1814

LIVRE HUITIÈME

III. — LA DÉFECTION DE MARMONT.

 

 

Napoléon était vaincu et déchu. Il n'était pas désarmé. Il avait encore soixante mille baïonnettes[1] pour déchirer les décrets du sénat, et les Alliés, malgré leur énorme supériorité[2] numérique, ne paraissaient point pressés d'aller forcer le lion dans son antre. Au lieu de marcher droit sur Fontainebleau dès le 1er avril, pour y écraser la poignée de soldats qui gardaient alors Napoléon, ils s'étaient bornés à prendre des positions défensives derrière l'Orge, entre Juvisy et Palaiseau[3], laissant ainsi à l'empereur le temps de se reconnaître, à son armée le temps de se concentrer. Devenu le souverain arbitre de la politique et de la guerre, Alexandre était résolu à combattre si Napoléon l'attaquait, mais il n'était point disposé à provoquer une bataille qui, heureuse pour les Français, rejetterait son armée sous le canon de Vincennes et dans les rues insurgées de Paris[4], et qui, favorable aux Alliés, ne terminerait cependant pas la guerre, puisque Napoléon aurait toujours la possibilité de la continuer derrière la Loire ou en Lorraine. Le czar était dans la joie du triomphe. Il avait atteint son but, puisqu'il était entré à Paris à la tête de sa garde. Il avait glorieusement terminé la guerre nationale. Il hésitait, si même il n'y répugnait, à sacrifier ses soldats dans une guerre purement politique, et pour une cause qui jusque-là lui avait été indifférente. Il temporisait, espérant que les choses s'arrangeraient désormais sans effusion de sang. Telle avait été la raison de son langage à Caulaincourt.

Talleyrand ne pouvait s'abuser. Le tronçon d'épée resté dans la main de Napoléon faisait obstacle à une royauté avec le prince de Bénévent comme premier ministre, de même que durant ces deux derniers mois, l'existence même de Napoléon avait fait obstacle à une régence avec le prince de Bénévent pour chef, Au mois de mars, Talleyrand avait pensé, et même écrit, que la mort de l'empereur comblerait ses espérances[5] ; au mois d'avril, il ne put s'empêcher de penser encore que, malgré ce qui s'était passé, cet événement n'en serait pas moins bien opportun. Talleyrand, qui savait cacher sa pensée tout en parlant, avait le talent plus rare de la révéler tout en se taisant. Il est possible qu'il ne dit rien au secrétaire du gouvernement provisoire, Roux-Laborie ; il est certain que Roux-Laborie le comprit.

Le jour de l'entrée des Alliés dans Paris, le marquis d'Orsvault de Maubreuil s'était signalé entre tous les royalistes par son exaltation. Il avait attaché la croix de la Légion d'honneur à la queue de son cheval, et, avec Sosthène de La Rochefoucauld, il avait recruté une bande de misérables pour renverser la statue de l'empereur. Ce Maubreuil était un vaillant, mais c'était un déclassé. Après avoir bravement gagné la croix en Espagne, comme capitaine de cavalerie, dans une charge commandée par Lassalle, il était devenu écuyer du roi Jérôme et s'était fait à peu près chasser de sa cour. De retour à Paris, ce fils de preux — vingt-deux de ses ancêtres étaient tombés sur les champs de bataille — avait achevé de se ruiner d'argent et d'honneur par des spéculations malheureuses sur la fourniture des armées et par une vie de désordre et de débauches[6]. Tombé au dernier rang, perdu de dettes et prêt, comme il s'en vantait, à risquer dix fois sa vie pour reprendre la place qu'il était destiné à occuper dans le monde avant la révolution, Maubreuil était de ces hommes à qui l'on peut tout proposer. Roux-Laborie, qui était en relations suivies avec lui, le connaissait bien. Dans la journée du 2 avril, il lui écrivit cinq billets de suite, le pressant de venir à l'hôtel Talleyrand, siège du gouvernement provisoire. À huit heures du soir, Maubreuil arriva rue Saisit-Florentin. Roux-Laborie lui dit sans ambages ce que l'on attendait de son grand caractère, de son grand courage et de sa grande ambition. La récompense serait proportionnée au service : deux cent mille francs de rente, le grade de lieutenant général, le titre de duc et le gouvernement d'une province. Maubreuil hésita quelques minutes, le temps qu'il fallait pour donner un peu de valeur à son acceptation[7]. Il demanda en outre de l'argent et un avancement de deux grades pour les complices qu'il se flattait de trouver dans l'armée. Laborie promit tout. On se donna rendez-vous au lendemain. Maubreuil passa la nuit à chercher de : hommes de bonne volonté, mais quand le 3 avril dans la matinée, il revient à l'hôtel Talleyrand, il n'avait encore recruté qu'un nommé Dasies. Le secrétaire du gouvernement lui donna un dernier rendez-vous pour neuf heures du soir. Maubreuil n'y manqua pas plus qu'au précédent. — Nous avons, mon cher, de grandes nouvelles, lui dit alors Laborie... Votre expédition doit être différée, et si en définitive elle n'a pas lieu, on ne vous en saura pas moins bon gré[8]. L'assassinat n'était plus nécessaire. La trahison suffisait.

Dans la nuit du 30 mars, Talleyrand avait eu, on l'a vu, un entretien plus que suspect avec le duc de Raguse, et la démarche avait assez bien réussi pour que l'on y donnât suite. Dès la soirée du 31 mars, le prince de Bénévent et ses amis, Pradt, le baron Louis, Pasquier, Dessolles, Beurnonville, s'occupèrent d'achever la conversion de Marmont à leur cause et de gagner avec lui les principaux chefs de l'armée[9]. Des émissaires furent dépêchés, porteurs de la proclamation de Schwarzenberg et de la déclaration d'Alexandre. Le 2 avril, on fit passer aux avant-postes quelques journaux et nombre d'exemplaires de l'adresse du gouvernement provisoire à l'armée : Soldats, la France vient de briser le joug sous lequel elle gémit depuis tant d'années. Vous n'avez jamais combattu que pour la patrie ; vous ne pouvez plus combattre que contre elle sous les drapeaux de l'homme qui vous conduit... Vous n'êtes plus les soldats de Napoléon, le sénat et la France entière vous dégagent de vos serments[10]. Beaucoup d'officiers reçurent ces proclamations comme elles le méritaient. L'un d'eux, le major Lecler-Dutat, de qui le parlementaire exigeait un reçu, le rédigea en ces termes : Reçu trois imprimés destinés à soulever le peuple et les soldats contre l'obéissance qu'ils doivent à leur bien-aimé souverain Napoléon le Grand[11]. Allix répondit à Tettenborn, qui lui demandait un entretien pour lui donner des explications sur les proclamations du gouvernement provisoire : Le général de division commandant à Sens ne croit pas que les pamphlets qui ont été remis à ses avant-postes soient susceptibles d'aucune explication[12].

Malheureusement pour l'honneur de l'état-major général, tous les chefs de l'armée ne répondirent pas de la même façon. Le 2 avril, le duc de Raguse reçut la proclamation de Schwarzenberg et peu après un numéro de la Gazette de France. Il fit passer ces deux écrits à Berthier sans trouver dans sa lettre d'envoi un mot pour s'indigner[13]. Il paraissait considérer les événements de Paris comme les choses les plus naturelles du monde. Le lendemain, 3 avril, l'ancien aide de camp de Marmont en Égypte, Charles de Montessuy, se présenta au quartier général d'Essonnes. Il apportait au duc de Raguse l'acte de déchéance et des lettres du prince de Schwarzenberg, du général Dessoulles, du baron Pasquier, et de plusieurs autres personnages qui l'invitaient à se ranger sous les drapeaux de la bonne cause française[14]. Dans ces lettres, on ne faisait appel qu'au patriotisme du maréchal ; mais Montessuy, devenu soudain royaliste ardent, était chargé de les commenter en parlant à sa vanité et à son ambition. Sauver la France, rétablir une dynastie huit fois séculaire, quelle gloire, quel magnifique couronnement de carrière ! Si l'on s'était adressé à lui, c'est que de tous les maréchaux il était le seul qui avec son intelligence supérieure pût discerner où était le vrai devoir et sacrifier ses affections à l'intérêt public. En rendant la paix à la France, il s'assurerait l'infinie reconnaissance du pays, en donnant le trône aux Bourbons, il aurait toutes les récompenses et tous les honneurs que peuvent envier un grand capitaine et un grand citoyen réunis dans un seul homme.

Marmont était encore sous l'impression de l'accueil triomphal que l'élite de Paris rassemblée dans sou hôtel de la rue Paradis lui avait fait le soir de la bataille. Il entendait encore les murmures d'admiration qui avaient salué son entrée. Il se voyait encore recevant Talleyrand, venu pour traiter avec lui de puissance à puissance. Les paroles de Montessuy, les lettres de tant de personnages, ces prières, ces promesses, ces adjurations, qui lui témoignaient qu'il était l'arbitre des événements, achevèrent d'exalter son orgueil. Il se crut un nouveau Monck. Dans le moment, il était un être providentiel. Dans peu de jours, il serait le premier en France après le roi qui lui devrait son trône. Dans la postérité, il serait un grand homme. Marmont dit qu'il a accepté les propositions de Schwarzenberg pour sauver la France ; ses ennemis prétendent que ce fut pour conserver la dotation du duché de Raguse. Marmont trahit — car livrer à l'ennemi une position et un corps d'armée s'appelle trahir — uniquement par vanité, par la vanité de jouer un grand rôle qu'il s'imagina être un rôle glorieux.

Montessuy quitta Essonnes dans la journée avec la promesse verbale de Marmont[15]. Le soir même, ou le lendemain de très bon matin, le duc de Raguse écrivit cette lettre au prince de Schwarzenberg. J'ai reçu la lettre que Votre Altesse m'a fait l'honneur de m'écrire ainsi que tous les papiers qu'elle renfermait. L'opinion publique a toujours été la règle de ma conduite. L'armée et le peuple se trouvent déliés du serment de fidélité envers l'empereur Napoléon par le décret du sénat. Je suis disposé à concourir à un rapprochement entre le peuple et l'armée, qui doit prévenir toute chance de guerre civile et arrêter l'effusion du sang français. En conséquence, je suis prêt à quitter avec mes troupes l'armée de l'empereur Napoléon, aux conditions suivantes dont je vous demande la garantie par écrit. Les conditions que Marmont réclamait étaient : la première, que les troupes se retireraient librement en Normandie avec armes, bagages et munitions ; la seconde, que si par suite de ce mouvement, Napoléon tombait entre les mains des Alliés, la vie et la liberté lui seraient garanties dans un espace de terrain et dans un pays circonscrit au choix des puissances alliées et du gouvernement français[16]. — Ainsi non seulement le duc de Raguse offrait d'abandonner son poste ; il ne reculait même pas à l'idée de livrer l'empereur à ses pires ennemis pourvu que la liberté lui fût garantie dans un espace de terrain circonscrit. Peut-on croire qu'il n'y eût pas quelque ironie dans cette réponse de. Schwarzenberg : ... J'apprécie la délicatesse de l'article que vous me demandez relativement à la personne de Napoléon. Rien ne caractérise mieux cette belle générosité naturellement française et qui distingue particulièrement Votre Excellence[17].

