte, et l'on organisait fiévreusement un réduit où s'entassaient les défenseurs. Dès son arrivée, Cavaignac comprend autrement le rôle de la garnison. Son bataillon compte 1.200 hommes ; de petits détachements d'artillerie et de génie lui sont adjoints ; 300 hommes de renfort lui sont promis, tant la situation inspire de crainte. Mais il a déjà expérimenté à Tlemcen une tactique moins passive. Tandis que les Arabes s'excitent dans de bruyantes fantasias et discutent en d'acerbes palabres le partage du futur butin, il fait boucher les brèches des murailles et moderniser les flanquements avec les matériaux qu'il extrait des ruines séculaires accumulées autour de l'enceinte. Puis, lorsqu'il a mis la place à l'abri d'un assaut, il recrute dans sa troupe 350 hommes éprouvés ; dès le 27 avril il les entraîne dans des sorties préparées avec soin, qui sont autant de surprises pour ses adversaires accoutumés à moins d'audace. Jusqu'au 4 mai, malgré un coup de feu à la cuisse droite, reçu le 29 avril, il leur inflige échecs sur échecs, au prix de pertes qui ne dépassent pas 50 tués et blessés, et ses retours triomphants rétablissent la confiance dans Cherchell. Les assiégeants, désemparés par cette tactique déconcertante, ne songent plus qu'à observer la ville, pour se garer des coups. Dans la banlieue qu'il a ainsi nettoyée, à l'exemple des Romains longtemps bloqués avant d'être les maîtres, il met fin au vandalisme inutile qui, sous prétexte de protection et de représailles, faisait incendier les récoltes et couper les arbres. Il préserve au contraire les champs et les jardins autour de la ville et ne porte à regret l'incendie que sur les territoires où s'agitent dans la discorde les contingents de Ben Arach, pour les convaincre d'impuissance. C'était la première fois en Algérie, qu'une garnison serrée de près se libérait elle-même sans un secours extérieur, et Cavaignac compléta la leçon en refusant le renfort dont on lui annonçait l'envoi.

L'événement fit grand bruit, malgré le brouhaha des préparatifs de la campagne projetée, qui rassemblaient lentement une petite armée dans les environs de Cherchell choisie comme base d'opérations. Le maréchal Valée, les généraux, le duc d'Orléans lui-même, ne ménagèrent pas leurs éloges au défenseur qui savait, contrairement aux usages, faire beaucoup avec peu de moyens. Après Tlemcen, Cherchell le montrait comme une force qu'il était plus avantageux d'utiliser que de méconnaître. Et comme on le croyait disposé à quitter prochainement l'Algérie et l'armée pour masquer ses déboires de carrière sous les obligations de l'amour filial, et pour prendre dans l'opposition républicaine la place que lui réservaient ses amitiés politiques, son intelligence, ses qualités d'écrivain et d'orateur, on ne négligea aucune des promesses que l'on savait être assez séduisantes pour le retenir. Le maréchal l'assura d'une promotion prochaine, avec la succession éventuelle de Lamoricière au commandement du régiment des zouaves, objet de ses rêves et de ses désirs ; le duc d'Orléans dissipa les doutes que les projets d'économies attribués à la Chambre lui faisaient concevoir sur une longue existence du régiment convoité. L'héritier du trône, qui avait, à maintes reprises, saisi toutes les occasions de l'apprivoiser par les flatteries et les attentions les plus délicates, était certes de bonne foi quand il disait à Lamoricière en faisant allusion à Tlemcen : On n'est pas obligé d'accepter entièrement les hommes tels qu'ils se posent, mais il est de droit de récompenser leurs services, et je n'oublierai pas que celui-ci a réhabilité le nom français dans une ville où il avait été bien compromis par un maréchal de France.

Avec de tels appuis, la promotion ne tarda pas. Le 21 juin, Cavaignac était nommé lieutenant-colonel chef de corps au régiment de zouaves, sous les ordres et malgré la sourde opposition de Lamoricière devenu brigadier, qui appréciait hautement ses qualités militaires mais redoutait le voisinage de sa forte personnalité. Ses subordonnés de Cherchell le virent partir avec regret. Ils oubliaient ses exigences, sa rigidité dans les affaires du service, pour ne se souvenir que de sa loyauté, de sa justice, et des exemples d'habile hardiesse qu'il leur avait donnés. Au moment des adieux ils lui offrirent une belle tabatière en or, et cette manifestation insolite de leurs sentiments fut plus sensible à son cœur que la récompense officielle de ses actes de chef.

Il n'était pas, en effet, homme à se griser de ses succès. Il en appréciait la valeur avec un singulier détachement, car il cherchait ses termes de comparaison non pas en Algérie, mais en Europe. Il se moquait du National qui, belliqueux par opposition, tressait à tout propos des couronnes aux gloires africaines, et il se montrait volontiers sceptique à l'égard des titres et des mérites de ces grandes réputations locales que l'Algérie usera tôt ou tard. Devançant de trente ans le jugement de l'Histoire, il écrivait :

Il y a ici de futurs maréchaux, peut-être, mais pas un Scipion.... Si la guerre en Europe arrive, comme cea est possible d'ici peu d'années, il faudra qu'ils en fassent bien d'autres, et on rira d'avoir fixé son attention sur quatre ou cinq fortunes militaires qui ne sont pas à la cheville des hommes d'il y a quarante ans. Je ne dis pas qu'il n'y a pas aujourd'hui, dans les rangs, des hommes de même trempe : je dis qu'il n'y a rien qui vint les éprouver. Les grandes batailles d'Afrique sont à peine les petits combats de l'Empire.

Peut-être était-il trop sévère pour des chefs qui devaient toujours compter avec un gouvernement timoré, des Chambres économes, des journaux hostiles, un adversaire déconcertant, et dont les embarras étaient encore accrus par la présence périodique de quelque fils de roi au milieu des troupes où la jeune dynastie venait chercher l'illusion et le réconfort du prestige militaire. Le gouverneur général passe, et l'héritier demeure, disait-on ; aussi, malgré la correction des ducs et princes de la famille royale, leur entourage était-il le siège d'intrigues et de critiques qui mettaient à de rudes épreuves le courage civique des généraux. La crainte de déplaire, ou de ne pas discerner à temps ce qui plaisait, influençait les plans de campagne et la conduite des opérations. Indifférente à ces jeux de courtisans et d'ambitieux dont elle faisait pourtant les frais, la foule des exécutants parcourait, inlassable, les mêmes pistes, se battait sur les mêmes terrains de rencontre, razziait les mêmes tribus, étendait peu à peu la conquête avec l'endurance, la rusticité, la bravoure, l'abnégation que l'armée d'Afrique, dès ses débuts, avait inscrites dans ses traditions et qui font sa force et son originalité.

Lancé à son tour dans le courant, le lieutenant-colonel Cavaignac se trouvait ballotté entre les divers objectifs que les circonstances offraient au maréchal Valée. Il conduisait ses zouaves de Koléah à Milianah, vers Blidah, sans cesse incertain du lendemain car, alors comme aujourd'hui, les états-majors se complaisaient dans une manie du mystère, louable en principe, mais qui avait dans les bivouacs et les camps algériens de déplorables effets. Il souffrait de la précipitation, du désordre et de la bousculade qui en résultaient et il ne pouvait s'habituer à la coutume de tout faire en cinq minutes quand il n'y a pas nécessité. Renverser les marmites quelques instants avant le repas, abandonner du matériel faute de moyens de transport, partir de nuit sans consulter l'état du ciel, faire succomber les animaux sous le faix des charges et des privations, tenir pour négligeables les pièces des comptables et des médecins en prescrivant à l'improviste un départ qu'on pourrait retarder sans inconvénient, préférer à l'intérêt ou la curiosité des exécutants, dans la préparation d'une entreprise, leur passivité à marcher la route sans souci de l'objectif, lui paraissaient être des pratiques vicieuses dont il se promettait de s'affranchir quand il n'aurait, en campagne, d'autre chef que lui-même, comme il s'était singularisé dans la défense des places à Tlemcen et à Cherchell. Sans qu'il s'en rendît compte, d'ailleurs, ses idées cheminaient et le signalaient aux personnages qu'inquiétait l'instabilité de la paix en Europe. Thiers lui-même lui faisait dire qu'il aurait promptement le commandement d'une division si la France était entraînée dans une guerre qui semblait alors inévitable.

