1814

LIVRE DEUXIÈME

III. — LA CAPITULATION DE SOISSONS.

 

 

Soissons qui commandait la grande route de Paris à Mons était considéré comme un point stratégique important. La place bien fortifiée et occupée par une bonne garnison eût fourni une longue défense, car au commencement de ce siècle, les bouches à feu ayant peu de portée efficace, on ne pouvait battre les remparts des hauteurs qui les dominent presque de tous côtés[1] et qui en 1870 ont fait de cette ville un nid à obus. Malheureusement, les vieilles fortifications de Soissons étaient dans un état d'absolue dégradation. Tous les ouvrages extérieurs avaient été détruits, et la ville qui avait à sa charge l'entretien des remparts, ne s'en inquiétait qu'au point de vue des intérêts de l'octroi. On se contentait de fermer les petites brèches par lesquelles les fraudeurs pouvaient se glisser nuitamment. Les courtines manquaient de banquettes ; la contrescarpe, dépourvue de revêtement, s'était, en maint endroit, éboulée dans le fossé, qui se trouvait en partie comblé et où l'on cultivait des plantes potagères. Enfin, des auberges construites dans la zone militaire, près des portes de ville, s'élevaient à quelques mètres des remparts ; des combles de ces maisons on dominait le terre-plein de l'enceinte[2].

Ce fut seulement au milieu de janvier 1814 qu'on s'occupa, au ministère de la guerre, de la place de Soissons. Les généraux Rusca, Danloup-Verdun et Berruyer, et le colonel du génie Prost, envoyés de Paris, firent commencer les travaux les phis urgents. On ferma les brèches, on établit des banquettes, on pratiqua des embrasures, le talus de contrescarpe fut relevé, on brûla quelques-unes des maisons bâties dans la zone militaire et deux cavaliers furent élevés devant la porte de Reims. Quatre mille conscrits et gardes nationaux mobilisés, avec huit pièces de campagne, vinrent occuper Soissons[3]. Ces travaux et cette garnison, suffisante comme nombre ni ais non comme solidité, n'empêchèrent pas les Russes de Winzingerode de s'emparer une première fois de Soissons, le 14 février. Le général Rusca fut tué raide d'un biscaïen dans la tête. Il y eut une panique parmi les troupes qui s'échappèrent par la route de Compiègne. Winzingerode prit possession de la ville. Il ne devait pas y rester longtemps. Le 16 février, à la nouvelle des défaites de l'armée de Blücher, il évacua la place et se retira sur Reims. Soissons fut réoccupé le 19 février par le maréchal Mortier[4].

Napoléon, que le coup de main des Russes sur Soissons avait à la fois surpris et irrité, donna des ordres pour que la ville fût solidement défendue[5]. Le ministre de la guerre dépêcha à Soissons un de ses aides de camp, le colonel Müller, avec mission d'examiner la place. Son rapport conclut que Soissons était tombé au pouvoir de l'ennemi faute de mesures de défense qu'il eût été aisé de prendre, que la place pouvait être mise en quelques heures en état de résister, et que, tout d'abord, il fallait envoyer à Soissons un commandant instruit et ferme[6]. Le choix du ministre se porta sur un officier qui — rien du moins ne le fit supposer — n'était pas particulièrement instruit et qui, en tous cas, manquait de toute fermeté. C'était un général de brigade, nommé Moreau. Le 11 février, il avait défendu, ou plutôt il s'était préparé à défendre Auxerre contre les Autrichiens, et Clarke, abusé par cette prétendue résistance, croyait Moreau un foudre de guerre[7]. Ce général partit pour Soissons, où déjà était, rassemblée une nouvelle garnison, peu nombreuse, à la vérité, mais composée de soldats éprouvés : un bataillon du régiment de la Vistule, comptant 700 hommes ; 140 artilleurs de la vieille garde et canonniers gardes-côtes ; 80 cavaliers des éclaireurs de la garde. La place était armée de vingt canons (dix-huit pièces de 4 et de 8 et deux obusiers)[8]. Trois cents hommes de garde urbaine étaient prêts à concourir à la défense[9]. Enfin une brigade de garde nationale, forte de 2.250 hommes ayant déjà vu le feu, devait, sous peu de jours, venir compléter la garnison. Mais, par suite de retards et de confusion dans les ordres, ces troupes, qui étaient à Orléans, ne furent mises en route que le l8 février et n'arrivèrent pas à Soissons[10].

Pour le seconder dans le commandement, Moreau avait le colonel d'artillerie Strols, le chef de bataillon du génie de Saint-Hillier, l'adjudant-commandant Bouchard[11], qui remplissait les fonctions de commandant de place, enfin le colonel Kozynski du régiment de la Vistule. Une commission municipale, siégeant en permanence, remplaçait le maire qui avait fui, le premier adjoint qui avait également fui et le deuxième adjoint qui avait fui de même[12]. Toute la population aisée avait d'ailleurs quitté la ville. Moreau et Saint-Hillier se hâtèrent de compléter la mise en état de défense. On jeta bas les maisons qui dominaient le terre-plein du côté de la porte de Laon, et les matériaux servirent à garnir le rempart d'un parapet ; on ferma les nouvelles brèches, on excava le pied de l'escarpe, on plaça des chevaux de frise et des palanques en avant de la contrescarpe du front Est, qui formait un grand saillant ; une forte palissade fut élevée sur le pont de l'Aisne. Il sembla cependant, que, soit manque de temps ou de bras, soit faute d'initiative, soit négligence, Moreau ne se conforma pas autant qu'il l'eût pu aux instructions si précises de la lettre de Clarke. Un certain nombre de maisons des faubourgs qui pouvaient servir à abriter les tirailleurs ennemis, ne furent ni démolies ni brûlées. Le ministre avait expressément recommandé de placer une fougasse sous le pont de l'Aisne. Moreau se contenta d'écrire lettre sur lettre pour demander 400 livres de poudre afin de faire fabriquer cette fougasse, et comme la poudre n'arrivait pas, il ne s'avisa point que l'explosion de quelques fourneaux de mine établis sous les piles suffirait à disloquer le pont et à couper le passage[13].

Comme tant d'autres, Moreau croyait avoir du temps devant lui, et déjà Soissons était entouré d'ennemis. Le ter mars, Moreau écrivait au ministre de la guerre pour avoir 400 livres de poudre de mine ; le 2 mars, il écrivait encore pour demander des renforts. Mais ces dépêches ne témoignent pas que Moreau se préoccupe le moins du monde de la proximité de l'ennemi. Il y parle même, comme de faits sans aucune importance, d'un parti de hussards prussiens enlevé par une reconnaissance de cavalerie et de l'arrivée dans l'Aisne du général Bülow, qui est, dit-on, du côté de Laon[14]. Moins d'une heure après avoir écrit cette lettre, Moreau allait savoir autrement que par des on-dit où était le général Bülow.

Ce jour-là, 2 mars, à neuf heures du matin, les grand'gardes signalèrent en même temps l'approche de deux colonnes ennemies. Sur la route de Reims, c'étaient les Russes de Winzingerode ; sur la route de Laon, c'étaient les Prussiens de Bülow. On sait que ces deux généraux avaient concerté cette marche sur Soissons ; ils arrivaient sous les murs de la ville au jour fixé et à l'heure dite, avec une exactitude vraiment remarquable. Moreau, aussitôt prévenu, fit prendre les armes. Les canonniers coururent aux bastions. Les Polonais du bataillon de la Vistule furent divisés en trois détachements : l'un vint occuper les remparts du front Sud ; l'autre les remparts du front Est ; le troisième, comptant seulement une centaine d'hommes, forma avec les quatre-vingts cavaliers de la garde et la garde nationale une réserve qui se tint au centre de la ville, prête à se porter sur le point le plus menacé. Pendant que la petite garnison gagnait ses emplacements de combat, l'ennemi, faisant à dessein montre de ses forces, se déployait dans la plaine. Le corps de Winzingerode s'établit à cheval sur la route de Reims, sa droite à l'Aisne ; Bülow massa ses troupes dans la plaine de Crouy, entre Saint-Médard et la route de Laon[15].

