1814

LIVRE DEUXIÈME

II. — MARCHE DE BLÜCHER SUR PARIS. - SITUATION CRITIQUE DE L'ARMÉE DE SILÉSIE.

 

 

L'audacieuse expédition conçue par le feld-maréchal Blücher avait d'abord très bien réussi. Le 24 février, avant même que l'ordre de mouvement qu'il sollicitait depuis deux jours du grand quartier général lui fût parvenu, il avait de sa propre autorité porté ses troupes au delà de l'Aube, à Baudement, à Anglure et à Plancy[1]. Le 25, il reçut deux lettres de l'empereur de Russie et du roi de Prusse, qui non seulement l'autorisaient à prendre une vigoureuse offensive, mais l'y encourageaient par de chaudes paroles. On ne saurait que se promettre le plus heureux résultat de vos opérations, écrivait le czar. L'issue de la campagne est dans vos mains, le bonheur des peuples dépend de vos succès[2], écrivait de son côté Frédéric-Guillaume. À ces vœux était joint, — ce qui valait mieux, — l'avis que le corps prussien de Bülow comptant 16.900[3] hommes et le corps russe de Winzingerode, d'un effectif de 26.000[4] hommes, étaient désormais placés sous le commandement de Blücher. La lettre du czar contenait sous cachets volants les ordres à faire tenir vil conséquence à ces deux généraux. Bülow arrivait alors à Laon et Winzingerode occupait Reims. Le feld-maréchal s'empressa d'envoyer ces ordres à ses nouveaux lieutenants en y joignant ses propres instructions, puis il se mit incontinent en marche[5]. Il se voyait déjà à Paris, car dans sa pensée le petit corps de Marmont devait être seul à lui barrer la route. Or cette poignée de Français ne saurait opposer une résistance efficace à. son armée, dont le chiffre s'élevait à quarante-huit mille soldats[6]. À la vérité, Blücher s'attendait d'avoir à combattre sous les murs de Paris des forces assez considérables ; mais, avant qu'il fia arrivé là, il comptait être rejoint par Winzingerode et Bülow. D'autres renforts encore étaient en route. Le général comte de Langeron, qui avait quitté Mayence le 2 février sur les ordres pressants de Blücher, était le 24 à Vitry-le-François, et son lieutenant, comme lui émigré au service de la Russie, le général comte de Saint-Priest, entrait alors en Lorraine[7]. Blücher pensa que si une partie seulement de ces troupes le rejoignait à temps, il serait en forces pour attaquer Paris ; les renforts restés en route serviraient à protéger ses derrières contre un retour éventuel de Napoléon. D'ailleurs pour n'avoir rien à redouter de l'empereur, il fit ce jour même envoyer une lettre au roi de Prusse, l'informant que l'armée impériale se disposait à marcher à la suite de l'armée de Silésie[8]. Si, comme Blücher y comptait, Schwarzenberg reprenait l'offensive au reçu de cette lettre, il était présumable que le mouvement des Austro-Russes obligerait l'empereur à concentrer toutes ses forces pour leur disputer le terrain.

Le 25 février, Blücher se mit donc en marche, ayant pour objectif tactique Marmont et pour objectif stratégique Paris. Dans l'après-midi, les têtes de colonnes de l'armée de Silésie attaquèrent le petit corps de Marmont sur les hauteurs de Vindé, en arrière de Sézanne. Les Français se retirèrent à pas. comptés, couverts par des échelons d'artillerie qui arrêtèrent les charges incessantes de la cavalerie ennemie. Le 26, Marmont atteignit la Ferté-sous-Jouarre, suivi de près par les Prussiens de Kleist et d'York, tandis que les Russes de Sacken et de Kapzéwitsch marchaient directement sur Meaux par la grande route de Coulommiers[9]. À la Ferté-sous-Jouarre, Marmont fut rejoint par le maréchal Mortier qui sur son appel arrivait de Soissons[10]. Les deux maréchaux se trouvaient désormais à la tête d'une dizaine de mille hommes[11]. Le 27 février, ils s'établirent à Meaux, résolus d'y défendre à tout prix la rive droite de la Marne. Après une première attaque, les Russes se retirèrent. Blücher, renonçant à forcer le passage de la Marne sous le feu des deux maréchaux, rallia ses troupes dans la nuit du 27 au 28 février à la Ferté-sous-Jouarre, où il leur fit traverser la rivière. Il les porta de là dans la direction de l'Ourcq de façon à prendre à revers les Français postés devant Meaux[12].