Comme tous ceux qui ont, innés, les dons de conducteur d'hommes, ses subordonnés étaient pour lui autre chose que les pions indifférents d'un jeu d'échecs. Il cherchait, dans les incidents journaliers des colonnes, plus favorables à l'observation que les tableaux bien ordonnés de la vie en garnison, à surprendre les sentiments, à deviner les caractères, afin de renforcer les obligations de la discipline par les adhésions joyeusement consenties des intelligences et des cœurs. La psychologie du soldat, surtout, l'intéressait, et il reconnaissait qu'elle était pour lui, une énigme presque indéchiffrable.

Je ne puis plus avoir sous les yeux, écrivait-il à sa mère, le spectacle des soldats souffrants sans penser que, bien véritablement, ce qu'il y a de plus surprenant chez un Napoléon, c'est la dureté de cœur dont il faut qu'il se munisse pour être ce qu'il est. Plus je vis et moins je comprends le soldat tel qu'il se montre. Qu'y a-t-il chez ce malheureux qui est en faction à ma tente, qui le fait supporter la pluie avec plus de bonne humeur que je n'en mets à m'en garantir à moitié ? Le sentiment du devoir ? et cependant, dix fois dans la journée d'hier il a oublié ce devoir pour satisfaire des goûts ou des passions vicieuses. Il ne quittera pas la faction pendant la pluie ; il la quittera pendant le beau temps pour aller boire et vendre son arme si l'argent lui manque.

D'ailleurs, dans cet officier du Génie égaré dans l'Infanterie, ses zouaves avaient vite reconnu les qualités du fantassin de vieille roche, et les officiers des diverses armes qui marchaient avec lui celles qui font le chef habile et heureux. Dès les premières semaines il se montrait en effet aussi entendu dans les pratiques de la vie en campagne que dans la défense des places. Sur les itinéraires des colonnes qui opéraient dans le Dahra et l'Ouarsenis, il avait en outre l'occasion de manifester cette insouciance du danger, cette bravoure personnelle que les militaires estiment si haut chez leurs supérieurs. Plusieurs fois son intrépidité faillit lui coûter cher. Au début d'octobre 1840 notamment, il commandait l'arrière-garde de Changarnier qui ravitaillait Milianah avec 4.000 hommes, alors que 1.200 suffisaient naguère. L'ennemi pressait vivement sa dernière compagnie dont les officiers étaient tous hors de combat ; il court la commander lui-même. En sautant un fossé, son cheval glisse et s'abat ; à ce moment il reçoit sur le dos un cheval de cacolet qui faisait la même chute et qui est aussitôt tué d'un coup de fusil. Ainsi qu'il le remarquait avec bonne humeur en se remettant en selle, il avait eu un cheval tué sur lui, particularité rare dans les motifs de citations.

Son tour de service l'amenait enfin à Médéah, le 19 novembre, pour commander pendant 3 mois cette place. Le général Duvivier, son prédécesseur, avait consacré tous ses soins à la rendre inexpugnable. La ville, qu'on aurait pu défendre avec des pommes cuites, était devenue un amas de forts, batteries, enceintes et magasins où l'on ne trouvait plus de quoi se loger, mais on n'osait pas s'éloigner à une portée de fusil. A peine installé, Cavaignac inaugure un nouveau régime. C'est par le mouvement et la surprise qu'il veut donner au dehors l'impression de la force, et non pas seulement par la hauteur de ses remparts. Les sorties se multiplient, toutes couronnées de succès. Il sait que le succès appelle la confiance, attire les habitants, élargit la zone de sécurité, procure des renseignements ; le 20 janvier 1841, il peut se lancer jusque chez les tribus de la région les plus inabordables, d'où il ramène 1.800 animaux et 50 prisonniers. Ce n'est pas le désir de la gloriole, mais le sentiment de la nécessité qui lui fait entreprendre ces audacieuses expéditions. Si notre profession si cruelle, si anti-humaine parfois, écrivait-il à son frère, n'était qu'un calcul, il faudrait nous pendre. Il n'y a que la conviction qui la rend excusable, et quand la conviction existe, tout ce qui est utilement possible devient un devoir. Or il avait toujours considéré l'inertie des garnisons comme une sottise, et les résultats de dix années d'irrésolution et de faiblesse lui donnaient raison. Sans compter les privations, la nostalgie, la démoralisation qu'elle engendrait dans les troupes, elle avait des effets plus meurtriers que les combats, car elle encourageait la résistance des indigènes qu'elle rendait plus belliqueux et plus entreprenants. La comparaison avec la sécurité rétablie et les marchés bien approvisionnés à Médéah comme à Cherchell, à Cherchell comme à Tlemcen, ne suffisait pas toujours à convaincre les détracteurs d'un système nouveau pour eux. Ils attribuaient le bouleversement de la situation militaire à la chance insolente d'un imprudent que guettait sans cesse la catastrophe, et ils l'appelaient entre eux Risque-tout. Mais Risque-tout ne s'aventurait jamais qu'à bon escient. Il savait choisir l'occasion dans la foule de renseignements que les indigènes cupides lui apportaient en cachette ; il savait aussi dissimuler ses projets, tromper ses adversaires par de fausses confidences et surtout manœuvrer avec habileté, promptitude et décision sur le terrain de combat. Si les choses hardies réussissent à la guerre, écrivait-il, c'est parce qu'on les fait avec prudence, avec méthode.... On n'a pas le droit d'être téméraire quand on risque la vie de 2.000 soldats.... Toutes les fois que je reviens avec des blessés, je m'examine bien et je me demande si ce sacrifice était nécessaire ; jusqu'à ce jour je me suis toujours renvoyé absous. Et, sur le point de quitter Médéah, il songeait avec joie qu'il y avait fait une œuvre utile, car ceux qui lui succéderaient ne pourraient plus se condamner à l'inaction : l'exemple et le sentiment de rivalité, disait-il, viendraient rappeler à celui du devoir, si celui-ci ne suffisait pas.

Les grands chefs n'étaient pas moins satisfaits que lui. Le général Schramm, gouverneur général par intérim, le proposait en ces termes pour l'avancement : Cet officier supérieur, éminemment distingué et capable, est digne à tous égards de votre intérêt et appelé à rendre d'éclatants services dans les nouveaux grades que vous voudrez bien lui confier. Au lieu du grade il obtint la rosette, le 1er mars 1841, mais le duc d'Orléans, de retour à Paris, s'employait avec succès à faire augmenter de deux compagnies le régiment de zouaves, alors à 2 bataillons, pour que la promotion en fût la conséquence obligatoire. Grâce à cet artifice, Cavaignac était nommé colonel le 11 août. Il aurait préféré recevoir son grade sans l'intervention du duc, mais il était cependant flatté dans sa fierté républicaine, d'avoir forcé l'estime du prince héritier. Désormais son grade lui ouvrait l'accès des grands commandements territoriaux. Ce ne serait plus seulement autour de quelque ville bloquée qu'il agiterait une timide garnison, ce serait sur de vastes contrées qu'il imposerait la paix, autrement et mieux qu'on ne l'avait fait avant lui.

Malheureusement, la mort imprévue du duc d'Orléans lui enlevait un soutien aussi puissant que loyal. Bugeaud avait succédé au maréchal Valée, mort lui aussi à Paris. Le nouveau gouverneur était arrivé en Algérie, non plus comme un partisan de l'évacuation, mais comme un chef désireux et capable d'y accomplir une grande œuvre. Son programme, accepté par le gouvernement, différait de ceux qu'y avaient successivement appliqués ses prédécesseurs : avec l'armée de 100.000 hommes dont il disposait, il voulait mettre fin aux expéditions saisonnières, aux petites garnisons disséminées un peu partout sans force et sans prestige, qu'il fallait ravitailler à grand frais. Il voulait, comme Cavaignac l'avait depuis longtemps proposé dans son étude sur La Régence d'Alger, établir entre Oran et Alger une base de postes importants et solides pour une expansion méthodique et d'ensemble. Il semble donc que, avec un tel programme, il eût dû considérer Cavaignac comme un précurseur et l'employer comme le plus précieux de ses collaborateurs ; mais son ancienne affection pour le défenseur de Tlemcen était effacée par une animosité d'autant plus tenace et sournoise qu'elle avait son origine dans une blessure d'amour-propre. Ostensiblement, il lui reprochait ses convictions qui en faisaient un ennemi public, les articles anonymes et hostiles de journaux qu'il l'accusait de rédiger ou d'inspirer ; en réalité, il ne lui pardonnait pas d'avoir refusé ses avances matrimoniales, et ne pouvant l'enrôler dans sa cour d'ambitieux et de clients, il cherchait à se débarrasser d'un subordonné qui ne craignait pas de lui tenir tête. Cependant il le ménageait en apparence, car le colonel n'était pas de ceux qui se laissent brimer impunément. Soyez tranquille, lui avait-il dit dans une explication orageuse, je ne chercherai pas à vous nuire. — Je suis tranquille, répondit Cavaignac, non à cause de cette promesse, mais de la position que je me suis faite dans ce pays, et à cause du commandement qu'il ne dépend pas plus de vous de me faire perdre qu'il n'a dépendu de vous de m'empêcher de le gagner. Pourtant son commandement n'était pas fort enviable et Bugeaud espérait y trouver une solution du conflit.