Le premier coup de canon fut tiré par la place. À dix heures et demie, un boulet vint disperser un groupe de cavaliers russes qui caracolaient à trois cents mètres de la porte de Reims. Winzingerode envoya un parlementaire. Cet officier n'ayant point été reçu, les batteries ennemies ouvrirent le feu. Les défenseurs ripostèrent vigoureusement. Il y avait parmi les artilleurs de la garde un Soissonnais nommé François Leroux, si habile pointeur qu'il démonta successivement trois pièces de l'ennemi. Mais quelles que fussent l'adresse et l'intrépidité des canonniers français, ce duel d'artillerie n'était point égal. Quarante pièces de 12 battaient les remparts et la défense n'avait que vingt canons, dont dix de 4. À midi, plusieurs pièces des bastions étaient déjà démontées et un certain nombre d'artilleurs mis hors de combat. Le feu dura de part et d'autre jusque vers trois heures. À ce moment, une forte colonne russe franchit la petite rivière de la Crise et s'élance à l'attaque des remparts. Quelques volées de mitraille et une furieuse mousqueterie arrêtent les assaillants. Kozynski, avec trois cents Polonais, sort de la ville, charge l'ennemi et le repousse la baïonnette dans les reins jusqu'au faubourg de Reims. Les Russes font tête, leurs tirailleurs postés dans les maisons. Une dernière charge les débusque de la position et les rejette loin dans la plaine. Quelques instants plus tard, l'ennemi tenta une seconde attaque qui n'eut pas plus de succès. Le bombardement reprit et ne s'arrêta qu'à dix heures du soir. La journée, où artilleurs et fantassins s'étaient vaillamment comportés, coûtait à la petite garnison de Soissons 23 morts et 120 blessés. Parmi ceux-ci, on comptait plusieurs officiers, entre autres le colonel Kozynski, atteint d'une balle en conduisant ses hommes à l'attaque du faubourg[16]. L'ennemi avait aussi perdu beaucoup de monde, mais à raison du grand nombre de ses troupes, ces pertes ne l'affaiblissaient pas sérieusement.

Winzingerode et Bülow, qui avaient entendu le canon dans la direction de l'Ourcq, ne laissaient pas néanmoins d'être inquiets. Les choses ne marchaient point de la façon qu'ils auraient voulu. La garnison faisait trop bonne contenance pour qu'on pût espérer emporter la place par un coup de main, comme cela s'était passé le 14 février ; d'autre part, après douze heures continues de bombardement, on n'avait pas fait brèche. La muraille était 'à peine entamée, et quand cela eût été, une forte gelée, soudain survenue, rendait la terre de la masse couvrante dure et résistante comme de la pierre. Il faudrait battre le rempart douze heures encore, trente-six peut-être, pour faire une brèche praticable[17]. Au plus tôt, pourrait-on donner l'assaut le surlendemain 4 mars, et réussirait-il ? Or, dans les conditions particulières ni se trouvaient les assiégeants, pressés d'avoir le passage du pont de la ville, il ne s'agissait pas de prendre Soissons avec plus ou moins de gloire un jour indéterminé : il fallait l'occuper dans l'instant. Les deux généraux pensèrent que des négociations pourraient peut-être leur livrer la place. Bülow le premier envoya un parlementaire.

Le capitaine Mertens se présenta à la porte de Crouy et demanda à être conduit auprès du gouverneur, ce qui lui fut accordé sans difficulté. Moreau le reçut dans son appartement particulier. Aux premières ouvertures de Mertens, le général rompit l'entretien. Mais au lieu de congédier l'aide de camp de Bülow de façon à. bien marquer sa résolution de se défendre, il lui dit : — Je ne puis répondre à des propositions verbales faites par un officier n'ayant aucune pièce qui établisse son pouvoir de traiter[18]. N'était-ce pas inviter le parlementaire à revenir muni de pleins pouvoirs ?

Mertens le comprit ainsi. Avant qu'il se fût passé une heure, il rentra dans la ville, apportant cette lettre de Bülow, destinée à lever les scrupules de forme du commandant de Soissons : Votre Excellence a désiré que je lui écrive au sujet de la proposition que j'avais chargé un de mes aides de camp de lui faire de bouche, et après avoir attendu plus longtemps que je m'en étais flatté. Je veux bien me prêter à une seconde complaisance, pour prouver à Votre Excellence combien je désirerais épargner le sang inutilement versé et le sort malheureux d'une ville prise d'assaut. Je propose à Votre Excellence, de concert avec le commandant en chef de l'armée russe, de conclure une capitulation telle que les circonstances nous permettent de vous l'accorder et de l'obtenir. Je compte sur une réponse avant la pointe du jour[19].

Un officier énergique et bien résolu à se défendre n'eût point reçu une seconde fois le parlementaire. Comme on l'a vu, le commandant de Soissons n'avait pas à compter encore avec une situation désespérée. Ses remparts étaient à peu près intacts ; ses troupes, que douze heures de bombardement et une sortie meurtrière n'avaient diminuées que d'un dixième, avaient montré la plus rare intrépidité ; ses munitions étaient en abondance ; la nuit allait permettre de réparer les embrasures, les abris et de replacer en batterie les pièces démontées. De plus, pendant la soirée, on avait entendu le canon dans la direction de l'Ourcq[20]. Moreau ne l'ignorait pas, et ce fait, d'une si haute importance pour des assiégés, devait lui faire repousser l'idée d'une prompte reddition. En tout cas, il pouvait sans péril différer les pourparlers jusqu'au lendemain. C'était toujours huit heures de gagnées, — huit heures de nuit, pendant lesquelles l'ennemi n'était point à redouter, si les grand'gardes ne se laissaient pas surprendre. Au cas où il paraîtrait impossible, le lendemain matin, de continuer la défense, il serait temps de hisser le drapeau parlementaire. Moreau se montra donc inconsidéré, sinon delà coupable, en recevant une seconde fois l'envoyé de l'ennemi et en l'écoutant complaisamment pendant plus dune demi-heure.

C'était un fin diplomate et un habile parleur que le capitaine Mertens, aide de camp du général Bülow. Il commença par exalter la vaillance des défenseurs de la place et de celui qui les commandait. Puis, rappelant à Moreau le petit nombre de ses troupes, la faiblesse de son artillerie, l'insuffisance d'une telle garnison pour défendre un pareil périmètre, le mauvais état des fortifications, il fit en même temps un tableau, qu'hélas ! il n'avait point besoin d'exagérer, de toutes les forces alliées. Mertens dit pour terminer que l'honneur était sauf et que le commandant de la place encourrait les plus graves responsabilités en s'obstinant à une résistance désormais inutile, et en exposant ainsi la ville, qui serait immanquablement enlevée d'assaut, au pillage et à l'incendie. Le parlementaire agissait tour à tour par la flatterie et par l'intimidation[21]. Moreau, qui ne pouvait pas moins faire, répondit d'abord, selon la formule obligée qu'il s'enterrerait sous les ruines de ses remparts. Mais le Prussien ne fut pas déconcerté par ces grands mots que démentaient l'attitude irrésolue et les hésitations trop visibles de Moreau. Il reprit la parole, et donnant de nouveaux éloges au courage des troupes de Soissons, il eut l'habileté de laisser entendre qu'une capitulation avec tous les honneurs de la guerre serait accordée à cette valeureuse garnison, qui se retirerait en armes et serait libre de rejoindre l'armée impériale où elle pourrait combattre dans une lutte moins inégale[22].

Mertens tendait ainsi un piège à l'esprit de devoir du général. Il est probable que si les clauses de la capitulation proposée eussent été trop dures, si elles eussent porté, par exemple, que la garnison resterait prisonnière de guerre ou tout au moins déposerait les armes, Moreau eût résisté jusqu'à la dernière extrémité. Mais la proposition du parlementaire était faite pour porter le trouble dans l'esprit de Moreau, en lui permettant de peser, au point de vue de l'intérêt de la France, les avantages fort douteux d'une défense sans espoir et les avantages certains d'une prompte capitulation. Sous deux jours, sous trois jours au plus, Soissons allait fatalement être enlevé d'assaut ; ceux des défenseurs qui n'auraient pas succombé seraient prisonniers. N'était-il pas préférable d'abandonner cette place, perdue d'avance, et de conserver à l'empereur mille hommes d'excellentes troupes qui lui seraient si utiles ? La conscience du commandant de Soissons commençait à fléchir devant cette idée, qui n'était que le plus vain des sophismes. Dans une place assiégée, le devoir pour le gouverneur comme pour le dernier soldat se réduit à ce seul mot : la consigne. Moreau avait été envoyé à Soissons pour garder la ville, point stratégique, et non pour conserver aux armées d'opération une poignée de soldats. Sa consigne était de défendre Soissons, il n'avait pas à la discuter ; il avait à l'exécuter rigoureusement, dans les termes mêmes des règlements, c'est-à-dire en épuisant tous les moyens de défense, en restant sourd aux nouvelles communiquées par l'ennemi et en résistant à ses insinuations comme à ses attaques. Le canon entendu au loin, dans i journée, devait inspirer au gouverneur de Soissons les plus énergiques résolutions. Il semblait vraiment que l'écho de cette canonnade fût venu juste à point pour rappeler au général ces paroles, prophétiques en la circonstance, de l'Ordonnance sur le service des places de guerre : Le gouverneur d'une place de guerre doit se souvenir qu'il défend l'un des boulevards de notre royaume, l'un des points d'appui de nos armées, et que sa reddition avancée ou retardée d'un seul jour peut être de la plus grande conséquence pour la défense de l'État et le salut de l'armée[23].

