1815

LIVRE II. — LIGNY ET LES QUATRE-BRAS

 

CHAPITRE I. — LA MATINÉE DU 16 JUIN.

 

 

I

L'occupation de Sombreffe et des Quatre-Bras dans la soirée du 15 juin ne s'imposait que comme complément de la belle opération stratégique conçue par Napoléon. Que Grouchy et Ney n'eussent pas pris possession de ces deux points, c'étaient seulement des contretemps. Le but essentiel du mouvement de l'armée française, qui était de se porter, dès le premier jour, sur la ligne de contact des Anglais et des Prussiens, n'en était pas moins atteint. Presque sans coup férir et malgré des retards dans la marche de plusieurs colonnes, l'empereur avait passé la Sambre, fait sept lieues sur le territoire ennemi et établi son armée au centre des cantonnements des Alliés. Il avait 124.000 hommes bivouaqués dans un triangle de trois lieues de côtés[1].

L'ennemi paraissait en désarroi. De toute la journée, on n'avait pas aperçu un uniforme anglais. Les Prussiens n'avaient montré de masses nulle part ; ils avaient faiblement disputé les passages de la Sambre, et leur défense peu opiniâtre, quoique habile et vaillante, de Gilly et de Gosselies, semblait avoir eu pour objet bien plutôt de protéger une retraite que de couvrir une concentration.

Quand l'empereur, rentré à la nuit à Charleroi[2], eut pris connaissance des rapports de Grouchy et de Ney[3], il s'imagina donc que les Alliés, déconcertés par son agression imprévue, se repliaient sur leurs bases d'opérations, les Prussiens vers Liège et Maëstricht, les Anglo-Belges vers Ostende et Anvers. La direction de retraite des avant-postes prussiens, de Thuin sur Marchienne, de Fontaine-L'Évêque et de Marchienne sur Gosselies, de Charleroi et de Gosselies sur Fleurus, était de nature à confirmer cette présomption. Si les Prussiens avaient manœuvré pour se réunir incontinent aux. Anglais, ils se seraient retirés vers le nord : ils avaient battu en retraite vers le nord-est, découvrant la route de Bruxelles. La résolution que Napoléon, jugeant sur les apparences, prêtait à Blücher et à Wellington, lui assurait la victoire. Plus les armées alliées s'éloigneraient l'une de l'autre, plus il deviendrait facile de les battre. Autre chose était d'attaquer les Anglais quand les Prussiens se trouvaient à une marche de ceux-ci, et autre chose si Wellington et Blücher étaient séparés par quinze ou vingt lieues.

L'empereur arrête son plan dans la matinée du 16 juin, vraisemblablement à six heures, peut-être plus tôt. Avec Grouchy et l'aile droite[4], il se portera sur Sombreffe et Gembloux. Si un corps prussien se trouve encore dans l'une ou l'autre de ces positions, il l'attaquera. Le terrain ainsi reconnu ou déblayé à l'est, il rappellera la réserve, provisoirement postée à Fleurus, et rejoindra avec elle Ney et l'aile gauche aux Quatre-Bras. De là, il marchera sur Bruxelles par une étape de nuit. Il compte que la tête de colonne pourra arriver à Bruxelles le 17 juin, à sept heures du mati[5].

Les ordres pour l'exécution de ce double mouvement furent envoyés par le major-général entre sept et huit heures du matin ordre à Kellermann de se diriger sur Gosselies pour y être à la disposition du maréchal Ney ; ordre à Drouot de mettre la garde en marche vers Fleurus ; ordre à Lobau de faire avancer le 6e corps à mi-chemin de Charleroi et de Fleurus ; ordres à Vandamme et à Gérard de marcher sur Sombreffe avec les 3e et 4e corps, et de suivre désormais les instructions du maréchal Grouchy, commandant de l'aile droite. Soult écrivit à Ney de prendre position aux Quatre-Bras avec six divisions d'infanterie et les cuirassiers de Kellermann et de porter ses deux autres divisions d'infanterie, l'une à Genappe (cinq kilomètres au-delà des Quatre-Bras) avec la cavalerie de Piré, l'autre à Marbais avec la cavalerie de Lefebvre-Desnoëttes, pour appuyer éventuellement les mouvements de l'aile droite. Ney devait enfin pousser des reconnaissances le plus loin possible sur les routes de Nivelles et de Bruxelles. Quant à Grouchy, il reçut l'ordre d'aller s'établir à Sombreffe, et d'envoyer de là une avant-garde à Gembloux et des reconnaissances dans toutes les directions[6].

 

II

On s'occupait au quartier-impérial de l'expédition de ces ordres, lorsque l'empereur reçut un billet de Grouchy, portant que de fortes colonnes ennemies, qui paraissaient déboucher de la route de Namur, se dirigeaient vers Brye et Saint-Amand[7]. Tout en croyant les Prussiens en retraite, Napoléon avait admis l'hypothèse d'une rencontre avec eux à Sombreffe, mais il n'avait nullement pensé qu'ils viendraient prendre position aux débouchés de Fleurus. Ce mouvement indiquait que, loin de replier ses troupes et de s'éloigner de l'armée anglaise, comme la direction de retraite de ses avant-postes l'avait pu faire croire la veille, Blücher manœuvrait en vue d'une bataille, pour le jour même, en liaison avec Wellington. Au lieu d'une arrière-garde ou d'un corps isolé à débusquer de Sombreffe ou de Gembloux, on allait avoir à combattre, au nord de Fleurus, l'armée prussienne tout entière ; et, Blücher et Wellington devant apparemment opérer de concert, on rencontrerait les Anglais en forces sur la route de Bruxelles.

C'était le renversement du plan conçu par l'empereur. Il ne pouvait battre dans la journée l'armée de Blücher à droite, culbuter dans la soirée l'armée de Wellington à gauche, et marcher dans la nuit sur Bruxelles. Napoléon, cependant, ne fut point déconcerté. Chez lui, les présomptions se changeaient vite en certitudes. Quand il avait supposé une chose, cette chose devait être telle qu'il l'avait supposée. La Fortune avait si souvent donné raison à ses prévisions ! Le matin du 16 juin, il croyait Blücher en retraite et la route de Bruxelles libre ; donc, Blücher était en retraite, et la route de Bruxelles était libre. Les mouvements signalés par Grouchy ne pouvaient être que des démonstrations en vue de donner le change. On aurait bon marché de ces quelques régiments prussiens, simple rideau destiné à masquer la retraite du gros de leur armée[8]. Il semblait d'ailleurs que ce fût l'opinion de Grouchy lui-même, car dans la lettre où il mentionnait l'apparition de colonnes ennemies vers Saint-Amand, il annonçait qu'il réunissait ses troupes pour marcher sur Sombreffe, selon les ordres de la veille[9]. Si dès cinq heures du matin, Grouchy avait présumé que l'armée de Blücher tout entière se concentrait à l'ouest de Sombreffe, il ne se serait pas préparé à un mouvement sur ce village, au risque de subir une désastreuse attaque de flanc.

