PARIS - DARAGON - 1904
I On s'accorde désormais à reconnaître que Napoléon était grand dans la paix comme dans la guerre. A l'égal de Marengo, d'Austerlitz et de Wagram, on admire son œuvre civile : l'ordre rétabli, la patrie pacifiée, l'unité nationale cimentée, la religion restaurée, le Code, le conseil d'Etat et cette solide armature administrative qui continue de soutenir la France. Il y avait dans ce géant des batailles un grand politique, un grand législateur, un grand organisateur. C'est que pour être un grand capitaine, pour être l'homme de guerre dans son entière plénitude, il faut tous les dons. L'instruction de Napoléon, — j'entends celle qui s'est donnée à lui-même, de seize à vingt-trois ans, dans ses garnisons de Valence et d'Auxonne et durant ses séjours en Corse et à Paris, — est superficielle et sans nulle méthode, mais elle est encyclopédique. Bonaparte lit, annote, résume tous les livres que le hasard met sous sa main : histoire, voyages, politique, philosophie, sciences naturelles, sciences exactes, législation, éducation, sociologie. Il semble qu'il s'arme pour toutes les destinées et qu'il soit préparé à être homme d'Etat, écrivain, administrateur, légiste, aussi bien que général en chef. Ambitieux et aspirant à tout, a dit de lui, dès 1785, un de ses professeurs. Sa curiosité est infinie. Mais, ce qui l'intéresse le plus, ce sont les principes et le mécanisme des gouvernements ; et, énigme dont on cherche en vain le mot, ce qui paraît l'intéresser le moins c'est l'art militaire. Bien qu'il regarde le métier des armes comme le plus beau, bien qu'il en ait fait sa carrière, il ne lit ni Polybe, ni César, ni Montecuculli, ni Folard, ni Guibert (du moins, ses innombrables cahiers de notes n'en témoignent pas) ; il lit Machiavel, il lit Voltaire, il lit Rousseau, il lit Raynal. Et cependant le peu qu'il a appris de l'art de la guerre à l'École militaire de Paris (à Brienne on n'enseignait que les humanités) et à l'École d'artillerie d'Auxonne lui suffit pour en posséder les éléments essentiels et pour en trouver la synthèse. A vingt-trois ans, il écrit dans un Mémoire pour la défense du golfe Saint-Florent : Depuis vingt ans on a dépensé beaucoup d'argent aux fortifications des différentes places de la Corse ; il n'y a pas eu d'argent plus mal employé. La raison de cela est simple : c'est qu'on a voulu fortifier un grand nombre de points différents, sans faire attention qu'il n'est pas possible d'empêcher le débarquement dans une île qui a autant de golfes. L'on doit s'en tenir à un seul point, le bien choisir et le fortifier de toutes les ressources de l'art ; en cas d'attaque y concentrer sa défense, en faire le centre de sa correspondance avec le continent comme le foyer de résistance pour défendre pas à pas les rochers de l'intérieur. A vingt-quatre ans, il écrit dans le Souper de Beaucaire : Celui qui reste dans ses retranchements est battu... Une armée qui protège une ville n'est pas maîtresse du point d'attaque. Les bonnes pièces de quatre et de huit font autant d'effet pour la guerre de campagne que les pièces de vingt-quatre et de douze, et sont bien préférables sous beaucoup de rapports. A vingt-cinq ans, il formule, dans son admirable Mémoire sur la position politique et militaire des Armées, le principe fondamental de sa stratégie et de sa tactique futures : Il ne faut pas disséminer les attaques, mais les concentrer. Il en est du système de guerre comme des sièges des places : réunir ses feux contre un seul point ; la brèche faite, l'équilibre est rompu ; tout le reste devient inutile et la place est prise. D'ailleurs, entre ces deux écrits, le Souper de Beaucaire et le Mémoire sur les armées, Bonaparte a pris Toulon, ou du moins, à parler sans hyperbole, il s'est révélé comme un praticien de la guerre par son action prépondérante et décisive dans les opérations du siège. Le général d'artillerie du Teil, dont il a été la tête et le bras droit, a écrit au ministre de la guerre : Je manque d'impressions pour te peindre le mérite de