Quand un soldat commence à se demander où est son devoir, il est bien près de n'écouter plus que son intérêt. Moreau était brave sans doute, — sous l'empire on ne parvenait point aux grades élevés sans avoir maintes fois payé de sa personne, — mais il n'était pas héroïque, et il concevait avec peine l'idée de se sacrifier inutilement pour une cause, qu'avec beaucoup de généraux d'alors, il regardait comme perdue. Une capitulation si honorable, qui sauvait la ville des horreurs d'un sac et qui conservait à l'empereur une troupe valeureuse, convenait à son intérêt personnel sans porter atteinte, pensait-il, à son honneur de soldat.

Moreau demanda au capitaine Mertens un délai de quelques heures pour réunir le conseil de défense. Le parlementaire prussien consentit sans difficulté à ce retardement et il se retira. Moreau eut alors l'idée de monter au clocher de la cathédrale, afin, dit-il, de s'assurer de la vérité des rapports qui lui avaient été faits sur la force de l'ennemi. À se rappeler l'attitude de Moreau avec le parlementaire et à bien pénétrer son caractère, il semble que, en s'astreignant à cette ascension de trois cent cinquante-quatre marches pour observer une dernière fois les positions de l'ennemi, le commandant de Soissons cherchait moins à voir si la défense était encore possible qu'à se confirmer dans l'idée de la nécessité d'une prompte reddition. Son imagination prévenue montra à Moreau bien des choses qui n'existaient pas. A ce moment, écrit-il, je vis des obus mettre le feu sur plusieurs points de la ville, et je distinguai des prolonges remplies d'échelles pour l'assaut[24]. Or, en vertu de la trêve implicitement convenue entre le général et le parlementaire, il est peu probable que le feu eût repris à ce moment, et il est prouvé d'autre part que les assiégeants n'en étaient point encore à préparer une escalade[25]. De plus, Moreau prétend être monté au clocher à la naissance du jour. Dans les premiers jours de mars, le jour n'apparaît que passé cinq heures du matin, et dès trois heures Moreau, de retour de la cathédrale, présidait le conseil de défense[26]. Ainsi, en pleine nuit, qu'avait pu apercevoir de son observatoire le commandant de Soissons, sinon quelques feux de bivouac ?

Après être revenu de la cathédrale, Moreau réunit chez lui en conseil de défense l'adjudant-commandant Bouchard, commandant de place, le chef de bataillon Saint-Millier, commandant le génie, le colonel Strols, commandant l'artillerie, et le colonel Kozynski, blessé la veille, commandant l'infanterie[27]. Le général Moreau exposa la situation telle que Mertens la lui avait fait voir et il communiqua aux membres du conseil la lettre de Bülow. Chacun des officiers fut invité à donner son avis. Le chef de bataillon de Saint-Millier prit le premier la parole, comme le moins élevé en grade. Il interrogea d'abord le colonel Strols sur ses ressources en munitions. Celui-ci ayant répondu qu'il avait 3.000 gargousses et 200.000 cartouches[28], Saint-Hillier dit que s'il en était ainsi, on pouvait et on devait tenir encore. D'une part, l'ennemi n'avait pas fait brèche au corps de place, et deux jours peut-être se passeraient avant que le canon entamât sérieusement les remparts ; si la garnison avait subi des pertes, elle comptait néanmoins un nombre d'hommes suffisant pour la défense et ils étaient animés du plus grand courage. D'autre part, on avait dans la soirée entendu le canon au loin, ce qui indiquait l'approche d'une armée de secours. Le plus strict devoir commandait donc de prolonger à défense au moins pendant vingt-quatre heures, ce qui, à son avis, était possible[29]. Saint-Hillier, paraît-il, cédant à quelque sentiment de timidité dont il fut plus tard blâmé par le conseil d'enquête, n'osa pas découvrir toute sa pensée, qui était-celle-ci : N'y avait-il pas corrélation entre la canonnade entendue dans la soirée et l'insistance des Alliés à proposer une capitulation, insistance tout à fait extraordinaire puisque l'ennemi était certain de s'emparer de la place sous deux jours ? Dans la conjoncture, la reddition de Soissons ne pouvait-elle pas être de la plus grave conséquence pour la marche générale des opérations[30] ?

Le colonel Kozynski, appuyant énergiquement la motion de Saint-Hillier, dit qu'il fallait tenir jusqu'i la dernière extrémité. — Mes soldats sont braves, ajouta-t-il, j'en réponds un contre quatre. Le colonel Strols, qui parla ensuite, opina également pour la résistance, mais sans chaleur et sans conviction. Seul l'adjudant-commandant Bouchard se prononça nettement pour la reddition. Le général Moreau était un irrésolu. Il se sentait raffermi par les avis énergique : de la majorité de son conseil comme une heure auparavant il avait été gagné par les insidieuses parole : de Mertens. Saint-Millier reprit la parole et dit que soit en négociant, soit en combattant, il fallait tenir encore au moins vingt-quatre heures. Le conseil et Moreau lui-même l'approuvèrent. Il fut décidé que l'on demanderait un délai. Bouchard rédigea dans ce sens une réponse à Bülow et l'on se disposa à se séparer[31].

Saint-Hillier quitta le premier la salle des délibérations. À peine était-il sorti qu'un nouveau parlementaire se présenta chez Moreau. C'était le colonel russe Lowenstern, qui avait eu mille difficultés à passer les grand'gardes de la porte de Reims, moins accessibles, paraît-il, que celles de la porte de Crouy. D'ailleurs, Lowenstern n'avait quitté les cantonnements russes qu'à une heure du matin[32]. Sauf Saint-Huilier, tous les membres du conseil étaient encore présents. Moreau rouvrit la séance et fit introduire le parlementaire[33]. Lowenstern était porteur de cette lettre de Winzingerode : Avant de donner l'assaut et pour sauver Soissons des horreurs du pillage et du massacre, je propose à M. le commandant de Soissons de rendre la ville à l'armée combinée du nord de l'Allemagne. L'honneur militaire ne commande pas une résistance contre une force aussi disproportionnée et dont les suites immanquables resteront toujours à la responsabilité du commandant[34].

Cette sommation où se succédaient les mots d'assaut immédiat, de pillage et de massacre, intimida de nouveau le général Moreau et jeta le trouble dans l'esprit de Strols. Quant à Bouchard, il s'était déjà prononcé pour la capitulation. Saint-Hillier absent, Kozynski se trouvait seul à conseiller la résistance, et, en sa qualité d'étranger, il n'avait pas voix délibérative. Lowenstern voyant l'effet produit par le ton de la lettre de son général s'empressa de dire : — Dans deux heures, nous serons dans la ville, dussions-nous nous frayer un passage sur les ruines et les cadavres. Réfléchissez, messieurs, que dans une bataille on reçoit les vaincus à composition ; mais qu'après l'assaut tout tombe sous le sabre. Soissons et ses habitants seront la proie de nos soldats[35]. Moreau prit alors Lowenstern à part et lui annonça qu'il était dis posé à capituler mais sous certaines conditions. La ville n'aurait à payer aucune contribution et serait préservée du pillage ; la garnison se retirerait avec armes et bagages[36]. Lowenstern ne demandait qu'à tout accorder pourvu que la ville fût évacuée. Il se rendit à l'instant au quartier général russe et en revint presque aussitôt apportant à Moreau cette nouvelle lettre de Winzingerode : Mon général, je consens aux propositions que vous m'avez faites, à condition que nos troupes occuperont sur-le-champ la porte de Reims et la porte de Laon. Vous quitterez la ville comme vous le désirez, et deux pièces de canon, leurs amunitions (sic) et les équipages qui peuvent appartenir aux troupes ; mais vous vous mettrez en marche pas plus tard que quatre heures après-midi, et vous vous dirigerez sur le chemin de Compiègne[37].