L'empereur ne modifia donc pas ses ordres. Loin d'y rien changer, il écrivit vers huit heures à Ney et à Grouchy pour les réitérer et en hâter l'exécution. Sachant ses aides de camp mieux montés que les officiers du major-général, il confia l'une de ces lettres à Flahaut, l'autre à La Bédoyère ; il espérait que de cette façon ses deux lieutenants recevraient ses instructions itératives avant celles mêmes qui venaient de leur être expédiées par Soult. Dans ces duplicata, l'empereur s'étendait davantage sur quelques détails d'exécution et il révélait, ce dont Soult s'était abstenu, que le but du double mouvement sur Sombreffe et les Quatre-Bras était une marche de nuit vers Bruxelles[10].

Entre neuf et dix heures du matin[11], comme Napoléon allait partir pour Fleurus, un officier de lanciers arriva de l'aile gauche ; il dit que l'ennemi présentait des masses du côté des Quatre-Bras[12]. Dans la crainte que la présence de ces prétendues masses ne fit, comme la veille, hésiter Ney à aller de l'avant, l'empereur crut nécessaire de le rassurer et de lui renouveler encore une fois ses ordres. Il lui fit incontinent écrire par le major-général : Blücher étant hier à Namur, il n'est pas vraisemblable qu'il ait dirigé des troupes vers les Quatre-Bras. Ainsi vous n'avez affaire qu'à ce qui vient de Bruxelles. Réunissez les corps des comtes Reille et d'Erlon et celui du comte de Valmy ; avec ces forces vous devez battre et détruire tous les corps ennemis qui peuvent se présenter[13]. A toute éventualité, cependant, l'empereur prescrivit à Lobau de rester provisoirement à Charleroi de façon à porter, si besoin était, le 6e corps au secours de Ney. D'après ses ordres, l'adjudant-commandant Janin, sous-chef d'état-major de Lobau, fut envoyé à Frasnes pour juger de l'état des choses[14].

L'empereur arriva à Fleurus un peu avant onze heures. Il y trouva Grouchy — non sans quelque étonnement, car il le supposait déjà en marche sur Sombreffe. Le maréchal n'eut point de peine à lui faire comprendre qu'en présence des masses ennemies qui prenaient position au nord de Fleurus, il avait dû se borner à occuper ce village, évacué au petit jour par les Prussiens[15]. Napoléon parcourut la ligne des avant-postes. A la pointe de Fleurus s'élève un moulin de briques, en forme de tour, qui domine toute la plaine. Il ordonna à des sapeurs de pratiquer, au moyen d'une brèche dans le toit tournant, une sorte de loggia où il monta pour observer les positions ennemies[16].

 

III

Blücher, accouru de Namur à la première alerte, était arrivé à Sombreffe le 15 juin dès quatre heures de l'après-midi[17]. Il se flattait d'avoir le 16, de bon matin, ses quatre corps d'armée derrière le ruisseau de Ligny[18], position qui lui avait été signalée deux mois auparavant par le major von Graben, et où il avait dès alors résolu de livrer bataille si les Français passaient la Sambre à Charleroi[19]. Il était plein d'ardeur, il se croyait invincible. Avec mes 120.000 Prussiens, avait-il écrit à sa femme, je me chargerais de prendre Tripoli, Tunis et Alger, s'il n'y avait pas à passer l'eau ![20] Mais à cause de l'extension démesurée de ses cantonnements, le feld-maréchal éprouva des mécomptes. Le 16, à onze heures du matin, il n'avait encore en ligne que le corps de Zieten, réduit à 28.000 hommes par les pertes de la veille. Le corps de Pirch Ier (31.000 hommes) arriva à Sombreffe seulement à midi, suivi à quelque distance par le corps de Thielmann (24.000 hommes)[21]. Quant au IVe corps, on avait reçu dans la nuit au quartier-général une lettre de Bülow, annonçant qu'il ne pourrait être rassemblé à Hannut (42 kilomètres de Sombreffe) qu'au milieu de la journée[22]. C'étaient 30.000 baïonnettes qui allaient manquer à Blücher. Il était déterminé à accepter quand même la bataille, comptant d'ailleurs sur la coopération plus ou moins prompte, plus ou moins active, de l'armée anglo-néerlandaise[23]. Les deux généraux en chef n'avaient-ils pas convenu le 3 mai, à Tirlemont, de se porter mutuellement appui si Napoléon prenait l'offensive, et Wellington ne venait-il pas de dire (le 13 juin, dans la soirée) au colonel de Pfüell, envoyé par Blücher : Mon armée sera concentrée à Nivelles ou aux Quatre-Bras, selon les circonstances, vingt-deux heures après le premier coup de canon[24].

Il y avait un peu de diplomatie dans les promesses de Wellington. La retraite de Blücher sur Liège eût laissé l'armée anglaise seule devant Napoléon et l'eût mise dans l'alternative d'accepter la bataille avec une grande infériorité de forces ou de se replier sur sa base d'opérations en découvrant Bruxelles. Il fallait donc que Blücher restât en position, et, pour cela, il semblait nécessaire à Wellington de lui promettre son appui. Cet appui d'ailleurs, il espérait bien pouvoir le donner[25], mais en vrai Anglais, à son heure, à son aise et sans risquer de compromettre pour la cause commune quoi que ce fût de la sûreté de son armée. Or le mouvement offensif des Français vers Charleroi n'était-il pas une simple démonstration destinée à attirer de ce côté les masses anglo-prussiennes ? L'empereur n'allait-il pas au même moment se porter sur Bruxelles avec le gros de son armée, soit par Maubeuge, Mons et Hal, soit par Lille, Tournay et Ath ? Wellington le craignait, et de peur d'être entraîné à une fausse manœuvre, il ne voulait faire bouger ni un homme ni un canon avant d'être absolument certain du point précis où Napoléon dirigerait sa principale attaque[26].