Bonaparte : beaucoup de science, autant d'intelligence et trop de bravoure voilà une faible esquisse des vertus de ce rare officier. C'est à toi, ministre, de les consacrer à la gloire de la République. Napoléon dira plus tard : J'ai livré soixante batailles, je n'ai rien appris que je ne susse dès la première. C'est comme César qui se bat la première fois comme la dernière ; C'est comme Annibal qui, à vingt-six ans, conçoit ce qui est à peine concevable et exécute ce qu'on devait tenir pour impossible ; c'est comme Condé, chez qui la science semble avoir été instinct, la nature l'ayant produit tout savant. II La Fortune qui a pris Napoléon par la main sur la route de Nice, où il allait rejoindre l'armée d'Italie, pour le mener devant Toulon remplacer le commandant de l'artillerie de siège, grièvement blessé, va lui marquer encore sa toute-puissante faveur. Dans la nuit du 12 au 13 vendémiaire 1795, le Comité de salut public le choisit entre douze généraux, lui, destitué depuis quinze jours, comme commandant en second de l'armée de l'intérieur. Le lendemain, il réduit l'insurrection parisienne. Deux semaines plus tard, il est général de division et commandant en chef de l'armée de l'intérieur, et, six mois après, le voilà commandant en chef de l'armée d'Italie. Il va renouveler l'art de la guerre. Déjà Frédéric avait bouleversé la vieille tactique, l'ordre de bataille traditionnel avec l'infanterie au centre, l'artillerie sur le front, la cavalerie formant les deux ailes. Il avait réparti les armes selon la figure du terrain, l'étude des positions le guidant pour ranger ses troupes. Il avait doublé la puissance des feux d'infanterie, créé l'artillerie à cheval, dressé sa cavalerie aux allures vives et à la rapidité des évolutions. A l'attaque parallèle, il avait substitué l'attaque oblique. En stratégie, il avait inauguré le système des navettes, se portant soudain, par les lignes intérieures, d'une armée contre une autre. De leur côté, Maurice, de Saxe, Broglie, Ménil-Durand, Guibert avaient pratiqué ou préconisé, ceux-là les grands déploiements en ordre mince, ceux-ci les colonnes serrées. Carnot et les généraux de la Révolution venaient d'employer avec succès, mais d'une façon un peu empirique, les essaims de tirailleurs couvrant des colonnes d'attaque très mobiles et très maniables. Mais, comme stratégie, ils s'en tenaient encore, pour l'offensive aux lentes marches vers le front d'opération de l'ennemi, et, pour la défensive, au système des cordons, mettant trois mille hommes sur un point, six mille sur un autre tout en petits paquets, selon l'expression du Mémorial. Bonaparte prend son bien où il le trouve. Il s'inspire de la méthode frédéricienne et des essais révolutionnaires ; mais ce qui l'inspire surtout c'est son génie. S'il ne fait pas table rase, s'il écoute les théories de l'art militaire, multiples et contradictoires enseignées de son temps, s'il les accorde, les féconde et les transforme, s'il profite enfin des leçons des campagnes récentes, il n'en est pas moins le créateur d'un nouveau système de guerre. Sur le champ de bataille, Napoléon agit toujours par masses. L'artillerie, disait-il, doit comme toutes les autres armes être réunie par masses si on veut en obtenir un résultat important. On se bat à coups de canon comme on se bat à coup de poing. Plus on en donne, mieux ça vaut. Il crée les grosses réserves, garde consulaire, garde impériale, grenadiers réunis, cavalerie, artillerie. C'est avec ces réserves, qui valent des armées, qu'il donne le coup de massue : la cavalerie de la garde à Austerlitz, la garde à pied à Friedland, les cuirassiers et les carabiniers à la Moskowa, la jeune garde soutenue par les batteries de Drouot à Lutzen, les grognards de Friant à Montmirail, la vieille garde et les cuirassiers de Milhaud à Ligny. C'est aussi avec ces soldats redoutés, jalousement tenus en réserve, qu'il rétablit le combat compromis, comme à Eylau où soixante escadrons de cuirassiers et de dragons brisent l'offensive de l'infanterie russe ; comme à Wagram où cent bouches à feu, soudain démasquées, arrêtent net le centre victorieux de l'archiduc Charles. Neuf fois sur dix, l'Empereur prend l'offensive ; mais sa méthode d'attaque varie selon les forces qu'il a dans la main, les positions de l'ennemi, la figure du terrain. On ne doit prescrire rien d'absolu, dit-il. Il n'y a pas d'ordre naturel de bataille. A la troisième journée d'Arcole, à Rivoli, à Bautzen, à Vauchamps, il manœuvre par mouvement tournant. A Friedland, il emploie l'ordre oblique ; à la Moskowa, l'ordre parallèle. A Iéna, il déborde une des ailes ; à Lutzen, à Dresde, à Craonne, il déborde les deux ailes. A Austerlitz, à Wagram, à Ligny, il perce le centre. Dans tous les cas, il commence par des attaques vigoureuses ou des démonstrations menaçantes contre le front ou contre les flancs. Puis, quand il voit ou prévoit que l'ennemi à engagé ses réserves, dégarni un point de sa ligne, c'est sur ce point, momentanément affaibli, qu'il concentre tout le feu de l'artillerie, précipite les colonnes d'assaut, déchaîne l'ouragan des chevaux, et fait brèche. Pour préparer ses attaques, Napoléon emploie toutes les ressources de la partie savante de la guerre ; mais c'est à la partie divine qu'il doit de saisir le moment précis de l'exécution. Le sort d'une bataille, dit-il, est le résultat d'un instant. Le moment décisif se présente, une étincelle morale prononce, et la plus petite réserve accomplit. Il possède au même degré la sûreté du coup d'œil et la rapidité de la pensée. A Eylau, dix escadrons russes ont percé la division Augereau ; ils piquent droit sur l'état-major impérial. Bessières crie aux chasseurs d'escorte : En avant, sauvez l'Empereur. D'un geste, Napoléon les arrête. Il a jugé qu'il ne reste pas assez de souffle et de cohésion à la cavalerie ennemie pour arriver, jusqu'à lui. Ma supériorité dans les batailles, disait-il souvent, tient à ce que je pense plus vite que les autres. Dès la première campagne d'Italie, on avait remarqué son impétuosité de pensée. Comeyras lui écrivait de Milan, le 15 juillet 1796 : J'ai reconnu en vous l'habitude de voir très juste quoique très vite. En tactique il cherche l'écrasement de l'ennemi : die Niederwerfung des Feindes (Clausewitz a formulé le mot, Napoléon avait trouvé la chose) ; en stratégie, il cherche la bataille décisive. Mes soixante batailles, disait-il à Sainte-Hélène, ne sont qu'une partie de très vastes combinaisons. Elles ne doivent être jugées que par les résultats. Marengo m'a donné l'Italie. Ulm a vu disparaître toute une armée, Iéna a livré la monarchie prussienne, Friedland a ouvert l'empire russe, Eckmühl a décidé de toute une guerre. Pour obtenir cette bataille décisive, pour arriver, selon son expression, à étreindre l'ennemi comme un lutteur étreint son adversaire, Napoléon se porte audacieusement, par une marche en carré, sur le flanc ou sur la ligne de retraite de l'ennemi et lui livre bataille à front oblique ou à front renversé. Cette grande méthode stratégique, qui est par excellence la méthode napoléonienne, eut pour résultats la bataille de Lodi, la bataille d'Arcole, la bataille de Marengo, la capitulation d'Ulm, les victoires d'Iéna et d'Auerstœdt. L'Empereur voulait opérer de même en janvier 1807 contre Bennigsen, en avril 1809 contre l'archiduc Charles, en août 1813 contre Schwarzenberg, en mars 1814 contre la grande armée austro-russe. Mais en 1807 la retraite de l'ennemi vers Kœnigsberg, en 1809 la capitulation de Ratisbonne, en 1813 les alarmes de Gouvion-Saint-Cyr à Dresde, en 1814 la marche soudaine des Alliés sur Paris vinrent traverser ses plans. Si le front d'opérations de l'armée ennemie est trop étendu pour que l'on puisse le tourner ou même le déborder, Napoléon se porte au centre de la ligne, entre les deux masses principales, de façon à les séparer et à les combattre l'une après l'autre. Il agit ainsi au début de la campagne de 1796 et au début de la campagne de 1815 ; et il chercha à employer la même manœuvre en 1812 contre les armées de Bagration et de Barclay de Tolly. III Comme moyens d'exécution, Napoléon a la rapidité et le