La brusque retraite des Russes et l'examen de la carte révélèrent à Marmont le plan de Blücher. Dans la matinée du 28 février, il quitta sa position et marcha avec Mortier sur Lizy-sur-Ourcq. Le corps de Kleist, tète de colonne de l'armée de Silésie, avait déjà franchi l'Ourcq et s'était solidement établi à Gué-à-Tresme, derrière la Thérouanne. Les deux maréchaux attaquèrent. Après une heure d'un furieux combat, les Prussiens pliant de tous côtés, se retirèrent à plus de huit kilomètres en arrière, par la route de la Ferté-Milon. La nuit était venue. Mortier proposa de s'arrêter jusqu'au lendemain sur la position conquise. Marmont, stratégiste plus sagace, représenta au duc de Trévise que leur succès serait sans effet s'ils n'occupaient point avant le jour la rive droite de l'Ourcq. Mortier se porta à Lizy-sur-Ourcq ; Marmont s'avança un peu plus loin, au-dessus du village de May, que Kleist, restant toujours sur la rive droite de l'Ourcq, avait dépassé dans sa rapide retraite[13].

Le lendemain, ter mars, Blücher, dont toute l'armée était arrivée au bord de l'Ourcq, prit ses dispositions pour passer cette rivière qui lui barrait la route de Paris. Ardent comme l'était le feld-maréchal, son esprit ne pouvait concevoir, sa vanité ne pouvait souffrir qu'une poignée de Français s'avisât de disputer le passage d'un méchant ruisseau à une armée de cinquante mille hommes commandée par lui en personne. L'ennemi exécuta trois attaques simultanées. Sacken fit une énergique démonstration sur Lizy que défendait Mortier, tandis que Kleist, par la rive droite de l'Ourcq, et Kapzésvitsch, par la rive gauche, tentaient d'enlever les positions de Marmont à May et à Crouy[14]. Prussiens et Russes furent également bien reçus, d'autant mieux reçus que, pendant la nuit, il était arrivé de Paris aux deux maréchaux six mille hommes de troupes fraîches[15].

Blücher voulait renouveler l'attaque le lendemain[16], mais dans la huit du 1er au 2 mars, il apprit par les coureurs du général Tettenborn[17] des nouvelles qui le forcèrent à changer complètement ses dispositions stratégiques. Il devait renoncer à l'offensive et battre en retraite au plus vite. Napoléon marchait sur lui à grandes journées. Parti de Troyes le 27 février, l'empereur arriva le 28 à Sézanne ; le 1er mars il était à Jouarre ; avec son avant-garde à la Ferté-sous-Jouarre, et le 2 au matin, il se portait de sa personne au bord de la Marne[18]. L'armée impériale comptait environ trente-cinq mille combattants. L'empereur avait avec lui Victor et les divisions de jeune garde Charpentier et Boyer de Rebeval ; Ney et les divisions de jeune garde Meunier et Curial et la brigade d'Espagne Pierre Boyer ; niant et la vieille garde ; Dulauloy et la réserve d'artillerie ; la division du duc de Padoue ; enfin six mille cavaliers de la garde et des dragons d'Espagne sous Belliard et Grouchy[19]. Si Blücher n'avait en la prévoyance de faire détruire le pont de la Ferté, Napoléon, dans la journée du 2 mars, fût tombé sur l'armée de Silésie en pleine retraite. Si j'avais eu un équipage de ponts, écrivait-il ce jour-là au duc de Feltre, l'armée de Blücher était perdue[20].