En vain, les 12, 13 et 14 juin, de nombreux avis de la concentration de l'armée française sur la frontière étaient arrivés au quartier-général de Bruxelles[27] ; en vain le 15, dès huit heures du matin, Wellington avait appris par une lettre de Zieten que les avant-postes prussiens avaient été attaqués au point du jour[28]. Ce jour-là, à trois heures de l'après-midi, il n'avait encore donné aucun ordre. Müffling, commissaire prussien près le quartier-général anglais, ayant reçu alors personnellement une lettre de Zieten confirmant les premiers renseignements, s'empressa de la communiquer au duc. — Si tout est comme le croit Zieten, lui dit Wellington, je me concentrerai sur mon aile gauche de façon à agir de concert avec l'armée prussienne ; mais si une partie des forces ennemies marche sur Mons, je serai obligé de me concentrer sur mon centre. Il me faut donc attendre, avant de prendre un parti, des nouvelles de mes avant-postes de Mons. Toutefois, comme la destination de mes troupes reste incertaine, et que leur départ est certain, je vais donner des ordres pour qu'elles se tiennent prêtes à marcher[29].

D'après ces ordres, expédiés seulement le 15 juin entre six et sept heures du soir[30], les troupes devaient simplement se rassembler par divisions, à Ninove, à Ath, à Grammont, à Bruxelles, à Braine-le-Comte et à Nivelles, et se tenir prêtes à marcher le lendemain au point du jour[31]. Ainsi, alors que l'aile gauche française avait dépassé Gosselies, et que l'aile droite arrivait en vue de Fleurus, Wellington, au lieu de diriger ses troupes sur le point menacé, se contentait de les réunir par divisions isolées dans un parallélogramme de dix lieues sur neuf. Il fallait, en vérité, qu'il fût halluciné et paralysé par la vision de Napoléon attaquant en personne sur tous les points à la fois.

Dès midi, Blücher avait écrit à Müffling pour lui annoncer que la division Pirch se repliait sur la rive gauche de la Sambre, et qu'il allait concentrer l'armée à Sombreffe où il comptait accepter la bataille. J'attends, ajoutait-il, de promptes nouvelles de la concentration du duc de Wellington. Cette lettre, arrivée vers sept heures du soir, et mise incontinent sous les yeux de Wellington, ne le persuada pas plus que ne l'avaient fait les deux dépêches de Zieten. — Les dispositions du feld-maréchal sont fort bonnes, dit-il, mais je ne puis me résoudre à rien avant de savoir ce qui se passe du côté de Mons[32]. Il allait enfin avoir la certitude que tout y était tranquille. Une lettre du général Dörnberg, qu'il reçut entre neuf et dix heures, le renseigna à cet égard[33]. Il se détermina alors, non point, comme le prétendent ses apologistes, à un mouvement de toute l'armée sur les Quatre-Bras, mais à une concentration partielle vers Nivelles[34].

Après avoir donné ces ordres qui, en raison de l'heure avancée et de l'étendue des cantonnements, ne pouvaient avoir un commencement d'exécution avant le point du jour[35], Wellington dit à Müffling : — Mes troupes vont se mettre en marche. Mais ici les partisans de Napoléon commencent à lever la tête. Il faut rassurer nos amis. Allons donc nous faire voir au bal de la duchesse de Richmond, et nous monterons à cheval à cinq heures du matin[36].

A Bruxelles, où cependant il y avait des fêtes tous les soirs, on parlait de ce bal, annoncé depuis longtemps, presque autant que de la prochaine entrée en campagne. On savait que la duchesse de Richmond avait fait de grands préparatifs, qu'elle avait aménagé en hall somptueux un vaste hangar contigu à sa maison de plaisance, que l'on danserait au son de la musique militaire, que l'on avait convié à la soirée l'élite de l'état-major anglais et de la société cosmopolite de Bruxelles, diplomates russes et allemands, pairs d'Angleterre, émigrés français. On multipliait démarches, prières, intrigues pour obtenir des invitations. La duchesse de Richmond recevait avec sa fille aînée, plus tard lady de Ros, alors âgée de dix-sept ans[37]. Il n'y avait guère plus de deux cents invités : le prince d'Orange, le prince Frédéric des Pays-Bas, le duc de Brunswick, le prince de Nassau, lord Wellington, le bourgmestre de Bruxelles, les princes Auguste et Pierre d'Arenberg, le duc et la duchesse de Beaufort et leur fille, le duc et la duchesse d'Ursel, le comte et la comtesse de Mercy-Argenteau, le comté de La Tour-Dupin, ministre de France à La Haye, et la comtesse de La Tour-Dupin, le marquis et la marquise d'Assche, le comte de La Rochefoucauld, la comtesse douairière d'Oultremont et Mesdemoiselles d'Oultremont, lady Fitz-Roy Somerset, le comte du Cayla (sans sa femme), sir Charles Stuart, lord et lady Seymour et leur fille, le comte Pozzo di Borgo et le baron de Vincent, ambassadeurs de Russie et d'Autriche près Sa Majesté le roi de France à Gand, le général Alava, commissaire espagnol attaché à l'état-major de Wellington, le général de Müffling, lord Uxbridge, commandant en chef la cavalerie britannique, lord Saltoun, colonel aux gardes à pied, lord Somerset, commandant la brigade des gardes à cheval, lord Hill, commandant le 2e corps anglais, les généraux Clinton, Ponsonby, Picton, Vivian, Byng, Pack, Cooke, Kempt, Maitland et un grand nombre de colonels, de majors et de jeunes capitaines, lieutenants et enseignes[38]. Lorsque, vers minuit, Wellington entra chez la duchesse de Richmond, le bal était au moment le plus animé[39]. Heureux de vivre, les belles jeunes filles et les beaux officiers s'enivraient de brui t et de mouvement : Mais, comme dans les danses macabres des vieilles fresques, la Mort menait la ronde.