nombre. Du 5 au 11 septembre 1796, il fait faire à son armée, qui livre en
outre deux combats et une bataille, cent soixante kilomètres. En 1805, la
division Friant se porte en trente-six heures de Presbourg à Sokolnitz ; il y
a trente-six lieues. Six jours après Iéna, le 20 octobre 1807, Lannes et
Davout franchissent l'Elbe à Wittenburg, à plus de quarante-cinq lieues du
champ de bataille. Les soldats disaient : L'Empereur
a trouvé une nouvelle façon de faire la guerre, il se sert de nos jambes plus
que de nos baïonnettes. Par l'action prépondérante du nombre, Napoléon entendait que la victoire appartient, non pas au capitaine qui a le plus de soldats, mais à celui qui sait se diviser pour vivre et se concentrer pour combattre, et qui, avec une armée peu nombreuse, possède toujours plus de forces que l'ennemi sur le point à attaquer ou sur le point attaqué. A cette remarque de Moreau, — Moreau dont il disait : S'il avait soixante mille hommes et moi quarante mille, je le mettrais dans ma poche. — que c'est toujours le plus grand nombre qui bat le plus petit, il repartit ironiquement : Vous avez raison. Lorsque, avec de moindres forces, j'étais en présence d'une grande armée, je groupais rapidement la mienne, je tombais comme la foudre sur une des ailes et je la culbutais. Je me portais ensuite sur une autre fraction, toujours avec toutes mes forces. Je battais ainsi la grosse armée en détail. La victoire était donc, comme vous le dites, le triomphe du plus grand nombre sur le plus petit. Une imagination emportée s'allie, chez Napoléon, à l'esprit géométrique. Il est à la fois le Michel-Ange et le Laplace de la guerre. Il a pu justement dire : Les grandes actions suivies résultent toujours des combinaisons du génie. Mes guerres furent audacieuses, mais méthodiques. J'ai toujours eu en vue le rapport des efforts avec les obstacles. Les plans de mes quatorze campagnes furent conformes aux vrais principes de l'art de la guerre. C'est un joueur et, comme tous les joueurs, il croit à la Fortune ; mais il joue serré, et, avant d'entamer la partie, il met de son côté la majorité des atouts. Si ses plans sont très hardis, avec quelle méthode il en assure l'exécution ! Si ses marches sont rapides, si ses attaques sont foudroyantes, avec quel soin il les a préparées ! Levées d'hommes , remonte, armement, équipement, répartition des régiments en brigades, en divisions, en corps d'armée, choix des généraux, services accessoires, équipages, convois de vivres et de munitions, ambulances, lignes d'étapes, il règle tout, veille à tout, prévoit tout. Son génie organisateur embrasse l'ensemble et les détails. A une revue au camp de Boulogne, en août 1805, il fait décharger un caisson d'artillerie pour s'assurer que tout y est au complet ; il compte lui-même les cartouches à boulet, les boites à balles, les lances à feu, les étoupilles et les mètres de mèche. La veille d'Essling, il écrit au commandant du dépôt de Mayence d'avoir des fers à cheval en nombre, car deux escadrons de dragons, venant d'Espagne, vont passer par cette ville. Il dit : Un grand capitaine doit se demander plusieurs fois par jour : si l'ennemi apparaissait sur mon front, sur ma droite, sur ma gauche que ferais-je ?... S'il se trouve embarrassé, c'est qu'il est mal posté et qu'il n'est pas en règle ; il doit y remédier. Aussi dès que s'ouvre la campagne, la vigilance de Napoléon est extrême, son attention sans cesse en éveil. Il exige de ses sous-ordres des rapports répétés, il lance au loin des partis de cavalerie, il multiplie les reconnaissances, il envoie des espions, il interroge les habitants, les prisonniers, il prend tous les moyens d'information, il tient constamment son armée dans sa main. Il ne veut pas, de son côté, laisser de prise au hasard, précisément par ce qu'il croit au hasard. La guerre, disait-il, ne se compose que d'accidents. Un chef, bien que tenu à se plier à des principes généraux, ne doit jamais perdre