En effet, lorsqu'il apprit la marche de Napoléon, le feld-maréchal n'eut plus qu'une idée, celle de se dérober an plus vite à l'étreinte menaçante de l'armée impériale. Il s'en explique sans réticences dans l'ordre général daté de Fulaines ; le 2 mars : ... Comme l'empereur Napoléon, venant d'Arcis, a passé le 28 février à Sézanne et qu'on ignore s'il traversera la Marne à Meaux, à la Ferté-Sous-Jouarre ou à Château-Thierry ; comme, en ces circonstances ; notre jonction avec les généraux de Bülow et Winzingerode devient de la plus haute importance ; marcheront : le corps d'York, par la Ferté-Milon et Ancienville sur Oulchy, où il prendra position derrière l'Ourcq, son front vers Château-Thierry ; le corps de Sacken, sur Ancienville ; le corps de Langeron (Kapzéwitsch), sur la Ferté-Milon, le corps de Kleist, sur Bournonville et Marolles ; les bagages, sur Billy-sur-Ourcq...[21] Ainsi Blücher battait en retraite, et, ne sachant pas si les têtes de colonnes de l'armée impériale ne le joindraient point dès le lendemain matin, il marquait à ses troupes des lieux d'étapes qui pussent, le cas échéant, devenir des positions de combat. Quand il écrit, en effet, que York établira son front face à Château-Thierry et que les autres troupes, après avoir passé l'Ourcq, bivouaqueront derrière cette rivière, il indique qu'il acceptera la bataille si Napoléon le menace trop vite et de trop près, ou si des renforts arrivent à l'armée de Silésie.

Des renforts, c'était là l'espoir de Blücher. Le 25 février, le feld-maréchal avait expédié l'ordre à Bülow et à Winzingerode de marcher immédiatement sur Paris : le premier, par Villers-Cotterets et Dammartin ; le second, par Fismes, Oulchy et Meaux ; et le 28 février, il avait reçu de Winzingerode une lettre l'informant que ses instructions seraient exécutées[22]. D'après les calculs de Blücher, Winzingerode devait arriver à Oulchy le ter ou le 2 mars, et Bülow devait se trouver à cette date sur la rive gauche de l'Aisne. Si donc l'armée de Silésie pouvait opérer sa jonction à Oulchy avec les corps de Winzingerode et de Bülow Blücher s'arrêtait, faisait front et livrait bataille ayant tous les avantages du nombre et de la position[23]. Mais cette espérance s'évanouissait d'heure en heure dans l'esprit de Blücher et de ses conseillers habituels, Gneisenau et Müffling. Comment admettre, en effet, que si les renforts attendus étaient à une journée de marche à peine de l'armée de Silésie, on n'en eût aucune connaissance ? Pourquoi les lieutenants de Blücher ne l'avertissaient-ils pas de leur arrivée ? Pourquoi ne lui rendaient-ils pas compte de leurs opérations ? Depuis trois jours le grand quartier général était sans nouvelles. Plusieurs officiers d'état-major, envoyés à la découverte, n'avaient point donné signe de vie. L'un d'eux, le major Brunecki, aide de camp de Kleist, avait bien adressé de Braine, le 1er mars, deux dépêches annonçant que les corps de Winzingerode et de Bülow étaient à proximité, mais ces dépêches n'étaient pas arrivées. Le Cosaque qui les portait s'était égaré et avait été fait prisonnier dans la forêt de Villers-Cotterêts[24].

Les mouvements prescrits par Blücher s'opérèrent dans la journée du 2 mars, mais non sans difficultés. Pour masquer la retraite de l'armée, Kleist, poussa une forte reconnaissance offensive sur May. Marmont ne se laissa pas prendre au stratagème. Il avertit Mortier de la marche en retraite des Alliés et l'invita à le rejoindre immédiatement. Les deux corps réunis reçurent vigoureusement les Prussiens de Kleist et les poursuivirent la baïonnette dans les reins. À minuit, les têtes de colonnes de Marmont arrivèrent à la Ferté-Milon, que Blücher venait à peine d'évacuer. Le lendemain matin, 3 mars, il restait encore une grande masse de troupes sur la rive droite, à Neuilly-Saint-Front. Marmont y courut et les attaqua avec vigueur. Pour arrêter l'élan des Français, l'ennemi mit en batterie vingt-quatre pièces de canon. Grâce à ce feu terrible, l'arrière-garde put achever de passer l'Ourcq. Marmont eut là son cheval tué sous lui, traversé d'outre en outre par un boulet[25].