A Fontainebleau, cependant, on ne savait rien de ces négociations. Le 4 avril, dans la matinée, Macdonald arriva avec la tête de colonne de ses trois corps d'armée. Le corps de Marmont occupait Essonnes et Corbeil ; le corps de Mortier, Menecy ; la division Lefol, Billy ; la vieille garde, avec la division Henrion et la réserve d'artillerie, Tilly ; la cavalerie de la garde, Auvernaux et Nainville ; la division Defrance, Fontenay-le-Vicomte ; la cavalerie légère du e corps, Melun, et la grosse cavalerie, Saint-Germain-sur-Écolle. Molitor allait prendre position à Chailly, Gérard à Pringy, Oudinot à Fontainebleau, la cavalerie de Kellermann et de Milhaud le long de la rivière d'Écolle[18]. L'empereur avait toutes ses troupes concentrées. On était à la veille de la bataille. Déjà les ordres étaient donnés pour transférer le quartier impérial au château de Tilly[19]. À midi, l'empereur assista, selon sa coutume, à la parade de la garde montante. Le bataillon défila en criant : Vive l'empereur ![20]

Dans l'armée, les soldats, les officiers de troupe, les jeunes brigadiers étaient ardents et indomptables, exaltés par les revers comme ils l'eussent été par les victoires. Il n'en allait pas de même chez les maréchaux et les divisionnaires, ducs et comtes de l'empire, las de la guerre et ayant épuisé toutes les récompenses. Ceux-ci n'avaient plus rien à espérer des hasards des combats et, se sentant vieillir, ils voulaient jouir en repos des grades, des honneurs, des dotations dont ils avaient si peu profité jusqu'alors, toujours en campagne ou en missions lointaines. Combien qui, comme Marmont, n'avaient point, en dix années, passé trois mois à Paris ! À Prague, en 1813, Belliard, interrogé par l'empereur sur les sentiments de l'armée, avait eu la hardie franchise de répondre : — Vos généraux désirent le repos pour jouir des bienfaits de Votre Majesté. Jusqu'à présent, vous ne leur en avez pas laissé le temps. La guerre, qu'ils avaient tant aimée, les grands commandements devant l'ennemi qu'ils avaient été si jaloux d'obtenir, ne leur donnaient plus les satisfactions de jadis. Cette guerre sans Fortune et sans solde ne leur apportait que fatigues et dangers. Ces grands commandements se réduisaient à rien, par suite de la diminution des effectifs. Ney, pendant toute la campagne, avait eu le commandement d'un brigadier, et avec ces jeunes troupes, braves, mais dépourvues de toute instruction, il avait dû faire le métier d'un caporal Puis, l'expérience des généraux leur montrait l'inutilité d'une lutte plus longue, ou plutôt ils prenaient pour les conseils de leur expérience les suggestions de leur esprit découragé. Et d'ailleurs ils étaient aussi effrayés à la pensée de la victoire qu'à celle de la défaite. À quel prix serait-on vainquent. La veille, ils n'avaient pas entendu sans épouvante les soldats vociférer : À Paris ! À Paris ! Ils voyaient le carnage dans les rues, l'incendie allumé par les boulets français, les habitations pillées par l'ennemi en déroute, Paris saccagé et en ruines — Paris où ils avaient leurs hôtels, leurs femmes, leurs enfants ! Et après cette cruelle victoire, où s'arrêteraient-ils : au Rhin ou seulement au Niemen ? Juifs errants de la guerre, étaient-ils donc destinés à combattre toujours[21] ?

Mais pour découragés, inquiets et mécontents qu'ils fussent, les officiers généraux n'étaient cependant pas disposés à passer à l'ennemi comme s'y préparait le duc de Raguse. S'ils ne prévoyaient pas sans terreur une bataille dans Parts, ils n'envisageaient pas sans crainte la restauration des Bourbons. Ils redoutaient la non-activité, la réforme, l'exil peut-être. À un changement de dynastie, ils préféraient un changement de règne. Le bruit de l'abdication de Napoléon en faveur du roi de Rome, idée préconisée par le duc de Vicence et dont Napoléon avait eu l'imprudence depuis la veille de s'entretenir avec son entourage, s'était répandu dans les états-majors. On parlait ouvertement de l'abdication sur les degrés de l'escalier en fer à cheval, jusque dans la galerie contiguë à l'appartement de Napoléon. Ce parti convenait à tout le monde, car la régence c'était la paix, c'était aussi le maintien du même régime, des mêmes institutions, la conservation des grades, des honneurs, des dotations. Mais il fallait compter avec la volonté de Napoléon, et ces ordres, ces revues, ces préparatifs de combat témoignaient trop qu'il se refusait à abdiquer. L'inquiétude fit place à l'irritation. Pendant la parade, un groupe de maréchaux et de généraux discutaient très vivement à. quelques pas de Napoléon. Tandis que les soldats criaient : Vive l'empereur ! le maréchal Ney dit tout haut, de cette voix qui dans les batailles dominait le canon : — Il n'y a que l'abdication qui puisse nous tirer de là ![22]

Napoléon n'entend pas, ou il feint de ne point entendre, et il remonte dans ses appartements. Mais les maréchaux s'encouragent et s'excitent mutuellement, ils se grisent de leurs propres paroles. Ney, Lefebvre, Moncey, Oudinot, suivent l'empereur et font irruption dans son cabinet, où il vient de rentrer avec Berthier, Bassano, Caulaincourt et Bertrand. Sous le regard de l'empereur, le prince de la Moskowa perd un peu de son assurance. Mais il se sent soutenu par les trois maréchaux qui l'accompagnent, engagé envers la foule des généraux qui sont restés dans la cour du palais, et auxquels il a promis d'enlever l'abdication comme on enlève une redoute. Il se bat la charge à lui-même. Il s'approche de Napoléon et lui demande s'il a des nouvelles de Paris. Sur la réponse négative de l'empereur, qui cependant est aussi bien informé que Ney[23], le maréchal reprend qu'il a, lui, des nouvelles, et qu'elles sont bien mauvaises, que le sénat a prononcé la déchéance. Napoléon ne s'émeut pas encore. Pendant cette campagne, les maréchaux n'ont-ils pas déjà tenté de lui faire la loi[24] ? Il réplique que le sénat n'a point de pouvoirs pour cela, que la nation seule en aurait. — Quant aux Alliés, ajoute-t-il, je vais les écraser sous Paris. À ces mots, Ney, puis Lefebvre se récrient : La situation est désormais désespérée ; c'est un malheur de n'avoir pas conclu la paix plus tôt ; il n'y a plus que l'abdication. L'empereur gardant son sang-froid s'efforce de convaincre ses maréchaux. Il fait le dénombrement des troupes qu'il a entre l'Essonne et l'Yonne, des dépôts qui vont rejoindre, des armées du Nord, de Lyon, des Pyrénées, il démontre le vice de la position des Alliés, il expose son plan d'attaque, il dit que dans les circonstances le moindre succès sous Paris changera la face des choses. Il parle à des statues. En vain cherche-t-il autour de lui un encouragement, un signe d'approbation, un mot de cœur. Un silence glacé répond seul à ses paroles et à ses regards. Ney, Lefebvre, Moncey, Oudinot se sont trop avancés pour reculer. Ils ne sauraient désormais faiblir devant aucune considération. Le plus que Berthier, vieilli et usé, las de la guerre ; sans la moindre espérance, puisse faire pour Napoléon, c'est de ne se point mêler à cette démarche, qu'il ne laisse pas d'approuver en secret. Bassano sait que la voix de celui qu'on a appelé l'homme de la guerre, et qui n'a jamais combattu, ne saurait qu'irriter les porteurs d'épée. Caulaincourt qui le premier a parlé de l'abdication à l'empereur et qui la lui a représentée comme le seul moyen de sauver la dynastie, ne peut donner raison à son maitre, sous peine de se démentir. Combien ce terrible silence, plus effrayant que toutes les récriminations, que toutes les menaces mêmes, dut étreindre le cœur de Napoléon ! Quelle douleur et quelle humiliation ! Dans l'Expiation, Hugo a montré la Bérézina et Waterloo, il a oublié Fontainebleau.

On en était là, lorsqu'un officier d'ordonnance introduisit le maréchal Macdonald qui arrivait à l'instant de Villeneuve-la-Guyard. L'empereur espérant trouver un appui en lui accourt à sa rencontre. Mais Macdonald, qui quatre jours auparavant, encor e déterminé à se sacrifier, lui et son armée, dans une dernière bataille, a écrit à Berthier une lettre conseillant le plan même que Napoléon vient d'exposer[25], Macdonald, a été gagné par un message de Beurnonville[26]. Sa visite à l'empereur n'a d'autre but que de le sommer de faire la paix. Il est d'accord avec les autres maréchaux. Je vous déclare, dit-il, que nous ne voulons pas exposer Paris au sort de Moscou. Notre parti est pris ; nous sommes résolus à en finir. L'empereur, cependant, affectant une assurance qui n'est plus en lui, reprend la parole, expose encore une fois ses projets et déclare que malgré l'opinion des maréchaux il attaquera l'ennemi. À ces mots qui prennent dans la circonstance un caractère de défi, Ney perd toute retenue et s'écrie que l'armée ne marchera pas sur Paris. — L'armée m'obéira, dit Napoléon, en élevant la voix. — Sire, répond Ney sur le même ton, l'armée obéit à ses généraux[27].

Un autre que Napoléon eût pensé au Palatin et au palais Michaïloff. Mais Napoléon n'était ni un Galba ni un Paul Ier. Il imposait encore assez aux maréchaux, si emportés qu'ils fussent, pour n'avoir pas de violences à redouter, et ils connaissaient ses soldats Leurs acclamations de la veille et du jour, qui résonnaient encore à ses oreilles, lui témoignait que leur esprit n'avait pas changé. Il savait qu'ils obéiraient à leur vrai chef, à celui qu'ils appelaient non pas : sire mais : mon empereur. Il savait qu'il lui suffisait d'un ordre à l'officier de garde pour faire arrêter sur-le-champ les maréchaux qui avaient osé le menacer. Il savait qu'il trouverait des généraux non seulement, ainsi qu'il le disait, sous des épaulettes de laine, mais dans la foule des jeunes colonels comme La Bédoyère et des jeunes chefs de bataillon comme Gérard. Mais l'énergie a des limites. Pour continuer la guerre, Napoléon a dû lutter depuis trois mois contre ses ministres et contre ses généraux. La lassitude l'envahit à son tour. Au moment de marcher sur Paris, il hésite à sacrifier les restes de son armée dans une bataille qui ne sera peut-être qu'un suprême désastre. La veille, le quartier impérial a été marqué au château de Tilly[28], et l'empereur est resté à Fontainebleau. Il penche néanmoins vers l'action, et pour l'y déterminer, il ne faudrait qu'une parole chaleureuse de ses vieux compagnons d'armes, un mot qui prouvât qu'ils ont encore la foi. Cette parole ne vient pas. Au contraire ils le découragent, ils se mutinent. Toujours faible envers eux, Napoléon répugne à un acte de rigueur qui les déshonorerait. Puis, changer d'un coup, en présence de l'ennemi, tous les commandants de corps d'armée et la plupart des divisionnaires, est une bien grave mesure. D'un autre côté, Caulaincourt, le plus dévoué de ses serviteurs, n'a pas perdu toute sa peine en lui parlant d'une abdication en faveur du roi de Rome. L'idée d'une régence de l'impératrice, parti qui permet peut-être à Napoléon de ressaisir un jour le pouvoir et qui, en tout cas, sauve son œuvre : l'empire français, n'est plus si éloignée de sa pensée qu'il ne puisse s'y résigner. Napoléon prend soudain sa résolution. Sans daigner répondre aux outrageantes paroles de Ney, il congédie sèchement les maréchaux, qui se retirent quelque peu étonnés eux-mêmes de leur audace, et il reste seul avec Caulaincourt. Après une courte conférence, l'empereur écrit un acte d'abdication réservant les droits de Napoléon II et de la régence de l'impératrice[29].