de vue ce qui peut le mettre à même de profiter de ces accidents. Le vulgaire appellera ça du bonheur ; ce n'est pourtant que la propriété du génie. IV Peut-être Napoléon est-il plus admirable encore dans les revers que dans les succès. Sa résolution, son opiniâtreté, quand il résiste, égalent sa décision et son audace quand il attaque. Rien ne le déconcerte ni ne l'ébranlé. Une bataille n'est perdue, dit-il, que si on la croit perdue. Et il ne se tient jamais pour battu. La bataille de Marengo, perdue à trois heures, est gagnée à six. Contraint à la retraite à Essling, par la rupture des ponts du Danube, il se retire dans l'île Lobau, y refait ses forces, et, cinq semaines plus tard, franchit le fleuve pour terrasser l'Autriche. Dans les années sombres il se raidit avec une vigueur sans pareille contre les revanches de la Fortune. La Grande Armée engloutie par la steppe russe, il crée en six mois une nouvelle Grande-Armée, et ajoute à l'Iliade française le chant de Bautzen, de Lutzen et de Dresde. Cette campagne de 1813, où si hardiment et si savamment l'Empereur vient se poster au milieu de la Saxe comme au centre d'un échiquier, cette campagne qui débute bien, et qui, sans les fautes de Vandamme, de Ney, de Macdonal, d'Oudinot, peut s'achever dans le triomphe, aboutit à un désastre. Vaincu à Leipzig, Napoléon ramène les débris de son armée en passant à Hanau sur le ventre aux Bavarois. Puis il commence entre la Marne, l'Aube et la Seine, cette campagne vraiment nationale où, avec les trente-cinq mille hommes qu'il a sous son commandement immédiat, et qu'il fait courir d'un point à un autre comme une navette de feu, il gagne le nom de général Cent mille hommes. La devise que l'on a faite pour lui : Napoleo ubicumque felix, est désormais Dum spiro spero. Après la Rothière, la situation paraît désespérée. Napoléon, en pleine retraite devant les armées de Blücher et de Schwarzenberg qui ont opéré leur jonction, se sent impuissant à les arrêter. Il va accepter les conditions des Alliés. Mais comme le duc de Bassano entre chez l'Empereur pour lui donner à signer les dépêches, il le trouve couché sur une carte piquée d'épingles à têtes de couleur différente. Il s'agit bien de ça, dit Napoléon, je suis en train de battre Blücher de l'œil. Et les jours qui suivent, c'est de l'épée qu'il bat Russes et Prussiens à Champaubert, à Montmirail, à Vauchamps. Il se retourne alors contre l'armée autrichienne, en culbute les têtes de colonnes à Mormant, à Salins, à Montereau, et la rejette au delà de l'Aube, à quarante lieues en arrière. A Waterloo encore, dans cette bataille de géants, comme sans modestie l'a appelée Wellington, Napoléon conserve l'espoir de vaincre jusqu'à la dernière minute, jusque dans l'étau où l'étreignent les Anglais et les Prussiens. Passé sept heures du soir, il se jette avec sa garde au plus ardent de la fournaise pour y violer la Victoire. V Dans son armée, Napoléon est le maître absolu. Il a l'instinct et l'énergique volonté de la domination. Il dit : L'unité du commandement est la chose essentielle à la guerre. Il vaudrait mieux un mauvais général que deux bons. Simple chef de bataillon d'artillerie au siège de Toulon, il impose ses plans au général commandant l'artillerie, au général commandant le corps de siège, aux représentants en mission. Il écrit au Comité de salut public : Le plan d'attaque que j'ai présenté aux généraux et aux représentants est le seul praticable. Je vous ai envoyé des observations générales qui sont la base du plan que j'ai conçu. Trois jours après mon arrivée, l'armée eut une artillerie, et les batteries de la Montagne et des Sans-Culottes furent établies, coulèrent bas les pontons, et résistèrent à plus de vingt mille boulets. Celui qui écrit en ces termes au Comité de salut public de 1793 est un obscur officier de vingt-quatre ans ! A vingt-sept, quand il prend le commandement de l'armée d'Italie, il ne craint pas que les prétentions et les rivalités de généraux comme Masséna, Sérurier, Augereau, tous beaucoup plus âgés et ayant commandé les trois armes, lui rendent la situation très difficile, à lui si jeune, et, la veille encore, simple général d'artillerie. Dès son arrivée, rapporte Marmont, l'attitude de Bonaparte fut celle d'un homme né pour le pouvoir. Il était évident qu'il saurait se faire obéir. Il séduit les uns, dompte les autres, commande à tous le respect, parce qu'il inspire à tous la confiance dans la victoire. Quinze ans durant, il va dominer, et, tour à tour exalter,