Bien que le 3 mars au matin, les Alliés se trouvassent presque tous concentrés derrière l'Ourcq, la situation de Blücher ne s'était guère améliorée, car s'il avait passé l'Ourcq, Napoléon avait de son côté passé la Maine à la Ferté-sous-Jouarre, et il marchait sur l'armée de Silésie. L'avant-garde impériale s'avança ce jour-là jusqu'à Rocourt et à la Croix, se liant par sa gauche avec la cavalerie de Marmont[26]. L'ennemi est en présence, écrivait Berthier aux commandants de corps ; nous nous battrons demain[27].

Blücher, on le sait, espérait trouver à Oulchy, où il arriva dans la nuit du 2 au 3 mars, le corps de Winzingerode ; mais il n'y trouva pas même la moindre nouvelle de ce général. Dans ces circonstances, il y avait pour le feld-maréchal quatre partis à prendre. Le premier consistait à s'arrêter derrière l'Ourcq et à attendre dans cette position l'attaque de Napoléon. C'était l'idée que Blücher avait la veille[28]. Mais la veille, il comptait sur des renforts, et ces renforts faisaient défaut. Le second parti était d'accélérer la retraite, d'atteindre l'Aisne par le chemin le plus direct et de passer cette rivière soit à Soissons, soit sur un pont de bateaux. Mais Blücher n'ignorait pas que Soissons était aux Français, et il ne pouvait songer à emporter cette place en une journée. Il ne pouvait pas davantage, en une journée, établir un pont et y faire défiler son armée. Or une journée, c'était toute l'avance qu'il eût sur Napoléon ; si l'armée de Silésie perdait vingt-quatre heures devant l'Aisne, elle ne pourrait éviter la bataille. Le troisième parti consistait à gagner Laon par Villers-Cotterêts et Vic-sur-Aisne, mais ce mouvement était excentrique. Le quatrième parti, enfin, était de se dérober aux Français par la route du nord-est. Blücher remonterait l'Aisne jusqu'à Berry-au-Bac, où il traverserait la rivière sur le grand pont de pierre nouvellement construit. Mais là encore, Blücher risquait de se heurter à Napoléon, qui manœuvrait de façon à déborder la gauche de l'armée de Silésie si elle restait en position derrière l'Ourcq et à lui couper la retraite par Berry-au-Bac ou Reims si elle filait de ce côté[29].

L'armée de Blücher était dans le pire état de fatigue et de misère. Depuis soixante-douze heures, les troupes avaient livré tris combats et fait trois marches de nuit. Depuis une semaine, elles n'avaient reçu aucune distribution. Depuis le 22 février, plusieurs régiments de cavalerie, nommément les dragons de Lithuanie, n'avaient point dessellé ; beaucoup de chevaux étaient fourbus, presque tous étaient blessés au garrot. Des trains d'artillerie s'embourbaient dans les chemins défoncés ; les conducteurs en étaient réduits, pour continuer leur marche, à abandonner des caissons de munitions qu'ils faisaient sauter. Les fantassins allaient pieds nus et en guenilles, portant des armes rouillées. Exténués et affamés, ces soldats marchaient sans ordre, murmurant contre leurs chefs et vivant à la fortune du pillage[30].