Moreau communiqua la réponse de Winzingerode au conseil de défense qui déclara que, vu la faiblesse de la garnison et des moyens de la place et la force des assiégeants, il y avait impossibilité évidente de résister, et qu'en conséquence on devait écouter les propositions de l'ennemi[38]. L'avis du conseil ne dégageait en aucune façon la responsabilité de Moreau. Un conseil de défense est purement consultatif. Le règlement est formel sur ce point : Le gouverneur, le conseil entendu, prononcera seul et sous sa responsabilité, sans avoir à se conformer aux avis de la majorité... Il suivra le conseil le plus ferme et le plus courageux, s'il n'est absolument impraticable[39]. Loin de suivre le conseil le plus ferme et le plus courageux, — celui que Saint-Hillier, qui ne prit pas part à cette dernière délibération, avait donné deux heures auparavant — Moreau s'empressa d'informer Lowenstern et le capitaine Mertens, revenu à Soissons sur ces entrefaites, qu'il était prêt à signer la capitulation[40].

Cependant le jour était venu. Le passage continuel des parlementaires, la cessation du feu, ce terrible silence qui, pareil à celui des chambres mortuaires, s'étend à l'heure de la capitulation sur les villes assiégées, commençaient à inquiéter les troupes. Allait-on donc se rendre quand la veille on s'était si bien défendu ? Et les soupçons augmentant, les murmures croissaient, non seulement chez les soldats mais parmi la population elle-même, déterminée aux suprêmes sacrifices. J'entends encore, dit un témoin, la rumeur qui s'éleva dans la foule au mot de capitulation. On traitait Moreau de traître et de lâche. Il était environ neuf heures. Soudain une canonnade furieuse éclate dans la direction de l'Ourcq. À ce bruit, tout le monde tressaille. C'est une explosion de cris d'espoir et d'exclamations de colère : C'est le canon de l'empereur !... c'est l'empereur qui arrive !... Il faut nous défendre !... Il faut rompre les pourparlers !... Si la capitulation est signée, il faut la déchirer !... L'empereur arrive ![41]

A ce moment, la capitulation venait à peine d'être signée. Des difficultés s'étaient élevées au sujet des canons. Moreau avait demandé à en emporter six, et les négociateurs, se référant à la lettre de Winzingerode, où il était écrit que les Français quitteraient la ville avec deux canons, ne voulaient pas céder. De son côté, Moreau s'obstinait à réclamer ses six pièces. La discussion devenant très vive, les pourparlers menaçaient d'être rompus quand Lowenstern prit sur lui d'accorder les canons[42]. À peine eut-on signé[43] que l'on entendit distinctement les décharges d'artillerie. Moreau pâlit et saisissant le bras de Lowenstern : — Je suis perdu, vous m'avez trompé. Le feu se rapproche. L'armée de Blücher est en pleine retraite. L'empereur aurait jeté Blücher dans l'Aisne sans ma capitulation. Il me fera fusiller. Ah ! Je le sens, je suis un homme perdu. Lowenstern avoue qu'il était ému de la douleur du général. Je ne pouvais cependant pas le justifier, ajoute-t-il. Il aurait eu une belle page dans l'histoire s'il se fût défendu. Mais il ne songeait qu'à sauver ses troupes[44].

Quand Lowenstern revint au quartier général russe avec la capitulation signée, -Winzingerode l'embrassa. Lowenstern s'excusant d'avoir outrepassé ses pouvoirs en cédant les six pièces, le général Woronzoff, qui assistait à l'entretien et qui, lui aussi, entendait la canonnade de l'Ourcq, s'écria : — Ah ! qu'ils prennent leur artillerie et la mienne avec s'ils la veulent, mais qu'ils partent, qu'ils partent ![45]

En exécution des clauses de la capitulation, les Polonais durent céder immédiatement la garde des portes de Reims et de Laon. Les troupes de la garnison étaient si exaspérées qu'un instant une collision faillit se produire. Les Polonais, dit un témoin, mordaient leurs fusils de rage[46]. Vers trois heures. Winzingerode, impatient de prendre possession de la place, entra dans Soissons à la tète de deux bataillons. En débouchant de la rue des Cordeliers, il se trouva face à face avec les Polonais de Kozynski. — C'est encore vous ! dit-il au colonel, qui portait le bras en écharpe. — Nous ne devons partir qu'à quatre heures, répondit Kozynski, et nous ferons feu sur vous si vous ne vous retirez pas immédiatement. Winzingerode, regardant sa montre, dit : C'est juste, — et s'adressant à ses officiers : — Messieurs, en arrière[47]. À quatre heures cependant, il fallut évacuer la ville. Les troupes, avec leur artillerie et leurs équipages, défilèrent l'arme au bras et tambours battant devant l'état-major ennemi qui les salua. Winzingerode, voyant le petit nombre des Français, demanda à Moreau pourquoi il ne faisait pas partir sa division en même temps que son avant-garde. — Mais, répondit Moreau, c'est là tout ce que j'ai de troupes[48]. Les paroles de Winzingerode étaient un hommage inconsciemment rendu à la belle conduite de la petite garnison de Soissons.

Les Alliés n'attendirent pas le départ des Français pour profiter des avantages que leur donnait la capitulation. Dès midi, Bülow fit établir un deuxième pont sous le canon de la place, vis-à-vis du faubourg de Reims. Ce pont, commencé avec des bois pris dans un chantier, fut achevé dans la nuit au moyen du matériel amené en toute hâte de la Fère[49]. Averti à midi que Soissons avait capitulé, Blücher, de son côté, modifia ses ordres. Il renonça à jeter un pont sur l'Aisne et, selon l'avis de Müffling, il arrêta la marche de ses bagages qui se dirigeaient vers Berry-au-Bac par Braisne et Fismes et les fit rétrograder dans la direction de Soissons[50]. Les commandants de corps d'armée reçurent l'ordre de marcher directement sur cette ville[51]. Blücher s'y rendit de sa personne, avec l'avant-garde de Sacken, entre quatre et cinq heures du soir.

Winzingerode et Bülow se portèrent à la rencontre du général en chef, s'attendant à recevoir des félicitations sur le succès inespéré qu'ils venaient d'obtenir. Or Blücher était irrité de l'inexécution de ses ordres et un peu piqué que les événements qui, d'ailleurs, tournaient bien, eussent donné raison contre lui à ses lieutenants[52]. Le feld-maréchal se trouvait sauvé, pour ainsi dire contre son gré, du plus mauvais pas. Il se l'avouait à lui-même, mais féliciter Winzingerode et Bülow de leur opération, c'eût été reconnaître qu'il leur devait trop. Il reçut très froidement les deux généraux, sans daigner leur parler de la prise de Soissons, pourtant si opportune. Bülow se vengea de cet accueil en disant tout haut, et avec le plus grand sérieux, à la vue des troupes brisées de fatigues qui suivaient Blücher : — Un peu de repos fera du bien à ces hommes-là. Den Leuten wird einige Ruhe wohl thun[53].

Bien que le jour tombât, le passage de l'Aisne commença immédiatement sur le grand pont de Soissons et continua pendant toute la journée et toute la nuit du lendemain sur ce même point et. sur les trois ponts jetés sous la ville et aux environs. Les troupes de Winzingerode, qui étaient déjà massées, passèrent les premières, puis défilèrent les corps de Sacken et de York, puis les troupes de Kapzéwitsch — dont Langeron, arrivé par Reims et Fismes, dans la nuit avec 1.000 hommes seulement, reprit le commandement —, puis le corps de Kleist ; enfin, l'arrière-garde d'artillerie légère et de cavalerie[54]. Le 5 mars au matin, il restait encore sur la rive gauche de l'Aisne, échelonnées de Soissons à Berry-au-Bac, deux régiments d'infanterie et six régiments de Cosaques. Le plus grand nombre des Cosaques se rallièrent au pont de Berry ; les autres, ainsi que les fantassins, traversèrent la rivière avec des difficultés infinies sur le pont de Vailly[55].

Cependant Napoléon et Marmont, ignorant l'un et l'autre la reddition de Soissons, avaient continué leur marche aux trousses de l'armée de Silésie. Le 4 mars, l'empereur arrivait à Fismes avec la vieille garde, le corps de Ney, et la cavalerie de la garde, barrant à Blücher la route de Berry-au-Bac[56]. Corbineau avec une brigade de cavalerie s'avançait vers Reims dont il allait chasser l'ennemi dans la nuit[57]. Sur la gauche, Marmont et Mortier passaient l'Ourcq à six heures et demie du matin, et leur cavalerie poursuivait l'arrière-garde russe jusqu'au delà de Buzancy (7 kilomètres de Soissons)[58]. Les deux maréchaux ayant appris à Hartennes la nouvelle de la capitulation, Marmont arrêta la poursuite. Ce grave événement, écrivit-il aussitôt à Berthier, qui nous enlève les beaux résultats que nous étions au moment d'atteindre, changera nécessairement les opérations de l'empereur. En conséquence, il m'a paru qu'il n'était plus nécessaire de porter toutes mes forces sur Soissons. J'attendrai ici de nouveaux ordres de l'empereur[59].