On ignorait encore le passage de la Sambre par l'armée française. Wellington apprit au duc de Brunswick que Bonaparte était entré en Belgique et qu'il pourrait bien y avoir bataille dans la journée. Brunswick, par une sorte de pressentiment, sentit le frisson de la mort. Il pâlit et se leva d'un bond, laissant dans ce brusque mouvement tomber sur le plancher le petit prince de Ligne qu'il avait sur ses genoux. Wellington prit à part tous les officiers généraux et leur donna verbalement les ordres de marche qui venaient de leur être envoyés par écrit. Ils ne tardèrent pas à quitter le bal. Prévenu vers une heure, en pleine fête, par une dépêche de Constant Rebecque, que les Français s'étaient montrés aux Quatre-Bras, le prince d'Orange partit pour Genappe. Peu à peu, le bruit se répandit que l'armée allait se mettre en route. Mais les jeunes officiers ne pouvaient s'arracher à cette nuit de plaisir, sur laquelle, dit lord Byron, allait se lever une si sanglante aurore. C'est seulement quand ils entendirent les trompettes et les bugles sonner l'assemblée, qu'ils allèrent, tout courant, en bas de soie et en souliers à boucle, rejoindre leurs compagnies. La duchesse de Richmond, profondément émue, aurait voulu arrêter le bal, mais les jeunes filles et les quelques-jeunes gens qui n'appartenaient pas à l'armée continuèrent à danser jusqu'au jour.

Wellington prit congé à trois heures seulement, après avoir soupé. La duchesse fit réveiller sa plus jeune fille, un vrai baby de Reynolds, qui vint de ses petites mains roses rattacher l'épée du général en chef[40].

 

IV

Au bal, remarque Mailing, Wellington était très gai. Il n'y avait pas de quoi ! Tout le jour, il s'était obstiné à laisser ses troupes dispersées dans leurs cantonnements à quatre, huit, dix, quinze lieues les unes des autres ; et les ordres de la soirée, par lesquels il se flattait de réparer victorieusement sa lourde faute, étaient pitoyables. Son dernier dispositif ne tendait à rien moins qu'à découvrir la route de Charleroi à Bruxelles pour protéger celle de Mons, qui n'était pas menacée. Si les ordres de Wellington avaient été exécutés, une trouée large de quatre lieues eût été ouverte entre Nivelles et la Basse Dyle, trouée par laquelle Ney aurait pu s'avancer jusqu'à mi-chemin de Bruxelles sans tirer un coup de fusil, ou encore, comme l'a dit Gneisenau, se rabattre sur les derrières de l'armée prussienne et causer sa destruction complète[41].

Heureusement pour les Alliés ; plusieurs des subordonnés de Wellington avaient pris sur eux d'agir sans attendre ses ordres, et d'autres avaient intelligemment désobéi à ceux qu'après tant de temps perdu il s'était décidé à donner. Dans la journée de la veille, le major Normann avait défendu Frasnes, le prince de Saxe-Weimar s'était porté de Genappe aux Quatre-Bras avec sa brigade, le général Chassé avait concentré sa division à Fay[42]. Un peu plus tard, Constant Rebecque, chef d'état-major du prince d'Orange, prescrivit, en l'absence de celui-ci, au général Collaert de rassembler la cavalerie derrière la Haine, et à Perponcher de se préparer à marcher sur les Quatre-Bras. A onze heures du soir, enfin, le même Rebecque ne pouvant éviter de transmettre aux divisionnaires l'ordre de Wellington de concentrer tout le corps néerlandais à Nivelles, c'est-à-dire de découvrir la route de Bruxelles, leur fit tenir en même temps des instructions verbales qui les laissaient libres de ne se point conformer à cet ordre. On ne peut connaître à Bruxelles, disait-il, l'exacte situation des choses. Perponcher n'hésita pas. Au lieu de maintenir à Nivelles la brigade Bylandt et d'y rappeler la brigade Saxe-Weimar, ainsi que le prescrivait Wellington, il marcha avec Bylandt sur les Quatre-Bras au secours du prince Bernard[43].

Ah ! si Napoléon avait eu comme chef d'état-major un simple Fontaine-Rebecq, et comme lieutenants seulement des Perponcher et des Bernard de Saxe-Weimar ! Et quelle belle occasion, d'autre part, pour les professeurs de stratégie comme Charras, de dénoncer la funeste indécision, la torpeur d'esprit, l'affaiblissement moral de l'empereur si, la veille d'une bataille, Napoléon était resté dix heures sans concentrer ses troupes, avait ensuite prescrit un mouvement dans une direction opposée à celle de l'ennemi et avait enfin passé la nuit à parader au bal !

Mais à la guerre comme au jeu rien ne prévaut contre la Fortune. Lorsque Wellington, parti de Bruxelles à six heures du matin, arriva vers dix heures aux Quatre-Bras, il y trouva la division Perponcher, quand il aurait dû y trouver l'avant-garde du maréchal Ney. Sa Grâce, paraissant oublier que l'on avait agi à l'encontre de ses ordres, daigna féliciter sur les dispositions prises le général Perponcher, et aussi le prince d'Orange, qui n'y était pour rien[44]. Puis, après s'être avancé assez proche de Frasnes pour bien observer les avant-postes français[45], il dépêcha l'ordre à la division Picton et au corps de Brunswick, arrêtés à Waterloo[46], de reprendre leur marche[47], et il écrivit à Blücher que les Quatre-Bras étaient occupés par une division du prince d'Orange et que l'armée anglaise se dirigeait sur ce point. La lettre se terminait ainsi : Je ne vois pas beaucoup de l'ennemi en face de nous, et j'attends des nouvelles de Votre Excellence pour décider des opérations[48].

Wellington ne tarda pas à se raviser. Croyant à tort ou à raison n'avoir pas avant plusieurs heures à subir d'attaque aux Quatre-Bras, il réfléchit qu'au lieu d'attendre des nouvelles qu'il ne saurait contrôler il ferait mieux d'aller voir les choses par lui-même et de se concerter verbalement avec Blücher. Vers une heure, il joignit le feld-maréchal sur les hauteurs de Brye[49]. On monta dans le moulin de Bussy[50], situé en avant de ce village ; l'on embrassait de là tout le terrain, mieux encore que du moulin de Fleurus où Napoléon avait établi son observatoire[51]. On voyait déboucher les colonnes françaises ; avec les lorgnettes on reconnaissait l'empereur au milieu de son état-major. Il semblait évident que l'on allait avoir à combattre l'armée impériale tout entière, le détachement qui occupait Frasnes n'en étant qu'une fraction négligeable[52].

Que voulez-vous que je fasse ? dit brusquement Wellington en français. (Il ignorait la langue allemande.) Gneisenau proposa que le duc dirigeât sans tarder toutes ses troupes en arrière de Brye, comme réserve à l'armée prussienne. Ce plan, fondé sur une fausse appréciation de la répartition des forces de Napoléon, fut combattu par Müffling. Il dit en substance que les Anglais devaient manœuvrer de façon à déborder la gauche française. — C'est ça, s'écria Wellington. Je culbuterai ce que j'ai devant moi à Frasnes et je marcherai sur Gosselies. Gneisenau objecta, que ce mouvement serait excentrique et d'un résultat douteux, tandis que la concentration à Brye aurait un succès sûr et décisif. La discussion se prolongeant, Wellington dit pour en finir : — Eh bien ! je viendrai si je ne suis pas attaqué moi-même. Sur ces paroles, qui n'avaient rien d'un engagement formel, le duc repartit pour les Quatre-Bras, tandis que Blücher prenait ses dernières dispositions tactiques[53].