Le duc de Vicence, ministre des Affaires étrangères, ex-plénipotentiaire de l'empereur à Châtillon et persona grata auprès du czar, était naturellement marqué pour porter à Paris l'acte d'abdication ; mais Napoléon voulut lui adjoindre deux maréchaux. Comme l'armée était alors le principal appui de l'empire, il importait que deux de ses chefs allassent témoigner de son inébranlable fidélité. L'empereur — on voit par là combien son âme était inaccessible à la rancune désigna d'abord le maréchal Ney, celui-là même qui lui avait tenu un si rude langage quelques instants auparavant. Il pensa ensuite à Marmont, le plus cher de ses compagnons d'armes, son aide de camp d'Égypte. Les pouvoirs du duc de Raguse allaient être dressés, lorsqu'on fit remarquer à l'empereur qu'il vaudrait Mieux employer dans cette mission le maréchal Macdonald, qui aurait d'autant plus d'influence qu'il était connu pour avoir vécu moins près de sa personne. Napoléon décida que le duc de Tarente serait son troisième plénipotentiaire ; mais il voulut qu'en traversant Essonnes, Caulaincourt et les maréchaux rapportassent à Marmont ce qui s'était passé. Le duc de Raguse resterait libre de rester à la tête de son corps d'armée ou de remplir la mission à laquelle l'inaltérable affection de l'empereur l'avait primitivement destiné. S'il préférait aller à Paris, on lui enverrait à l'instant ses pouvoirs. Après avoir reçu ces dernières instructions, Caulaincourt, Ney et Macdonald partirent en voiture, accompagnés de Rayneval et de Rumigny comme secrétaires[30].

A Essonnes, il se préparait d'autres événements. Marmont ayant reçu dans la matinée l'acte de garantie du prince de Schwarzenberg avait décidé son mouvement pour le soir[31]. Il voulait profiter de l'obscurité pour tromper les troupes sur le but de leur marche. Quant aux généraux, qui ne pouvaient être dupes, il fallait les rendre complices. Marmont les avertit de son projet, non point ensemble, comme il le prétend, mais un à un, pressentant chacun avant de se livrer soi-même et lui faisant donner sa parole d'honneur de ne rien révéler quoi qu'il pensât. Fabvier, mis le premier au courant de la proposition des membres du gouvernement provisoire et interrogé sur la réponse qu'il convenait de faire à leur émissaire, répondit, en montrant la grosse branche d'un arbre du jardin : — Mais il me semble que la réponse devrait être là[32]. Marmont changea de conversation. Chez son chef d'état-major Meynadier et chez les généraux Digeon, Souham, Merlin et Ledru Desessarts, le duc de Raguse trouva sans doute quelque étonnement, mais il ne semble pas qu'il ait eu trop de peine à les convaincre. Il ne parla pas à Lucotte dont il redoutait la probité militaire. Bordessoulle fut d'abord rebelle. Après lui avoir fait donner sa parole d'honneur qu'il garderait le secret, Marmont dit qu'un gouvernement étant établi à Paris et que le sénat ayant prononcé la déchéance, il avait fait une convention avec le prince de Schwarzenberg pour traverser ses lignes avec le corps d'armée et le conduire en Normandie, mais que les soldats n'auraient là aucun rapport avec les Alliés et qu'ils ne recevraient d'ordres que du gouvernement provisoire. Bordessoulle ne put se contenir : — Quoi ! monsieur le maréchal, vous avez fait un pareil traité ! Marmont rappela au général qu'il avait sa parole. — Je la tiendrai, mais ne comptez pas sur ma cavalerie. — Vous ferez ce que vous voudrez, mais je suis décidé à prendre les armes à six heures sous prétexte d'une revue, et je passerai. Bordessoulle se récria de nouveau : — Comment ! mais vous ouvrez la route de Fontainebleau, vous mettez l'empereur à la merci de l'ennemi !... Et que deviendra le corps de M. le duc de Trévise que vous allez découvrir ? Marmont, peu ému de ces questions, répondit qu'il avait stipulé la sûreté de Napoléon et donna mensongèrement à entendre que le maréchal Mortier était informé du mouvement. — Réfléchissez, conclut-il, et venez à quatre heures me dire votre résolution. Comme Bordessoulle se retirait, le duc de Raguse qui n'était pas sans inquiétudes du côté de Fontainebleau, le rappela. — Répondriez-vous de moi, si deux cents chevaux venaient pour m'enlever ? Marmont, selon le mot de Belliard, pensait aux gendarmes d'élite. — Monsieur le maréchal, dit Bordessoulle, vous ne m'avez pas consulté sur ce que vous avez fait, vous ne devez donc pas vous adresser à moi si vous avez quelque chose à craindre. Et il sortit[33].

Vers quatre heures du soir, les plénipotentiaires de l'empereur arrivèrent à Essonnes. ils rapportèrent au duc de Raguse ce qui s'était passé à Fontainebleau, dirent l'objet de leur mission et répétèrent les paroles si amicales et si flatteuses dont Napoléon les avait chargés pour lui[34]. Marmont fut profondément troublé. Si endurci qu'il fût à l'égard de Napoléon, il ne pouvait se défendre d'être ému à la pensée qu'au moment même où il trahissait son souverain, son chef et son vieux compagnon d'armes, celui-ci oubliant et les Arapiles et Athies et Fère-Champenoise, lui donnait un suprême témoignage d'affection et de confiance. Puis les arguments spécieux dont Marmont couvrait sa défection, la crainte de la guerre civile, le bien de la patrie, le salut de la France, tombaient devant ce fait que Napoléon abdiquait. Le maréchal se trouvait dans le pire embarras. Exécuter le mouvement projeté devenait odieux puisque ce mouvement, désormais sans motif, serait sans excuse. C'était trahir pour le plaisir de trahir. C'était aussi se compromettre irrémédiablement et sans profit, car si le czar adhérait aux propositions de Napoléon, quelle situation aurait le maréchal sous la régence de Marie-Louise ? Se soustraire aux engagements en restant à Essonnes avec son corps d'armée, était également dangereux : d'un moment à l'autre l'empereur pouvait être instruit des négociations et faire arrêter son lieutenant. Aller à Paris comme plénipotentiaire ? Aux yeux du czar, qui sans nul doute connaissait les pourparlers, quel rôle jouerait Marmont en venant défendre une cause qu'il s'était engagé à abandonner ?

Interdit et perplexe, ne sachant quel parti prendre, Marmont hésitait à répondre aux commissaires de l'empereur. Enfin, soit qu'un mot imprudent de Bordessoulle, qui assistait à l'entrevue, lui fît craindre que le général ne révélât son projet[35], soit qu'un reste d'honneur le contraignît de parler, soit encore que troublé au point de ne pouvoir prendre seul une résolution, il eût besoin de conseils, il se décida à avouer ses négociations avec Schwarzenberg. Caulaincourt et ses deux compagnons se récrièrent, disant que la moindre division de l'armée serait sa perte et celle de la France. Mais Marmont ayant aussitôt repris qu'il n'était nullement engagé, qu'il comptait rompre à l'instant toute négociation personnelle et ne se point séparer d'eux[36], ils reprirent leur calme. Ils demandèrent de nouveau au duc de Raguse s'il voulait les accompagner à Paris. Marmont y consentit avec empressement, non point assurément, comme il le prétend, parce que sa parole pouvait être d'un grand poids auprès des Alliés, mais parce qu'il avait ; hâte de mettre entre lui et la prévôté du quartier impérial les cent mille hommes de l'armée ennemie. La preuve, c'est qu'il ne fit pas demander à Fontainebleau les pouvoirs qui étaient préparés pour lui et qu'à Paris, il ne se mêla pas aux négociations. Caulaincourt et les maréchaux comprenant la difficulté du rôle de Marmont comme plénipotentiaire, après ses pourparlers avec Schwarzenberg, n'insistèrent pas pour que le duc de Raguse demandât ses pouvoirs. D'un autre côté, ils le pressèrent de les accompagner à Paris, parce que sa conduite passée leur paraissant plus que suspecte, ils voulaient en l'emmenant le mettre dans l'impossibilité de poursuivre l'exécution de son projet[37].

Avant de quitter Essonnes, Marmont remit le commandement au général Souham, le plus ancien divisionnaire. Il lui dit le motif de son départ et lui prescrivit de ne faire aucun mouvement jusqu'à son retour[38]. Mais en même temps que le duc de Raguse rentrait ainsi dans le devoir, il en sortait en donnant à son chef d'état-major l'ordre, absolument inexplicable, dé faire assembler sur l'heure les troupes pour leur apprendre l'abdication de l'empereur[39]. Cette abdication étant conditionnelle et devant rester secrète tant que les clauses n'en auraient pas été acceptées, c'était une véritable trahison que de la rendre publique. Il n'en fallait pas davantage pour démoraliser l'armée. Ou Marmont avait décidément l'esprit bien léger, ou plutôt ses remords n'étaient point sincères. Il n'avait que suspendu son mouvement ; il n'y avait point renoncé. Il le préparait encore à toute éventualité. Si l'empereur retirait son abdication, la fidélité des troupes n'en aurait pas moins été ébranlée et elles seraient disposées à faire défection. Marmont voulait que, quoi qu'il advînt, Napoléon ne pût plus compter sur le 6e corps.

Cet ordre vraiment extraordinaire fut aussitôt transmis aux généraux et communiqué par eux à tous les régiments[40]. Seul, le général Lucotte, commandant la division du duc de Padoue en l'absence de sou chef blessé sous Paris, ne voulut point, écrivit-il à Napoléon, se soumettre à cette humiliation. Il assembla ses troupes à la tête de leurs bivouacs et dit seulement : Soldats, l'empereur consent à tous les sacrifices pour donner la paix à la France. Vous lui obéirez en tout ce qu'il exigera de vous. Les soldats crièrent : Vive l'empereur ![41]

Les plénipotentiaires qui avaient quitté Essonnes vers six heures s'arrêtèrent à Petit-Bourg, près Chevilly, au quartier général de Schwarzenberg. Caulaincourt, Ney et Macdonald avaient à informer le prince de l'objet de leur mission et à lui demander de les autoriser à passer ses lignes. Le duc de Raguse avait une chose plus difficile à obtenir qu'un sauf-conduit. C'était le retrait de ses engagements écrits. Il vit Schwarzenberg en particulier. Marmont prétend qu'il se dégagea sans peine des négociations commencées et que le prince, appréciant les motifs qui le faisaient changer de conduite, donna l'assentiment le plus complet à la résolution[42]. Les choses allèrent-elles aussi facilement ? Sans doute, Schwarzenberg ne pouvait faire reconduire Marmont à Essonnes par quatre uhlans pour le forcer à amener son corps d'armée à Versailles. Mais vraisemblablement le généralissime autrichien ne manqua pas de rappeler au duc de Raguse qu'il avait sa parole et su signature et qu'il l'en ferait souvenir si les négociations échouaient. Non seulement Schwarzenberg laissa Marmont sous le coup de cette menace, mais en une certaine mesure il la mit aussitôt à exécution. Par le même exprès qu'il dépêcha au czar pour lui annoncer l'arrivée des plénipotentiaires, il envoya une note, destinée aux journaux du lendemain matin, qui présentait comme un fait accompli la défection du duc de Raguse[43].

