A un capitaine moins audacieux et moins résolu que Napoléon, la bataille fortuite d'Arcis-sur-Aube eût fait arrêter, sans doute, son grand mouvement sur les derrières de l'ennemi. Bien que ces deux journées de combat se fussent terminées sans désastre pour les Français et leur eussent coûté seulement 3.400 hommes, la situation des belligérants se trouvait singulièrement modifiée sous le rapport stratégique. Au lieu d'être contenus en tête par Macdonald et menacés de flanc par Napoléon, comme les 16, 17 et 18 mars, au lieu de battre en retraite comme le 19 mars, les Austro-Russes, le 21 mars au soir, étaient en pleine offensive, le front à l'Aube, contre les divers corps français qui avaient, il est vrai, commencé d'opérer leur jonction mais qui, par cela même, découvraient Paris. Dans ces conditions, le mouvement conçu par l'empereur devenait fort hasardeux, car les routes ouvertes à Schwarzenberg et à Blücher, ces deux maréchaux pouvaient se porter rapidement sur Paris par une marche concentrique, laissant Napoléon manœuvrer, sans danger sinon sans inconvénients pour eux, sur la ligne de communications de l'armée de Bohême. Toutes les raisons d'ordre politique imposaient à l'empereur de rentrer dans Paris, et plus d'une considération stratégique l'engageait à y replier son armée. Mais battre en retraite et venir prendre position en avant de Paris ou sous Paris même, c'était remettre la campagne au point où elle en était le 3 février, après l'affaire de la Rothière. Or les Alliés, guéris des marches excentriques et des mouvements séparés, ne donneraient sans doute plus à Napoléon des occasions de victoire comme à Champaubert, à Vauchamps et à Montereau. C'est en deux colonnes parallèles, chacune de près cent mille hommes, qu'ils s'avanceraient sur Paris. Pour cela, il fallait peu de science et moins encore de génie. Schwarzenberg et Blücher n'auraient qu'à pousser droit devant eux. Leur objectif stratégique, qui était Paris, ne se déroberait pas, et leur objectif tactique, qui était Napoléon, viendrait forcément se confondre avec celui-là Ainsi le sort de la guerre tiendrait à une inévitable bataille en avant de Paris, bataille où l'ennemi serait deux contre un. Au contraire, en se portant sur les lignes de communications des Alliés, Napoléon donnait à la campagne une face nouvelle. Le général Imprévu se mettait de la partie. S'il était facile pour l'ennemi de suivre l'armée française en retraite sur Paris, suivre Napoléon marchant dans une direction inconnue, manœuvrant entre ses forteresses, tantôt se dérobant, tantôt reprenant l'offensive, alliant aux ressources de la guerre de chicanes les coups de maître de la grande guerre, cela semblait dépasser la stratégie des généraux en chef de la Coalition. Pourraient-ils dans de pareilles opérations et avec un tel adversaire éviter les faux mouvements et se garder des manœuvres compromettantes[1] ? L'hypothèse que les Alliés auraient la hardiesse de marcher sur Paris quand il menacerait leurs lignes de communications se présentait sans doute à l'esprit de l'empereur, mais il repoussait cette crainte comme chimérique. Il se croyait assuré d'entraîner l'ennemi à sa suite. Et, de fait, intimidé par le mouvement de l'armée française, le prince de Schwarzenberg allait prendre toutes ses dispositions pour suivre Napoléon[2]. Bien résolu à continuer son mouvement vers ses places, l'empereur vint le 21 mars coucher à Sommepuis, où se concentrèrent la vieille garde, le corps de Ney et la cavalerie de Le tort, de Berckheim, de Saint-Germain et de Milhaud. Sébastiani avec les divisions Colbert, Exelmans et Lefebvre-Desnoëttes bivouaqua à Dosnon. Les trois corps de Macdonald et la cavalerie de Trelliard restèrent échelonnés sur la rive droite de l'Aube, la tête à Chêne, la queue au delà de Plancy[3]. Le 22 mars, au point du jour, Ney ayant passé la Marne au gué de Frignicourt avec son infanterie, les dragons de Milhaud et les gardes d'honneur de Defrance, se porta sur Vitry. Cette ville avait pour armement quarante et un canons et pour garnison cinq mille trois cents Prussiens et Russes, commandés par le colonel Schurchow. Après avoir déployé ses troupes comme pour une attaque, le prince de la Moskowa fit sommer la place, proposant au gouverneur de se retirer avec armes et bagages. Sans communication avec le quartier général des Alliés, entouré par toute une armée et disposant de faibles moyens de défense, le commandant de Vitry se trouvait à peu près dans la situation où était, le 3 mars, le commandant de Soissons. Mais Schurchow n'était pas un Moreau. Il écrivit très dignement et très sensément au maréchal Ney : Permettez à un officier d'aller au quartier général du prince de Schwarzenberg pour être sûr de la place où se trouve Son Excellence. Dès que je le saurai rétrogradé derrière la ligne, je me résoudrai pour épargner le sang à entrer en pourparlers[4]. Cette proposition n'était point acceptable dans la circonstance. Le maréchal y répondit à coups de canon. Schurchow ne se laissa intimider ni par le feu ni par les démonstrations d'attaque ; il demeura inébranlable dans la résolution que lui avait dictée le devoir militaire. Au reste, si la possession de Vitry eût donné un point d'appui à l'armée française, l'occupation de cette