La campagne de France, où l'intrépidité des soldats égala le génie du capitaine, eut trois époques distinctes. La première, qui s'étend du 25 janvier au 8 février, est marquée par les progrès menaçants des Alliés. En vain Napoléon a vaincu à Brienne, en vain il s'est maintenu douze heures à la Rothière contre des forces trois fois supérieures, il bat en retraite. La situation paraît désespérée, le résultat de la guerre proche et certain. Napoléon se sent impuissant à arrêter les armées de Bohême et de Silésie qui ont opéré leur jonction. Il ne compte plus sur ses troupes, à peine s'il compte encore sur lui-même. Son seul, son suprême espoir c'est une faute de l'ennemi. La seconde période, signalée par tant de victoires, pleine de tant d'espérances, s'ouvre le 9 février et se ferme le 26 février. Tout change. La faute stratégique attendue par Napoléon, les Alliés l'ont commise. Au lieu de marcher sur Paris concentriquement, ils ont marché excentriquement. Les armées alliées sont séparées. L'empereur fond sur Blücher, le bat dans quatre rencontres successives, puis il revient contre Schwarzenberg qui, vaincu à son tour, rétrograde vers Chaumont et Langres. Le 26 février, la situation est celle-ci : les armées de la Coalition sont battues et désunies ; l'armée de Bohême est en retraite vers l'est, l'armée de Silésie est compromise dans une marche de flanc où elle risque d'être exterminée. Vainqueur dans dix combats depuis vingt jours, Napoléon a rétabli l'équilibre. Il a l'offensive, il espère la victoire. La troisième période commence le 27 février par le combat de Bar-sur-Aube et se termine le 30 mars par la bataille de Paris. Le sort journalier des armes tourne contre l'empereur. Les événements le trahissent. Ses admirables manœuvres, les sublimes efforts de ses soldats n'aboutissent qu'à des victoires blessées à mort. Durant cette troisième phase de la guerre, cependant, il y a encore bien des alternatives, il reste encore bien des espérances. Trois fois le génie indomptable de Napoléon est au moment de rappeler la fortune. Trois fois Les Alliés sont menacés, perdus peut-être. Mais le hasard se fait leur complice ; il les sert et il les sauve. C'est principalement cette dernière époque de la campagne, la moins bien connue et la plus dramatique, que nous avons racontée, en prolongeant le récit jusqu'à l'abdication et en mêlant aux détails de l'histoire militaire les développements de l'histoire générale. Nous n'avons point d'ailleurs négligé de montrer les commencements de l'invasion. Dans les premiers chapitres, on suivra les armées alliées depuis le Rhin jusqu'à l'Aube, Napoléon en ses retraites savantes et en ses foudroyants retours, les diplomates de Châtillon au milieu de leurs laborieuses négociations. On verra la France ruinée et abattue, travaillée par les mécontents et les conspirateurs, saccagée par les Cosaques et les Prussiens, d'abord surprise et patiente, puis révoltée et vengeresse. Pour ce livre, nous nous sommes servi exclusivement des documents originaux. À dix pages près, nous avons réussi à faire ce récit sans recourir au texte des historiens. Nous disons : au texte et non : aux œuvres, car, si nous avons trouvé dans les différentes archives de la France et de l'étranger des documents sans nombre, les historiens allemands et russes nous ont fourni aussi beaucoup de pièces originales. Le Krieg in Frankreich de Plotho, par exemple, n'est à proprement parler qu'un recueil de dispositions et d'ordres de marche. Au reste, il est bon de le faire remarquer, tous les documents originaux, bien qu'également authentiques, ne méritent pas la même crédibilité. Entre un ordre écrit le matin d'une bataille, alors que la moindre erreur dans l'indication de l'heure ou du lieu pourrait entraîner les plus terribles désastres, et un rapport rédigé le lendemain de l'action, il est aisé de voir où est la vérité ; de même entre la correspondance d'un ministre et les Mémoires manuscrits ou imprimés de ce ministre ; de même entre un rapport de police et un article de gazette. Il est également manifeste qu'un témoignage pour ou contre l'empire a plus ou moins d'autorité suivant qu'il se trouve sous la plume d'un royaliste comme Gain de Montagnac, d'un Russe comme Danilewsky, d'un républicain comme Dardenne ou d'un bonapartiste comme Lavalette. Ajoutons que si dans nos références nous citons généralement deux ou trois documents, quand un seul paraîtrait suffire, c'est en vertu de l'axiome : Testis unus, testis nullus. Nous avons consciencieusement cherché la vérité. Au risque de froisser toutes les opinions, nous avons voulu ne rien omettre, ne rien voiler, ne rien atténuer. Mais impartialité n'est point indifférence. Dans ce récit, où nous avons vu avant tout la France, la grande blessée, nous n'avons pu ne pas tressaillir de pitié et de colère. Sans prendre parti pour l'empire, nous nous sommes réjoui des victoires de l'empereur et nous avons souffert de ses défaites. En 1814, Napoléon n'est plus le souverain. Il est le général ; il est le premier des soldats français. Nous nous sommes rallié à son drapeau en disant comme le vieux paysan de Godefroy Cavaignac : Il ne s'agit plus de Bonaparte. Le sol est envahi. Allons nous battre. H. H. Paris, 25 mars 1888. |