Talleyrand apprit vers neuf heures du soir la prochaine arrivée des commissaires de l'empereur. Il causait avec Vitrolles et tenait à la main une lettre pour le comte d'Artois. Il la remit dans sa poche en disant : — Ceci est un incident. Mais il faut voir comment cela se dénouera... Vous ne sauriez partir en ce moment. L'empereur Alexandre a de l'inattendu[44]. Le prince de Bénévent manda aussitôt à l'hôtel Saint-Florentin les membres du gouvernement provisoire, les ministres et le général Dessolles, commandant de la garde nationale. Ils arrivèrent les uns après les autres, déjà un peu effarés de cet appel nocturne. Quand ils furent instruits du motif de la convocation, quand ils surent que les maréchaux étaient sur la route de Paris, munis de pleins pouvoirs pour conclure la paix et porteurs d'une abdication en faveur du roi de Rome, ils passèrent du trouble à l'effroi et ne l'effroi à la consternation. Leurs visages, dit un témoin, étaient réellement décomposés[45]. Admis en présence du czar, ils lui représentèrent que la France voulait les Bourbons, que la paix avec Napoléon ne serait qu'une trêve et que la régence ne serait que l'empire déguisé : — La régence n'est qu'un mot, dit Dessolles, le tigre est derrière. Ils ajoutèrent que le czar ne pouvait revenir sur sa déclaration du 31 mars, car ils s'étaient fiés à ses paroles, et ils se trouveraient en grand péril si la régence était proclamée. Plusieurs d'entre eux commençaient à regretter de s'être compromis, et ils plaidaient alors beaucoup moins pour les Bourbons que pour eux-mêmes. Le général Dessolles, particulièrement ému, insista si fort sur les engagements du czar vis-à-vis de ceux qui s'étaient déclarés contre Napoléon, que l'autocrate blessé répondit avec une certaine hauteur : — Quoi qu'il arrive, nul n'aura à se repentir de s'être fié à moi[46].

On annonça les commissaires de l'empereur. Alexandre congédia Talleyrand et ses amis. Le duc de Vicence et les maréchaux Ney et Macdonald furent introduits ; quant à Marmont, il s'était rendu directement à l'hôtel du prince de la Moskowa pour y attendre le résultat de la conférence[47]. Les plénipotentiaires donnèrent lecture de l'acte d'abdication, puis ils plaidèrent tour à tour, avec conviction et ardeur, à cause de la dynastie impériale. Ney et Macdonald mirent en avant la volonté de l'armée, toujours dévouée à son chef et prête à tenter les dernières chances de la guerre. Ils firent valoir les avantages de la régence qui, tout en assurant la paix, sauvegarderait les intérêts de chacun et concilierait les opinions de la majorité de la population française. Caulaincourt rappela au czar qu'il avait proclamé, tant en son nom qu'au nom de ses Alliés, que la France serait libre de choisir son gouvernement. Macdonald, qui se montra surtout ardent dans cette discussion et dont la parole avait d'autant plus d'autorité qu'il était connu pour avoir reçu moins de faveurs de Napoléon que les autres maréchaux, invoqua encore les sentiments de l'armée : — L'armée, dit-il, ne peut voir qu'avec effroi le retour de la royauté qui est étrangère à ses services et étrangère à sa gloire[48].

Selon presque tous les témoignages, Alexandre fut ébranlé[49]. Il est en effet permis de le croire, si l'on réfléchit à la situation où se trouvait le czar et si l'on comprend bien son esprit et son caractère. Le 4 avril, à Paris, Alexandre était plus disposé à traiter avec Napoléon qu'il ne l'était le 10 février à Châtillon. Si l'Angleterre dans sa haine, encore inassouvie contre Bonaparte, si l'Autriche, esclave des traditions monarchiques, si la Prusse, vindicative même après la victoire, n'étaient point satisfaites, Alexandre qui réunissait en lui le grand souverain, l'illuminé et le héros de poème épique, avait atteint son but : il était entré dans Paris à la tête de sa garde, il avait effacé l'outrage de Moscou. Le czar ayant renoncé à introniser Bernadotte n'avait guère plus de préférences pour les Bourbons que pour Marie-Louise. Durant toute la campagne, il s'était montré fort réservé à l'égard des partisans des princes ; le 31 mars il avait élevé de graves objections contre le rétablissement de la monarchie, et s'il avait signé sa déclaration, c'était circonvenu et entraîné par Talleyrand, Pradt et Louis. Depuis cinq jours, les promesses du prince de Bénévent, les assurances des royalistes que la France entière désirait les Bourbons et qu'on n'attendait qu'une déclaration des Alliés pour se prononcer ouvertement, ne s'étaient pas réalisées. La cause de l'ancienne dynastie avait fait peu de progrès. La garde nationale refusait de prendre la cocarde blanche, la population hésitait, les proclamations à l'armée restaient sans effet — puisque Marmont lui-même semblait rependre sa parole — le sénat et les royalistes n'étaient point d'accord. Vitrolles accusait les temporisations de Talleyrand et Talleyrand s'irritait des impatiences de Vitrolles. Enfin, derrière l'Essonne, il y avait soixante mille soldats dont le dévouement à l'empereur compliquait infiniment la situation. La régence de Marie-Louise qui eût mis fin à tous ces embarras pouvait convenir à la raison comme au caractère chevaleresque d'Alexandre. D'ailleurs n'avait-il pas promis d'écouter le vœu de la France ? Or Macdonald qu'il honorait, Ney qu'il admirait, Caulaincourt qu'il aimait d'une ancienne et profonde amitié, lui assuraient que la France voulait la régence. Le témoignage de ces trois hommes ne valait-il pas celui de Talleyrand, de Pradt et de l'ex-abbé Louis, qu'après tant de palinodies le czar ne pouvait plus estimer ? Malgré tout, le czar était bien éloigné encore de se rendre au vœu des mandataires de Napoléon. Si peut-être personnellement il penchait pour la régence, ses engagements avec les royalistes, le souvenir de sa déclaration et surtout les intentions bien manifestes de ses alliés combattaient ses propres sentiments. Assurément Alexandre n'était point résolu à abandonner les Bourbons, mais il hésitait. C'était déjà beaucoup pour la cause impériale.

L'entretien qui avait commencé vers minuit durait depuis près de deux heures, et les maréchaux, augurant trop bien des hésitations d'Alexandre, croyaient déjà au succès de leur mission[50]. Messieurs, dit enfin le czar, je vais faire connaître à mes alliés vos propositions et je les appuierai. Il me tarde d'en finir car il y a des soulèvements en Lorraine. Une colonne de mes troupes y a perdu trois mille hommes et sans avoir vu un seul soldat français. Revenez à neuf heures. Nous terminerons[51].

Les membres du gouvernement provisoire et les ministres attendaient avec anxiété dans un salon contigu la fin de la conférence. Quand les envoyés de Napoléon sortirent, ils s'avancèrent pour leur parler. Ils furent plus que froidement reçus. Caulaincourt faillit se porter à des voies de fait envers l'abbé de Pradt qui plaisantait avec autant d'esprit que de bon goût sur la situation de l'empereur. Le grand chancelier de la Légion d'honneur se déroba par un escalier de service. Macdonald dit à Dupont : L'empereur vous a traité avec sévérité, mais vous avez bien mal choisi votre moment pour vous venger. Le général de Beurnonville lui tendit la main. Il la refusa. — Votre conduite, dit-il, me fait oublier une amitié de trente ans[52].

Pendant ce bruyant colloque, un aide de camp de Schwarzenberg sortit de chez le czar en lui parlant à voix basse. Macdonald entendit ces mots : totum corpus. L'aide de camp venait d'apporter à Alexandre la nouvelle que le corps de Marmont tout entier passait dans les lignes autrichiennes[53].

Un incident fortuit avait amené cet événement. Entre six et sept heures du soir, comme la nouvelle de l'abdication venait d'être communiquée aux troupes, qui l'avaient accueillie avec une grande agitation[54], un ordre de Berthier à Marmont, l'invitant à se rendre sur-le-champ chez l'empereur, était arrivé à Essonnes[55]. En l'absence du duc de Raguse, le chef d'état-major Meynadier transmit le message au général Souham. Cet ordre, qui n'avait rien de personnel à Marmont, puisque les mêmes instructions étaient adressées à tous les commandants de corps d'armée et de divisions indépendantes[56], commença d'inquiéter Souham. Son inquiétude se changea en effroi, quand il apprit qu'un officier d'ordonnance de l'empereur, le chef d'escadrons Gourgaud, demandait à lui parler. Dans son trouble, Souham oubliait que c'était l'usage au quartier impérial d'envoyer les ordres en double expédition : par écrit, puis verbalement. Souham refusa de recevoir Gourgaud. Le général portait un secret trop dangereux pour se sentir en sûreté. Il s'imagina que tout le monde, et l'empereur le premier, connaissait la culpabilité de Marmont et de ses lieutenants, et que Napoléon le mandait à Fontainebleau, à. défaut du duc de Raguse absent, pour le faire arrêter. — Il me ferait fusiller, le b..... ! dit-il aux généraux qu'il réunit aussitôt. Meynadier, Digeon, Ledru Desessarts, Bordessoulle, Merlin, Joubert, — Lucotte ne fut pas averti, et d'ailleurs il fût resté à son poste[57] — se sentaient complices au même degré que Souham. Ils partagèrent sa terreur. — Le maréchal, dit Souham, s'est mis en sûreté à Paris. Je suis plus grand que lui, je ne suis pas d'humeur à me faire raccourcir. On décida qu'à l'exemple de Marmont, il fallait se mettre en sûreté. Les généraux pouvaient fuir. À la désertion ils préférèrent la défection. Ordre fut donné à toutes les troupes, infanterie, cavalerie, artillerie, équipages, de prendre les armes. Souham dépêcha un officier au prince de Schwarzenberg pour l'avertir de l'exécution du mouvement projeté. Comme on pense, le général en chef des armées alliées s'y prêta de bonne grâce[58].

Fabvier connaissait les desseins qu'avait conçus son chef et auxquels il avait semblé renoncer. Réveillé par le bruit de la prise d'armes, il ne douta pas que l'on ne se disposât à passer outre au contre-ordre du maréchal. Il rejoignit Souham et l'interpella très vivement, ainsi que les autres généraux, les conjurant de rester à Essonnes jusqu'au retour du duc de Raguse, ou du moins jusqu'à la réception d'un nouvel ordre qu'il s'offrait d'aller chercher. Mal reçu par ses supérieurs, qui lui imposèrent silence, Fabvier sauta en selle et partit au triple galop pour Paris afin de prévenir le maréchal[59]. Il traversa sans peine les lignes ennemies. Déjà Marmont y était trop bien connu pour que le titre d'aide de camp du duc de Raguse ne fût pas le meilleur des sauf-conduits.

