Pendant que Napoléon manœuvrait contre Schwarzenberg, Blücher sortait enfin de son inaction. Le 17 mars, l'empereur avait quitté Reims ; ce jour-là même, le feld-maréchal, quoique toujours malade, leva ses cantonnements de Laon. Il suffisait que Napoléon ne fût plus en présence pour que l'ennemi reprît aussitôt l'offensive. Les Coalisés ne craignaient ni Marmont, ni Augereau, ni Macdonald, ni Oudinot, aucun des lieutenants de l'empereur, ils ne craignaient même pas ses héroïques soldats ; ils redoutaient Napoléon. Pourquoi, écrivait Belliard, pourquoi l'empereur ne peut-il pas être partout ![1] Le corps de Bülow se porta sur Soissons, les cinq autres corps de l'armée de Silésie se concentrèrent à Corbény. Dans la matinée du 18 mars, les Alliés marchèrent vers l'Aisne en trois colonnes. Czernischew avec un fort parti de cavalerie et quelques bataillons passa la rivière au-dessus de Berry-au-Bac, à Neufchâtel ; Kleist et York commencèrent à. établir un pont en aval, à Pontavaire ; le gros de l'armée se dirigea droit sur Berry-au-Bac. On pensait que Marmont, qui occupait ce point, ne tarderait pas à l'abandonner sous la menace d'y être tourné. La chose arriva, mais non point précisément comme l'espérait Blücher. Le pont était miné, le duc de Raguse fit rentrer ses avant-postes et quand les tètes de colonnes russes s'avancèrent vers le pont, il donna l'ordre de faire jouer la mine. Ce fut, dit-il, un magnifique spectacle. De Berry-au-Bac, Marmont se replia sur Pontavaire ; puis, serré de près par la cavalerie ennemie, il gagna Fismes, où il prit position derrière la Vesle. Dans la soirée, il écrivit au maréchal Mortier, qui occupait Reims, de le venir rejoindre incontinent[2]. Toujours docile aux volontés de son collègue, le duc de Trévise évacua Reims dès le lendemain matin ; mais soit que Marmont se fût ravisé de lui-même, soit que Mortier, qui précéda à Fismes sa tête de colonne, eût convaincu le dur, de Raguse des dangers de l'abandon de Reims, ordre fut envoyé à la division Roussel, formant arrière-garde, de réoccuper cette ville. Déjà un fort détachement de Cosaques en tenait les abords. Les dragons chassèrent l'ennemi et rentrèrent dans Reims qu'entouraient cinq à six mille Russes. Le général Roussel fit mettre pied à terre à deux escadrons qui se portèrent aux portes et aux murailles, et il se maintint dans la ville jusqu'à sept heures du soir, malgré les sommations et les attaques de l'ennemi. Un nouvel ordre de retraite survint. Les dragons se replièrent sur Fismes sans être inquiétés, suivis seulement à deux portées de canon par quelques sotnias de Cosaques[3]. L'empereur a blâmé Marmont d'avoir pris Fismes au lieu de Reims pour ligne de retraite[4]. C'était en effet une faute qui allait amener un désastre. Cette faute, Marmont est néanmoins assez excusable de l'avoir commise. Le 18 mars, il avait reçu l'ordre de couvrir la route de Paris, et pour couvrir Paris, c'était bien sur Fismes et non sur Reims qu'il devait se replier. Mais Marmont avait également l'ordre de disputer le terrain à l'ennemi[5]. Or, pour lui disputer le terrain, il fallait pénétrer ses desseins de façon à connaître sa vraie direction. Si le duc de Raguse n'avait pas cette clairvoyance, au moins devait-il attendre, pour faire évacuer Reims, que les Alliés eussent plus visiblement dessiné leur mouvement[6]. Corrigé du goût des aventures et par les défaites qu'il avait subies au milieu de février et par les périls auxquels, quinze jours plus tard, l'avait fait échapper la capitulation de Soissons, Blücher cherchait à opérer sa jonction avec Schwarzenberg et nullement à tenter une nouvelle pointe sur Paris. Le 20 mars, tandis que Marmont et Mortier, en position sur les hauteurs de. Saint-Martin et couverts par la Vesle, comptaient, dit le duc de Raguse, attirer l'armée de Silésie dans de faux mouvements et la combattre en offensive, ils n'avaient devant eux que les seuls corps de Kleist et d'York, et l'avant-garde de Winzingerode filait de Reims sur Châlons[7]. Il fallut qu'une lettre de Napoléon, qui avec son admirable génie jugeait les choses de loin mieux que Marmont ne savait les juger de près, vint