place ne lui était pas indispensable pour franchir la Marne. L'empereur qui prévoyait une sérieuse défense de la garnison prussienne avait donné l'ordre, étant à Sommepuis, de jeter deux ponts en aval de Frignicourt. Ce fut sur ces deux ponts et par le gué même, où l'eau n'atteignait pas deux pieds, que dans la journée du 22 mars passèrent la garde à pied et à cheval, l'artillerie de réserve et les 2e et 5e corps de cavalerie[5]. De Frignicourt, les troupes se dirigèrent sur Saint Dizier. Les quatre cents hussards et chasseurs du général Piré, marchant à l'avant-garde, arrivèrent dans cette ville le 22 mars vers cinq heures du soir, à temps pour sabrer deux bataillons prussiens qui se retiraient par la route de Joinville. Les Prussiens escortaient un énorme convoi et un équipage de quatre-vingts pontons. Ils se mirent en défense, formés en deux carrés. L'un, enfoncé à la première charge, mit bas les armes ; l'autre résista assez longtemps, et une partie des hommes parvint à s'échapper après avoir brûlé l'équipage de ponts. Il n'en resta pas moins aux mains des hussards quatre cents voitures de vivres et de munitions, huit cents prisonniers et, dit Piré, quatre à cinq cents superbes chevaux prêts à entrer dans nos rangs pour y remplacer ceux hors de services[6]. A Saint-Dizier, où l'état-major impérial entra le 23 mars dans l'après-midi[7], Napoléon se trouvait placé entre les deux principales lignes d'opérations des Alliés : la route de Strasbourg qu'avait suivie l'armée de Silésie, la route de Bâle qu'avait suivie l'armée de Bohème. L'empereur ne doutait pas que Schwarzenberg, voyant ses communications avec le Rhin menacées, ne manœuvrât pour livrer bataille à l'armée française. Mais il ignorait quelle direction prendrait le général autrichien. Les Austro-Russes marcheraient-ils à sa suite par Sommepuis et Vitry ou se porteraient-ils à sa rencontre pat Brienne et Vassy ? Rapports de chefs de reconnaissances, renseignements d'espions, propos de paysans ne s'accordaient nullement : L'ennemi se concentre à Brienne. — Il rétrograde vers Langres — Le czar a couché à Montiérender — Macdonald est serré de près dans sa retraite sur Vitry par toute l'armée alliée[8]. Le moyen de découvrir la vérité au milieu de tant de nouvelles contradictoires ! Quant à marcher directement sur les places fortes sans s'inquiéter des manœuvres de l'ennemi, Napoléon ne le pouvait guère avant que les trois corps de Macdonald eussent au moins passé la Marne. Le 23 à midi, la cavalerie de Piré occupait Joinville et l'arrière-garde du duc de Tarente avait à peine dépassé Dosnon[9]. Ainsi l'armée française s'étendait sur une ligne courbe de près de vingt lieues. La pointe hardie, poussée si rapidement sur les derrières de l'ennemi, avec la garde et une partie de la cavalerie, était bonne pour jeter le trouble chez les Alliés ; mais continuer plus longtemps cette marche avec une colonne d'un tel allongement, c'était s'exposer à un désastre. Jusqu'à ce que ses troupes fussent concentrées sur la rive droite de la Marne, l'empereur se trouvait dans l'impossibilité de rien entreprendre de sérieux[10]. Il pouvait seulement faire rayonner sa cavalerie autour de Saint-Dizier pour battre l'estrade, avoir des nouvelles, ouvrir les communications, occuper les routes, s'assurer les débouchés, arrêter les courriers, piller les convois, surprendre les postes, enlever les détachements. Les hussards de Piré piquèrent sur Joinville et Chaumont, les cuirassiers de Saint-Germain sur Montiérender, les gardes d'honneur de Defrance sur Void, les chasseurs et les lanciers de Maurin sur Bar-sur-Ornain et Saint-Mihiel les dragons de Milhaud sur Châlons[11]. En même temps des émissaires, paysans et gendarmes déguisés, partirent chargés de dépêches pour les commandants des places de l'Est et pour les maires des principales communes des départements de la Meurthe et de la Moselle. D'après ces ordres, les gouverneurs devaient sortir avec leur garnison et tenir la campagne en s'avançant à la rencontre de l'empereur. Il était enjoint aux maires d'assembler au son du tocsin les gardes nationaux de la levée en masse pour courir partout sus à l'ennemi[12]. Encore incertain des dispositions que prendrait Schwarzenberg, Napoléon se tenait prêt aux diverses éventualités. Il préparait tout soit pour tomber sur les Austro- Russes, soit pour recevoir leur attaque, soit pour les entraîner à sa suite vers les places de l'Est. Irait-il à Metz, tournerait-il la droite de l'ennemi, l'attendrait-il dans une position défensive ? Cela dépendrait des circonstances. L'empereur ne se pressait point de prendre un parti. Vingt-quatre heures, disait-il, apportent bien du changement dans une situation militaire[13]. |
[1] Clausewitz (Der Feldzug von 1814, 457) déclare que la manœuvre de Napoléon n'était qu'une simple démonstration qui ne pouvait pas amener de résultats sérieux ; mais le même Clausewitz ne s'aperçoit pas qu'il a dit précédemment (p. 448) que si les Alliés avaient suivi Napoléon en Lorraine ils auraient été réduits à repasser le Rhin. Langeron dit aussi : Il eût été difficile en Lorraine de vaincre Napoléon au milieu de ses places, s'il eût voulu éviter un engagement général. Mémoires de Langeron. Arch. des affaires étrangères, Russie, 25.