Les 3 bataillons du régiment de zouaves étaient alors dispersés dans les trois provinces, et chacun d'eux devait servir à former un nouveau régiment. Le colonel n'avait donc plus rien de commun avec sa troupe, et son autorité ne s'exerçait que sur le personnel de ses bureaux. En lui faisant insidieusement proposer par le général Fabvier, à l'inspection générale de 1842, d'aller commander en France un régiment groupé qui serait plus conforme à ses goûts, Bugeaud espérait provoquer un refus fondé sur quelque déclaration politique, facile à exploiter ; mais Cavaignac évita le piège comme il avait décliné l'offre, plus séduisante en apparence, de la direction des affaires indigènes à Oran. Il ne voulait pas plus se laisser étouffer dans une garnison métropolitaine que dans un emploi sédentaire en Algérie. Quelque grands que fussent ses déboires, il en prévoyait la fin tôt ou tard. Après tout, disait-il, Bugeaud a soixante ans et restera ici deux ans au plus ; j'en ai quarante, et vingt ans devant moi dans ce pays ; je puis attendre. Ne craignant rien et ne demandant rien, il était impossible de le tenir tout à fait à l'écart, au moment où la révolte s'étendait jusque dans la Mitidja, où Lamoricière, Changarnier, d'Aumale couraient le pays, chassant successivement l'émir de Tagdempt, Mascara, Boghar, Tlemcen, guerroyaient dans le Dahra et l'Ouarsenis pour maintenir les communications terrestres entre la capitale et Oran. Il était donc dans la plupart des grandes colonnes, dont il commandait l'arrière-garde, par décision spéciale de Bugeaud, ce poste étant considéré de tout temps, en Afrique du Nord, comme le plus difficile. L'hommage public aux qualités militaires masquait peut-être une espérance inavouée : la réputation de l'Achille de l'armée, comme le qualifiait Bedeau, pourrait bien sombrer quelque jour dans un de ces combats que l'audace et la ruse des adversaires faisaient, et font encore, si hasardeux et si meurtriers. Mais il avait si bien le sens du terrain et des possibilités tactiques, il possédait si bien la confiance de ses subordonnés et savait si bien combiner le feu et le mouvement, qu'il se tirait toujours à son honneur des situations les plus dangereuses. On le vit bien, les 18 et 20 septembre 1842 notamment, pendant l'opération risquée de Changarnier dans la vallée de l'oued Fodda : bien que les trois bataillons et l'escadron de l'arrière-garde y eussent perdu les deux tiers de leurs officiers, l'affaire qui pouvait mal finir fut transformée, grâce à lui, en succès éclatant que Changarnier s'attribua sans partage.

Plus redoutable que les risques de guerre était la suspicion que les courtisans du gouverneur général et ses propres rivaux s'efforçaient de répandre au sujet de son loyalisme. Tandis que Bugeaud affectait de le considérer comme un danger public, Changarnier, vexé de s'être vu enlever un jour par ses propres officiers, en présence de Bugeaud, le mérite du succès de l'oued Fodda, le qualifiait partout de Général de la République, et d'Hautpoul lui attribuait les desseins politiques les plus impressionnants. On épiait son attitude pendant les deux voyages que son frère fit en Algérie, mais Godefroy, joyeux de son équipée comme un écolier en vacances ne se montra aux observateurs les plus soupçonneux que comme un touriste pittoresque et jovial, incapable de se transformer en commis voyageur pour idées républicaines. On le guettait dans les circonstances où ses opinions connues pouvaient faire scandale. Ainsi, un jour, il se trouva placé, en qualité de plus ancien des officiers présents, à la droite du duc d'Aumale, dans un pique-nique où le duc avait invité les états-majors des corps de sa division ; certains convives attendaient avec curiosité le moment des toasts traditionnels pour voir comment Cavaignac saurait s'en tirer, et celui-ci, dans son ignorance du protocole, allait faire une omission outrageante, si un billet, furtivement glissé par un de ses officiers, ne l'avait prévenu à temps. Au dessert, il leva sa coupe et dit simplement : Messieurs, je porte la santé du Roi. Le duc reçut ce concis témoignage de loyalisme avec autant de froideur qu'il avait été donné, mais on s'était trompé en le supposant capable de rancune. Il savait d'ailleurs à quoi s'en tenir sur le caractère de cet ennemi signalé de la dynastie. L'inspecteur général Fabvier lui avait dit : Je mettrais ma tête sur le billot que si le colonel Cavaignac avait quelques desseins politiques, il commencerait par donner sa démission. Le maréchal Soult, ministre de la Guerre, le savait exempt, malgré ses mérites, de la folie d'avancement alors si commune dans l'armée d'Afrique et déclarait hautement qu'il n'y perdrait rien. Le duc d'Aumale lui-même, écrivait dans le rapport officiel de ses opérations où Cavaignac s'était trouvé sous ses ordres et avait brillamment contribué à l'important succès de Dra-el-Abbou.

Si je dois dire toute ma façon de penser, je n'ai encore connu en Afrique, hors Bedeau et Lamoricière, qu'un seul homme présentant cet ensemble de qualités pratiques et intellectuelles de soldat et d'administrateur que je désirerais trouver chez chaque commandant de province, mais il n'est sous aucun rapport en ligne pour prétendre en ce moment : c'est Cavaignac, des zouaves. Je crois du reste, qu'il sera difficile de ne pas bientôt le faire maréchal de camp. Cavaignac tient une conduite parfaitement sage et honorable ; il est trop jeune et trop vaillant pour qu'on puisse songer à arrêter sa carrière ; on ne pourrait que la retarder, et ce serait, à mon avis, maladroit. En ayant l'air de lui donner de mauvaise grâce des grades que tout le monde sait qu'il a gagnés, on le dégagerait de toute reconnaissance et on le rendrait plus dangereux : il a, dans l'armée, une popularité réelle....

L'effet des bonnes dispositions du duc ne tarda pas à se manifester. En avril 1843, Bugeaud fonda un poste important à El Esnam, sur les bords de l'oued Cheliff, pour jalonner, entre Milianah et Mostaganem, la ligne de protection des territoires conquis. Il en confia l'établissement au colonel Cavaignac qui voyait ainsi se développer l'occupation selon les principes exposés dans son étude sur La Régence. Le site était austère : une vallée nue, entre deux chaînes de hautes collines déboisées, dont le sol fertile ne produisait que de maigres récoltes ; la population, tour à tour pillée par les montagnards du Dahra et de l'Ouarsenis, était d'une fidélité douteuse. Mais l'endroit était bien choisi, car les Romains en avaient déjà reconnu l'importance ainsi que l'attestaient des ruines imposantes de bâtiments et les vestiges d'un grand pont sur le Cheliff. Pour Bugeaud, El Esnam devait être, non seulement une base militaire, mais aussi un centre colonisateur, et le nom d'Orléansville qu'il lui donnait en souvenir du duc d'Orléans prouvait que le gouverneur général avait définitivement renoncé aux projets d'évacuation qu'il défendit avec tant d'ardeur. Et il comblait en apparence Cavaignac de ses faveurs, car il faisait d'Orléansville le chef-lieu d'une subdivision territoriale et d'une brigade active. Mais, en réalité, il cherchait à l'immobiliser dans une besogne de constructeur, tandis qu'il plaçait l'aga de la subdivision sous les ordres du commandant de Mostaganem. Il enlevait ainsi à Cavaignac le principal moyen d'action sur la politique indigène, en même temps que, par des prélèvements considérables sur la garnison pour renforcer les colonnes qui opéraient dans l'Ouarsenis, il croyait l'empêcher de rechercher au loin, dans la campagne, des succès qu'il lui faudrait récompenser. Cavaignac, du moins, n'hésitait pas dans sa correspondance à lui attribuer d'aussi machiavéliques desseins. Il était alors exaspéré contre Bugeaud dont les travers, l'ambition, les calculs, le caractère cauteleux lui cachaient les remarquables qualités. Il n'a pu me réduire en guerre ouverte, écrivait-il à son frère ; maintenant il se dédommage à coups d'épingle... cette nature étroite, mauvaise, ne pouvant soutenir plus d'un jour un effort d'honnêteté. Mais quand il se déclarait las d'enthousiasme et avide d'égoïsme, quand il expliquait : Les enthousiastes sont heureux parce qu'ils sentent, les égoïstes sont heureux aussi parce qu'ils sont endurcis ; mais l'époque de transition est mauvaise et pénible, car on a encore le sentiment de ce qui devrait être et celui de sa propre dépréciation, il ne cherchait inconsciemment qu'un effet de littérature. Le ressort moral était chez lui trop bien trempé pour céder un instant à la pression des contrariétés. Le même jour qu'il semble résigné à l'inaction et l'obscurité, il se contredit lui-même : que l'occasion se présente, il la saisira et fera avec 1.000 hommes ce que les autres ne font pas avec 3.000. C'est en vain qu'on croira l'avoir réduit à l'impuissance : tout en surveillant ses bâtisses et gérant ses magasins, il dirige et contrôle ses émissaires et ses tribus ; de leurs racontars habilement analysés il déduit un plan de razzia ou de reconnaissance offensive où le secret, la rapidité des mouvements compensent la faiblesse numérique de la troupe que Cavaignac conduit lui-même aux succès. Il ne cherche pas à s'en faire gloire, mais, comme autour de Cherchell et de Médéah, une zone de sécurité environne Orléansville, tandis que les colonnes que dirige Pélissier s'évertuent à courir après d'insaisissables ennemis. Chacun des chefs lâchés dans la montagne mettait d'ailleurs moins de discrétion dans le récit de ses exploits. Soucieux de briller, ils enflaient démesurément les dangers affrontés et l'adresse à les dissiper, dans leurs rapports dont Cavaignac devait prendre connaissance pour télégraphier sur-le-champ l'analyse au gouverneur général.