Avec une pareille armée, et les renforts attendus faisant défaut, Blücher ne pouvait s'arrêter à Oulchy pour y livrer bataille. D'autre part, Soissons était fermé. Restait donc la retraite par Berry-au-Bac. Mais bien que Blücher ne pût être informé encore du mouvement de Napoléon sur Fismes, il hésitait à entreprendre avec toute son armée une marche de flanc toujours périlleuse. Après bien des hésitations, il s'arrêta à un moyen terme, qui consistait, si la chose était possible, à passer l'Aisne sur plusieurs points : les bagages, l'artillerie et une partie de l'infanterie passeraient à Berry-au-Bac ; les autres troupes sur un pont de bateaux qu'on établirait entre Soissons et Vailly[31]. En conséquence, le 3 mars, à six heures du matin, il fut prescrit aux commandants de corps d'armée de diriger leurs bagages sur Fismes et leurs troupes sur Buzancy. À Buzancy, ils attendraient des ordres. Le mouvement devait commencer à midi pour les bagages, de trois à quatre heures seulement pour l'infanterie. Ce retardement s'explique par la nécessité où se trouvait Blücher de laisser à ses soldats une demi-journée de repos. En même temps qu'il dictait ces ordres à Gneisenau, le feld-maréchal envoyait un aide de camp avec mission de voir où l'on pourrait jeter un pont sur l'Aisne. Blücher en personne devait se rendre de bonne heure à Buzancy, décider du lieu où le pont serait établi et faire tenir aux colonnes des ordres définitifs pour le passage[32].

A peine cette disposition, qui trahit assez l'embarras où se trouvait Blücher, était-elle communiquée aux chefs de corps, que le feld-maréchal reçut enfin des nouvelles de ses deux lieutenants. Une estafette, venue à franc étrier, lui remit vers sept heures du matin cette lettre de Winzingerode, datée du bivouac devant Soissons, 3 mars, cinq heures du matin : J'apprends que Votre Excellence se retire par Oulchy. Soissons étant occupé par l'ennemi et une tentative de prendre cette place ayant échoué hier, je ne puis croire autre chose, sinon que Votre Excellence se dirigera sur Reims par Fismes. Dans ces circonstances, je crois bien agir en faisant traverser par la plus grande partie de mon infanterie l'Aisne à Vailly, où Bülow a jeté un pont. Pour moi, j'attendrai le point du jour devant Soissons avec une division d'infanterie et toute ma cavalerie, et s'il n'est rien survenu de nouveau d'ici là, je me mettrai en route au lever du jour pour Fismes[33].

Ces nouvelles n'étaient pas, il s'en faut, celles qu'attendait Blücher. Ses ordres si précis du 25 février, relatifs à la marche sur Paris par Fismes et Oulchy, n'avaient pas été exécutés. Winzingerode ayant appris, le 27 février, le mouvement offensif de Napoléon, avait jugé que dans ces circonstances il importait à Blücher d'avoir sa retraite par l'Aisne assurée. Or, le meilleur passage de l'Aisne pour l'armée de Silésie, c'était le pont de Soissons. Il avait donc écrit à Bülow, l'engageant à se porter de Laon sur Soissons, tandis que lui-même s'y porterait de Reims : la place, attaquée par la rive droite et par la rive gauche, serait enlevée en vingt-quatre heures, et les deux généraux marcheraient alors, s'il y avait lieu, au secours de Blücher. Bülow avait acquiescé au plan de Winzingerode[34]. Le 1er mars, les deux corps s'étaient mis en marche ; le 2, ils avaient investi Soissons ; mais le 3, comme on l'a vu par la lettre de Winzingerode à Blücher, cette ville, qui semblait faire bonne résistance, ne s'était pas rendue, et, comme on l'a vu par la même lettre, le commandant de l'armée russe, désespérant d'enlever la place en temps opportun, se disposait à lever le siège[35].

Certes, il y avait là de quoi surprendre et irriter Blücher (sa colère fut vive, à entendre Müffling). Non seulement Winzingerode n'avait pas suivi ses instructions et avait ainsi empêché la concentration à Oulchy, qui était l'objectif indiqué ; non seulement il n'avait pas pris Soissons, ce qui eût justifié en une certaine mesure l'inexécution des ordres reçus ; mais encore, sachant la situation périlleuse où se trouvait l'armée de Silésie, au lieu de réunir toutes les troupes pour marcher rapidement à son secours, il les divisait et les portait dans des directions opposées. Tout cela n'était pas fait pour modifier le plan de retraite. Le feld-maréchal maintint ses ordres, et, vers onze heures, il se rendit à Buzancy pour décider du point où devait être jeté le pont de bateaux.