enflammer, calmer, animer et ranimer ses lieutenants. J'échauffe les têtes froides, disait-il, et je refroidis les têtes chaudes. Il va mener d'une main de fer
ce cortège de héros turbulents, avides et jaloux. A Wagram, en pleine action,
l'empereur dit à Bernadotte ! Je vous retire le
commandement du corps d'armée que vous dirigez si mal. Eloignez-vous de moi
sur-le-champ, monsieur, et quittez l'armée dans les vingt-quatre heures. Je
n'ai que faire d'un brouillon tel que vous. Un matin, à un grand
lever, il aperçoit Gouvion-Saint-Cyr, va à lui et dit avec un grand calme : Vous êtes à Paris, général ? Vous avez sans doute
l'autorisation du ministre de la guerre ? — Non,
Sire ; mais comme Votre Majesté m'a retiré mon commandement, je n'avais plus
rien à faire à l'armée. — Si vous n'êtes pas
en route pour l'armée aujourd'hui à midi, je vous fais arrêter ce soir et
demain passer en conseil de guerre. Les défections de 1813, de 1814 et de 1815 s'expliquent, sans se justifier, par la servitude, d'ailleurs glorieuse et rémunératrice, où Napoléon avait réduit ses anciens compagnons d'armes. VI Napoléon est à la fois le grand capitaine et le petit caporal. J'entends par là que ce stratège, cet organisateur, cet administrateur, cet homme de cabinet dont l'esprit roule et médite toujours les plus hautes pensées, connaît le soldat et est connu de lui personnellement, familièrement, comme un officier subalterne qui vit dans le contact immédiat de la troupe. S'il subjugue les généraux, il fascine, il ensorcelle ses soldats. Le Consul parut, dit Coignet dans son récit de Marengo, nous en fûmes une fois plus forts. Les soldats, dit un autre Saint-Simon du bivouac, pensaient qu'une fois qu'ils étaient avec l'Empereur, rien ne devait plus leur manquer, que tout devait réussir, enfin qu'il n'y avait plus rien d'impossible. L'adoration des troupes pour Napoléon s'exhale dans la clameur qui, à Essling, part des rangs quand un boulet vient frapper son cheval ! Bas les armes si l'Empereur ne se retire pas ! La Bérézina, Leipzig, les invasions, ne diminuent point cet indestructible amour. Pendant la retraite de Russie, un vieux grenadier, se traînant sur la neige avec un pied gelé, dit à ses camarades qui voient de grosses larmes tomber sur ses moustaches d'où pendent des glaçons : Je ne pleure pas parce que je vais laisser mes os dans ce maudit pays. Je pleure d'avoir vu notre Empereur marcher à pied, un bâton à la main, lui si grand, lui qui nous fait si fiers ! A Fontainebleau, il fallait six cents hommes pour suivre à l'île d'Elbe l'Empereur déchu. II s'en présenta six mille, toute la vieille garde. Ceux qui ne furent pas choisis pleurèrent comme des enfants. Le soir de Waterloo quand Napoléon menait au feu sa dernière réserve, les blessés se redressaient pour l'acclamer au passage. Un sergent chevronné, assis, les deux jambes broyées par un boulet, contre un remblai de la route, criait d'une voix ferme et claire : Ce n'est rien, camarades. En avant ! et vive l'Empereur ! Le pouvoir des mots sur les hommes est étonnant, disait Napoléon. Les soldats de la 32e se seraient fait tuer pour moi, parce que j'avais écrit après Lonato : La 32e était là ; j'étais tranquille. Le maréchal Ney a dit que nul ne savait parler aux soldats comme Napoléon. C'est que nul ne les connaissait comme leur Empereur. Quel portrait ne varietur il a tracé d'eux : Le soldat français est raisonneur. Il juge sévèrement le talent et la bravoure de ses officiers. Il discute un plan de campagne et toutes les manœuvres militaires. Il peut tout