De telles vantardises ne trompaient pas Bugeaud, qui ne se gênait pas pour railler, en petit comité, les hauts faits de ses lieutenants, mais qui affectait d'en être dupe, pour ne décourager personne. Ainsi s'élevaient des réputations usurpées ; leur brillant éclat ne résistait pas, tôt ou tard, à quelque orage imprévu dont les troupes en Algérie et les contribuables en France étaient les premières victimes. Mais les ambitieux sans scrupules qui spéculaient sur la richesse de leur imagination étaient-ils plus coupables que le chef qui, sciemment, par scepticisme ou par calcul, se laissait tromper ? On aurait tort, cependant, de croire que ces pratiques étaient particulières aux militaires et qu'elles n'ont pas survécu à Bugeaud ; elles sont aussi anciennes que le monde et dureront autant que lui. Elles conduisent parfois aux honneurs ceux qui les emploient, mais elles ne leur confèrent pas l'estime des gens d'honneur ; elles peuvent donner pour un temps l'apparence de la sagesse à la maxime : Le savoir-faire vaut mieux que le savoir, mais elles ne donnent aussi que l'apparence de l'autorité à ceux qui l'ont prise comme règle de conduite. Au-dessous d'eux ils ont des témoins et des juges, dont le sentiment sait demander à l'occasion justice pour le mérite modeste ou méconnu. Bugeaud lui-même en fit un jour l'expérience. Après la prise de la Smalah par le duc d'Aumale, il avait réuni à Alger ses principaux collaborateurs pour leur expliquer sa prochaine campagne. L'un d'eux, appuyé aussitôt par tous les autres, exprima sa surprise et son regret du traitement infligé à Cavaignac, maintenu trop visiblement à l'écart, et qui l'amènerait à prendre prématurément sa retraite, ce qui serait une grosse perte pour l'armée. Bugeaud dut se défendre de tout mauvais calcul à son égard et promettre de confier au commandant d'Orléansville un rôle conforme à ses talents. Il venait de recevoir le bâton de maréchal et, parvenu au terme de son ambition, il pouvait être généreux.

Il tint en effet sa promesse, et ne garda pas rancune de s'être laissé faire violence. D'ailleurs son propre intérêt l'y engageait. Les mécomptes qu'il éprouvait, notamment du côté de Changarnier promu lieutenant général et qui se montrait aussitôt d'un maniement difficile, du côté de Pélissier qui n'était pas toujours heureux dans ses entreprises, lui rendaient plus sensible, par comparaison, la valeur d'un subordonné ombrageux, revêche peut-être, mais qui savait débarrasser l'autorité supérieure de tout souci dans les postes où on le plaçait. Cavaignac se vit donc à la tête de 6.000 hommes dans la circonscription d'Orléansville agrandie, qui s'étendait au delà de Tenès et sur le Dahra. Et comme un bonheur n'arrive jamais seul, il recevait aussi la cravate de commandeur de la Légion d'honneur le 6 août 1843, et, peu après, la visite de Godefroy que, décidément, l'Algérie attirait. On espérait même, à Paris, qu'il s'y fixerait et que le Gouvernement serait débarrassé d'un dangereux adversaire. Pour l'y retenir, Bugeaud lui-même multipliait les prévenances, lui permettait d'accompagner son frère pendant les opérations dans l'Ouarsenis, et le défendait avec vigueur contre les dénonciations qui l'accusaient de recruter en Algérie des prosélytes au parti républicain. Sa conduite est irréprochable, écrivait le gouverneur, et il est odieux de dénaturer ainsi les relations fraternelles. Le colonel, réconforté, accomplissait avec plus d'entrain sa tâche d'organisateur et de guerrier. Orléansville devenait une cité bien construite, prospère, dont il s'efforçait de rendre le séjour agréable à la garnison. Malgré la gêne qu'il s'imposait pour venir en aide à sa mère, il donnait des fêtes, recevait largement les officiers et les personnalités de passage, car un chef, disait-il, doit faire figure et ne pas courir après les économies, surtout sordides. En cette matière, il comprenait fort bien les exigences de sa situation ; il savait que la générosité, une certaine apparence de faste, augmentent singulièrement l'ascendant moral sur la foule des subalternes qui considère la richesse comme l'attribut naturel de la puissance. Il savait aussi que les hommes sont difficiles à connaître dans les strictes relations de service ; le moule officiel dans lequel ils se figent s'écaille ou se brise dans l'intimité des réunions ; leur âme et leur caractère apparaissent alors, leur personnalité réelle se dégage, et le chef peut désormais faire appel à ceux des sentiments qui inspireront le mieux leurs actes. Cavaignac ne négligea jamais ce moyen si sûr et si efficace de commandement, qui engendre la confiance et dissipe les préventions, mais qui convient mal à l'égoïsme et à la cupidité.

Grâce à sa vigilance et à son adresse dans la politique indigène, à la mobilité de sa troupe, au zèle et au dévouement de tous, la circonscription d'Orléansville était restée en paix pendant la campagne de Lamoricière et du duc d'Aumale contre Abd-el-Kader. Un enfant portant un panier de raisins peut aller de Tenès à Cherchell, disaient les indigènes, et l'on passait partout sans escorte là où, quelques mois auparavant, il fallait de fortes colonnes. La promotion si attendue de maréchal de camp (16 septembre 1844), le commandement si recherché de la subdivision de Tlemcen (8 octobre) furent les récompenses que Bugeaud fit décerner à cette féconde activité. Il ne pouvait retarder plus longtemps un grade que l'opinion unanime des militaires et des colons décernait depuis plus d'un an au pacificateur d'Orléansville, et il ne trouvait personne pour occuper à Tlemcen, après Bedeau, un emploi que les circonstances rendaient particulièrement délicat. Les différends avec le Maroc n'étaient pas terminés avec la victoire de l'Isly et les préliminaires du traité de Tanger ; Abd-el-Kader était toujours errant et menaçant ; quelque incursion de l'émir jusqu'aux environs d'Oran restait à craindre pour la révolte qu'elle ranimerait dans la province. Il fallait donc couvrir les approches du chef-lieu par une surveillance active et une politique adroite, afin de laisser à Bugeaud la tranquillité nécessaire pour ses opérations projetées en Grande Kabylie, et nul n'y était plus propre que Cavaignac.

