Polydore HOCHART
Honoré docteur et respectable ami, Dans mes études sur l’Authenticité des Annales et des Histoires de Tacite[1], j’ai exposé les raisons qui me donnent la conviction que ces ouvrages sont apocryphes. J’ai ajouté que je les croyais dûs à la plume de Poggio Bracciolini qui les avait publiés, d’accord avec son ami Niccoli, comme une précieuse découverte qu’il avait faite. A ce sujet, j’ai eu l’occasion de dire que ces œuvres attribuées à Tacite avaient été inconnues des érudits du XIIIe et du XIVe siècle, et même du plus éminent d’entre eux, de Boccace. A l’appui de cette opinion, j’ai rappelé que l’illustre Florentin avait complètement ignoré les horribles supplices qui, selon les Annales, auraient été infligés aux chrétiens lors de l’incendie de Rome sous Néron. Dans le De casibus virortim et feminarum illustrium, en effet, venant à parler de la vie de ce César, Boccace déclare que c’est un devoir pour lui de ne pas oublier de mentionner le sang des disciples qui fut alors versé ; et il se borne à rapporter la mort de Pierre et celle de Paul, selon les Actes de ces apôtres[2]. Nous pouvons constater encore que dans la Légende dorée, Jacques de Voragine, le célèbre hagiographe du XIIIe siècle, en racontant les vies et les martyres de saint Pierre et de saint Paul, s’étend longuement sur les crimes imputés à Néron, le meurtre de sa mère, la mort de Sénèque, celle de Lucain et qu’il ne dit pas un mot des chrétiens suppliciés à l’occasion de l’incendie de Rome[3]. Si les Annales de l’historien romain que Poggio se flattait d’avoir mis au jour provenaient de quelque monastère d’Italie ou d’Allemagne, où elles avaient été antérieurement transcrites, cette persécution des chrétiens par Néron serait-elle demeurée dans l’oubli ? Qui dans des siècles de foi aurait pu la lire et ne pas conserver empreint dans son esprit le tableau de ces victimes brûlant en guise de torches et éclairant de lueurs sinistres les jardins du Vatican ? N’aurait-il pas considéré comme un impérieux devoir de répandre cette glorieuse manifestation de la foi des premiers fidèles ? N’était-ce pas là une matière à composer quelqu’une de ces histoires émouvantes et édifiantes, de ces légendes dont se nourrissait l’imagination au moyen âge ? Eut-il été un pèlerin venu à Rome, isolément ou au temps du jubilé, auquel on eût manqué de montrer l’emplacement sacré où avait eu lieu ce drame épouvantable[4] ? Comment Voragine aurait-il gardé le silence ? Comment Dante n’en aurait-il point parlé dans la Divine comédie ? Comment Boccace l’eût-il ignoré[5] ? Vous demeurez toutefois convaincu que Boccace avait eu en mains les œuvres de Tacite, qu’il en avait fait lui-même la transcription. Les témoignages, il est vrai, sur lesquels vous appuyez votre opinion, paraissent de prime abord très probants. Ce sont : 1° Le catalogue de la bibliothèque du couvent du Saint-Esprit à Florence. Dans l’inventaire des volumes provenant, disait-on, de la succession de Boccace et copiés par lui, se trouve mentionné un Tacite. 2° Lettre de Boccace à Nicolas de Montefalcone. Il réclame à un moine de ce nom un manuscrit de Tacite qu’il lui aurait prêté. 3° La Généalogie des Dieux. Dans ce traité, Boccace, au sujet de la Vénus de Paphos, fait appel aux écrits de Tacite. 4° De claris mulieribus. Boccace, dans cet ouvrage, raconte les vies d’Agrippine, d’Épicharis, de Poppée, de Pauline, de Triaria d’après les récits qui se lisent dans les Annales et les Histoires. 5° Commentaire du Dante. Dans un commentaire de la Divine Comédie, l’auteur du Décaméron rapporte, à propos de Lucain et de Sénèque, ce que disent d’eux les Annales de Tacite. Nous allons, si vous le voulez bien, examiner et discuter la valeur de ces témoignages. Nous arriverons peut-être à partager cette conviction que c’est avec la plus grande prudence que l’on doit accepter pour sincères et authentiques les documents littéraires ou historiques qu’ont publiés les humanistes et les éditeurs du XVe siècle. I. — LE CATALOGUE DE LA BIBLIOTHÈQUE DU SAINT-ESPRIT.Boccace avait copié de sa main, dit Giannozzo Manetti[6], non seulement les œuvres de la plupart des anciens poètes, mais aussi des orateurs, des historiens, presque tout en un mot ce qui se pouvait trouver d’écrits en langue latine ; à tel point que le nombre de ses transcriptions stupéfie ceux à qui on les montre. Il semble, en effet, surprenant que le citoyen éminent de Florence qui prenait une part active aux affaires de la République, qui était chargé par elle de diverses ambassades, ait employé une si grande partie de son temps à faire lui-même des copies, alors qu’il ne manquait pas de scribes auxquels il pût confier ce soin sous sa surveillance. Il est toutefois certain qu’on avait, ainsi que le rapporte Vespasiano[7], réuni dans une salle du couvent du Saint-Esprit à Florence, qu’on nommait la Bibliothèque de Boccace, un grand nombre