 

 

 



[1] Positions de l'armée française dans la nuit du 15 au 16 juin :

AILE DROITE : GROUCHY

Quartier-général de Grouchy à Campinaire.

Corps de cavalerie de Pajol et d'Exelmans entre Lambusart et Campinaire.

Cuirassiers de Milhaud sur la rive droite de la Sambre.

3e corps (Vandamme) : La droite en avant de Winage, la gauche dans le bois de Soleillemont (ou bois de Fleurus).

4e corps (Gérard) : Division Mulot à Chatelineau. Divisions Pécheux, Vichery et Berthezène à Châtelet. Cavalerie de Maurin à Roussieux.

(Grouchy à Soult, Campinaire, 16 juin, 3 heures du matin. Vandamme à Soult, La Cens de Fontenelles, 15 juin, 10 heures du soir. Soult à Delort, Charleroi, 15 juin (au soir). Gérard à Soult, Chatelet, 15 juin (au soir). (Arch. Guerre.)

AILE GAUCHE : NEY

Quartier-général de Ney à Gosselies.

Division de cavalerie de la garde de Lefebvre-Desnoëttes à Frasnes.

2e corps (Reille) : Division Bachelu à Mellet. Divisions Foy et Jérôme Bonaparte à Gosselies. Division Girard à Wangenies. Cavalerie de Piré Heppignies.

1er corps (d'Erlon) : Division Durutte et Douzelot entre Jumet et Gosselies. Division Marcognet à Marchienne. Division Allix à Thuin. Cavalerie de Jacquinot : 1re brigade à Jumet ; 2° brigade à Sobray.

Cuirassiers de Kellermann encore à l'aile droite, au nord de Chatelineau.

(Lefebvre-Desnoëttes à Ney, Frasnes, 1G juin, 5 heures et demie du matin. Ney à Soult, Gosselies, 16 juin, 7 heures du matin. Girard à Reille, Wangenies, 15 juin, 11 heures du soir. (Papiers du général G.) Relation de Reille. D'Erlon à Soult, Marchienne, 15 juin, 4 heures du soir, et Juillet, 15 juin (au soir). (Arch. Guerre.)

RÉSERVE : L'EMPEREUR

Quartier-impérial à Charleroi.

Jeune garde à Gilly.

Vieille garde à pied et division de cavalerie de la garde de Guyot, entre Gilly et Charleroi.

Grand parc en arrière de Charleroi.

6° corps (Lobau) sur la rive droite de la Sambre.

(Gourgaud, Camp. de 1815, 51, Lobau à Soult, sur la hauteur en avant de Jamioulx, 15 juin, 8 heures du soir. (Arch. Guerre.) Relation manuscrite du général Petit. (Collection Morrisson, de Londres. (Notes du capitaine de Stuers des chasseurs à pied de la garde (comm. par M. de Stuers).

[2] L'empereur avait quitté le champ de bataille vers 8 heures, quand il avait vu l'ennemi en pleine retraite. Rentré à Charleroi, dans l'hôtel d'un maître de forges nommé Puissant, où était établi le quartier-impérial, il s'était jeté sur son lit pour quelques instants, en attendant les rapports. (Napoléon, Corresp., 22055. Cf. Gourgaud, 50.) — L'hôtel de Puissant existe encore avec sa décoration intérieure de style Empire. Il est situé sur la rive droite de la Sambre.

[3] Gourgaud, Campagne de 1815, 50. Journal manuscrit de Gourgaud. (Papiers du général G.)

Le rapport de Grouchy, Campinaire, 10 heures du soir (Arch. Guerre) dut être transmis au quartier-impérial vers 11 heures. Quant à celui de Ney, écrit à Frasnes, ou plus vraisemblablement à Gosselies entre 9 et 10 heures, il dut arriver vers minuit. — On pouvait douter que Ney eût envoyé un rapport le soir du 15 juin, car il n'y en avait aucun témoignage. Mais une lettre de Ney du 16 juin, 7 heures du matin, qui se trouve dans les papiers du général G., porte : Le 1er corps est à Julmet (sic). Mon rapport d'hier en fait mention. Il n'y a donc plus aucun doute.

[4] Sur la résolution prise, dès l'après-midi du 15, de diviser l'armée en trois grandes masses et sur la répartition des troupes, voir au chapitre précédent.

[5] Les intentions de l'empereur sont nettement exprimées dans ses lettres à Ney et à Grouchy (Charleroi, de 7 heures et demie à 8 heures et demie du matin. Corresp., 22059, 22060, et pleinement confirmées pour les détails d'exécution, par les ordres du major-général à Ney, à Grouchy, à Drouot, à Lobau, à Gérard et à Vandamme. (Charleroi, de 6 heures et demie à S heures du matin. Registre de Soult, Bibliothèque nationale, Mss. 4306.)— Dans les relations de Sainte-Hélène, il n'est naturellement pas question de ce plan. Napoléon le jugeait, après coup, trop chimérique pour le mentionner. Il ne voulait pas montrer jusqu'à quel point il s'était trompé sur les desseins de l'ennemi. Mais entre des relations rédigées plusieurs années après les événements et des ordres de mouvement écrits le jour même, la critique ne saurait hésiter. C'est dans les lettres de Napoléon, et non dans ses autres écrits, qu'il faut chercher sa vraie pensée. Or, des lettres précitées, il ressort manifestement que le matin du 16 juin :

1° L'empereur croit les Prussiens en pleine retraite et ne s'attend pas à en trouver sur la ligne Saint-Amand-Ligny : Rendez-vous à Sombreffe, écrit-il à Grouchy. Gérard a l'ordre de se rendre à Sombreffe sans passer par Fleurus. — Il doute même d'en trouver à Sombreffe. J'attaquerai l'ennemi si je le rencontre, écrit-il à Ney, et j'éclairerai la route jusqu'à Gembloux. — Si l'ennemi est à Sombreffe, écrit-il à Grouchy, je veux l'attaquer.