L'entente n'était plus d'ailleurs complète entre le gouverneur général et son subordonné, sur les procédés de la lutte contre l'émir. Cavaignac disposait d'environ 13.000 hommes, et Bugeaud pensait qu'il s'en servirait pour entretenir sur les confins occidentaux de nos possessions une agitation guerrière qui découragerait à jamais les partisans d'Abd-el-Kader. Mais la proximité du Maroc, les difficultés d'une efficace police frontière où la duplicité du pacha d'Oudjda multipliait les embûches, l'ardent désir de paix manifesté par la plupart des tribus, obligeaient Cavaignac à plus de prudence. Lui, que ses rivaux avaient tenté d'écarter de ce poste de choix en invoquant sa témérité, son intransigeance de risque-tout, préférait enlever autrement toutes chances de succès aux tentatives de l'émir. Celui-ci, désormais privé de l'appui officiel du Maroc, devait recruter des partisans à force d'intrigues avant de recommencer les hostilités, et l'accalmie qui résultait de son impuissance momentanée laissait à Cavaignac le temps de préparer son plan de campagne selon des principes différents de ceux de son devancier. L'autorité militaire, remarquait-il, avait été jusqu'alors trop pesante : elle n'avait rien fondé, elle n'était acceptée que, comme naguère, celle des Turcs.... L'âge n'a fait que développer en moi ce sentiment que la guerre est un misérable passe-temps lorsqu'elle n'est que cela ; j'aspire donc au moment où je posséderai assez mon nouveau territoire pour donner aux affaires la direction que mes idées me montrent comme bonne. Si, après vingt ans d'Afrique, je ne devais conserver de tout ceci d'autre souvenir que celui de razzias, je croirais avoir bien pitoyablement employé ma vie.... Partout, les armées ont fondé de grandes choses, mais à condition de ne pas voir tout leur rôle consigné dans l'école de bataillon.

Il se donna d'abord la tâche de parcourir le territoire avec quelques troupes, afin d'en connaître les particularités au point de vue militaire et pour donner confiance par l'étalage d'une force mobile et disciplinée. La région des Chotts fut la première qui l'attira. Il savait qu'elle était pour Abd-el-Kader la zone préférée de passage dans ses expéditions vers la province d'Alger. Habitée par des tribus guerrières et favorables à l'émir, elle permettait à celui-ci de masquer ses mouvements, de tourner le dispositif de couverture organisé dans la province d'Oran, de tomber par surprise sur les populations du centre de la Régence, d'obtenir des succès impressionnants, et lui procurait une sûre ligne de retraite vers le Maroc. C'est donc dans cette région que le commandant de Tlemcen pouvait espérer les rencontres les plus fructueuses dans sa mission protectrice, à condition de connaître à l'avance le terrain sur lequel s'exécuteraient ses combinaisons. Entre deux reconnaissances, il s'intéressait aux efforts du commissaire de la Rue qui préparait, de concert avec le pacha d'Oudjda, un règlement de police frontière où les autorités marocaines, stimulées par la fermeté du commandant de Tlemcen, se montraient en apparence conciliantes et soucieuses de maintenir l'accord avec leur voisin. Il bénéficiait, d'ailleurs, du prestige des souvenirs qu'il avait laissés huit ans auparavant dans la région et qui attiraient autour de son logis une foule d'agents de renseignements et d'émissaires, dans le verbiage desquels il savait choisir les éléments de ses résolutions.

Malgré le chagrin causé par la fin prématurée de Godefroy, mort le 5 mai 1845 après une longue et cruelle maladie, il fallait agir vite et frapper fort. La mobilité était la meilleure arme de ses adversaires. Presque tous cavaliers, disposant de montures rustiques, agiles en montagne comme des chèvres, ils étaient suivis par les fantassins, meskines trop pauvres pour posséder un cheval, et qui, porteurs seulement de leur fusil et de quelques poignées de dattes, pouvaient faire des étapes extraordinaires ; au combat, les fantassins montaient en croupe, étaient transportés au galop sur les points avantageux du terrain, dessinaient promptement avec de larges intervalles un front enveloppant pour menacer la ligne de retraite et provoquer des attaques divergentes entre lesquelles se glissaient les cavaliers lancés en trombe vers le convoi ou quelque troupe momentanément vulnérable. A l'image de ses ennemis, Cavaignac, qui disposait maintenant de cavalerie, en donna une forte proportion à la colonne qu'il conduisait à travers les territoires hostiles ; des fantassins légèrement équipés servaient de soutien et se relayaient par tiers sur les mulets de transport dont ils étaient accompagnés ; des chameaux chargés d'eau permettaient d'éviter les puits et les sources où les arrêts de la colonne auraient fait éventer ses projets. Ainsi organisée, la troupe convenait admirablement au genre d'opérations qu'elle exécutait ; elle se déplaçait aussi vite que les Bédouins, arrivait par surprise à son but ; ses cavaliers étaient assez nombreux pour faire la manœuvre enveloppante qui effraie tant les Africains du Nord et qui suffit presque toujours à provoquer leur fuite désordonnée. La plus fructueuse de ses premières expéditions fut celle de la fin de juin, à 35 lieues de Tlemcen : en 49 heures, les fantassins parcoururent 24 lieues, tandis que les cavaliers, en battant l'estrade et en poursuivant les fugitifs en faisaient près de 40, et ramenaient 12.000 moutons et 200 chameaux. Quelques jours après, c'étaient les Beni-Ouersous qui le voyaient arriver à l'improviste chez eux ; mais, après quelques brillantes passes d'armes, il devait rentrer à Tlemcen où l'appelaient de graves événements.

Bugeaud venait de partir pour la France, et ce départ déclenchait une offensive furieuse d'Abd-el-Kader à qui le sultan du Maroc refusait de donner plus longtemps asile. L'émir massacrait ou capturait le détachement du lieutenant-colonel Montagnac (22 septembre) et faisait capituler le 27 en rase campagne, à Sidi-Moussa, 200 hommes qui allaient renforcer la garnison d'Aïn-Temouchent. Il échouait devant ce poste, mais la révolte était générale en Oranie, s'étendait jusqu'aux environs d'Alger, et Abd-el-Kader se dirigeait vers le Dahra. Lamoricière, gouverneur par intérim, n'était pas éloigné de croire que Cavaignac avait manqué de clairvoyance, puisque les premières mauvaises nouvelles venaient de sa subdivision ; dans les bureaux d'Alger, on évaluait à 4.000 hommes les renforts nécessaires pour le dégager, car on l'imaginait traqué, battu, obligé de se terrer dans les garnisons bloquées. Mais il ne demandait rien, sinon un remplaçant volontaire pour le rôle passif qu'on voulait lui imposer jusqu'à l'arrivée des secours ; en l'attendant, il annonçait qu'il ferait de son mieux avec ses seules troupes et sauverait son honneur. Et ce n'était pas de vaines bravades. En réunissant tout ce qu'il avait pu prélever à Sebdou, Lalla-Marnia et Tlemcen, il disposait d'environ 1 500 hommes pour courir la campagne après avoir pourvu à la sécurité des garnisons. Il les entraîne à la poursuite de l'émir qu'il ne peut rattraper, mais il lui enlève à Bab-Taza une grande partie de son butin qu'une escorte conduisait au Maroc. A ce moment, Lamoricière vient le rejoindre (7 octobre) avec des troupes amenées d'Oran, pour diriger les opérations. Quinze jours après, il était de nouveau livré à lui-même, car des soucis plus pressants sollicitaient ailleurs Lamoricière enfin rassuré du côté de Tlemcen. Bugeaud, revenu précipitamment en Algérie, voyait partout son œuvre compromise et, tout en guerroyant, cherchait à détourner loin de lui le mécontentement et les critiques de l'opinion publique. Cependant Cavaignac, sans s'émouvoir des insinuations inspirées de la presse officieuse du gouverneur, achevait de calmer la subdivision. Les dissidents étaient ramenés à la culture, et des tribus entières, émigrées au delà de l'oued Kiss, étaient contraintes de rentrer sur leur territoire. Avec des moyens plus puissants, il aurait obtenu mieux encore ; mais Lamoricière lui avait enlevé une partie de ses effectifs pour aller protéger le reste de l'Oranie, au risque de l'obliger à une inertie forcée qui devait le démonétiser. Cavaignac ne s'était pas contenté de se plaindre : ... En présence de l'impossibilité où je me trouve d'entreprendre les seules opérations qui puissent nous être véritablement utiles, il me reste à choisir entre une inaction funeste et des opérations douteuses.... Les opérations douteuses avaient réussi, mais leurs effets demeuraient aléatoires tant qu'Abd-el-Kader trouverait dans les confins marocains un refuge et une base assurés. Faute de pouvoir l'en déloger et le réduire à merci, Cavaignac préférait s'abstenir de tentatives sans résultat certain et décisif, coups de force sans lendemain, qui finiraient par pousser l'émir sur le trône du Maroc où le porteraient les tribus exaspérées par l'impuissance du sultan à les protéger contre nos incursions. Empêcher Abd-el-Kader de rentrer au Maroc aurait donc été plus sage que de l'y poursuivre ou de l'y harceler, car cette tactique était grosse de conséquences qu'il indiquait avec perspicacité.