Ce fut vraisemblablement par cette lettre que Napoléon apprit à Fismes, dans la nuit du 4 au 5 mars, la capitulation de Soissons[60]. Grande fut la colère de l'empereur. Le lendemain il écrivit au ministre de la guerre : ... L'ennemi était dans le plus grand embarras, et nous espérions aujourd'hui recueillir le fruit de quelques jours de fatigue, lorsque la trahison ou la bêtise du commandant de Soissons lui a livré cette place... Faites arrêter ce misérable, ainsi que les membres du conseil de défense ; faites-les traduire par-devant une commission militaire composée de généraux ; et, pour Dieu ! faites en sorte qu'ils soient fusillés dans les vingt-quatre heures sur la place de Grève. Il est temps de faire des exemples. Que la sentence soit bien motivée, imprimée, affichée et envoyée partout[61].

La colère de l'empereur était légitime, car s'il est excessif, peut-être, de dire avec Napoléon que sans la capitulation de Soissons l'armée de Blücher était perdue[62] ; avec le maréchal Marmont que la fortune de la France, le sort de la campagne ont tenu à une défense de Soissons de trente-six heures[63] ; avec Thiers que la capitulation de Soissons est, après la bataille de Waterloo, le plus funeste événement de notre histoire[64], on est en droit de conclure que la reddition de cette ville sauva Blücher des plus grands périls[65].

Cette conclusion qui ressort de l'ensemble des documents français est confirmée par la plupart des documents de sources russes et allemandes. Pièces officielles, lettres, ordres du jour, journaux de marche, autant de témoignages de la situation dangereuse où se trouvait Blücher dans les journées des 1er, 2 et 3 mars[66].

A la vérité, Blücher ne voulut jamais convenir qu'il eût couru si grand péril. C'eût été reconnaître que sa marche sur Paris avait été au moins imprudente et avouer qu'il avait été sauvé par ses lieutenants, dont l'un était Russe. En qualité de général en chef et plus encore de Prussien, car pour alliés qu'ils fussent, les Prussiens et les Russes n'étaient guère camarades, Blücher était peu disposé à confesser la chose. Comme on l'a vu, le feld-maréchal avait très froidement accueilli Bülow lors de leur première entrevue. Plus tard, il témoigna au roi de Prusse son mécontentement des termes du rapport sur la reddition de Soissons et il se plaignit vivement de Winzingerode, répétant à mainte reprise que ce général n'avait pas exécuté ses ordres ; qu'au lieu de s'attarder devant Soissons, misérable bicoque, elendes Nest, dont la position n'avait aucune importance, il aurait dû le joindre à Oulchy. Blücher ajoutait que d'ailleurs, bien qu'il fût séparé de Bülow par l'Aisne, de Winzingerode par une distance de quinze à vingt kilomètres, il ne se trouvait pas dans une situation périlleuse. S'il était pressé en queue par Marmont et Mortier, s'il était menacé sur son flanc par Napoléon ; les ducs de Raguse et de Trévise n'étaient pas en forces pour l'attaquer à fond et il avait un jour d'avance sur l'empereur. Il pouvait donc échapper aux Français, soit par un pont de bateaux, soit par le pont de Berry-au-Bac[67]. Telle est l'argumentation reprise par Müffling et les apologistes de Blücher.

Il est exact que Blücher avait non point un jour, mais tout au plus douze heures d'avance sur Napoléon[68]. Mais ce qui est faux, c'est que cette avance eût permis à l'armée de Silésie d'opérer son passage avant l'arrivée de Napoléon. En se servant de quatre ponts, dont le grand pont de pierre de Soissons, les Alliés mirent plus de trente heures à traverser l'Aisne[69]. Si Soissons s'était défendu, le passage ne se fût naturellement pas opéré dans les mêmes conditions et eût exigé tout autrement de temps. L'ennemi n'ayant plus le grand pont de pierre et Bülow n'ayant pu le 3, dès midi, commencer l'établissement des autres ponts sous le canon de la place, le pont de Vailly, impraticable à l'artillerie[70], et un autre pont que Blücher eût fait jeter au nord de Buzancy eussent seuls servi à déboucher sur la rive droite de l'Aisne. De plus, ce dernier pont n'aurait été commencé que le 3 à quatre heures de l'après-midi. Il est probable que, opérant en pleine nuit, les pontonniers n'auraient pas pu achever leur travail avant la matinée du lendemain, 4 mars. À cet endroit, la largeur de l'Aisne est d'environ soixante mètres en temps ordinaire ; et, à la fin de l'hiver, quand l'année est pluvieuse, — c'était le cas, — la rivière qui n'est pas encaissée immerge les prairies et atteint parfois au triple de cette largeur. Selon Müffling, qui, en qualité de quartier-maitre général de l'armée de Silésie, était bien informé, Blücher eût renoncé à faire jeter un pont, et l'artillerie et toutes les troupes eussent suivi les bagages et passé à Berry-au-Bac : Toute l'armée de Silésie, dit-il textuellement, aurait effectué son passage à Berry-au-Bac dans la journée du 4 mars[71].

C'est à croire, en vérité, que Müffling n'a pas regardé la carte, ou qu'il n'a jamais guidé une colonne avec de l'artillerie et des bagages. D'Oulchy, où se trouvaient concentrées les troupes prussiennes dans l'après-midi du 3, à Berry-au-Bac, il y a soixante kilomètres, car, faute de route directe, il fallait passer par Braisne et Fismes. Et l'on devait faire la moitié de ce trajet par des chemins de traverse, et même en pleins champs. C'eût été miracle pour une armée de franchir soixante kilomètres et de passer une rivière sur un seul pont en trente heures. Fatiguées comme elles l'étaient, il eût : fallu certainement deux étapes aux troupes de Blücher pour atteindre le pont de Berry. Or, comme le mouvement ne devait commencer qu'à quatre heures, le 3[72], les têtes de colonnes seraient arrivées au plus tôt à Berry-au-Bac dans la nuit du 4 au 5 mars. Et quand fussent arrivés le gros et la queue ? Kapzéwitsch et Korff étaient encore au bord de l'Ourcq, à soixante-dix kilomètres de Berry-au-Bac ; le 4, à cinq heures du matin[73]. Si l'on remarque maintenant que, pour aller d'Oulchy à Berry-au-Bac, il faut passer à Braisne et à Fismes ; que l'avant-garde de l'empereur était près de Braisne le 4 mars dans la journée[74] ; que Napoléon était à Fismes dans la soirée[75] ; enfin, fait absolument décisif, qu'une colonne de bagages, partie le 3, à midi, d'Oulchy pour Berry-au-Bac et n'ayant pas reçu contre-ordre la rappelant vers Soissons, fut attaquée le 4, dans l'après-midi, entre Fismes et Braisne, par la cavalerie du général Roussel[76], il est manifeste que Müffling est mal fondé à dire que l'armée de Silésie eût passé l'Aisne à Berry-au-Bac sans rencontrer les Français[77].

Le g4néral Moreau ne mérite pas le nom de traître, mais l'insigne faiblesse qu'il montra dans son commandement eut les conséquences d'une trahison. En épuisant tous les moyens de défense, comme le lui prescrivaient les règlements, Moreau eût pu tenir un jour de plus. Saint-Hillier, commandant le génie de la place, l'avait dit au conseil de défense, et la commission d'enquête en jugea de même[78]. La résistance prolongée de vingt-quatre heures, une rencontre entre Blücher et Napoléon devenait inévitable. Il est prouvé, en effet, par la lettre de Winzingerode à Blücher, datée du 3 mars, 5 heures du matin, que si la place ne capitulait pas ce jour-là, on levait le siège aussitôt[79]. En admettant même que Bülow et Winzingerode, se ravisant, fussent restés devant Soissons et qu'un assaut donné le 4 dans la matinée les en eût rendus maîtres, l'armée de Silésie aurait dû néanmoins livrer bataille. Bülow n'aurait pu écrire le 3 à Blücher que le pont de Soissons était libre. Conséquemment, Blücher se serait mis en marche sur Fismes et Berry-au-Bac, et c'est le 4, entre Braisne et Fismes qu'il aurait reçu la nouvelle de la prise de Soissons. Il est peu probable que Blücher, déjà averti par ses éclaireurs de l'approche de Napoléon, eût alors fait rebrousser chemin à toute son armée, contremarche qui ne se fût pas opérée sans confusion et sans grande perte de temps et qui eût présenté de graves périls en raison d'une attaque imminente des Français. Bien plutôt, Blücher eût refoulé l'avant-garde impériale sur le plateau de Fismes et en eût au plus vite occupé la partie occidentale. Ainsi, une action terrible et décisive se fût engagée le 5 mars sur le plateau de Fismes ; et, selon les probabilités, c'est Napoléon qui eût gagné cette bataille.