Les troupes se mirent en mouvement avant minuit[60]. Elles marchèrent d'abord sans aucune défiance, croyant aller occuper de nouvelles positions. Ordre était donné aux officiers de se tenir exactement à leurs places réglementaires et de faire garder le plus strict silence dans les rangs. Cette précaution empêchait chacun de se communiquer ses inquiétudes. D'ailleurs les vedettes et les avant-postes ennemis se repliaient des deux côtés de la route à l'approche des Français. Le capitaine Magnien, adjoint à l'état-major, Combes, alors lieutenant-adjudant-major, et quelques officiers eurent cependant des soupçons. Ils quittèrent la colonne et repassèrent l'Essonne. À l'arrière-garde, un escadron de lanciers polonais tourna bride. Arrivés près de Juvisy, les soldats commencèrent à s'étonner du bruit d'armes et de chevaux qu'ils entendaient à leur droite et à leur gauche. Ils pensèrent que c'était de la cavalerie française. Au lever du jour, quelle surprise ! On était dans les lignes ennemies. Des cuirassiers russes chevauchaient sur les deux flancs de la colonne, les Autrichiens et les Bavarois prenaient les armes à la tête des bivouacs et rendaient aux Français les honneurs militaires. Des murmures, des cris de trahison éclatèrent dans-les rangs ; des huées accueillirent les généraux qui tentèrent de calmer l'effervescence. Mais les troupes étaient en colonne et entourées d'ennemis, elles ne pouvaient se concerter sur le parti à prendre. Chaque section était isolée. Puis, le soldat est crédule comme l'enfant. On s'imagina qu'on allait s'unir aux Autrichiens pour maintenir l'empereur sur le trône. Les malheureux soldats continuèrent leur marche dans la direction de Versailles[61].

La cause des Bourbons était gagnée. La défection du 6e corps désarmait Napoléon, physiquement et moralement. Il lui devenait impossible de livrer une dernière bataille sous Paris, et ses mandataires n'étaient plus fondés à invoquer la volonté de l'armée. Qu'étaient des paroles devant le fait d'un corps entier qui désertait ? Toutes les hésitations du czar tombèrent. — Vous le voyez, dit-il d'un ton inspiré à Pozzo di Borgo, c'est la Providence qui le veut. Elle se manifeste, elle se déclare. Plus de doute, plus d'hésitation[62]. Pour Alexandre, l'empire avait désormais accompli ses destinées.

Ce même jour, 5 avril, vers neuf heures du matin, Caulaincourt, Ney et Macdonald furent de nouveau reçus par le Czar. Le roi de Prusse était avec lui. Frédéric-Guillaume, en sa bonne grâce tudesque, commença par apostropher les maréchaux, disant que les Français avaient fait le malheur de l'Europe. Alexandre l'arrêta : — Mon frère, dit-il, ce n'est pas le moment de revenir sur le passé. Puis abordant le sujet même de la conférence, il déclara nettement que lui et ses alliés ne pouvaient admettre l'abdication de Napoléon en faveur de son fils. Ils exigeaient une abdication pure et simple. Quant à l'empereur Napoléon, il conserverait le titre sous lequel il était généralement connu et aurait la souveraineté de l'île d'Elbe[63]. Caulaincourt et les deux maréchaux ne s'attendaient que trop à la revirade du Czar, car eux aussi connaissaient l'abandon d'Essonnes par le 6e corps. Ils l'avaient appris du duc de Raguse lui-même comme ils achevaient de déjeuner. Son air égaré, ses paroles haletantes trahissaient sa confusion. Ils ne ménagèrent pas les reproches au duc de Raguse. On dit qu'à ces mots de Marmont : — Je donnerais un bras pour que cela ne fût pas arrivé, Macdonald répliqua durement : — Un bras ? Monsieur ! dites la tête, ce ne serait pas trope[64].

Peut-être Marmont avait-il alors quelques remords. Mais ses velléités de conscience tombèrent vite devant les félicitations des membres du gouvernement provisoire. Si le duc de Raguse eût senti la honte dont allait le couvrir à jamais la défection d'Essonnes, il n'eût pas perdu une heure pour rejoindre son corps d'armée et le ramener dans les lignes françaises par la route de Rambouillet, qui était encore libre : S'il craignait d'exposer ses soldats à un combat avec les masses de cavalerie ennemie qu'on aurait envoyées à leur poursuite, il devait courir à Fontainebleau, se jeter aux pieds de l'empereur et lui apporter sa tête, comme il se l'était promis la veille[65]. Napoléon, sans doute, eût pardonné à soli repentir, et sinon Napoléon, la postérité. Mais le duc de Raguse avait trop d'orgueil pour s'humilier. Ce qu'il avait fait était bien fait. Il avait sauvé la France, son crime était une action d'éclat. Il provoqua l'insertion au Moniteur de sa correspondance avec Schwarzenberg[66], et il mit cette proclamation à l'ordre de son corps d'armée : C'est l'opinion publique que vous devez suivre, et c'est elle qui m'a ordonné de vous arracher à des dangers désormais inutiles[67].

Après avoir envoyé cette proclamation, le maréchal quitta Paris pour aller passer ses troupes en revue. Celles-ci étaient arrivées à Versailles, fort inquiètes et fort irritées, et la vue des cocardes blanches que portaient quelques habitants avait allumé les colères. Des officiers, en défilant, jetaient bas d'un revers d'épée les chapeaux des royalistes[68]. Les hommes, cependant, ayant à peine dormi deux heures dans la nuit et ayant fait plus de dix lieues, tombaient de fatigue. Ils se laissèrent conduire à leurs cantonnements. Mais il y eut des conciliabules entre les officiers et entre les soldats. On se désabusait et on s'excitait mutuellement. Il n'était plus douteux que les généraux n'eussent livré le corps d'armée à l'ennemi. Soudain ordre fut donné aux troupes de se préparer pour une revue. Les soldats, qui savaient que Versailles était occupé par la cavalerie russe, crurent qu'on allait les désarmer. Ils s'assemblèrent tumultueusement sur la place d'Armes, criant à la trahison et proférant des menaces contre les généraux. Des officiers se croyant déshonorés par cette trahison, dont leurs chefs les avaient faits les complices inconscients, arrachaient leurs épaulettes ; des soldats brisaient leurs fusils. Souham, Bordessoulle et plusieurs généraux s'approchèrent pour calmer les troupes ; leur présence les exaspéra. D'abord ce furent des huées et des vociférations ; puis comme les généraux ne se retiraient pas assez vite, on les salua d'une centaine de coups de fusils et de pistolets. Ils s'enfuirent jusqu'à la porte de Versailles7Alors les soldats rompirent les rangs et coururent par bandes furieuses dans les rues désertes de la ville. Les habitants terrorisés se barricadaient dans leurs demeures, et les cuirassiers russes se gardaient de sortir du quartier de cavalerie. Les officiers parvinrent à rallier les soldats sur la place d'Armes. Une proposition de rejoindre l'armée impériale fut acclamée, on déféra le commandement au colonel Ordener, du 30e régiment de dragons, et la colonne se mit en marche sur la route de Rambouillet aux cris de : Vive l'empereur ! À bas les traîtres ![69]

Souham avait envoyé plusieurs messages à Marmont pour l'informer de la sédition. Le maréchal les reçut sur la route. À chaque quart de lieue, dit-il, les nouvelles se succédaient de plus en plus alarmantes. Les généraux, dans un grand désarroi, étaient réunis à la porte de Versailles. Marmont leur dit qu'il fallait rejoindre les troupes. — Gardez-vous-en bien, monsieur le maréchal, s'écria un général, les soldats vous tireront des coups de fusil. Le duc de Raguse ne craignait pas les coups de fusil, et dans sa conscience oblitérée, il ne craignait même pas de se montrer aux soldats qu'il avait livrés à l'ennemi. — Libre à vous, répondit-il, de rester ici ; quant à moi, mon parti est pris : dans une heure ou je n'existerai plus ou j'aurai fait reconnaître mon autorité. Et il piqua des deux pour rejoindre la colonne. Toutefois, pendant quelque temps, il se contenta de la suivre à distance, non par crainte pour sa vie, mais jugeant que dans l'exaspération où se trouvaient les troupes, ses paroles ne seraient pas écoutées. Il y avait, dit-il, beaucoup de soldats ivres, il fallait leur donner le temps de recouvrer la raison. — Ivres ! De quelle ivresse étaient ivres ces braves qui en marchant sur Fontainebleau dictaient son devoir au maréchal Marmont ? — Après avoir cheminé au pas pendant une demi-lieue, le duc de Raguse envoya en avant un aide de camp qui rapporta que les troupes paraissaient plus calmes. Marmont laissa encore s'écouler quelques instants ; puis ayant dépêché deux nouveaux aides de camp, le premier pour annoncer sa prochaine arrivée, le second pour donner l'ordre aux officiers de faire faire halte et de se réunir par brigade à la gauche de leurs troupes il rejoignit la queue de la colonne et mit pied à terre devant le premier groupe d'officiers. Vraisemblablement le maréchal fut d'abord mal accueilli, mais il savait comme il faut parler aux soldats. Il montra son bras en écharpe, il rappela les combats qu'ils avaient livrés ensemble, les périls partagés, les efforts communs. — Depuis quand, osa-t-il dire, êtes-vous autorisés à vous défier de moi ? Les officiers déjà ébranlés ne pensèrent pas à lui répondre que c'était depuis le jour où il avait trahi le devoir militaire. Marmont continua en assurant que les troupes n'avaient jamais dû être désarmées, qu'elles étaient l'honneur et la sauvegarde du pays, et que Napoléon ayant abdiqué, elles devaient obéir au gouvernement de la France. Votre honneur, s'écria-t-il, m'est aussi cher que le mien propre. Hélas ! quelle idée de l'honneur se faisait le duc de Raguse ! Sans se laisser intimider par les murmures menaçants qui partaient des rangs, le maréchal recommença la même parade de beaux sentiments devant les différents cercles d'officiers. Les chefs se laissèrent convaincre, ils calmèrent leurs soldats Les troupes résignées se mirent silencieusement en marche pour aller prendre de nouveaux cantonnements[70].

Tout fier d'avoir consommé sa trahison, — Je peux difficilement exprimer ma satisfaction, dit-il, de ce succès aussi complet, prix d'un ascendant, mérité d'avance, sur mes troupes, — le maréchal Marmont revint au galop annoncer la bonne nouvelle à l'hôtel Talleyrand. Les inquiétudes y étaient extrêmes. La révolte des troupes menaçait de tout remettre en question. Quel effet eût produit chez les souverains et chez les diplomates alliés, à l'armée de Fontainebleau, dans Paris, dans la France entière, un pareil exemple de fidélité à Napoléon[71] ! Marmont fut reçu en triomphateur. Il me semble encore, dit Bourrienne, voir arriver le maréchal chez M. de Talleyrand, au moment où tout le monde avait fini de dîner. Je le vois seul, à table, devant un petit guéridon sur lequel on l'avait servi au milieu du salon ; chacun de nous allait le complimenter. Il fut le héros de la journée.

Le triomphe fut d'un jour. L'expiation dura plus de trente années. Comme Marmont lui-même le dit à une heure de douloureux emportement, il garda du 1814 sur son uniforme. Dans le peuple, dans l'armée, à la cour, aucune injure, aucun outrage ne fut épargné au duc de Raguse. Sous la première Restauration, on disait ragusade pour trahison, et l'on appelait la compagnie de gardes du corps que commandait Marmont : la compagnie de Judas. En 1819, Napoléon flétrit comme traître son ancien compagnon d'armes et le radia de la liste des maréchaux. En 1830, le duc d'Angoulême dit du commandant malheureux de l'armée de Paris : Il nous a trahi comme il a trahi l'autre ! La clameur de la conscience publique poursuivit Marmont jusque dans l'exil. À Venise, quand le vieux maréchal, songeant à la France où il aurait voulu aller mourir, passait tristement sur la riva dei Schiavoni, les enfants du peuple le montraient au doigt et criaient : Ecco colù ga tradi Napoleon ! Voici celui qui a trahi Napoléon !