dessiller les yeux du duc de Raguse : Blücher va se réunir à Schwarzenberg, écrivit l'empereur le 20 mars, et tout cela tombera sur vous[8]. Le 21 mars, Marmont, enfin éclairé par ce message, leva ses cantonnements pour se porter sur Châlons. Mais l'ennemi tenait la route de Reims, et celle 4'Épernay était impraticable à l'artillerie. On dut prendre par Oulchy et Château-Thierry et gagner ensuite Etoges, à la nouvelle que les Russes occupaient déjà Épernay[9]. C'était un bien grand détour. Suivis par les Prussiens, flanqués et devancés à gauche par la marche parallèle des Russes, menacés à droite par une manœuvre éventuelle des Autrichiens, les deux maréchaux pourraient-ils, gagnant de vitesse toutes les colonnes des Alliés, échapper à un enveloppement ? Tandis que par ses faux mouvements, le duc de Raguse compromettait son armée, le duc de Castiglione, par ses temporisations, sa négligence et son incapacité, perdait la seconde ville de l'empire. Après avoir quitté Lyon quinze jours trop tard, manquant ainsi l'occasion de couper les communications de l'ennemi, Augereau y était rentré quinze jours trop tôt. Si le 4 mars, à l'approche de l'armée du prince de liesse. le maréchal, inquiet pour Lyon, croyait devoir se retirer sur la base Saône, c'était à Mâcon qu'il lui fadait incontinent porter toutes ses forces. Arrêtant dans cette position le corps de Bianchi et imposant par son mouvement aux autres corps de l'armée du Sud, il eût donné le temps d'arriver aux nombreux renforts qui étaient en route, il eût permis à Lyon de préparer sa défense. Mais au lieu d'aller à Mâcon, il revint directement à Lyon où il cantonna le 9 mars. Puis il se ravisa et marcha lentement vers Mâcon, échelonnant ses troupes sur une ligne de plus de cinquante kilomètres. D'ailleurs les Autrichiens s'étaient déjà concentrés. La division Musnier, opposée seule aux masses ennemies, échoua dans son attaque ; c'était aisé à prévoir. Refoulée sur Saint-Georges, puis, après un nouveau combat le 18 mars, sur Lyon, l'armée française s'établit en avant de cette ville, à Limonest. Presque inattaquable de front, cette position était facile à déborder. La bataille s'engagea le 20 mars. Les Français se maintenaient sur tous les points, lorsque vers midi Augereau, prenant bien mal son heure, retourna à Lyon pour conférer avec les autorités civiles. L'absence du général en chef, qui avait poussé la négligence jusqu'à ne point déléguer le commandement à l'un de ses lieutenants, jeta la confusion. La défense n'eut plus d'ensemble, une contre-attaque du général Beurmann échoua, faute d'être appuyée. Quand Augereau revint à cinq heures du soir sur le champ de bataille, toutes les troupes étaient en retraite. On rentra dans Lyon[10]. Le héros affaibli de Castiglione et de Lodi réunit une seconde fois à. l'hôtel de ville le sénateur Chaptal, commissaire extraordinaire, le préfet, le maire, les conseillers municipaux, les commissaires de police. Il leur demanda ingénument s'il fallait se défendre. Poser une pareille question à une assemblée civile quand on est maréchal d'Empire, c'est lui dicter sa réponse. Ce singulier conseil de défense, à mieux dire ce conseil de reddition, ne faillit pas à déclarer que l'on devait épargner aux Lyonnais les calamités d'une résistance inutile. Augereau qui pensait comme la municipalité, — il ne s'en cache point dans son rapport à Clarke, — donna incontinent l'ordre d'évacuer Lyon[11]. Le lendemain, 21 mars, à onze heures du matin, le prince de Hesse passait ses troupes en revue sur la place Bellecour. Tout glorieux de cette facile occupation de Lyon, les Autrichiens firent fondre en or les clés de la cité et les envoyèrent à l'empereur François[12]. La défection du duc de Castiglione, a dit Napoléon dans sa proclamation du golfe Jouan, livra Lyon sans défense à l'ennemi. Augereau ne fit pas défection au sens absolu du mot, mais s'il ne trahit pas l'empereur et la patrie, il trahit tous ses devoirs de soldat. Après avoir commis tant de fautes en rase campagne, le maréchal devait les racheter par une énergique défense de Lyon. La disproportion des forces n'était point telle que la résistance fût