De tous les dangers qui menacent l'Algérie en ce moment, écrivait-il en janvier 1846, le plus grand, je crois, est la chance d'être obligé à conquérir le Maroc.... Nous étendre, c'est nous clairsemer à tel point que rien ne serait plus maintenu, à moins que le pays ne voulût envoyer une armée nouvelle, destinée à conquérir et garder le Maroc. Que cette nécessité doive se produire un jour, cela paraît certain, mais nous devons désirer que ce ne soit pas aujourd'hui ; et si nous faisons ce qu'il faut faire, le temps se chargera de bien avancer notre besogne.... Il y a un fait : c'est que notre race est en voie de dominer l'autre. Ce ne sont pas les fusils qui conquièrent, ce sont les idées ; donc, nous qui avons des idées, nous devons conquérir une race qui a perdu les siennes ; donc, notre contact avec le Maroc doit produire une explosion dont les événements de l'an dernier ne sont qu'un mince épisode. Il y aura réaction dans le centre de ces populations ; ce sera Abd-el-Kader ou un autre qui se mettra à la tête de cette réaction, peu importe. Cette réaction, il faudra la briser, et c'est là que nous marchons, il faut nous y préparer ; donc, il est bon qu'à cette époque nous n'ayons pas les événements derrière nous....

De telles idées étaient trop en avance sur son époque ; lorsque, soixante ans plus tard, la prophétie fut en voie de s'accomplir, on oublia le conseil du prophète : on ne se plaça pas au-devant des événements pour les conduire, et ce fut Algésiras, ce fut Tanger, ce fut Agadir.

Vue d'Alger, et même d'Oran, cette prudence était volontiers blâmée comme une timidité regrettable. Si nous en croyons la correspondance privée de Cavaignac, il y avait à cela bien des raisons, dont l'hostilité secrète de Lamoricière était la principale. La notoriété de son subordonné, et plus encore, la divergence de leurs théories sur la colonisation, lui portaient ombrage, et son entourage s'évertuait à traduire ce sentiment par des mesures qui mettaient à de rudes épreuves la patience du commandant de Tlemcen. Une de celles qui le blessa le plus profondément causa l'échec, le 7 février 1846, d'un projet contre la deïra d'Abd-el-Kader, campée à quelques lieues au delà de l'oued Kiss et qu'il se proposait d'enlever. Il pouvait compter sur la bienveillante indifférence des autorités marocaines, mais le secret des préparatifs et le concours opportun d'une cavalerie suffisante lui étaient nécessaires. Les bureaux de Lamoricière avaient bavardé, si bien que tout Oran connaissait l'imminence de l'entreprise, et Lamoricière lui-même, en désignant un régiment de cavalerie éloigné de 80 lieues alors que d'autres étaient beaucoup plus rapprochés, faisait en outre perdre à Cavaignac une dizaine de jours ; Abd-el-Kader, prévenu par ses émissaires, eut le temps de se dérober. Le mois suivant, une randonnée audacieuse vers la région des Chotts, avec 800 cavaliers et 1.000 fantassins dont les sacs étaient portés sur des mulets, et d'où il ramena une énorme razzia ; un succès décisif, le 23 mars, sur le plateau de Terny, où, dans un brillant engagement de cavalerie il détruisit le prestige naissant d'un nouveau rogui, Sidi-el-Fadet, qui se présentait comme Jésus-Christ ressuscité, le consolèrent mal de sa déconvenue. Près de toucher au faîte des honneurs militaires, il regretta fort l'aventure de 1835 qui était le point de départ d'une ambition qu'il n'avait jamais eue auparavant ; sans elle, écrivait-il au plus fort de ses démêlés avec Lamoricière, il serait tranquillement capitaine du génie en France, auprès de sa mère, au lieu d'avoir fait un triste emploi de sa vie. Mais chez lui, les impressions du cœur étaient sans influence sur les actes commandés par la raison. Malgré l'attrait des représailles auxquelles on le sollicitait, il ne se laissa pas entraîner à prendre le public pour arbitre, car les polémiques de presse ne lui convenaient pas. Par sentiment autant que par calcul, il était hostile aux apologies comme aux critiques inspirées par les militaires, dans des journaux pris pour confidents de leurs rancunes ou de leurs déceptions. Avant les événements qui avaient si fortement ébranlé l'Algérie, les adversaires de Bugeaud, et ils étaient nombreux, faisaient ressortir le contraste de la paix si vite rétablie dans la subdivision de Tlemcen, malgré le voisinage du Maroc, et de la guérilla sans cesse renaissante dans les autres parties de la colonie ; après l'affaire Montagnac et la rentrée en scène de l'émir, les officieux d'Algérie, au service du gouverneur général, mettaient Cavaignac, d'autres aussi, en cause et ils attribuaient à leur faiblesse ou leur témérité la responsabilité initiale du soulèvement. Dressés ainsi les uns contre les autres, la plupart des grands chefs étaient tentés de se faire encenser au détriment du voisin, de discuter les mérites, d'exagérer les fautes, d'amoindrir les rôles. Mais si quelques-uns succombèrent à la tentation, Cavaignac sut y résister. Il comprenait que les généraux peuvent trouver des juges ailleurs que dans le Forum ; que leurs rivalités de vanité ou d'amour-propre servent les clans ou les partis intéressés à les exploiter ; que la démagogie s'élève et triomphe sur les ruines de l'esprit militaire détruit par les querelles de ses propres représentants.

Cette réserve était d'autant plus méritoire que Lamoricière faisait, autant qu'il le pouvait, le silence sur les succès de son subordonné. Je ne parle pas de vous dans mes rapports, lui avait-il dit, parce que vous êtes au-dessus des citations. — Sans doute, répondit Cavaignac, il suffira de lire le bulletin pour apprendre ma part dans ces affaires, mais une protestation ferme contre ces omissions systématiques avait suivi, pour sauvegarder les droits de ses subordonnés qui ne devaient pas en être victimes et qui aimaient bien voir dans les journaux, à défaut d'autres récompenses, le récit de leurs belles actions. Bugeaud lui rendait enfin plus de justice, mais il ne se souciait pas de le lui témoigner par un grade qui éloignerait de Tlemcen Cavaignac promu lieutenant général. Cavaignac à Tlemcen, c'était Abd-el-Kader contenu dans l'impuissance au Maroc, c'était les marches occidentales de l'Algérie bien gardées. Les appels des émissaires de l'émir avaient de moins en moins d'écho chez les tribus encore hostiles aux Français, mais qui perdaient à chaque rencontre le peu de foi qui leur restait. Elles redoutaient le général toujours prêt à déjouer leurs projets de révolte et de pillage, parce qu'il était bien renseigné, bien soutenu par ses alliés, parce que ses troupes étaient aussi rapides que leurs guerriers, parce que son habileté dans les marches et au combat ne leur laissait pas d'autre alternative que la ruine ou la fuite précipitée.

Dans l'Afrique du Nord, en effet, les indigènes ralliés après avoir obtenu l'aman observent scrupuleusement la fidélité promise, si cette fidélité n'attire pas sur eux les vengeances des dissidents. Ils ont renoncé à l'indépendance, en échange d'une protection sur laquelle ils ont le droit de compter. Ce n'est donc pas en s'immobilisant derrière des murailles, ou en arrivant toujours trop tard, qu'un chef militaire leur inspirera confiance, mais au contraire en leur montrant une troupe alerte et vigilante, capable d'offensives brusques, d'embuscades audacieuses, de ripostes immédiates. Alors, caïds, notables et meskines offrent leur concours sans réserve ; ils dévoilent les réseaux des pistes, les desseins et les silos des rebelles, les points de rassemblement les plus secrets ; en cas de troubles, ils fournissent des observateurs, des espions, des guides et des cavaliers ; ils éclairent et renseignent, paient de leurs personnes et sont perdus à jamais pour les fauteurs de rébellions. Mais si le chef militaire n'a pas le goût de l'action, s'il est trop respectueux de consignes timorées, les dissidents ont vite repris courage. D'abord réunis en djichs de quelques pillards, s'ils peuvent impunément enlever quelques troupeaux, détrousser quelques marchands, razzier quelques douars, ils terrorisent les clients de l'autorité française, qui, laissés sans secours et sans vengeance, n'ont plus de raisons pour persister dans une onéreuse et déshonorante fidélité. La révolte s'étend ; nos anciens partisans se transforment en rebelles, et les troupes doivent recommencer la tâche pénible et sanglante de la pacification.