Le bailli de Suffren disait qu'il faut toujours tirer son dernier coup de canon, car celui-là peut tuer l'ennemi. Le dernier coup de canon de Moreau, tiré le 4 mars au matin, des remparts croulants de Soissons, aurait peut-être tué l'ennemi.

 

 

 



[1] La distance des remparts aux crêtes varie entre 1.600 et 2.500 mètres.

[2] Rapport du général Danloup-Verdun, Soissons, 22 janvier, Archives de à guerre. Manuscrit de Brayer. Archives de Soissons.

[3] Rapports et lettres de Rusca, Danloup-Verdun et Berruyer, du 22 janvier au 18 février. Arch. de la guerre.

[4] Rapport de Danloup-Verdun, 18 février ; manuscrit de Brayer et de Ficquet Archives de Soissons. Cf. Bogdanowitsch, I, 216-217. — Les Russes pénétrèrent d'abord dans Soissons par une ancienne brèche du rempart du front Est qu'on avait oublié de fermer et qui n'était pas défendue. De là, la panique. En fait, Soissons fut pris par un coup de main.

[5] Correspondance de Napoléon, 21 290, 21 309. Correspondance du roi Joseph, X, 159.

[6] Rapport du colonel Müller, 23 février. Archives de la guerre.

[7] J'ai lieu d'être persuadé que vous saurez défendre cette ville (Soissons) avec la vigueur et l'énergie que vous avez montrées pour la défense de la ville d'Auxerre. Clarke à Moreau, 27 février. Arch. de la guerre.

La vigueur et l'énergie de Moreau s'étaient réduites à ceci : le 10 février, Moreau, sommé de capituler par trente dragons autrichiens, avait répondu qu'il défendrait la ville jusqu'à la mort, et le 11, 2.000 Autrichiens étant en vue, il avait quitté Auxerre Bans même attendre l'arrivée du parlementaire, qui fut reçu par les autorités municipales. Pas un coup de feu ne fut tiré. (Manuscrit de Leblanc, Archives départementales de l'Yonne, cité par Ed. Fleury, le Département de l'Aisne en 1814.) — Il est juste de dire que Moreau avait à Auxerre fort peu de troupes avec lui et que, d'ailleurs, les habitants ne voulaient pas se défendre. Si la conduite de Moreau, dans cette circonstance, ne méritait peut-être pas de blême, encore moins méritait-elle des éloges.

[8] Rapport de Moreau sur la capitulation de Soissons, 4 mars. Cf. Moreau a Clarke, 24 mars, et Clarke à Napoléon, 24 février. Arch. de la guerre.

[9] Manuscrit de Fiquet, Archives de Soissons. La garde urbaine se conduisit bien, au point que les soldats dirent aux gardes : Nous avons été mutuellement contents les uns des autres.

[10] Arch. de la guerre, 23, 24, 26, 27, 28 février, 2 mars, quinze pièces relatives à l'envoi de la brigade Chabert à Soissons, qui finit par rester à Paris, le 2 mars, à la disposition de l'empereur.

[11] Bouchard n'arriva à Soissons que le 2 mars dans la matinée. Rapport de Moreau, 4 mars. Arch. de la guerre.

[12] Manuscrit de Brayer. Arch. de Soissons.

[13] Clarke à Moreau, 27 février. Moreau à Clarke, 28 février et 2 mars. Le chef de la 7e division du ministère de la guerre à Saint-Hillier, 2 mars. Cf. Rapport de Moreau sur la capitulation de Soissons, 4 mars, et rapport du conseil d'enquête, 24 mars. Arch. de la guerre.

[14] Moreau à Clarke, 1er et 2 mars. Arch. de la guerre.

[15] Rapport de Moreau sur la capitulation de Soissons, Compiègne, 4 mars. Manuscrit de Brayer. Rapport de Bülow roi de Prusse sur la capitulation de Soissons, Laon, 10 mars. Bogdanowitsch, I, 304 ; Plotho, III, 288.

[16] Manuscrit de Brayer. Arch. de Soissons. Cf. le rapport de Moreau du 4 mars et sa lettre justificative, 8 mars. Arch. de la guerre. (Dossier de Moreau).

[17] Rapport du conseil d'enquête sur la capitulation de Soissons, 24 mars. Arch. de la guerre. (Dossier de Moreau.)

[18] Rapport de Moreau, 4 mars. Arch. de la guerre.

[19] Lettre de Bülow à Moreau, 2 mars dans la nuit. Arch. de la guerre. (Dossier de Moreau.)

[20] Rapport du conseil d'enquête sur la capitulation de Soissons, 24 mars. Arch. de la guerre. (Dossier de Moreau.)

[21] Rapports de Moreau et de Bülow sur la capitulation de Soissons ; Müffling, Aus meinem Leben, 125 ; manuscrit de Brayer.

[22] Rapport de Moreau et lettre justificative du même. Arch. de la guerre.

[23] Décret impérial du 24 décembre 1811, portant ordonnance sur le service des places de guerre, chap. IV, art. 110.

[24] Rapport de Moreau, 4 mars. Arch. de la guerre.

[25] Cf. le rapport du conseil d'enquête sur la capitulation de Soissons et la lettre de Winzingerode à Blücher devant Soissons, 3 mars, 5 heures du matin (cit. par Damitz, II, 589), lettre qui témoigne qu'à 5 heures du matin, le 3 mars, les Alliés, loin de penser à donner un assaut, étaient sur le point de lever le siège.

[26] Rapport du conseil d'enquête, 24 mars. Arch. de la guerre (dossier de Moreau).

[27] Rapport de Moreau, et rapport du conseil d'enquête.

[28] Saint-Hillier à Clarke, prison de l'Abbaye, 7 mars. Arch. de la guerre (carton des capitulations). Rapport du conseil d'enquête.

[29] Rapport du conseil d'enquête, et Saint-Hillier à Clarke, 7 mars. — Moreau dans son rapport ne parle naturellement pas de la motion de Saint-Hillier.

[30] Rapport du conseil d'enquête, 24 mars. Arch. de la guerre.

[31] Saint-Hillier à Clarke, 7 mars. Arch. de la guerre (carton des capitulations). Cf. Rapport du conseil d'enquête (dossier de Moreau).

[32] Mémoires manuscrits de Lowenstern, cit. par Bernhardi, IV, 413 sqq. — Lowenstern conte avec beaucoup de détails tous les subterfuges qu'il dut employer pour entrer dans Soissons.

[33] Manuscrit de Lowenstern. Cf. lettre de Saint-Hillier à Clarke, 7 mars, — Beaucoup de détails donnés par Saint-Hillier sont confirmés par un rapport d'un ingénieur des Ponts et Chaussés qui se trouvait à Soissons, les 2 et 3 mars Arch. nat., F. 7, 4290.

[34] Winzingerode à Moreau, devant Soissons, 18 février, 3 mars. Archives de la guerre (dossier de Moreau).

[35] Manuscrit de Lowenstern. Cf. Rapport de Moreau et rapport de conseil d'enquête.

[36] Manuscrit de Lowenstern. Cf. Rapport de Moreau.

[37] Winzingerode à Moreau, 3 mars. Arch. de la guerre.

[38] Rapport de Moreau et lettre justificative du même. Arch. de la guerre.

[39] Décret impérial du 24 décembre 1811 sur le service des places de guerre, chap. IV, art. 112.

[40] Manuscrit de Lowenstern ; rapport de Moreau.

La capitulation de Soissons est reconnue par les Prussiens et les Russes comme un fait d'une si haute importance — quoi qu'en disent Müffling et Clausowitz — que les historiens allemands et russes ont discuté longtemps, sans tomber d'accord jusqu'à présent, sur la question de savoir qui de Lowenstern ou de Mertens persuada Moreau de rendre la ville. Bülow dans son rapport attribue la capitulation à l'éloquence de Mertens. Lowenstern qui ne vit arriver Mertens que lorsque tout lui semblait arrangé accuse le capitaine prussien d'avoir été à l'honneur sans avoir été à la peine. Les rapports de Moreau et particulièrement la lettre si précise de Saint-Hillier, documents inconnus aux Allemands, permettent d'établir exactement les faits. La vérité c'est que Moreau fut ébranlé par Mertens et déterminé par Lowenstern. Quand Lowenstern pénétra dans Soissons, à quatre ou cinq heures du matin, Mertens avait déjà eu deux entrevues avec Moreau.

[41] Manuscrits de Brayer et de Périn. Arch. de Soissons.