[2] Ordres de Schwarzenberg du 21 mars, 6 heures du soir au 24 mars, 4 heures du matin, et lettres du même à l'empereur d'Autriche, cités par Schels, I, 394 à 430, et II, 18.
[3] Registre de Berthier (ordres du 21 mars, Arcis, 1 heure et demie de l'après-midi et Sommepuis, 22 mars, 1 heure du matin). Journal de Leval. Macdonald à Berthier, Ormes, 22 mars, 7 heures du matin. Arch. de la guerre.
[4] Schurchow à Ney, Vitry (22 mars). Arch. nat., AF., IV, 1670.
Une lettre de Barclay de Tolly, du 22 mars, enjoignait au colonel Schurchow de se défendre à la dernière extrémité s'il était assiégé. Mais cette lettre fut prise par les coureurs français. Elle se trouve aux Archives nationales, AF., IV, 1 668.
[5] Correspondance de Napoléon, 21 529, 21 530. Registre de Berthier (ordres du 22 mars, Sommepuis, 1 heure du matin, et Frignicourt, 1 heure et 5 heures du soir, Arch. de la guerre.) — La lettre 21 529 a été datée par les éditeurs de la Correspondance : Sézanne, 22 mars. Le 22 mars, Napoléon était à 80 kilomètres de Sézanne.
[6] Piré à Berthier, Saint-Dizier, 22 mars, 6 heures du soir et 11 heures du soir. Rapport sur la prise d'un convoi par le maire de Saint-Dizier, Saint-Dizier, 22 mars (dans la nuit). Etat des denrées trouvées à Saint-Dizier par la cavalerie légère du 5e corps de cavalerie, le 22 mars : 20 pièces d'eau-de-vie, 50 sacs de farine, 100 sacs d'avoine, etc., etc. Arch. de la guerre. — Napoléon, fidèle à son principe d'exagérer et ses forces et ses succès, dit : 2.000 prisonniers, 400 voitures et 80 pontons. Correspondance, 21 533. Dans sa lettre de 11 heures du soir, Piré qui se plaint de manquer d'ordre précis dit que s'il avait eu un peu plus de monde, le deuxième bataillon prussien aurait été entièrement pris et n'aurait pas eu le temps de brûler les pontons.
[7] L'empereur avais passé la nuit au château du Plessis entre Frignicourt et Saint-Dizier. Registre de Berthier (ordres du 22 et 23 mars).
[8] Notes et rapports d'espions et de chefs de reconnaissance, 22 et 23 mars. Arch. nat., IV, 1668. Cf. Correspondance, 21 534.
[9] Piré à Berthier, Joinville, 23 mars, 2 heures de l'après-midi. Rapport de Macdonald, Villotte, 24 mars, 4 heures du matin. Arch. de la guerre.
[10] Cf. Napoléon à Clarke, Saint-Dizier, 23 mars. Arch. nat., IV, 906 (non citée dans la Correspondance). Correspondance, 21 534, 21 536. Fain, 195.
[11] Registre de Berthier (ordres du 23 mars. château du Plessis, 3 heures du matin, et Saint-Dizier, 1 heure après-midi, à Piré, Saint-Germain, Defrance). Milhaud à Berthier, 23 et 24 mars. Arch. de la guerre.
[12] Registre de Berthier (ordres du 23 mars, 3 heures du matin et 1 heure après-midi). Ney au maire de Bar-sur-Ornain, Frignicourt, 23 mars. Arch. de la guerre. Correspondance, 21 531, 21 533.
[13] Correspondance, 21 532. Cf. 21 534, 21 535, 21 538 ; Fain, 195-196, et Napoléon à Clarke, Saint-Dizier, 23 mars. Arch. nat., AF. IV, 908. Il est difficile de savoir positivement ce qui va se passer.