lorsqu'il approuve les opérations et qu'il estime ses chefs ; mais aussi, dans le cas contraire, on ne peut pas compter sur des succès. Il est le seul en Europe qui puisse se battre à jeun. Il oublie de manger, si longue que soit la bataille ; mais il est plus exigeant que tout autre lorsqu'il n'est plus devant l'ennemi. Un soldat français s'intéresse plus au gain d'une bataille qu'un officier russe. Il attribue constamment au corps où il est attaché la première part à la victoire. Les soldats des autres nations gardent leur poste par devoir, le soldat français par honneur ; les premiers sont presque indifférents à une défaite, le second en est humilié. Le seul mobile du soldat français est l'honneur. Dans ses magnifiques ordres du jour comme dans ses
allocutions impromptues, Napoléon trouve des mots de feu qui enflamment les
cœurs. En Italie : Vous égalez aujourd'hui l'armée
de Hollande et l'armée du Rhin. Mais vous n'avez rien fait puisqu'il vous
reste encore à faire. En marche vers Austerlitz : C'est maintenant que va se décider pour la seconde fois
cette question qui l'a déjà été en Suisse et en Hollande, si l'infanterie
française est la seconde ou la première d'Europe. — La veille d'Iéna,
à des recrues : Jeunes gens, il ne faut pas craindre
la mort. Quand on ne craint pas la mort, on la fait rentrer dans les rangs
ennemis. Le matin de la Moskowa : Soldats,
voilà la bataille que vous avez tant désirée. Conduisez-vous comme à
Austerlitz, à Friedland, à Smolensk, et que l'on dise de vous dans la
postérité : Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou.
A Lutzen, en poussant son cheval au milieu d'un bataillon italien qui lâche
pied sous la pluie d'obus : Coglioni ! non fa mal
! — A Arcis-sur-Aube, en se précipitant à la tête du pont
qu'encombrent les fuyards : Qui de vous le passera — avant moi ? — En 1815 : Les étrangers en veulent encore à notre indépendance.
Marchons donc à leur rencontre. Eux et nous, ne sommes-nous plus les mêmes
hommes ? Mais ce n'est pas seulement cette éloquence enflammée et
le prestige de tant de victoires qui fondent dans l'armée le culte de
l'Empereur. C'est sa sollicitude envers les soldats, c'est l'attention qu'il
leur porte, c'est le soin qu'il prend de les voir, de leur parler, c'est sa
constante préoccupation de frapper leur esprit et de gagner leur cœur. Une de
ses maximes de guerre est que le premier talent d'un
général consiste à connaître le soldat et à capter sa confiance. Aussi
toute conjoncture lui est propice ; il provoque les occasions, il ne néglige
aucun moyen. Il parle familièrement aux soldats,
et souffre qu'ils lui répondent avec la même familiarité. Le héros de
l'épopée se fait le bonhomme de la chanson. Je
passais, dit-il à Sainte-Hélène, pour un
homme terrible dans les salons, dans les ministères, parmi les généraux mais
nullement parmi les soldats. Ils avaient l'instinct de ma sympathie. Ils me
savaient leur protecteur. Napoléon tutoie tous ses soldats et se laisse tutoyer par ceux à qui l'envie en prend. Quand un factionnaire lui présente les armes, il l'interpelle avec une brusquerie amicale. En campagne, il visite les bivouacs, inspecte les avant-postes et les sentinelles perdues. Le lendemain de chaque combat, il parcourt le terrain à cheval, au pas, pour veiller à l'enlèvement des blessés que l'on a pu y laisser ; il leur parle, les encourage, les réconforte. Il se fait présenter les soldats qui se sont particulièrement distingués dans l'action. Au feu, il s'approche des batteries et plaisante avec les pointeurs. A Paris, il passe dans les chambrées à l'heure de la théorie et reprend ceux qui récitent mal ; il fait parfois manœuvrer lui-même comme un simple sous-officier un peloton d'instruction. A une grande revue de la garde, au Carrousel, il commande, sans une erreur ni une omission, toute une partie de l'école de bataillon. Dans ses fréquentes visites aux casernes, il ne manque pas de demander s'il y a des mécontents ; il leur tire l'oreille en disant à son aide de camp de noter leur réclamation. Tantôt