Le siège de Soissons au moment d'être levé, le corps de Bülow établi de l'autre côté de l'Aisne, les troupes de Winzingerode prêtes à se disperser sur la rive droite et sur la rive gauche de cette rivière, l'armée de Silésie battant en retraite, serrée de près par Marmont et menacée sur son flanc par Napoléon, Blücher ne pouvait se dissimuler l'extrême péril où il se trouvait, lorsqu'il reçut à Buzancy, à midi[36], une lettre de Bülow lui annonçant que Soissons était pris et que la ligne de retraite était conséquemment assurée : ... Je ne doute pas, terminait Bülow, faisant allusion à la sortie des troupes françaises avec armes et bagages, je ne doute pas que Votre Excellence ne préfère la possession rapide de ce point actuellement si important à la capture incertaine de la garnison, et je me flatte quo cet événement vous sera agréable. Il me semble d'autant plus important qu'on entend au loin une vive canonnade[37]. L'événement, en effet, était important. La reddition de la petite ville de Soissons changeait la face des choses.

 

 

 



[1] Ordre de Gneisenau, cité par Plotho, Der Krieg in Frankreich, III, 266, Cf. Droysen, York's Leben, III, 324 ; Mémoires de Marmont, VI, 197.

[2] Lettres de l'empereur de Russie et du roi de Prusse à Blücher, Bar-sur-Aube, 25 février, citées par Bogdanowitsch, I, 487-488 et 274.

[3] Damitz, Gesch. des Feldrugsges 1814, III, 478 ; Schelz, Die operazion. der ver bündeten Heere gegen Paris, I, 53.

[4] Les rapports de Winzingerode et de son lieutenant Woronzoff. Arch. topographiques de Saint-Pétersbourg, n° 46 692, 307 et 47 453, ne concordent pas avec le chiffre de 30.000 hommes donné au corps de ce général, à la fin de février, par tous les historiens allemands et russes. Avant le passage du Rhin, Winzingerode avait 36.000 hommes, mais tous n'entrèrent pax en France. Le 24 terrier, à Reims, Winzingerode avait 19.000 hommes ; du 25 au 28 terrier, il reçut 6.909 hommes de renfort (brigades d'infanterie Poncet Krazowsky et Scheltuchin et cosaques de Tettenborn). Total : 25.900 hommes.

[5] Müffling, Aus meinem Leben, 123 ; Kriegsgesch. des Jahres 1814, II, 73-74, 88 ; Leben des Gener. Bülow (par un officier prussien), 308 ; Plotho, III, 210.

[6] York : 14.228 hommes ; Kleist : 9.800 ; Sacken 13.700 ; Kapzéwitsch, Rudzévritsch et Korff (divisionnaires de Langeron) : 10 ou 11.000. Journal des opérations du général comte de Langeron. Arch. topographiques de Saint-Pétersbourg, n° 29103 ; Pioche, III, 262 ; Damitz, III, 476 ; Schelz, I, 53.

[7] Journal de Langeron. Arch. topographiques de Saint-Pétersbourg.

[8] Danilewsky, Feldzug in Frankreich 1814, I, 169. — Nous avons déjà dit (chapitre précédent) qu'il y avait là une ruse de Blücher puisque, le 25, aucun Français n'avait passé l'Aube.

[9] Rapport de Marmont à Berthier, Meaux, 28 février. Arch. nat., AF., IV, 1669. Cf. Plotho, III, 269-270.

[10] Mortier à Clarke, 25 février. Arch. de la guerre.

[11] Marmont : 6e corps ; divisions d'infanterie Ricard et Lagrange : 3.685 hommes ; 1er corps de cavalerie (sous Bordessoulle) : 2.403 hommes.

Mortier : 2e division de vieille garde (Christiani) : 2.385 ; gardes d'honneur de Defrance : 913 hommes ; 1re division de la cavalerie de la garde (Colbert) : 909 hommes ; artillerie : 157 hommes. Total général : 10.502 hommes.