[42] Manuscrit de Lowenstern, cité par Bernhardi, IV, 413 sqq.

[43] Voici le texte de cette trop fameuse capitulation :

Aujourd'hui 3 mars, les portes de Reims et de Laon seront remises et occupées, la première par un bataillon russe, la seconde par un bataillon prussien, et MM. les généraux des deux nations prennent l'engagement de ne pas laisser répandre dans la ville les militaires de ces bataillons, que la garnison française n'ait évacué la place, ce qui aura lieu à quatre heures de l'après-midi.

M. le général Moreau emmènera avec lui six pièces d'artillerie à son choix et tout ce qui appartient à la garnison.

(Signé :) Le baron de Lowenstern, colonel au service de S. M. l'empereur de Russie pour le général en chef, baron de Winzingerode ;

Le baron Mertens, capitaine de cavalerie au service de S. M. le roi de Prusse, pour le général en chef, baron de Bülow.

Le général de brigade, baron Moreau.

Arch. de la guerre, au verso de la 2e lettre de Winzingerode (à la date du 3 mars).

[44] Manuscrit de Lowenstern.

[45] Manuscrit de Lowenstern. — Marmont dans ses Mémoires (VI, 207) rapporte même le propos et dit qu'il le tient du général Woronzoff lui-même.

[46] Manuscrit de Floquet. Arch. de Soissons.

[47] Manuscrit de Périn. Arch. de Soissons.

[48] Manuscrit de Leuillé. Arch. de Soissons.

[49] Lettre de Bülow à Blücher, citée par Damitz, II, 593, et manuscrit de Périn. Arch. de Soissons. — Selon les documents des archives de Soissons, un troisième pont aurait été jeté en outre, le 4 mars, dans la matinée, à l'entrée du Mail, au moyen de chalands et de barques amarrés aux rives de l'Aisne. Ainsi, l'armée alliée eut quatre ponts en tout pour passer la rivière : 1° le grand pont de pierre ; 2° le pont établi le 2 dans la matinée par Bülow à Vailly ; 3° le pont que Bülow donna l'ordre de commencer vers midi, le 3, en face du faubourg de Reims ; 4° le pont de bateaux du Mail commencé le 4 au matin.

[50] Müffling, Aus meinem Leben, 124 ; Kriegsgesch. des Jahres 1814, II, 87, Journal de Langeron. Archives de Pétersbourg. Marmont à Berthier, Hartennes, 4 mars. Arch. de la guerre.

[51] En même temps que Blücher indiquait une nouvelle direction à ses troupes, vraisemblablement aussi, il avançait l'heure de leur départ. Ainsi, d'après l'ordre de marche, donné le matin par Gneisenau, les corps de l'armée de Silésie ne devaient se mettre en mouvement qu'entre trois et quatre heures de l'après-midi ; or l'avant-garde arriva aux portes de Soissons entre quatre et cinq heures. Elle n'aurait pu faire 20 kilomètres en une heure. Elle dut lever le camp à une heure au plus tard.

[52] Müffling, Aus meinem Leben, 125. Varnhagen, Leben des Generats Bülow, 360.

[53] Müffling, Aus meinem Leben, 126. — Ce mot confirme tout ce que nous disent Droysen et Bogdanowitsch de l'état de fatigue et de quasi dissolution où se trouvait l'armée de Silésie. Divers documents des archives de Soissons témoignent aussi que les troupes russo-prussiennes qui traversèrent la ville du 3 au 5 mars, étaient exténuées et marchaient dans le plus épouvantable désordre, avec l'aspect de soldats battus Cette même expression aspect de troupes battues, se trouve dans Droysen, York's Leben, III, 332.

[54] Journal de Longeron. Journal des opérations du général Sacken. Arch. de Saint-Pétersbourg. Manuscrits de Brayer et de Ficquet. Arch. de Soissons.

[55] Lettre de Czernischew à Winzingerode. Vailly, 8 mars, cit. par Bogdanowitsch, I, 310. Roussel à Grouchy, Brenne, 5 mars. Arch. nat., AF., IV, 1670.

[56] Correspondance de Napoléon, 21 427, 21 429, 21 430, 21 433 ; Registre de Berthier (ordres des 3 et 4 mars) ; Journal de la division Roussel. Arch. de la guerre. Journal de Langeron. Arch. de Saint-Pétersbourg.

[57] Corbineau à Napoléon, Muizon, 4 mars, 10 h. du soir, et Reims, 5 mars, 8 h. du matin. Arch. nat., AF., IV, 1670.

[58] Ordre de marche de Marmont. Neuilly, 5 mars, 6 h. du matin ; Marmont à Berthier, Hartennes, 4 mars, 11 h. du matin. Arch. de la guerre. Mortier Napoléon, Hartennes, 2 h. de l'après-midi. Arch. nat., AF., IV, 1670.

[59] Marmont à Berthier, Hartennes, 4 mars. Arch. de la guerre.

[60] Corbineau l'en instruisit aussi par sa lettre de Muizon, près Reims, 4 mars, 10 h. du soir. Arch. nat., AF., IV, 1670.

[61] Napoléon à Clarke, Fismes, 5 mars. Arch. de la guerre.

En exécution des ordres de l'empereur, le général Moreau et les membres du conseil de défense furent écroués à l'Abbaye dès leur retour à Paris. Bouchard, Korynski et les autres officiers furent bientôt relaxés. Seul Moreau comparut devant un conseil d'enquête où siégeaient les généraux de division Gassendi, Compans et Chastel. Après avoir pris connaissance des faits, entendu les témoins et interrogé Moreau, le conseil décida que l'ancien commandant de Soissons devait être traduit en conseil, de guerre pour n'avoir pas défendu la place autant qu'il le pouvait et le devait Heureusement pour Moreau, qui encourait la peine capitale, le conseil d'enquête ne rendit son avis que le 24 mars, cinq jours avant l'arrivée des Coalisés dans Paris. Au milieu des inquiétudes, du trouble, de la démoralisation qui régnaient, personne ne pensait à faire du zèle. Ou les procédures ne furent pas commencées, ou elles furent menées sans vigueur et bientôt abandonnées. Moreau, mis en liberté par le gouvernement provisoire, an commencement d'avril, fut un des premiers à se rallier aux Bourbons. Il fut fait chevalier de Saint-Louis et reçut comme maréchal de camp le commandement du département de l'Indre. Il mourut en retraite, à la Tronche (près Grenoble), le 9 décembre 1828.

Le 28 avril 1814, le ministre de la guerre lui avait écrit à propos de la capitulation de Soissons : ... Le gouvernement provisoire en ordonnant votre mise en liberté a fait assez connaitre approuvait votre conduite (sic) pour que vous n'ayez pas besoin de la justifier donc autre manière. — Moreau était absous par Dupont, le signataire de la capitulation de Soissons par celui de la capitulation de Baylen !

Arch. de la guerre : rapport du conseil d'enquête, 24 mars, carton des capitulations ; et dossier de Moreau.

[62] Correspondance de Napoléon, 21 438.

[63] Mémoires de Marmont, VI, 210.

[64] Thiers, XVII, 444. — Cf. Fain, 156 ; Journal de Fabvier, 47 ; Mémoires de Ségur, VI ; Vaudoncourt, II, 18, 19 ; et Koch, I, 381 : ... Si la reddition de Soissons ne l'eût tiré de ce mauvais pas, Blücher se serait trouvé dans la même situation où il se vit près de Lubeck en 1806. Serré par les troupes de Bernadotte, Blücher capitula en rase campagne.