2° L'empereur n'est pas même certain que les Prussiens occupent encore Gembloux, du moins en forces. Dans cette phrase de sa lettre à Grouchy : Si l'ennemi est à Sombreffe, je veux l'attaquer, je veux même l'attaquer à Gembloux, le second membre de la phrase (ce qui suit le donne à penser) est conditionnel comme le premier : Je veux même l'attaquer à Gembloux, si je l'y trouve. L'empereur continue : ... mon intention étant, quand j'aurai connu ces deux positions, d'aller opérer avec mon aile gauche.

S'il prévoyait une bataille sérieuse à Sombreffe ou à Gembloux, il ne projetterait pas de partir dans la soirée pour marcher de nuit avec Ney sur Bruxelles.

3° L'empereur présume également les Anglais en retraite. Tout en sachant que Ney n'a pas occupé les Quatre-Bras la veille, il n'en croit pas moins cette position évacuée par les Anglo-Néerlandais. Autrement, il n'écrirait pas à Ney et ne lui ferait pas écrire par le major-général : Prenez position aux Quatre-Bras, établissez une division à Genappe, et faites une reconnaissance sur Nivelles, d'où probablement l'ennemi s'est retiré. Genappe est à 5 kilomètres au-delà des Quatre-Bras, et Nivelles à 10 kilomètres à l'ouest de ce point. Il est donc bien clair que Ney doit non pas attaquer le carrefour des Quatre-Bras, que Napoléon croit évacué par l'ennemi, mais y prendre une position d'attente.

4° L'empereur compte s'assurer que les Prussiens sont en retraite jusqu'au-delà de Gembloux et repousser leur arrière-garde s'il la rencontre. Ensuite, il rejoindra les deux corps de Ney aux Quatre-Bras, avec sa garde et le 6e corps, et marchera cette nuit même sur Bruxelles. Il écrit à Grouchy : Mon intention est d'opérer cette nuit avec mon aile gauche... Ne disposez de la division Girard qu'en cas de nécessité absolue, parce qu'elle doit marcher toute la nuit. Il écrit à Ney : Mon intention est que vous soyez prêt à marcher sur Bruxelles où je désirerais arriver demain matin... Vous sentez assez l'importance attachée à la prise de Bruxelles... Je désire que vos dispositions soient bien faites pour qu'au premier ordre vos huit divisions puissent marcher rapidement et sans obstacle sur Bruxelles.

5° Le plan de Napoléon est d'ailleurs subordonné aux circonstances. Il écrit à Grouchy : Plus vite je prendrai mon parti (c'est-à-dire je pourrai prendre mon parti), et mieux cela vaudra pour la suite des opérations. Il écrit à Ney : (à Gembloux), d'après ce qui se passera, je prendrai mon parti, peut-être à trois heures, peut-être ce soir... Vous vous mettriez en marche ce soir même, si je prenais mon parti d'assez bonne heure pour que vous puissiez en être informé de jour et marcher ce soir sur Bruxelles... Il est possible que je me déciderai à marcher ce soir sur Bruxelles avec la garde. — Les circonstances qui peuvent traverser le plan de l'empereur, c'est la présence à Sombreffe ou à Gembloux de toute l'armée ou d'une grande partie de l'armée prussienne. S'il n'a eu à combattre qu'un corps isolé, il n'en marchera pas moins le soir même sur Bruxelles.

[6] Registre de correspondance du major-général. (Bibliothèque nationale, Mss. F. Fr. 4366.)

Ces ordres datés de Charleroi ne portent point d'indication horaire, mais ils furent écrits et expédiés avant 8 heures du matin, puisque nous savons que les lettres de Napoléon à Ney et à Grouchy (Corresp., 22058. 22059), qui portent toutes deux ces mots : Le major-général a dû vous faire connaître mes intentions, partirent au plus tard entre 8 et 9 heures. (Lettre de Flahaut au duc d'Elchingen. Doc. inédits, 63.)

Les lettres à Ney et à Grouchy étant transcrites sur le registre de Soult après les ordres à Kellermann, Drouot, Vandamme, Gérard, etc., il y a présomption que ces ordres avaient été rédigés et expédiés avant les lettres, soit vers 7 heures, peut-être même vers 6 heures du matin. Il faut remarquer que ces divers ordres et lettres forment un total de près de trois cents lignes. Une pareille correspondance demande du temps à minuter et à faire copier. Très vraisemblablement, l'empereur avait donc donné ses instructions à Soult vers 6 heures du matin, sinon plus tôt.

En outre, dès 4 heures, Napoléon avait envoyé son officier d'ordonnance Bussy à Frasnes pour avoir des nouvelles (Lettre de Bussy à Napoléon, Frasnes, 16 juin, 6 heures du matin, papiers du général G.) ; et dès 5 heures, Soult, d'après les ordres de l'empereur, avait écrit à Ney pour lui demander la position exacte des corps de Reille et d'Erlon. (Registre du major-général, et lettre de Ney à Soult, Gosselies, 7 heures du matin. Papiers du général G.)

[7] Grouchy à Napoléon, bivouac près de Fleurus, 16 juin, 5 heures du matin. (Arch. Guerre.) — Pajol, qui, dans ses notes, fait mention de cette lettre, dit qu'elle a dû arriver au quartier-impérial à 6 heures et demie.

A 6 heures, Grouchy écrivait de nouveau à l'empereur que le général Girard, en position à Wangenies, voyait les Prussiens se porter en forces vers les hauteurs environnant le moulin de Brye. (Arch. Guerre, 16 juin.)

[8] Les lettres de l'empereur à Ney et à Grouchy (Correspondance, 22058, 22059) écrites (comme on l'a vu ci-dessus) vers 8 heures du matin, c'est-à-dire environ deux heures après la réception du rapport de Grouchy, prouvent que Napoléon n'avait attaché aucune importance aux renseignements transmis par celui-ci. S'il croyait l'armée prussienne concentrée aux débouchés de Fleurus, il n'écrirait pas à Ney : Je porte le maréchal Grouchy sur Sombreffe. J'y attaquerai l'ennemi si je le rencontre, et j'éclairerai la route jusqu'à Gembloux. Là, d'après ce qui se passera, je prendrai mon parti ; et il n'écrirait pas à Grouchy : Rendez-vous à Sombreffe... Si l'ennemi est à Sombreffe, je veux l'attaquer. Je veux même l'attaquer à Gembloux.

[9] Je réunis en ce moment mes troupes pour effectuer le mouvement que vous avez ordonné sur Sombreffe. (Grouchy à Napoléon, au bivouac près Fleurus, 16 juin, 5 heures du matin. (Arch. Guerre.)