il passe l'inspection de la literie et ordonne qu'elle soit réformée ; tantôt il assiste à la distribution des vivres ou au repas des hommes. Il demande de la soupe, et lui dont le cœur se soulève à la seule pensée des haricots verts parce qu'on y trouve de ces fils qui ressemblent à des cheveux, il mange un jour, sans sourciller, le contenu d'une gamelle dont il a préalablement retiré un cheveu. Ce n'est pas trop de dire qu'il aurait préféré passer encore une fois le pont d'Arcole ! Si Napoléon exige beaucoup des hommes, lui-même prêche d'exemple. Quelque temps qu'il fasse, jamais il n'ajourne une revue ; mais les soldats endurent patiemment la pluie, si forte que les canons de fusil se remplissent d'eau, en voyant leur Empereur immobile à cheval et sans manteau, l'eau lui coulant sur les cuisses. La simplicité de ses manières, de son costume même en impose aux troupes. Le jour de l'entrée à Berlin, où toute la garde était en grande tenue et tout l'état-major en grand uniforme, chacun se montrait l'Empereur avec son modeste costume, son petit chapeau et sa cocarde d'un sou... C'était curieux de voir le plus mal habillé maître d'une si belle armée. Le matin d'Eylau, l'Empereur demande une pomme de terre par escouade, et, assis sur une botte de paille, bien en vue de toute l'armée, il les fait cuire à son petit feu, les retournant du bout d'un bâton. Dans une halte, il s'approche d'un groupe de soldats qui boivent du vin apporté dans un seau. Quand tous ont bu, il fait signe au caporal, et, prenant le verre dont se sont servis les soldats, il boit à son tour. On raconte qu'un soir aux Tuileries, l'Empereur a remplacé un factionnaire qu'il avait envoyé porter un ordre, et a monté la garde à sa propre porte. On raconte aussi, ce qui est plus véridique, que le lendemain de la bataille d'Eylau il a dit au chirurgien en chef Percy, appelé à deux lieux de la grande ambulance pour opérer le général d'Hautpoul : Vous ne pouvez pas y aller. Vous vous devez à tous et non à un seul. Voilà de quoi défrayer pendant longtemps les veillées des chambrées. Bon enfant, sous des dehors brusques, avec les hommes, Napoléon est le plus souvent sévère et dur avec les chefs, et, quand l'occasion s'y prête, il ne craint pas de faire rire les soldats aux dépens de l'officier. A une revue de la garde, à Berlin, les grenadiers étaient en bataille, ayant derrière eux des bornes de cinq pieds avec des barres de fer enclavées. L'Empereur dit au colonel, de répéter ses commandements ; puis il fait porter les armes, croiser la baïonnette, et commande enfin. Demi-tour ! (le colonel répète), et : En avant ! pas accéléré, marche ! Le colonel interdit à la vue de l'obstacle, ne répète pas, et voici les soldats arrêtés. L'Empereur dit : Pourquoi ne marches-tu pas ? — Mais... on ne peut passer. Pauvre ami, commande : En avant ! Et aussitôt les soldats escaladent la haute balustrade. Un autre trait de Napoléon. En 1809, les grenadiers, venus
d'Espagne d'une seule traite — de Limoges à Ulm, ils avaient fait la route dans
des voitures réquisitionnées —, arrivent à minuit à Schœnbrunn, après deux
étapes de vingt lieues, les jambes raides comme des
canons de fusil... L'Empereur descend aussitôt près d'eux, et les
voyant tous, le corps courbé, la tête penchée, se soutenant sur leurs armes,
dit à ses grenadiers à cheval : Faites tout de suite
de grands feux, allez chercher de la paille pour les coucher, faites leur
chauffer des chaudières de vin sucré. Puis, s'adressant tout furieux
aux officiers : Est-il possible de voir mes
vieux soldats dans un pareil état ! Si j'en avais besoin ! Vous êtes
des...... ! Et le bon grenadier Coignet ajoute : L'Empereur frappait des pieds de colère. Ce n'était pas un
homme, c'était un lion. Commediante ! Comédien ? oui et non, car Napoléon aimait vraiment le soldat. En tout cas, comédien qui a l'Europe pour théâtre, vingt peuples pour l'écouter, cinq cents mille soldats pour l'applaudir, et, pour garder sa mémoire, la longue succession des siècles. FIN DE L'OUVRAGE |