Situations du 28 février (pour le corps de Marmont) et du 15 février (pour le corps de Mortier qui ne fut pas engagé du 14 au 26 février). Arch. de la guerre, carton des situations.

[12] Ordres de marche de Blücher, 27 et 28 février, cités par Plotho, III, 271, 272. Rapport d'un agent de la guerre à Clarke, 27 février. Rapport de Marmont à Berthier, 28 février. Arch. de la guerre.

[13] Rapports de Marmont à Berthier et à Clarke, May, 1er mars ; lettre de Mortier à Clarke, Lizy-sur-Ourcq, 1er mars. Arch. de la guerre. Plotho, III, 273.

[14] Marmont à Clarke, May, 1er mars, 3 heures du soir. Arch. de la guerre ; Marmont à Napoléon, Neufchelles, 3 mars. Arch. nat., AF., IV, 1670. Journal de Langeron. Plotho, III, 274-275 ; — Langeron avoue 406 tués ou blessés pour le seul corps de Kapzéwitsch.

[15] Division provisoire de Jeune garde (Porret de Morvan) : 4.879 hommes ; division provisoire de cavalerie de la garde (Boulnoir) : 1.026 hommes ; une compagnie d'artillerie : 150 hommes. Clarke à Napoléon, à Marmont, à Mortier, 28 février ; Ornano à Berthier, 28 février ; et Fabvier à Marmont, 27 février. Arch. de la guerre.

[16] Ordre de marche de Blücher pour le 2 mars, Fulaines, 1er mars (soir), cité par Plotho, III, 275. Cf. Clausewitz, Feldsug in Frankreich, 436.

[17] Tettenborn battait l'estrade entre l'Aube et la Marne. Attaqué le 28 février au matin près de la Père-Champenoise par les dragons de Roussel, il se retira sur Vertus et Épernay (Journal de Langeron. Arch. de Saint-Pétersbourg et Journal de Roussel. Arch. de la guerre). À Vertus, il envoya, le 1er mars, à Blücher plusieurs courriers pour l'informer que Napoléon marchait sur les derrières de l'armée de Silésie (Müffling, Kriegsgesch. des Jahres 1814, II, 81). Une de ces dépêches, prise par nos coureurs, se trouve aux Archives nationales, AF., IV, 1668.

[18] Registre de Berthier, ordres du 27 février au 2 mars. Arch. de la guerre.

[19] Divisions Charpentier et Boyer de Rebeval ; 12.555 hommes : divisions Meunier et Curial : 2.244 ; brigade Pierre Bayer : 1.912 ; division Friant : 6.600 ; division du duc de Padoue : 4.000 ; réserve d'artillerie : 1.000. Total pour l'infanterie et l'artillerie : 28.291.

Cavalerie de Grouchy : division des dragons de Roussel : 2.174 ; 2e et 3e divisions de cavalerie de la garde : 3.158. Ayant rejoint l'armée le 3 mars : 600 lanciers polonais. Total pour la cavalerie 5.942 hommes. Total général : 34.233 hommes.

Rapport de Drouot à Napoléon, Fismes, 4 mars. Musée des archives nationales ; situation de la division de Arrighi au 16 février ; situation de la cavalerie (signée Belliard), 2 mars, et Correspondance de Napoléon, 21 431.

[20] Correspondance de Napoléon, 21 421.

[21] Ordre général de Blücher, 2 mars, cité par Plotho, III, 278.

[22] Müffling, Aus meinem Leben, 123-124 ; Kriegsgesch. des Jahres 1814, II, 84.

[23] Müffling, 123-124. Cf. Bogdanowitsch, I, 300 ; Plotho, III, 283.