 

 

 



[1] Marmont (débris du 6e corps ; division Arrighi (sous Lucotte) ; débris des divisions Ledru Desessarts et Compans ; division Souham ; 1er corps de cavalerie sons Bordessoulle) : 12.465. — Mortier (débris des divisions Christiani, Curial, Charpentier, Michel ; division Boyer de Rebeval ; division de dragons de Roussel) : 5.979. — Macdonald (débris du 1er corps) : 2.714. — Oudinot (7e corps, réduit des deux tiers) : 5.529. — Gérard (2e corps, réduit de moitié) : 3.000. — Ney (division Lefol, formée avec la division Janssens et la brigade Pierre Boyer) : 2.270. Drouot (vieille garde de Friant, renforcée de 2 bataillons de gendarmes, division Henrion (vieille et jeune garde), réserve d'artillerie de la garde) : 9.176. — Ornano, remplaçant Sébastiani (cavalerie de la garde) : 4.600. — 2e corps de cavalerie : 1.560. — 5e corps de cavalerie : 2.645. — 6e corps de cavalerie : 3.195. — Gardes d'honneur de Defrance : 540. Corps d'infanterie polonaise sous le général Krasinsky (formé du régiment de la Vistule, enlevé à Ney, et d'autres détachements) : 1.650. — Vertillac dépôts de la ligne, 2.250. — Garnison de Fontainebleau (gendarmes, dépôts, douaniers), garnison de Melun, corps francs de colonel Simon, de De Bruynes, etc., etc., 1.500. Total : 59.073. Ne sont naturellement pas comprises dans ce chiffre : la division Allix, à Sens, 2.418 hommes ; les garnisons de Tours, 890 ; de Blois, 1.200 hommes de la garde ; d'Orléans, de Gien, de Montargis et les troupes massées en avant de Rouen, 3.800, et enfin tons les dépôts de France, les garnisons des places fortes et les armées de Soult, de Suchet, d'Augeron, de Maison, etc.

Situations du 1er au 5 avril. Arch. de la guerre. Registre de Berthier (ordres des 31 mars et 1er avril). Jourdan à Clarke, 4 mars ; Vertillac à Berthier, 1er avril ; Clarke à Chasseriau, 4 avril. Arch. de la guerre. Emplacement des troupes, le 1er et le 4 avril. Arch. nat., AF., IV, 1667. Cf., aux Arch. de la guerre, l'état sommaire des troupes françaises en 1814 et le rapport à Dupont de Vieusseux, l'un des chefs de division du ministre de la guerre, Paris, 11 avril : On peut évaluer à 60.000 hommes les différents corps sous les ordres immédiats de l'empereur.

[2] En défalquant des 110.000 hommes présents à la bataille de Paris, les 9.000 tués ou blessés dans cette bataille, et en ajoutant les corps de Wrède, 20.000 hommes, de Sacken, 9.500 hommes, rappelés de Meaux et une partie des corps de Bülow, 10.000 hommes environ, appelés de Soissons et de Compiègne, on trouve pour les armées alliées le total de 140.000 hommes, sans compter 5 à 6.000 Cosaques tenant la campagne entre la Seine et la Marne.

[3] Ordres de Schwarzenberg, 1er avril ; ordres de Barclay de Tolly (remplaçant Blücher), 2 avril, cités par Plotho, III, 423-428.

[4] La garde nationale de Paris, assurément, ne demandait pas à se battre. Mais la population ouvrière était toujours fort irritée. Il y avait dans la capitale un grand nombre de soldats et d'officiers cachés. Qui peut assurer qu'à la vue des soldats étrangers repoussés en désordre dans Paris, le sentiment national n'eût pas repris ses droite 2 Les Alliés, en tout cas, le craignaient (voir la lettre de sir Charles Steewart à lord Liverpool, 4 avril, Correspondante de Castlereagh, V, 440). Déjà Müffling avait fait commencer des ponts à Bercy pour éviter aux troupes de traverser Paris (Journal d'un prisonnier anglais, VI, 75). À en croire même Koch (II, 573) et Pons de l'Hérault (72), les souverains effrayés des suites que pourrait avoir une bataille sous Paris, résolurent de l'évacuer par prudence et d'aller prendre position à Meaux. Mais il n'y a aucune trace d'une pareille détermination dans les ouvrages allemands et russes. L'établissement de ponts à Bercy et le rappel sous Paris des corps de Wrède et de Sacken, qui étaient tout justement à Meaux, prouvent au contraire que les Alliés étaient décidés à accepter la bataille sous Paris. À la vérité, dans le Moniteur du 5 avril, des lettres de créances du czar à Pozzo di Borgo commencent en ces termes : En m'éloignant de Paris... Mais si le czar le 4 avril prenait À toute éventualité ses dispositions pour quitter Paris, c'était dans l'intention d'aller se mettre à la tête de ses troupes, en avant de cette ville.

[5] Lettres de Talleyrand à la duchesse de Courlande, 18 (?) et 20 mars, Revue d'histoire diplomatique, I, 247.

[6] Journal d'un prisonnier anglais, VII, 58-59 ; Notice historique sur Maubreuil, in-8°, 1827, 2 à 8 ; Mémoires du roi Jérôme, VI, 400-401.

[7] D'après les dépositions de Maubreuil, (Arch. Guerre) Roux lui ayant proposé de lui faire répéter par Talleyrand ce qu'il venait de lui dire, il aurait répondu : C'est inutile, je m'en rapporte parfaitement à vous. D'après les Mémoires de Vitrolles (II, 77-80), Maubreuil, ne se fiant pas à Laborie, voulut avoir un ordre de Talleyrand. — Asseyez-vous dans le salon, lui dit Laborie ; le prince en passant vous fera un signe de tête qui vous assurera qu'il est d'intelligence avec vous. Et en effet, Talleyrand risqua le salut du geste et le sourire. Vitrolles reconnaît ainsi l'absolue complicité de Talleyrand. Son témoignage diffère de la déposition de Maubreuil eu ceci seulement qu'il croit que Maubreuil eut l'initiative du projet et qu'il en parla à Laborie qui, du consentement de Talleyrand, accepta sa proposition.

[8] Dépositions de Maubreuil et autres. Dossier de Maubreuil, Archives de la guerre. Mémoires de Vitrolles, II, 75-80.

L'expédition de Maubreuil n'était que différée. Le 18 avril, il quitta Paris avec une bande de cavaliers, muni de sauf-conduits et d'ordres de réquisition signés Sacken, général Dupont, Bourrienne et Anglés. Le but avoué de cette mission secrète était la reprise des diamants de la couronne on des fonds appartenant à l'État, que pouvaient emporter à l'étranger les membres de l'ancien gouvernement ; le but réel était l'assassinat de Napoléon sur la route de Pile d'Elbe. Dépositions de Maubreuil et autres (Arch. de la guerre à la date du 3 décembre 1814, et dossier de Maubreuil. Mémoires de Vitrolles, II, 78-80). Le 18 avril, Napoléon, contraint à l'abdication par la trahison, n'était plus, comme le 4 avril, un obstacle à la nouvelle fortune de Talleyrand et à la restauration royaliste. Mais il était encore une menace pour revenir. La présence des Bourbons à Paris démontrait à Talleyrand que l'on revient de l'exil — Il est permis de croire que les souverains alliés ignoraient le véritable but de la mission de Maubreuil. Il n'est pas permis de l'assurer si l'on se rappelle que le czar disait qu'il avait trouvé ses meilleurs serviteurs parmi les assassins de son père Paul et que l'empereur d'Autriche écrivait le 12 avril à Metternich : Plût à Dieu qu'on envoyât Napoléon bien loin ! À l'île d'Elbe, il reste trop près de la France et de l'Europe.

[9] Steewart à Liverpool, Paris, 4 avril (Correspondance de Castlereagh, V, 432). Pradt, 73. Cf. Mémoires de Marmont, VI, 254, et correspondances entre Sacken, Dupont et Pasquier pour sauf-conduits à donner à des émissaires. Arch. de la guerre, du 1er au 4 avril.

[10] Adresse du gouvernement provisoire. Arch. de la guerre, 2 avril. Sur la même feuille se trouve une adresse au peuple français, conçue à peu près dans les mêmes termes.

[11] Copie du reçu du major Dutat, Pont-sur-Yonne, 4 avril. Arch. de la guerre.

[12] Allix à Napoléon, Sens, 5 avril. Arch. de la guerre.

[13] Marmont à Berthier, Essonnes, 2 mars. Arch. de la guerre.

[14] Schwarzenberg à Marmont, Moniteur, 7 avril. Mémoires de Marmont, VI, 254-256.

[15] Steewart à Liverpool, 4 avril (Correspondance de Castlereagh, V, 441). Cf. Mémoires de Langeron, Arch. des Aff. étrangères, Russie, 25, et Bogdanowitsch (II, 352) qui mentionne une lettre de Montessuy à Schwarzenberg du 3 avril, relative à l'acceptation de Marmont.

[16] Marmont à Schwarzenberg (3 avril au soir ou 4 avril au matin), Moniteur, 6 avril.

[17] Schwarzenberg à Marmont, 4 avril. Moniteur, 7 avril.

[18] Ordres de Macdonald, Fontainebleau, 4 avril, midi ; ordres de Ney, Fontainebleau, 4 avril. Arch. de la guerre. Emplacements de l'armée au 4 avril Arch. nat., AF., IV, 1667.

[19] Registre de Berthier (ordres du 3 avril). Arch. de la guerre.

[20] Fain, 232 233. Cf. Koch, II, 569.

[21] Cf. Agenda du général Pelet, et Ney à Berthier, 15 mars. Arch. de la guerre. Relation de Gourgaud, dans Bourrienne et ses erreurs, II, 232. Fain, 232, 234,244 ; Mémoires de Ségur, VII, 151-152 et passim. Mémoires de Marmont, VI, 272-273, 284-285. Mémoires de Belliard, I, 128.

Nous parlons, cela s'entend, d'une façon générale. Certes, il y avait des divisionnaires et des brigadiers qui gardaient leur ardeur, nommément : Gérard, Levai, Ornano, Allix, Pelet, Curély, Petit, Lucotte, etc. (Agenda de Pelet, Relation de Gourgaud, etc.), et sans doute Mortier Belliard, Dulauloy, Drouot ; et il y avait, en revanche, des troupes où le découragement et la lassitude produisaient des désertions, par exemple dans le 1er corps de cavalerie (Bordessoulle) et le 11e corps d'infanterie (Molitor). Registre de Belliard (lettres du 3 et 4 avril) et Macdonald à Berthier, 30 mars. Arch. de la guerre.

[22] Journal des Débats, 9 avril ; Fain, 233. Cf. Relation de Gourgaud, 33.

[23] Marmont, comme s'il voulait par là excuser la trahison qu'il méditait, avait pris soin de faire parvenir à l'empereur, dans la nuit, le sénatus-consulte du 3 avril avec ses considérants. Fain, 233.

[24] À Nogent, le 21 février, Ney et Oudinot, poussés par Kellermann, s'étaient mis en tête de forcer Napoléon à conclure la paix. Mais l'entretien s'était terminé par une semonce de l'empereur et un déjeuner à sa table. À Saint-Dizier, le 28 mars, les murmures et les récriminations de son état-major avaient certainement contribué à décider l'empereur à revenir sous Paris. Mémoires de Ségur, VI, 402-404. Fain, 203.