impossible. Les Autrichiens étaient réduits à 32.000 combattants par les pertes et les détachements[13]. Les Français comptaient encore 21.500 hommes[14]. De plus, 6.800 fantassins de l'armée de Catalogne, conduits en poste de Perpignan, et 7.006 soldats des armées de Toscane et de Piémont, concentrés à Chambéry, allaient arriver à Lyon, les premiers le 22 ou le 23 mars, les seconds le 25 ou le 27[15]. Avant la fin du mois, la garnison eût présenté un effectif de trente-six mille hommes. La population lyonnaise animée de patriotisme était malheureusement impuissante à combattre, car on manquait d'armes, mais elle eût accepté d'un cœur ferme toutes les épreuves d'un siège et d'un bombardement[16]. À la vérité les fortifications de la place tombaient en ruines et l'armement en était presque nul. Mais cette ville sans retranchements et sans canons, c'était la condamnation d'Augereau. Depuis deux mois qu'il était à Lyon, il avait négligé de faire venir d'Avignon le parc de quatre-vingts bouches à feu destiné à la défense de la place et il n'avait ni élevé une redoute, ni construit un tambour. Pour remuer la terre, pour garnir d'ouvrages les collines de Fourvières et de Saint-Just, pour établir des batteries au cimetière de Cuire, à la Croix-Rousse, aux ponts Morand et de la Guillotière, il eût trouvé cent mille bras dans le peuple de Lyon. Il n'y pensa pas. Au cours de cette campagne, où il laissa sa gloire, Augereau ne sut se servir ni des hommes ni des choses. Dans son armée honteuse et irritée d'être menée de défaite en défaite et de retraite en retraite, ce n'étaient que murmures et clameurs. Avec Suchet, disaient les soldats, nous vaudrions mille fois plus[17]. Et ces vétérans des guerres d'Espagne ne se vantaient pas ; ils savaient ce dont ils étaient capables. À Castiglione Augereau culbuta avec une seule division vingt-cinq mille Autrichiens. Les troupes qu'il commandait en 1814 valaient celles de 1796, mais elles n'avaient à leur tète que l'ombre du héros d'Italie. |
[1] Belliard à Berthier, 19 mars. Arch. de la guerre.
[2] Toujours la véracité des Mémoires du duc de Raguse. Racontant sa retraite sur Fismes, Marmont dit dans son livre : Le mouvement exécuté par ma cavalerie fut remarquable par sa lenteur et son ordre. Je commandai aux chasseurs de faire des feux par escadrons avec leurs carabines. Cette nouveauté (?) imposa à l'ennemi, et tout le mouvement s'exécuta au pas jusqu'à la fin. Or, dans sa lettre à Mortier, il écrivait le 18 mars au soir : Ma cavalerie a été culbutée.
[3] Journal de la division Roussel ; Registre de Belliard (ordre à Roussel, 19 mars au matin). Rapport de Belliard à Mortier, 19 mars au soir). Arch. de la guerre. — Marmont ne parle naturellement pas, dans ses Mémoires, de ce beau fait d'armes, à la suite duquel Belliard demanda pour le général Roussel d'Hurbal le grade de commandant dans la Légion d'honneur.
[4] Correspondance de Napoléon, 21 524. Registre de Berthier (à Marmont, Plancy, 20 mars). Arch. de la guerre.
[5] Correspondance de Napoléon, 21 512. Registre de Berthier (à Marmont, Épernay, 17 mars). Arch. de la guerre.
[6] Marmont semble le reconnaître, non pas dans ses Mémoires, naturellement, mais dans cette lettre à Berthier (Château-Thierry, 21 mars. Arch. de la guerre). Je regrette de n'avoir pas manœuvré sur Reims, Épernay et Châlons puisque ces mouvements concordaient avec ceux de l'empereur. Mais je n'ai pu me retirer d'abord sur Reims par suite de la nature des événements. (Voilà qui est faux. Marmont, le 18 mars, pouvait également se retirer sur Reims et sur Fismes, puisque la route de Reims resta libre jusque dans la nuit du 19 an 20 mars. Voir le Journal de la division Roussel.) Du reste j'avais l'intention de me rapprocher de Reims, mais j'y ai renoncé au moment où l'ennemi a débouché sur la route de Fismes. (Marmont avait pris le temps de la réflexion, car l'ennemi ne déboucha sur la route de Fismes que le 20 dans la matinée.) D'ailleurs mes instructions portaient textuellement que je devais couvrir la route de Paris, etc., etc. Cette dernière raison est la seule bonne, Marmont eût été bien avisé de n'en point invoquer d'autres.