[24] Ces deux lettres sont classées aux archives de la guerre. La première à Kleist, annonce que Bülow et Winzingerode doivent, le 2 mars, attaquer Soissons. La seconde, écrite à Blücher, est intéressante à citer. Ayant appris à Villers-Cotterêts que Soissons était encore occupé par les Français, je me suis dirigé, par Chaudun, sur Laon. J'ai rencontré ici (à Braine) l'avant-garde de Winzingerode, qui s'est mise en mouvement de Reims sur Soissons. J'ai appris par le colonel russe Barnilow que Soissons devait être attaqué demain par les deux rives de l'Aisne : sur la rive droite, par le corps de Bülow, et, sur la rive gauche, par celui de Winzingerode, qui doit arriver aujourd'hui à Soissons. J'expire apprendre à Vailly, qui est occupé par le corps de Bülow, et où j'arriverai cette nuit, que Soissons est pris. Comme j'ai appris l'issue de l'affaire de Lisy, qui a eu lieu hier, ainsi que la direction que Votre Excellence a prise en se retirant, je ne manquerai pas d'en instruire Bülow, notre position pouvant se trouver changée par là.

[25] Rapports de Mortier et de Marmont, Neuilly, 3 mars, 8 heures du soir, Arch. nat., AF., IV, 1670. Cf. Mém. de Marmont, VI, 201-205, et Müffling, II, 86.

[26] Je suis en liaison avec la cavalerie du duc de Raguse... Grouchy à Napoléon, la Croix, 3 mars. Arch. nat., AF., IV, 1670. — De la Croix à Neuilly où était Marmont, il n'y a pas à vol d'oiseau plus de 6 kilomètres ; de la Crois à l'Ourcq, il y a 3 kilomètres. — Marmont, de son côté, écrivait à Grouchy dans la soirée du 3 mars : Ainsi, mon cher général, je compte que vous allez nous appuyer... Demain, au jour, je serai en marche pour poursuivre l'ennemi et en avoir tout ce que je pourrai. Arch. de la guerre.

[27] Registre de Berthier (ordres du 3 mars). Arch. de la guerre.

[28] Müffling, Aus meinem Leben, 123-124 ; Bogdanowitsch, I, 300.

[29] Registre de Berthier (ordres des 3 et 4 mars, à Grouchy, Drouot, Ney, Victor, etc.), et Grouchy à Marmont, Fismes, 4 mars. Arch. de la guerre.

[30] Droysen, Leben des Feldmarschalls York, III, 332. Grouchy à Napoléon, 1er mars. Arch. de la guerre. Cf. manuscrit de Brayer. Arch. de Soissons.

[31] La veille au soir, 2 mars, Blücher avait déjà envoyé à Bülow, (à tout hasard, car il ne savait pas l'endroit précis où celui-ci se trouvait), une lettre ou, en même temps qu'il lui ordonnait d'arrêter son mouvement sur Paris et de se joindre à lui, il lui demandait où l'on pourrait jeter un pont sur l'Aisne vers Buzancy. Lettre de Blücher à Bülow, citée par Varnhagen, Leben des Generals Bülow, 359.

[32] Ordre de marche du 3 mars, cité par Plotho, III, 281. Cf. Müffling, 124. Les commandants de corps devaient attendre des ordres à Buzancy, Blocher n'ayant pas encore résolu l'endroit où il jetterait un pont, s'il en jetterait un. Correspondance de Napoléon, 21 436. Cf. Bogdanowitsch, I, 311 et 315. — Le prince Gagarine, surpris à Reims dans la nuit du 4 au 5 par Corbineau, battait en retraite sur Laon, par Berry-au-Bac, avec quelques troupes. Il arriva au pont de Berry juste au moment de l'attaque de Nansouty.

[33] Registre de Berthier (ordres des 5, 6 et 7 mars). Arch. de la guerre.

[34] Lettres de Winzingerode à Bülow, et de Bülow à Winzingerode, 28 février 1814, citées par Bogdanowitsch, I, 305.

[35] Lettre précitée de Winzingerode à Blücher. J'attendrai le point du jour devant Soissons, et, s'il n'est rien survenu d'ici là, je me mettrai en route... — On ne saurait exprimer plus nettement l'idée de lever le siège. Müffling dit aussi que Blücher était d'avis de lever le siège si la place ne se rendait pas dans la journée.

[36] Müffling, 125 ; Droysen, III, 331.

[37] Lettre de Bülow citée par Damitz, II, 593.