[25] Je serais d'avis que l'empereur marchât par Sens et appelât à lui tous les corps et détachements par Melun et Fontainebleau. Si Paris succombe, nous marcherons à l'ennemi ou nous nous rabattrons sur le duc de Castiglione. Nous livrerons une bataille décisive sur un terrain étroit après avoir reposé nos troupes, et si la Providence a marqué notre dernière heure, nous succomberons honorablement... Si mon opinion ne prévaut pas, il serait plus sage de nous jeter avec nos débris en Alsace et en Lorraine. Macdonald à Berthier, Nully, 30 mars. Arch. de la guerre. — L'opinion de Macdonald avait donc prévalu à cette réserve qu'au lien de concentrer ses troupes à Sens, Napoléon les avaient concentrées à Fontainebleau.

[26] Souvenirs de Macdonald, 264, Mémoires de Marmont, VI, 235.

[27] Cf. Journal des Débats, 9 avril ; Fain, 234 ; et les récits fort contradictoires de Ségur (Mémoires, VII, 150-157) qui ne connut la scène que par ouï dire et de Macdonald (Souvenirs, 262-267), dont le témoignage n'est pas toujours très sûr et qui dans ses Souvenirs, écrits dix ans après les évènements, pêche par confusion et par omission.

[28] Registre de Berthier (à Macdonald), 3 avril. Arch. de la guerre.

[29] Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle an rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon fidèle à son serment, déclare qu'il est prêt à descendre du trône, à quitter la France et même la vie, pour le bien de la patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence de l'impératrice, et des lois de l'empire. Correspondance de Napoléon, 21 555. Cf. Fain, 234. Journal des Débats, du 6 avril.

[30] Fain, 235-226. Souvenirs de Macdonald, 269.

[31] La lettre de garantie est datée du 4 avril (Moniteur, 7 avril). Dans ses Mémoires, Marmont prétend qu'il n'était pas engagé le 4 avril et que cette pièce  (ainsi, sans doute, que sa première lettre à Schwarzenberg et la réponse de celui-ci !!!) fut faite et antidatée sur sa demande, afin de cacher la confusion qui avait existe et de donner une apparence de régularité à ce qu'avait produit la peur. Tous les documents démentent cette assertion.

1° Les ordres de Schwarzenberg et de Barclay du 4 avril, cités par Plotho, III, 431-432 (ces ordres-là n'ont pas été antidatés, apparemment), portant : Le maréchal français Marmont, ayant promis de passer de notre côté... les troupes (alliées) se tiendront prêtes à l'entrée de la nuit ...

2° La lettre de sir Charles Steewart à lord Liverpool, du 4 avril (Correspondance de Castlereagh, V, 436), où la défection de Marmont est annoncée comme certaine et où il est mime fait mention de la lettre de garantie, qui ne fut écrite, prétend Marmont, que le 6 avril.

3° Les Mémoires de Langeron (Arch. des affaires étrangères), où il est dit que dès le 3 avril au soir Barclay fit prévenir Langeron de la défection de Marmont.

4° La déposition de Maubrenil, où il est dit que le 3 au soir la nouvelle de l'acceptation de Marmont arrêta l'expédition projetée.

5° La lettre de Montessuy du 3 avril, mentionnée par Bogdanowitsch (II, 352), annonçant à Schwarzenberg l'adhésion de Marmont.

6° Les deux lettres de Bordessoulle : l'une citée par Du Casse, où on lit que Marmont dit le 4 au matin à ce général qu'il était résolu à effectuer son mouvement dès le soir ; l'autre, citée par Marmont (à sa décharge, croit-il !), où on lit : Le mouvement que nous étions convenus de suspendre jusqu'à votre retour... Or on ne convient de suspendre un mouvement que quand ce mouvement a été résolu.

[32] Mémoires de Ségur, VII, 165.

[33] Lettre de Bordessoulle écrite en 1830 à Mortier, comme membre de la commission des maréchaux, et citée par Du Casse, le Maréchal Marmont devant l'histoire (94-100). — L'authenticité de cette lettre, destinée à renseigner la commission des maréchaux, ne parait pas douteuse. Elle contient des recommandations part entières et des détails indifférents aux faits même qu'elle relate, qui repoussent tout soupçon de pièce fabriquée.

[34] Mémoires de Marmont, VI, 261. Lettre de Bordessoulle à Mortier, précitée. Cf. Fain, 236, et récit de Macdonald dans les Mémoires de Belliard, I, 186.

[35] Lettre précitée de Bordessoulle à Mortier. — Bordessoulle était revenu chez le maréchal afin de lui donner réponse au sujet de sa coopération. En apprenant l'abdication, il aurait dit à Marmont : Voilà qui vous tire de peine.

[36] Mémoires de Marmont, VI, 261. Lettre de Bordessoulle. Récit de Macdonald.

[37] D'après Rapetti (Défection d'Essonnes, 150-151), les commissaires de l'empereur n'auraient an contraire emmené Marmont que pour désarmer Napoléon, c'est-à-dire pour l'empêcher d'attaquer l'ennemi- pendant les pourparlers. Il nous parait impossible d'admettre cette explication. L'empereur ne pouvait vouloir tomber sur les Alliés alors que les plénipotentiaires traitaient de la paix. On verra plus loin que le 4 avril l'empereur envoya à l'impératrice une lettre l'invitant à écrire à son père pour que celui-ci s'interposât. C'est la preuve de la sincérité de l'empereur Napoléon. Thiers, s'appuyant sur des documents qui vraisemblablement resteront toujours inconnus, prétend aussi que l'abdication était une feinte. Mais ce n'est pas une raison pour croire Thiers. Que l'abdication ait été une feinte en ce sens que Napoléon croyait qu'elle serait repoussée et que les maréchaux, exaspérés, reviendraient à lui, cela est possible et même probable. Mais qu'il ait engagé ces négociations pour endormir l'ennemi et l'attaquer pendant un armistice implicite, la chose est contredite par les documents.

[38] Mémoires de Marmont, VI, 261-262. Cf. Lettre de Bordessoulle, Versailles, 5 avril, citée dans les Mémoires de Marmont (VI, 348-349).

Marmont dit qu'il donna cet ordre en présence des plénipotentiaires. C'est peu probable, car c'eut été leur indiquer que les négociations étaient beaucoup plus avancées qu'il ne l'avait avoué. En effet, si le mouvement n'était pas ordonné, il n'y avait point de raison pour donner contre-ordre.

Vaudoncourt (III, 46-48) se fondant sur le fait même de la défection, et Rapetti (147-149 et 230 à 243), s'appuyant sur l'interprétation de plusieurs documents, affirment que Marmont ne donna pas de contre-ordre, et que ce fut eu exécution de ses ordres du 4 avril dans la journée que dans la nuit du 4 au 5 le 6e corps passa à l'ennemi. L'opinion de Vaudoncourt et l'argumentation de Rapetti ne saliraient prévaloir. Rapetti donne ces trois arguments :

1° C'est dans sa réponse à la proclamation du golfe Jouan que Marmont a dit pour la première fois qu'il avait donné contre-ordre et que le mouvement devait être imputé aux généraux. Si les généraux n'ont pas réclamé contre mon témoignage, dit plus tard Marmont, c'est que j'avais dit la vérité. — Rapetti répond à cela que le silence des généraux incriminés n'est point lute preuve de la véracité de Marmont, puisque, comme le recoupai Marmont lui-même (VII, 111), l'écrit du duc de Raguse, arrêté par la police des Cent Jours, fut peu répandu en France.

Nous objecterons à Rapetti que le contre-ordre du 4 avril était de notoriété publique avant la publication de la brochure de Marmont, puisqu'il en est fait mention dans l'Histoire de la campagne de 1814, de Beauchamp, qui parut à la fin de décembre 1814 et qui suscita tant de polémiques et de réclamations. Si Souham, Bordessoulle et les autres généraux se turent, c'est qu'ils n'avaient point à réclamer.

2° D'après la lettre de Bordessoulle à Mortier, en 1830, Marmont avait dit à Bordessoulle, en apprenant l'abdication le 4 avril : Je n'en opère pas moins mon mouvement ce soir.

La lettre de Bordessoulle porte en effet cela ; mais Rapetti omet de dire que ces mots furent prononcés sur l'avis de l'abdication apporté par Fabvier et avant l'arrivée des commissaires, et ; que, toujours d'après Bordessoulle, ce fut quand Marmont eut reçu la visite de ces commissaires et qu'il eut ainsi trouvé un moyen honorable de se mettre à l'abri des gendarmes d'élite, qu'il donna contre-ordre.

3° Rapetti suspecte l'authenticité de la lettre de Bordessoulle à Marmont du b avril, lettre qui contient des assertions à peu prés conformes au récit des Mémoires de Marmont, sous prétexte qu'on y trouve des inexactitudes de détail.

En effet, cette lettre contient quelques inexactitudes ; mais, d'une part, ces inexactitudes même prouveraient qu'elle n'a pas été écrite après coup, pour les besoins de la cause ; — dans ce cas, elle eût été tout à fait conforme aux Mémoires de Marmont ; — d'autre part, le fait même — le seul important—avancé dans cette lettre, du mouvement suspendu par l'ordre de Marmont et repris par l'ordre des généraux, parait confirmé — sans parler de la lettre de Bordessoulle à Mortier — par d'autres documents qui, ceux-là, sont d'une incontestable authenticité : c'est la lettre de Napoléon à Berthier (4 avril) ordonnant de mander Marmont à Fontainebleau : : c'est la lettre de Berthier à Marmont lui transmettant cet ordre ; c'est le témoignage de Fein, de Gourgaud et de Fabvier, qui attestent tous trois l'existence de cet ordre. Nous sommes certains de la cause attribuée à l'effet ; il y a toutes les présomptions pour croire à l'effet.

En résumé, deux faits paraissent hors de doute : le premier, c'est que Marmont était absolument engagé avec Schwarzenberg dans la journée du 4 avril, et que, sans la visite des plénipotentiaires, il eût traversé les lignes ennemies dans la soirée. Le second, c'est qu'après son entretien avec les commissaires de l'empereur il ordonna à ses généraux de suspendre le mouvement convenu. Au reste, la mémoire de Marmont n'en est pas absoute. Pour avoir préparé la trahison et pour l'avoir ratifiée par son ordre du jour du 5 avril, il en porte le crime devant l'histoire.

[39] Lettre précitée de Bordessoulle à Mortier. Cf. Lettre de Lucotte à Napoléon, Corbeil, 4 avril. Arch. nat., AF., IV. Relation de Gourgaud, II, 332.

D'après Bordessoulle, c'est lui-même qui aurait suggéré à Marmont de donner cet ordre, afin de calmer les esprits et d'arrêter les désertions. — Singulier moyen ! Tous les documents témoignent que jamais les esprits ne furent plus agités et les désertions plus nombreuses qu'après l'abdication. Quoi qu'il en soit des allégations de Bordessoulle, Marmont eut tort d'écouter cet officier. Son expérience des choses eût dû le mettre en garde contre une proposition échappée, peut-être sans mauvais vouloir, à un général.

[40] Lettre précitée de Bordessoulle à Mortier.

[41] Lucotte à Napoléon, Corbeil, 4 avril (au soir). Arch. nat., AF., IV, 10170. — Lucotte ajoute dans sa lettre : Sire, je ne sais plus à qui m'adresser. La division que je commande me suivra. Daignez m'indiquer mon chemin. Je suivrai toujours celui de l'honneur et de la fidélité.