Grouchy, comme on sait, avait reçu la veille. au moment de l'attaque de Gilly, l'ordre d'occuper Sombreffe le soir même. Il avait dû s'arrêter devant Fleurus, par suite du refus de Vandamme de le seconder, et aussi à cause de l'heure avancée. Le matin du 16, il se préparait donc à effectuer le mouvement que les circonstances l'avaient empêché d'opérer le soir du 15. Mais, voyant grossir les forces de l'ennemi, il hésita et crut devoir attendre de nouvelles instructions. Quand les ordres confirmatifs de Soult et de Napoléon lui parvinrent, vers 9 heures ou 9 heures et demie, il était déconcerté par le déploiement des Prussiens, si bien qu'il se contenta d'occuper Fleurus. Il n'en avait pas moins pris ses messires de grand matin pour exécuter les ordres de l'empereur, ce que, on le verra plus loin, n'avait pas fait le maréchal Ney.

[10] Napoléon, Correspondance, 22058, 22059. Cf. Soult à Ney et à Grouchy, Charleroi, 16 juin. (Registre du major-général.)

[11] La lettre de Soult, relative à cet officier de lanciers (à Ney, Charleroi, 16 juin), porte : L'empereur va se rendre à Fleurus. D'autre part, Grouchy (Relation succincte, 14) témoigne que Napoléon arriva à Fleurus entre 10 heures et demie et 11 heures. Comme il y a lei kilomètres de Fleurus au bas de Charleroi, où se trouvait le quartier-impérial (la maison Puissant), l'empereur dut certainement quitter cette ville avant 10 heures.

[12] Soult à Ney, Charleroi, 16 juin. (Registre du major-général.)

On a beaucoup discuté pour savoir qui avait envoyé cet officier de lanciers. C'est évidemment le général Reille, car il dit dans sa Relation (Arch. Guerre) : Vers 9 heures, je reçus un rapport du général Girard, m'informant qu'il voyait de Wangenies des masses prussiennes au-delà de Fleurus. Ce renseignement fut transmis tout de suite à l'empereur.

[13] Soult à Ney, Charleroi, 16 juin. (Registre du major-général.)

[14] Lobau à Napoléon, Charleroi, 16 juin. (Arch. Guerre.) Janin, Campagne de Waterloo, 19.

[15] Grouchy, Relation succincte, 14. Cf. Damitz, I, 74 et 84.

[16] Grouchy, Relation succincte, 15. Déclaration du colonel de Blocqueville. (Arch. Guerre, à la date du 18 juin.) Gourgaud, 54. Traditions locales.

[17] Damitz, I, 80. Cf. Blücher à Müffling, Namur, 15 juin, midi (cité par von Ollech, 99).

[18] Demain, au point du jour, mon armée sera concentrée ici. Blücher à Schwarzenberg, Sombreffe, 15 juin, 10 heures et demie du soir. (Cité par von Ollech, 105.) Cf. les ordres de concentration des 14 et 15 juin.

[19] Wagner, IV, 20. Damitz, I, 87, note.

[20] Blücher à sa femme, Namur, 3 juin. (Blücher in Briefen, 143.)

[21] Damitz, I, 85. Cf. von Ollech, 104-105.

[22] Bülow à Blücher, Liège, 15 juin. (Cité par von Ollech, 100-107.) — Le retard de Bülow a été presque autant commenté par les Allemands que ceux de Ney et de Grouchy l'ont été par les Français. Voir von Ollech, 90-91, 99, 106-107.

[23] Clausewitz, Wagner, Damitz, Delbrück prétendent que Blücher ne se décida à accepter la bataille que le 16 juin à 2 heures après midi, quand il eut reçu de Wellington la promesse formelle du concours des Anglais. C'est une façon de justifier la témérité de Blücher et d'excuser sa défaite. Comme on le verra plus loin, la promesse verbale de Wellington fut non point formelle, mais purement conditionnelle. Ensuite, les documents originaux témoignent que, bien avant son entrevue avec Wellington, Blücher était résolu à tenir dans la position de Sombreffe. Les ordres des 14 et 15 juin (cités par von Ollech, 90-92, 97-99, 104-107) sont conçus en vue d'une action sur ce point. Le 15 juin à midi, Blücher écrit à Müffling : J'ai l'intention d'accepter la bataille demain. Le soir, il écrit au roi de Prusse : Je concentrerai mon armée demain matin... Je suis sans nouvelles du duc de Wellington. En tous cas, demain sera le jour décisif. (Cité par von Ollech, 99-106.) Enfin, les dispositions du 16 au matin, prises avant la réception de tout avis de Wellington, confirment manifestement l'intention de Blücher de livrer bataille.

Mais ce n'est pas à dire, pour cela, que Blücher, malgré les défiances, très justifiées d'ailleurs, de Gneisenau contre Wellington (Müffling, Aus meinem Leben, 184, sq.) ne comptai pas sur le concours de l'armée anglaise.

[24] Von Ollech, Geschichte des Feldzuges von 1815, 89-90.

[25] Wellington, dit expressément Müffling (190), désirait que les Prussiens et les Anglais se réunissent si Napoléon attaquait, afin que, au pis-aller, Bruxelles ne pût tomber entre les mains des Français qu'après une première bataille. Cf. Clausewitz, 31.

[26] Cf. Wellington, Memorandum. (Suppl. Dispatches, X, 513.) Müffling, 191-192, 198. Cf. Clausewitz, 31. Siborne, I, 71. Kennedy, 171, et la lettre de Paris, reçue le 6 juin par Wellington, où il est dit que Napoléon fera une fausse attaque sur la Sambre. (Citée par von Ollech, 73.)

[27] Lettres de Dörnberg, de Roisin, d'Uxbridge, du prince d'Orange, de Hardinge. (Suppl. Dispatches, X, 451, 465, 471, 476, 478.)

[28] Von Ollech, 96. — Wellington a prétendu dans son Memorandum qu'il n'avait reçu qu'a 3 heures après midi la lettre de Zieten, lui annonçant l'attaque des Français ; mais cette assertion est démentie par les termes de la lettre de Wellington à Clarke, 15 juin, 8 heures du soir. ... Je n'ai rien reçu, depuis 8 heures du matin, de Charleroi. (Dispatches, XII, 473.)

[29] Müffling, Aus meinem Leben, 198. Cf. Wellington au duc de Berry et à Clarke. Bruxelles, 15 juin, 9 heures et demie du soir. (Dispatches, XII, 473.)