Malheureusement pour les partisans d'Abd-el-Kader, Cavaignac était de ces chefs qui pensent qu'il vaut mieux prévenir que réprimer. Le châtiment terrible infligé en juin 1846 aux tribus des environs de Djemma-Ghazoua qui attaquaient les travailleurs sur la route de Tlemcen, et dont beaucoup de guerriers acculés à la mer furent tués ou noyés, découragea pour longtemps les derniers fidèles de l'émir. Celui-ci, rendu furieux par les défections qu'il ne pouvait empêcher, avait espéré obtenir d'une complicité dans le crime plus qu'il ne pouvait désormais demander au dévouement. Il détenait prisonniers environ 300 soldats du lieutenant-colonel Montagnac, et il en avait fait vainement proposer le rachat à Bugeaud qui redouta de se laisser prendre dans l'engrenage des négociations. De dépit, et peut-être pour venger les 800 Ouled-Ria enfumés par Pélissier en juin 1845 dans une grotte de l'Ouarsenis, il ordonna le massacre qui devait rendre la guerre sans merci. Cavaignac jugea d'ailleurs cet acte de désespoir avec plus de sérénité que ses contemporains. Si l'ennemi dit qu'il ne fera pas de quartier, écrivait-il alors, faut-il s'abstenir de faire la guerre ?... Si vous faites la guerre, acceptez-en les conséquences ; si vous reculez devant elles, restez chez vous et ne faites pas de conquêtes, juste l'espèce de guerre qui, au bout du compte, semble le mieux expliquer et faire prévoir les résistances et les partis extrêmes. Sécheresse de cœur ? Non, car nous savons qu'il était sensible et compatissant à l'égard de ses troupes dont il allégeait par tous les moyens les souffrances, comme envers les indigènes dont il secourait de son mieux les misères ; mais juste appréciation du caractère de la lutte contre un adversaire qui serait toujours redoutable, fût-il réduit à son cheval et à sa selle. Il ne pouvait y avoir simultanément de place, en Afrique du Nord, pour Abd-el-Kader et pour les Français ; il fallait donc éviter toute manœuvre qui ferait rendre à l'émir une partie de son prestige et, de même qu'on avait laissé massacrer les survivants de la colonne Montagnac plutôt que de négocier, on devait refuser d'entrer en pourparlers pour l'échange d'officiers contre des notables musulmans. Bugeaud, d'accord avec Lamoricière, y aurait cette fois consenti, mais Cavaignac fit de si fortes objections que l'affaire n'eut pas de suites. En vain, l'émir libéra-t-il sans conditions ses prisonniers en les chargeant de porter au Roi et à Bugeaud un appel à la paix, on comprenait maintenant que la fin était proche, surtout si l'on achevait d'abattre notre adversaire en lui enlevant, sur notre territoire, ses derniers partisans.

Le commandant de Tlemcen s'y employa de son mieux. On le voit, en janvier 1847, sur les hauts plateaux du Sud, chez les Hammianes qu'Abd-el-Kader en personne était venu solliciter ; il les refoule vers le Chott-el-Gharbi, fouille les montagnes où ils avaient caché leurs biens et ramène à Tlemcen de nombreux prisonniers, 40.000 moutons, 500 chameaux et beaucoup de bœufs. Les fractions de la grande tribu des Ouled-Nahr, effrayées par cet exemple, se soumettent ou s'engagent à la neutralité. Ce sont ensuite les Charabas, contre lesquels il agit de concert avec le général Renault qui commandait à Saïda ; il les bat à plate couture près d'Aïn-Sefra et les force à poser les armes ou à passer précipitamment au Maroc en abandonnant leurs jardins et leurs moissons. La frayeur que ces exécutions inspirent aux turbulents, la confiance qu'elles assurent chez les ralliés, firent perdre bientôt à l'émir tout espoir de prendre sa revanche. Lorsque Moulay Abd-el-Rhaman l'eut contraint de quitter le Maroc, il chercha vainement un asile et des guerriers chez les tribus qui, naguère, lui étaient les plus fidèles. Cerné entre les troupes du sultan et les colonnes de Lamoricière qui l'empêchaient de rentrer en Algérie, il fut obligé de se rendre à Lamoricière, contre la seule promesse d'être transporté avec sa famille et ses biens en Égypte.

Cavaignac n'avait pas assisté à la dernière phase de la lutte. La tranquillité de la subdivision de Tlemcen lui paraissant assurée, il était allé en congé en France, après avoir guerroyé sans arrêt pendant huit ans. A son retour, il arriva trop tard pour voir l'émir déposer les armes. Faute de quelques jours que lui avait fait perdre une tempête, il ne se trouvait pas sous l'averse des récompenses. Il n'éprouva d'ailleurs qu'un médiocre dépit de n'être qu'un témoin de ce dénouement inespéré dont il aurait pu être le protagoniste. De toutes les plaisanteries qu'on faisait sur l'impossibilité de prendre Abd-el-Kader, écrivait-il à sa mère, il reste bien établi que l'armée est un peu ennuyée de l'avoir derrière elle au lieu de l'avoir devant ; que la population européenne est toute triste de songer que l'armée va être réduite et qu'elle aura moins de consommateurs ; que la population du Midi de la France est toute désolée de voir une chance de ralentissement dans le commerce, la marine militaire effrayée de voir qu'on va réduire les armements. En un mot, ce gaillard-là, à l'époque où il nous faisait toutes ses niches, n'a jamais attrapé tant de monde que le jour où il est venu tout bonnement s'embarquer pour la France. Mais si Cavaignac n'en avait pas le profit immédiat, l'opinion publique, civile et militaire, lui en attribuait en grande partie l'honneur. Ses procédés de pacification, la solidité de leurs résultats avaient suscité en Algérie comme en France, dans les milieux intéressés à l'avenir de la colonie, une sincère admiration. Le Roi, Guizot, les ministres qu'il n'avait pu se dispenser de voir pendant son séjour à Paris, ne lui ménageaient pas les témoignages de leur estime. Bugeaud, que l'hostilité de la Chambre, entretenue avec soin par Lamoricière qui aspirait à le remplacer, venait de contraindre à démissionner, le proclamait l'homme indispensable à l'Ouest de l'Algérie ; le duc d'Aumale, nommé gouverneur général, lui faisait attribuer, pendant l'absence de Lamoricière, le commandement de la province d'Oran, présage certain d'une promotion prochaine, que les circonstances semblaient ajourner au plus tard jusqu'au mois de mai.

Lamoricière, en effet, avait annoncé qu'il ne reviendrait pas à Oran après son congé, car l'internement d'Abd-el-Kader, auquel il avait promis la liberté, lui donnerait chez les indigènes la figure peu enviable de parjure. Sa décision convenait fort au duc d'Aumale qui ne l'aimait pas et qui voulait, à Oran, un divisionnaire de son choix ; il réservait ce poste de confiance au pacificateur de Tlemcen. Aussi, lui écrivait-il en janvier 1848 :

... Les promotions ont été pour moi l'occasion d'une déception qui vous est personnelle, mon cher Général, mais j'ai lieu d'espérer qu'il n'y a qu'un retard de peu de durée, et qu'au mois de mai nous verrons se réaliser un avancement qui est un de mes plus vifs désirs.

Cavaignac le désirait aussi, mais pour d'autres motifs. Dans la province d'Oran, débarrassée du redoutable voisinage de l'émir, les occasions de bataille devenaient désormais fort rares, et la paperasse militaire et civile reprenait tous ses droits. Il n'avait guère de goût pour la besogne d'administrateur confiné dans un bureau. Il touchait au dernier grade qu'il n'ambitionnait que pour compléter sa carrière et pouvoir arriver au repos sans se préparer le regret que donne une destinée manquée ou perdue. Il ne voulait pas chercher dans la politique, comme Lamoricière et comme Bugeaud, un dérivatif pour son activité :

Mon avenir se borne donc, écrivait-il à sa mère, à ce que l'Algérie peut me donner, mon dernier grade et un nom honorablement porté pendant quinze ou seize années d'une rude et sauvage existence.... Il fallait une période comme celle des quinze dernières années pour faire de moi autre chose qu'un capitaine. Il fallait un théâtre en pays perdu, une vieille armée ne croyant pas à l'avenir de son œuvre et n'y pouvant suffire ; tout jeune homme qui se posait en croyant à cette œuvre devait y percer ; on aurait été plutôt le chercher au fond d'un puits. Aujourd'hui, la chance bonne a produit son effet, et ils le sentaient si bien que tu les vois courant après les positions politiques, car ils comprenaient que ce pays n'a plus rien pour eux.... Je ferai la guerre tant qu'on voudra ; de la politique, jamais. Celle du Gouvernement, je la trouve détestable ; celle de l'opposition à tous les degrés, je la trouve sans suite, sans grandeur, sans bonne foi très souvent. Dans cette disposition d'esprit, ce qui me convient le mieux, c'est le repos.