[7] C. de W., II, 123 ; Plotho, 367-370.
[8] Cette lettre est écrite par Berthier (Registre de Berthier, Plancy, 20 mars) ; mais le major général reproduit mot pour mot les instructions de Napoléon. Cf. Correspondance de Napoléon, 21 524.
[9] Marmont à Berthier, Château-Thierry, 21 mars. Cf. Registre de Belliard (ordres du 21 mars, Saint-Martin et Château-Thierry), Arch. de la guerre.
[10] Rapports d'Augereau à Clarke et ordres, Lyon, 9 mars ; Villefranche, 18 mars ; Vienne, 21 mars. Arch. de la guerre et Arch. nat., AF., IV, 1670, Rapport de Clarke à Napoléon, 21 mars. Arch. de la guerre. Cf. Plotho, III, 458-460.
[11] Rapport d'Augereau à Clarke. Vienne, 21 mars, et rapport de Clarke à Napoléon, 27 mars. Arch. de la guerre. — Dans son rapport, Clarke s'étonne avec raison que, dans ces circonstances, le duc de Castiglione n'ait vu d'autre parti à prendre que celui de consulter les autorités civiles pour savoir ce qu'il devait faire.
[12] Général Vialanes à Clarke, Moulins, 27 mars, Arch. de la guerre. Bogdanowitsch, II, 268.
[13] Nous avons donné le dénombrement de l'armée du Sud, qui montait, le 9 mars, à 46.000 hommes environ. Si de ces 46.000 hommes on défalque les 12.700 hommes de Bubna, manœuvrant autour de Genève, quelques petits détachements du prince Aloys Lichtenstein et 3.500 hommes tués, blessés on prisonniers dans les combats de Poligny, Mâcon, Saint-George, Limonest, etc. (Plotho, III, 461), c'est bien à peine 32.000 hommes qu'il restait à l'ennemi devant Lyon.
[14] Divisions Musnier : 5.740 hommes ; Pannetier : 4.855 hommes ; Digeon : 1.644 hommes ; Bardot : 4.249 hommes ; gardes nationales : 4.154 hommes ; artillerie : 883 hommes. Total : 21.535 hommes. (Situation de l'armée de Lyon au 10 mars. Arch. de la guerre.) À défalquer, pour les pertes du 10 au 20 mars, 1.661 hommes (cf. Koch, II, 251-263) et à ajouter 1.650 hommes, tête de colonne de la division Beurmann qui arriva à Lyon le 19 (Rapport d'Augereau, Vienne, 21 mars). Total : 21.524 hommes.
[15] Situations de l'armée de Lyon au 20 mars ; composition de la colonne de l'armée d'Aragon. Perpignan, 16 mars ; Rapport de Clarke à Napoléon, 26 mars. — Dans son rapport, Clarke dit très justement : La disproportion des forces n'était assurément pas de nature à justifier ce qui s'est passé.
D'après une lettre de Napoléon du 16 mars (Correspondance, 21 499) et une autre du 21 février (citée par Du Casse, les Rois frères de Napoléon, 479), l'empereur avait eu un instant l'intention de remplacer Augereau par Suchet, qui était inutile à la tète d'une armée immobilisée au pied des Pyrénées, on par le roi Jérôme, qui se trouvait sans emploi à Paris. Le choix du duc d'Albuféra eût été excellent, et, à défaut de Suchet, Jérôme eût été bien placé à l'armée de Lyon. L'ardeur et la ténacité qu'il montra en 1815 aux Quatre-Bras et à Rougoumont, témoignent qu'il eût fait à Lyon tout ce qu'on pouvait attendre d'un général vaillant, dévoué et résolu.
[16] Sur l'esprit patriotique des Lyonnais, voir les notes du commissaire général de police des 21, 25, 26 février et 23 mars, et la note du commissaire général de Marseille, du 5 avril ; la lettre du sous-préfet de Thonon, 8 mars, etc. Arch. nat., F. 7, 4290 ; F. 7, 4289 et F. 7, 6605.
[17] Rapport du commissaire général de police, Lyon, 22 mars. Arch. nat., F. 7, 4 290 ; et lettre de l'armée de Lyon, classée à la date du 24 mars. Arch. de la guerre. — Cette très curieuse lettre, véritable acte d'accusation contre Augereau, porte en marge, de la main de Vieusseux, chef de division à la Guerre en 1814 : e D'autres renseignements sont entièrement d'accord avec cette lettre.