[65] À lire certaines lettres de Napoléon (Correspondance, 21 246, 21 247, 21 439) et la lettre de Berthier à Marmont, Fère-en-Tardenois, 4 mars, une heure après midi (Registre de Berthier), le doute vient si le 4, dans l'après-midi, l'empereur n'avait pas abandonné l'espoir de joindre Blücher en deçà de l'Aisne. Il est possible que, voyant l'armée de Silésie se retirer sans défendre l'Ourcq, Napoléon pensait qu'elle aurait le temps de lui échapper en passant l'Aisne sur des ponts de bateaux et qu'il manœuvrât dés lors pour la devancer à Laon. Quoi qu'il en soit, la question, comme nous l'avons déjà dit (la Capitulation de Soissons : Revue des Deux Mondes, du 1er août 1885), importe peu quant à ce qui regarde les graves conséquences de la reddition du 3 mars. Voici pourquoi. Il est manifeste que Napoléon voulait livrer bataille soit en deçà soit au delà de l'Aisne. Or si le 2 mars Soissons n'avait pas capitulé, Blücher eût battu en retraite sur Berry-au-Bac, et forcément ainsi se fût heurté dans l'après-midi du 4, vers Fismes, à l'avant-garde impériale. Il serait donc insensé de croire que dans ces circonstances imprévues si l'on veut, mais à coup sûr singulièrement propices, Napoléon se fût refusé à engager une action qui était son objectif depuis huit jours. La fortune livrait l'armée de Silésie à Napoléon ailleurs, plus tôt et dans des conditions plus favorables qu'il ne s'attendait à la combattre. L'empereur, qui disait : Je vois et je pense plus vite que les autres, n'était pas homme à ne point profiter de ce coup du sort. Si, dans une autre hypothèse, Blücher jetait un pont à Venizel, il eût été attaqué le 4 dans l'après-midi par Marmont. Napoléon, averti et par la canonnade et par sa cavalerie qui était en liaison avec celle de Marmont, eût pressé sa marche et fût tombé dans la soirée du 4 sur l'armée de Silésie prise une rivière à dos et en flagrant délit de passage. Il faut bien remarquer que le passage commencé le 3 mars à cinq-heures du soir sur quatre ponts, grâce à la capitulation, et terminé le 5 au matin, n'aurait commencé, sans la capitulation, que le 4 au matin et sur deux ponts. Conséquemment, le 4 mars dans la soirée, les deux tiers de l'armée de Silésie eussent encore été sur la rive gauche de l'Aisne, dans la position la plus périlleuse.

[66] J'espère apprendre cette nuit que Soissons est pris. Notre position pouvant se trouver changée par là. Lettre précitée de Brunecky.

Je ne doute pas que l'occupation de Soissons, ce point actuellement si important.... Lettre précitée de Bülow à Blücher.

La possession de Soissons était d'une nécessité urgente. Rapport précité de Bülow au roi de Prusse.

Les troupes de Blücher eussent été perdues si elles avaient été forcées de combattre dans la position où elles étaient. Paroles de Woronzoff à Marmont. Mémoires de Marmont, VI, 209. Cf. Relation de Lowenstern.

Dans les circonstances où l'on se trouvait, jamais succès ne fut obtenu plus à temps... La prise de Soissons rendit un service bien essentiel à la cause commune. Journal de Langeron. Arch. topographiques de Saint-Pétersbourg, 29103.

Blücher s'était mis dans une position si dangereuse que sans la prise inespérée de Soissons il était perdu. Mémoires de Langeron. Arch. des Affaires étrangères, fonds Russie, 25.

Après le témoignage des officiers qui furent acteurs dans ces événements, voici les jugements des historiens militaires prussiens et russes :

La possession de Soissons était de la plus grande importance pour l'armée de Silésie qui n'aurait pu passer l'Aisne qu'en faisant de grands détours et avec d'infinies difficultés. Plotho, III, 284.

La prise de Soissons fut l'événement le plus heureux pour les Alliés et le plus funeste pour Napoléon. Richter, III, 166.

La Providence avait réservé À Blow de sauver les armées prussiennes le la catastrophe. Leben des generats Bülow (par un officier prussien), 113.

Sans la prise de Soissons, Napoléon est atteint l'armée de Silésie en pleine dissolution. Bogdanowitsch, I, 307.

Wagner, Droysen et Schulz ne se prononcent pas ; mais du tableau qu'ils présentent des positions des armées le 3 mars, il ressort clairement qu'ils jugent Blücher en danger.

[67] Müffling, Aus meinem Leben, 124 ; Kriegsgesch. des Jahres 1814, II, 88 sq., Clausewitz, Der Feldzug von 1814, 438 ; Damitz, Geschischte des Feldzugs 1814, III, 337.

[68] Le 3 dans l'après-midi, le gros de l'armée de Silésie était à Oulchy, son arrière-garde au bord de l'Ourcq, et le gros de l'armée impériale était à Château-Thierry, son avant-garde à Recourt. De Château-Thierry à Oulchy, il y a 23 kilomètres par la grand'route ; de Recourt à l'Ourcq, il y a 4 kilomètres. À ne regarder qu'à la distance, Blücher avait donc à peine huit heures d'avance sur les Français. Et comme il lui fallait faire un long crochet pour gagner Berry-au-Bac par Fismes. il allait même perdre cette avance de huit heures, car Napoléon à Château-Thierry n'était pas plus loin de Fismes que Blücher n'en était d'Oulchy. Si l'on réfléchit cependant que le 3, à quatre heures, l'armée prussienne ayant bivaqué depuis la nuit allait se remettre en marche, tandis que l'armée française ayant dans la matinée accompli une longue étape allait s'arrêter à Bézu-Saint-Germain (7 kilomètres de Château-Thierry), il semble, en effet, que Blücher avait un jour d'avance. Mais ce jour d'avance est illusoire, puisque le lendemain 4, l'armée de Blücher, portée par une étape de nuit, de plus de 30 kilomètres, à Braisne, allait nécessairement y bivaquer, tandis qu'au contraire, l'armée française, ayant passé la nuit à Bézu-Saint-Germain, allait se mettre en marche vers Fismes à la petite pointe du jour et, conséquemment, y arriver en même temps que l'armée prussienne qui, à en juger par l'ordre de marche de la veille, ne se serait probablement mise en route de Braisne que vers quatre heures du soir. Ainsi dans l'hypothèse qui nous occupe : la marche des Prussiens sur Berry-au-Bac, Blücher était loin d'a voir vingt-quatre heures d'avance sur Napoléon.

[69] Journal des opérations de Sacken, journal des opérations de Langeron. Archives topographiques de Saint-Pétersbourg. Manuscrits de Brayer et de Ficquet. Arch. de Soissons. Marmont à Berthier, Hartennes, 5 mars. Arch. de la guerre.

[70] Lettre de Czernischew à Winzingerode, Vailly, 5 mars, cité par Bogdanowitsch, I, 310.

[71] Müffling, Kriegsgesech. des Jahres 1814, II, 88.

[72] Ordre de marche de Gneisenau pour la journée du 3 mars. Oulchy, 3 mars, 6 heures du matin, cit. par Plotho, III.

[73] Journal de Langeron. Arch. de Saint-Pétersbourg.

[74] Journal de la division Roussel. Roussel à Grouchy et Grouchy à Roussel, 4 mars. Arch. de la guerre.

[75] Correspondance de Napoléon, 21 427, 21 430. Registre de Berthier (ordres du 4 mars). Arch. de la guerre.

[76] Journal de Langeron. Archives topographiques de Saint-Pétersbourg. Journal de la division Roussel. Roussel à Grouchy, et Grouchy à Roussel, 4 mars et 5 mars. Archives de la guerre.

[77] Müffling, il est vrai, n'est pas si sûr de son affirmation qu'il ne s'empresse de répondre par avance à ceux qui la mettraient en doute. Au cas, dit-il, où Blücher n'aurait pu éviter le combat, il aurait en le temps de prendre une formation de combat sur le plateau de Fismes, derrière la Vesle, position à peu près inabordable de front. C'est là en effet le plus sage parti auquel aurait pu s'arrêter Blücher. Mais d'une part Müffling s'abuse en considérant le plateau de Fismes, qui a 40 kilomètres d'étendue, comme défiant les attaques de front. D'autre part Napoléon, dont les tètes de colonnes étaient arrivées le 4 sur ce plateau, dans l'après-midi, c'est-à-dire au moment même où y fût arrivée l'avant-garde de l'armée de Silésie, n'eût pas eu, par conséquent, à aborder cette position. Il se fût trouvé maitre sans combat de la partie orientale du plateau, comme Blücher était maitre de la partie occidentale. Le 4 mars, vraisemblablement, les têtes de colonnes seules auraient été engagées. C'est le lendemain 5 mars que l'on aurait livré la bataille.

Blücher, attaqué de front par Napoléon et à revers par Marmont et Mortier qui talonnaient l'arrière-garde ennemie, eût combattu contre 50000 Français avec 60000 Russes et Prussiens, en admettant que Winzingerode eût fait passer l'Aisne à son infanterie, comme il en avait l'intention (Winzingerode à Blücher, devant Soissons, 3 mars, 5 heures du matin, cit. par Damitz, II, 593), le matin du 3. Si donc l'on considère la supériorité numérique, mais aussi la confusion, le découragement, l'extrême fatigue de l'armée de Blücher et si l'on tient compte du génie tactique de l'empereur, de l'élan et de la ténacité de ses troupes, tout porte à penser que cette bataille eût en pour issue non point certaine mais probable la victoire de Napoléon.

[78] Rapport du conseil d'enquête. 21 mars. Arch. de la guerre.

[79] Lettre de Winzingerode à Blücher, 3 mars, cit. par Damitz, II, annexes, 593. Cf. Müffling, Aus meinem Leben, 125.