Ainsi, tandis que le duc d'Aumale croyait l'attacher à sa fortune en le fixant dans le poste envié d'Oran, il se préparait à une retraite prochaine, auprès de sa mère, avec le désir de fonder à son tour une famille, s'il trouvait à offrir les arriérés de tendresse d'un cœur dont il avait jusqu'alors jalousement gardé l'accès. Mais la Révolution de Février déjoua tous ces calculs. Aussi subite qu'imprévue elle balaya la dynastie que nul ne s'avisa de défendre. Le parti républicain, maître du pouvoir grâce aux divisions de ses alliés, s'empara aussitôt de toutes les places. Il ne se montra pas ingrat envers la mémoire de Godefroy Cavaignac auquel il devait tant : le 25 février, un télégramme du Gouvernement provisoire faisait d'Eugène le gouverneur général de l'Algérie. On s'aperçut alors, à Paris, qu'il allait avoir, comme gouverneur, les divisionnaires de l'armée d'Afrique sous ses ordres, et qu'il convenait de lui en donner hiérarchiquement le pouvoir ; aussi s'empressa-t-on de le nommer général de division le 28 février.

Les colons acclamèrent sa nomination ; l'armée d'Afrique, sauf quelques mécontents, salua avec enthousiasme le nouveau chef. Civils et militaires comptaient sur lui pour protéger la colonie contre les réformateurs ignorants et fantaisistes de la métropole qui prétendaient tout bouleverser. Les désobligeants procédés de Ledru-Rollin qui, à l'insu des autres membres du Gouvernement provisoire, avait expédié en Algérie trois préfets et un commissaire de la République pour le surveiller et l'amoindrir, étaient un symptôme inquiétant. La tribune de l'Assemblée Nationale lui parut alors nécessaire pour défendre, plus sûrement que par des communiqués de presse et des rapports, ses projets et ses actes de gouverneur ; il accepta l'offre de candidature que les notables du Lot lui proposaient en souvenir de son père. En attendant les élections, il s'efforça d'atténuer les effets des réformes de Ledru-Rollin, qui avaient une fâcheuse influence sur l'esprit des indigènes et des colons. Afin de ne pas accroître les embarras du Gouvernement provisoire, il sut résister à la tentation d'expulser les agents qu'on lui imposait, qui le déconsidéraient et dont les maladresses lui causaient de graves inquiétudes pour l'avenir. Le rappel du commissaire Coupat lui fut enfin accordé ; à cette occasion, il eut un avant-goût de la versatilité populaire : Les ovations dans les rues recommencent, écrivait-il à sa mère, mais je ne me suis pas laissé et ne me laisserai jamais prendre à ces considérations-là. Il est bon et sage de faire grand cas de l'opinion publique, mais très dangereux de se laisser aller à l'impression publique, qui est tout autre chose.

Pendant ce temps, dans le désarroi du Gouvernement provisoire, Lamartine le considérait comme l'homme nécessaire à Paris, réclamé par la population et. l'armée, seul capable de soutenir et de sauver la République. Il parvint à rallier la majorité de ses collègues à cette opinion, malgré Marrast qui criait : Mais, Messieurs, c'est un maître que nous aurons là ! Le 27 mars, un décret lui confiait le ministère de la Guerre, enlevé des mains débiles d'Arago, et Changarnier était nommé gouverneur de l'Algérie. Mais Cavaignac était trop bien renseigné sur la situation politique par sa mère, pour lier son sort à celui d'un gouvernement divisé, menacé par ce que l'on appelait déjà la faction communiste, qui prodiguait à l'Europe les déclarations pacifistes et que l'Assemblée Nationale devait bientôt remplacer. Il refusa de quitter son poste pour prendre un rôle contraire à ses sentiments, ainsi qu'il l'expliquait dans sa lettre du 22 mars qui ne fut pas rendue publique et que tous les candidats au ministère de la Guerre devraient méditer :

Au jour même d'une révolution, lorsqu'il n'est question que d'une chose, de donner au gouvernement nouveau un gage de dévouement absolu, le nom d'un bon citoyen appartient à la Nation, elle en dispose suivant sa volonté. Si donc, le 24 février au soir mon nom eût figuré au nombre des ministres, j'eusse accepté cette désignation comme j'ai accepté celle où je suis.

Aujourd'hui, la République n'a plus besoin d'un sacrifice semblable, et, pour entrer dans son Gouvernement, il devient utile, nécessaire, que celui qui, par exemple, acceptera le ministère de la Guerre, connaisse la volonté du Gouvernement, soit éclairé sur ses vues. En un mot, les hommes qui sont appelés à composer à l'avenir le ministère de la République, doivent s'être interrogés et rester convaincus qu'ils veulent servir la République de la même manière. Dans les circonstances présentes, si j'avais à entrer au ministère, j'aurais à savoir avant tout quel doit être l'avenir de l'armée dont on me confierait le commandement. Comme soldat, je serai toujours prêt à verser mon sang pour la République, de quelque manière et en quelque temps qu'elle l'exige.

Comme homme politique, si j'étais condamné à le devenir, je ne sacrifierais jamais mes convictions de soldat déjà avancé dans la carrière. La République a besoin de son armée. Loin de mon pays, j'ignore aujourd'hui ce qu'est l'armée, où elle est ; mais ce que je sais, c'est que si malheureusement elle était profondément atteinte dans ses conditions d'existence, il faudrait la réorganiser ; si elle était inquiète, il faudrait la rassurer ; si sa tête était inclinée, il faudrait la relever, voilà ma conviction.

Comme homme politique, je sais quels sont les hommes avec lesquels je voudrais seulement marcher ; mais ceux-là même, s'ils veulent atteindre l'armée, s'ils ne veulent pas lui rendre ce qui seul la fera vivre, le sentiment de sa dignité, de son rôle dans tout pays entouré de nations ennemies, ceux-là même ne me compteront pas dans leurs rangs.

Ainsi, pour être ministre, j'ai besoin de connaître la pensée, la volonté de la République, j'ai besoin d'être certain que je n'aurai pas à mutiler l'armée que je connais depuis bientôt trente ans, de la même main qui a soutenu avec elle la même épée.

Rien ne coûte à dire quand on a rien à cacher. Je n'éprouve donc pas d'embarras à parler nettement ; je ne puis être ministre tant que la pensée de la Nation ne se sera pas fait connaître.

 

Le 23 avril, la France envoyait à l'Assemblée Nationale une majorité républicaine. Cavaignac, élu simultanément à Paris où il obtenait 144.187 voix, dans le Lot et la Corrèze où les électeurs lui donnaient la quasi-unanimité des suffrages, opta pour le Lot et résolut de céder aux instances de Lamartine qui le suppliait de conjurer la débâcle imminente du Gouvernement. Il renonça délibérément à l'Algérie le 29 avril, après avoir remis ses pouvoirs à Changarnier, et s'embarqua le 12 mai pour la France. Le 17, il se présenta au Luxembourg afin de faire à la Commission exécutive le compte rendu de son administration. Il arrivait à point : la Commission était à peu près désemparée, car les préparatifs révolutionnaires du parti républicain, déçu par les élections modérées, faisaient prévoir l'imminence et la nécessité d'une répression que nul général ne se souciait de risquer et qu'Arago était incapable de diriger. Il apparaissait comme le sauveur, et le ministère de la Guerre lui fut offert sur-le-champ. Cette fois, il accepta, car son devoir lui était nettement tracé par la situation, et il fut nommé séance tenante. En le poussant au pouvoir, malgré toutes les résistances, Lamartine rendait ce jour-là à la France un service inoubliable ; il élevait la seule barrière assez forte pour arrêter le communisme, naguère contenu un instant par lui-même sur les marches de l'Hôtel de Ville et qui se préparait à livrer à l'ordre social un assaut décisif.