[42] Mémoires de Marmont, VI, 262. Questionnaire de Gourgaud à Fabvier, cité par Rapetti (349-350). Récit de Macdonald dans les Mémoires de Belliard, I, 188. — Selon Macdonald, Marmont affecta d'abord de n'avoir pas à parler à Schwarzenberg, prétendant toujours qu'il n'était pas engagé. Il resta dans la voiture tandis que les commissaires montaient auprès du prince. Macdonald ayant ensuite été rendre visite au prince héritier de Wurtemberg, qui lui assura sur sa parole que tout était arrêté avec Marmont, il revint à sa voiture et fut fort étonné de trouver le duc de Raguse et Schwarzenberg causant ensemble. En route, Macdonald en fit la remarque à Marmont. Celui-ci répondit : — Le prince a appris que j'étale dans la voiture et il est venu me prendre lui-même pour me faire descendre.

[43] C'est ainsi qu'on put lire le 5 avril en tête du Journal des Débats cette grosse nouvelle : M. le maréchal Marmont, duc de Raguse, a abandonné le drapeau de Bonaparte pour embrasser la cause de la France et de l'humanité. Il est arrivé à Paris, il y sera immédiatement suivi du corps d'armée qu'il commande, et que l'on porte à douze mille hommes.

Fut-ce Schwarzenberg qui eût cette idée, ou Talleyrand, ou Roux-Laborie ou Morin ? Ce qui est hors de doute, c'est que l'avis vint de Schwarzenberg et arriva à Paris avant les plénipotentiaires. Non seulement la note des Débats compromettait Marmont, mais elle montrait un maréchal de France et un des principaux lieutenants de l'empire passant du côté du gouvernement provisoire. C'était une adhésion qui n'était pas sans valeur, dans le cas même où les troupes ne suivraient pas leur chef.

[44] Mémoires de Vitrolles, I, 347.

[45] La terreur de la nuit durait encore le matin. Lettre de l'abbé de Montesquiou, trouvée aux Tuileries dans le cabinet du duc de Blacas (Moniteur du 18 avril 1815). — Le gouvernement provisoire fut sur le point de se dissoudre... Angles fit charger sa voiture de voyage. Rovigo, VII, 108, 111. — Cf. Bourrienne, X, 9647 et Vitrolles, I, 348.

[46] Cf. Rovigo, VII, 108-115 ; Bourrienne, X, 97 ; Koch, II, 589-590 ; Beauchamp ; Viel-Castel, I, 258, etc. — Ces témoignages sont assez contradictoires. Il se pourrait que l'entrevue entre le czar et les membres du gouvernement provisoire ait eu lieu pendant l'audience même des maréchaux. Le czar aurait interrompu l'entretien et serait entré dans un autre salon pour communiquer les propositions de l'empereur à Talleyrand et à ses amis. Cf. Pasquier, Mémoires, II, 304-309 et Macdonald, Souvenirs, 274-278, qui sont en désaccord.

[47] Marmont prétend qu'il assista à l'entretien avec le czar comme plénipotentiaire. Cette assertion mensongère est démentie par tous les témoignages. Seuls Caulaincourt, Ney et Macdonald se présentèrent chez Alexandre. Cf. Lettres de Ney, Fontainebleau, 5 avril, 11 heures et demie du soir. (Moniteur du 7 avril.) Steewart à Castlereagh, 5 avril (Correspondance de Castlereagh, V, 444). Mémoires de Vitrolles, I, 348, etc., etc.

[48] Récit de Macdonald (dans les Mémoires de Belliard, I, 189-190). Vitrolles, I, 349 ; Rovigo, VII, 125. Souvenirs de Macdonald, 275-277.

[49] ... L'empereur de Russie était fort ébranlé. Lettre de l'abbé Montesquiou trouvée aux Tuileries dans les papiers du duc de Blacas. (Journal de l'Empire, du 16 avril 1815.) — On ne saurait s'étonner que le czar se soit trouvé un moment ébranlé. (Vitrolles, I, 349.) — Alexandre paraissait ébranlé. (Beauchamp, II, 363.) — L'empereur de Russie, frappé de toutes ces raisons, fut ébranlé. Souvenirs de Macdonald, 276. — Ce même mot ébranlé se trouve partout. Cf. Journal d'un prisonnier anglais (Revue britannique, VI, 76) et Bernhardi, IV, 2e part., 283.

[50] Les négociations semblaient promettre les plus heureux résultats... Ney à Talleyrand, Fontainebleau, 5 avril, 11 h. et demie du soir. (Moniteur, 7 avril) et récit de Macdonald (Mémoires de Belliard, I, 189).

[51] Macdonald, Souvenirs, 277-278.

[52] Macdonald, Souvenirs, 273. Ségur, VII, 179. Bourrienne, X, 100-101.

[53] Macdonald, Souvenirs, 279. Cf. Vitrolles, I, 350. — C'est évènement imprévu auquel Ney fait allusion dans sa lettre du 5 avril (Moniteur du 7 avril) : ..... un événement imprévu ayant tout à coup arrêté les négociations...

[54] ... Je remarquai un redoublement d'inquiétudes. Lettre précitée de Bordessoulle à Mortier. — Les têtes sont désorganisées. Lettre précitée de Lucotte à Napoléon.

[55] L'intention de l'empereur est que vous vous rendiez ce soir au palais de Fontainebleau à 10 heures, 4 avril. Registre de Berthier. Cf. Correspondance de Napoléon, 21 553 ; Relation de Gourgaud et Questionnaire de Gourgaud à Fabvier.

[56] Correspondance de Napoléon, 21 553 ; Registre de Berthier (à Marmont, Mortier, Oudinot, Belliard, Gérard, Corbier, Dulauloy, Friant, Sébastiani, Trelliard, Ornano, etc.). — Comme on le verra au chapitre suivant, il s'agissait de consulter les chefs de corps sur les sentiments des troupes.

[57] Ordre du jour de Lucotte, Corbeil, 5 avril (Moniteur du 7 avril) : ... Les braves ne désertent jamais, ils doivent mourir à leur poste.

[58] Relation précitée de Gourgaud ; lettres de Bordessoulle à Marmont, 5 avril, et à Mortier (en 1831) ; Questionnaire de Gourgaud à Fabvier. Mémoires de Marmont, VI, 263. Récits de Magnien (Mémoires de Belliard, I, 182-186), et du colonel Combes (cité par Rapetti, 348) : Thielen, 466.

[59] Questionnaire de Gourgaud à Fabvier. Cf. Mémoires de Marmont, VI, 263.

[60] Marmont et presque tous les historiens disent : 4 heures du matin. C'est une erreur qui a donné lieu à cette autre erreur que le czar n'apprit la nouvelle que dans la matinée du 5 avril. D'une part, d'après le questionnaire de Gourgaud à Fabvier, Fabvier arriva à 1 heure du matin à Paris, ayant quitté Essonnes quand déjà le corps d'armée se préparait à se mettre en marche, ou même, selon Marmont, était en marche. Or il y a 30 kilomètres d'Essonnes à Paris. À grande allure — car on conçoit que Fabvier ne ménagea pas son cheval — Il faut au moins une heure et demie pour ce trajet. D'autre part, Bordessoulle dit qu'à 11 heures un quart les troupes étaient en mouvement. Magnien, Lombes, Thielen, parlent de la nuit noire. Lucotte dans son ordre du jour dit : Cette nuit, l'armée a quitté Essonnes. Enfin, la lettre de Berthier à Mortier datée de 3 heures du matin, témoigne qu'à cette heure-là Napoléon était averti de la défection du 6e corps. Or il y a 30 kilomètres d'Essonnes à Fontainebleau.

[61] Récits précités de Magnien et de Combes : Koch, II, 532 ; Thielen, Feldzug der verbündeten Heere, 465. Cf. Ordres du jour de Schwarzenberg et de Barclay, 4 avril, cités par Plotho, III, 431-432. — C'est officier Thielen, qui, officier d'ordonnance de Schwarzenberg et chargé par celui-ci d'accompagner le 6e corps à Versailles, rapporte que les Français croyaient s'unir aux Autrichiens.

[62] Mémoires du chancelier Pasquier, II, 311. Cf. Lettre de Ney, 5 avril (Moniteur du 7 avril). Mémoires de Rovigo, VII, 127. Fain, 243. Souvenirs de Macdonald, 413. Selon Vitrolles, la défection du 6e corps n'aurait eu aucune influence sur la décision du czar. C'est nier la logique des événements.

[63] Souvenirs de Macdonald, 280-282. Cf. Mémoires de Pasquier, II, 310-311. Rovigo, VII, 129-130. Mémoires de Vitrolles, 350-351.

[64] Souvenirs de Macdonald, 297. Cf. Mémoires de Marmont, VI, 263. Mémoires de Rovigo, VII, 158. Mémoires de Ségur, VII, 178.

Marmont avait été averti dans la nuit, chez le maréchal Ney, par le colonel Fabvier, et aussitôt il était allé avec Fabvier à l'hôtel Talleyrand pour y communiquer cette grave nouvelle aux plénipotentiaires de l'empereur (Questionnaire de Gourgaud à Fabvier, cité par Rapetti, Défection de Marmont, 350-352). Mais, ou il ne les avait plus trouvés ou, se ravisant, il ne leur avait rien dit. Marmont prétend toutefois (Mémoires, VI, 263) qu'il ne vit Fabvier que le 5 avril, vers huit heures du matin. Mais d'une part, il est impossible d'admettre que Fabvier parti à minuit d'Essonnes ne soit arrivé à Paris qu'à huit heures. D'autre part le témoignage de Fabvier est précis et formel : 1° Il arriva à Paris vers une heure ; 2° Il trouva Marmont seul chez le Maréchal Ney, alors que les plénipotentiaires étaient chez le Czar ; 3° Marmont  et lui allèrent aussitôt à l'hôtel Talleyrand.

[65] Je rédigeai une lettre à l'empereur dans laquelle je lui annonçais qu'après avoir rempli les devoirs que m'imposait le salut de la patrie, j'irais lui apporter ma tête. Mémoires de Marmont, VI, 260. — Cette lettre ne fut naturellement pas envoyée à l'empereur. On pourrait même douter qu'elle eût jamais été écrite si Ségur n'en donnait le texte dans ses Mémoires, VII, 168-169.

[66] Moniteur du 7 avril. Cf. Mémoires de Marmont, VI, 266.

[67] Ordre du jour au 6e corps d'armée, Paris, 5 avril. Moniteur du 7 avril.

[68] Thielen, Feldzug der verbündeten Heere gegen Paris, 465.

[69] Lettre précitée de Bordessoulle à Mortier. Thielen, 465. Cf. Mémoires de Marmont, VI, 266-267. Rovigo, VII, 138 ; Bourrienne, X, 106-107 ; Koch, II, 605, etc. — D'après Bordessoulle, la sédition aurait eu lieu seulement le 6 avril, le lendemain de l'arrivée à Versailles.

[70] Mémoires de Marmont, VI ; 266.268. Cf. Lettre précitée de Bordessoulle à Mortier ; Bourrienne, X, 106-108 ; Thielen, 465.

[71] Mémoires de Marmont, VI, 269. Bourrienne, X, 108-109. Cf. Viel-Castel (I, 208), dont les conclusions ne sauraient, sur ce point, être suspectées.