[30] Müffling, 198. Cf. van Löben Sels, 127.

[31] Ordre de mouvement, Bruxelles, 15 juin. (Wellington, Dispatches, XII, 472.)

[32] Müffling, 198. — La lettre de Blücher, ou plutôt la lettre dictée par Blücher à Gneisenau, est citée par von Ollech, 100.

[33] Müffling, 199. Lettres de Dörnberg, de Berkeley, de Behr, 15 juin. (Suppl. Dispatches, X, 480-481.)

[34] D'après cet ordre (Bruxelles, 15 juin, 10 heures du soir, Dispatches, XII, 494), la division Alten devait se porter à Nivelles, la division Cooke à Braine-le-Comte, les divisions Clinton et Colville à Enghien. Il n'était pas question des deux divisions belges qui, en conséquence, devaient continuer leur mouvement sur Nivelles, selon l'ordre précédent.

[35] Ce fut là, le dernier ordre donné dans la nuit du 15 au 16, sauf, vers minuit, l'ordre à la division Picton et au corps de Brunswick de se porter à 2 heures du matin à Waterloo, point intermédiaire entre Bruxelles et Nivelles. Au bal de la duchesse de Richmond, où Wellington donna vers minuit, des ordres verbaux aux officiers généraux, il ne parla que d'une concentration à Nivelles. (Lettre du général Vivian. Waterloo Letters, 151.) Ce fut seulement en quittant Bruxelles, vers 6 heures du matin, qu'il donna des ordres pour une marche partielle vers les Quatre-Bras. Dispositions de l'armée anglaise, 16 juin, 7 heures du matin. (Suppl. Dispatches, X, 496.) Il avait été prévenu vers 1 heure, au bal de la duchesse de Richmond, par une dépêche de Constant Rebecque au prince d'Orange (Braine-le-Comte, 15 juin, 10 heures du soir, citée par van Löben, 176), que les Français s'étaient montrés aux Quatre-Bras. Encore, en passant à Waterloo, vers 8 heures du matin, Wellington toujours indécis prescrivit-il à la division Picton de s'arrêter jusqu'à nouvel ordre. (Siborne, I, 182.)

[36] Müffling, Aus meinem Leben, 199. Cf. Colonel Frazer, Letters, 535.

[37] Lettre de Hervey, aide de camp de Wellington, 3 juillet 1315. (Nineteenth Century, mars 1893.) Cotton, Woice of Waterloo, 14-15. Fraser, Word on Wellington, 283, 285, 301. Lettre du général Vivian (Waterloo Letters, 151.) Cf. la lettre du capitaine Bowles (citée par Malmesbury, Letters, II, 445) où il y a d'ailleurs deux grosses inexactitudes. Voir aussi sur le bal de la duchesse de Richmond : lord Byron, Childe Harold ; Thackeray, Vanity Fair ; William Pitt Lennox, Percy Hamilton.

[38] Liste des invitations, communiquée par lady de Ros à sir William Fraser et reproduite dans son Word on Wellington, 285-294.

[39] Müffling, 199.

[40] Lettres de lady de Ros, citées par Fraser, 284, 300, 301, 305. Müffling, 199. Lettres précitées de Hervey, du capitaine Bowles et du général Vivian.

[41] Gneisenau au roi de Prusse, 12 juin 1817. (Cité par van Löben, 225.) Cf. van Löben, 177, note 2. Chesney, 109.

[42] Van Löben, 125.

[43] Ordres et lettres de Constant Rebecque, Braine-le-Comte, 15 juin. (Cités par van Löben, 128, 129, 175-178.) Cf. la lettre précitée de Gneisenau au roi de Prusse.

[44] Van Löben, 142, 187. — Le prince d'Orange, absent de son quartier-général de Braine-le-Comte pendant toute la journée et la nuit du 15 juin, n'avait donné aucun ordre. (Berkeley à Somerset, Braine-le-Comte, 15 juin, 2 heures après midi, Suppl. Dispatches of Wellington, X, 480, et Constant Rebecque au prince d'Orange, Braine-le-Comte, 10 heures du soir, cité par van Löben, 176.) Toutes les dispositions avaient été prises par Constant Rebecque, le prince de Saxe-Weimar et Perponcher.

[45] Wellington vint vraisemblablement jusque sur le mamelon qui s'élève au sud-est de la ferme du Grand-Pierrepont, point coté 162 sur la carte de l'état-major belge.

[46] Wellington avait arrêté Picton à Waterloo, à l'embranchement des routes de Nivelles et de Charleroi, doutant encore, bien que son opinion dût être trois fois faite, s'il aurait à diriger ses troupes sur Nivelles ou sur les Quatre-Bras. (Siborne, I, 182.)

[47] Wellington, Memorandum (Suppl. Dispatches, X, 513.) — Clausewitz se trompe en disant que cet ordre ne fut expédié que passé 1 heure. S'il en eût été ainsi, Picton n'aurait pu atteindre les Quatre-Bras à 3 heures. Mais Wellington eut d'ailleurs le tort, après être arrivé aux Quatre-Bras, de n'y point appeler aussi la division Chassé et la cavalerie de Collaert. Celle-ci fut immobilisée à Nivelles pendant toute la journée, sauf les 6e hussards et 5e dragons, qui furent amenés par un aide de camp du prince d'Orange (Van Löben, 183, 100.)

[48] Wellington à Blücher, sur la hauteur en arrière (au nord) de Frasnes, 16 juin, 10 heures et demie matin. (Citée par von Ollech, 125.)

[49] Müffling, Aus meinem Leben, 199, 202. Clausewitz, 67.

[50] Ce moulin, appelé aussi le moulin de Winter, a été démoli en 1895. Je ne l'ai point retrouvé à ma seconde excursion à Ligny.

[51] Les altitudes sont identiques : 157 mètres environ ; niais c'est une question de configuration de terrain. En outre, le moulin de Bussy était un peu plus au centre des positions que le moulin de Fleurus, qui en est à l'extrémité ouest.

[52] Müffling, 202. Damitz, I, 92. Cf. Chesney, 145.

[53] Müffling, Aus meinem Leben, 202-205. C. de W. (Müffling), 10. Cf. Damitz, Clausewitz, 67, et le récit de Dörnberg, témoin de l'entrevue, cité par von Ollech, 127. — Von Ollech conclut, d'après le témoignage de Müffling, et contrairement à l'opinion de Clausewitz, reprise par Charras, que la promesse de Wellington était purement conditionnelle.