de volumes qu’on disait avoir été transcrits par lui-même. A la Bibliothèque du Vatican, sous le n° 3362, est un manuscrit de Boèce, De Consolatione philosophiæ, qui a appartenu à Bernard Bembo, le père du célèbre cardinal. Une note autographe indique qu’il provenait de la bibliothèque de Boccace au couvent du Saint-Esprit où Bembo en avait fait l’acquisition en 1475, alors qu’il remplissait les fonctions d’ambassadeur de Venise à Florence. Mais le De Consolatione de Boèce était un ouvrage assez répandu ; et l’exemplaire dont Bembo était devenu propriétaire n’avait d’autre mérite que celui d’avoir été copié par la main d’un homme illustre[8] ; c’était là ce qui importait au sénateur vénitien, grand amateur de curiosités littéraires. Tout à Florence était objet de commerce ; et c’est vraisemblablement pour cette cause que les volumes du Saint-Esprit ont été dispersés et ne nous sont point parvenus. En effet, quand, comment, par qui avait été formée cette bibliothèque dite de Boccace ? Ecoutons Vespasiano[9] : Il est encore aujourd’hui au Saint-Esprit, dit-il, une bibliothèque qui porte le nom de Boccace et qui fait, partie de celle des Frères. C’est Niccoli qui la fit faire et y fit mettre les livres de Boccace pour qu’ils ne se perdissent pas. Ainsi celui qui avait présidé au choix et à la réunion de ces volumes, c’était précisément Niccoli, le fameux spéculateur en librairie. Aussi quant à l’authenticité d’origine du nombre colossal d’ouvrages dont la transcription était attribuée à Boccace, le témoignage de G. Manetti ne saurait être accepté sans réserve ; il était, on le sait, un des plus intimes amis de Niccoli et à ce titre il fut désigné par lui pour être un de ses exécuteurs testamentaires[10]. Nous admettrons cependant que Boccace ait été non seulement un profond érudit, mais encore un copiste infatigable ; et nous nous bornerons à nous demander si l’on peut tenir pour certain qu’il ait fait une transcription de Tacite ou qu’il ait possédé un manuscrit de ses œuvres. On lit dans le catalogue des livres du couvent du Saint-Esprit qui est conservé à la Bibliothèque Médicéo-Laurentienne à Florence[11] : Item in eodem banco V liber VII. Id quod de Cornelio Tacito reperitur completus copertus corio rubeo cujus principium est : Nam Vateriuin Asiaticum ; finis vero in penultima carta : machina accessura erat. Il porte la mention suivante : Ystud est inventarium parve librerie[12] conventus Sancti Spiritus de Florentia. In quo scribentur omnes libri qui ibi reperientur. Factum et inceptum die XXa mensis Septembris M° CCCC° LI . . . . . . . . . . Scriptum per me magistrum Santem de Marcialla. Et visum per baccalarium fratrem Dominicum de Artimino. Il faut ainsi constater que ce catalogue n’a été dressé qu’en 1451, soixante-six ans après la mort de Boccace et vingt-deux ans environ après la mise au jour de Tacite par Poggio. Or, n’oublions pas que Poggio s’était d’abord flatté d’avoir reçu d’un moine du couvent allemand de Hersfeld les œuvres alors inconnues de l’historien romain. Mais ayant rencontré des incrédules et des mauvais plaisants, il avait changé de thèse ; et, d’accord avec Niccoli, il avait ensuite voulu paraître n’avoir rien découvert du tout ; il avait affirmé qu’on possédait depuis longtemps à Florence des manuscrits de Tacite. Il en désignait un, entre autres, dont l’écriture étain fort belle, et qui aurait appartenu, disait-il, à Coluccio Salutati[13] ou à quelque autre personnage. Mais il se garde prudemment de rien préciser ; de celui du couvent du Saint-Esprit, il ne dit pas un mot. La justification de cette assertion était, toutefois, une nécessité pour les deux amis ; elle aurait parfaitement pu les conduire à mettre plus tard un Tacite au nombre des livres de Boccace. Mais il y a lieu de douter que l’origine du manuscrit de la Bibliothèque du Saint-Esprit ait été admise alors pour authentique[14]. Il aurait, en effet, présenté une particularité qui mérite notre attention. Dans la description qui nous en est donnée il est dit que le commencement était : nam Valerium Asiaticum ; il y avait ainsi identité du début avec le IIe Médicis. Mais il se serait terminé par : machina accessura erat. Ces mots ne se trouvent point dans le Ve livre des Histoires. Or, puisque l’exemplaire contenait tout ce qui était connu de Tacite (quod de Cornelio Tacito reperitur), qu’il était complet (completus), il en faut conclure qu’il avait en outre un supplément qui ne nous est point parvenu. Alors comment expliquer que Niccoli, ni Poggio, ni aucun autre érudit florentin n’ait fait la transcription de la partie qui manquait à leurs éditions ? Ce qui, en tout cas, est incontestable c’est qu’on n’a pu trouver aucun manuscrit de l’historien romain ayant été écrit par l’auteur du Décaméron ou lui ayant appartenu. On ne saurait non plus dire où, quand, comment il aurait pu s’en procurer un. Il y a plus. Il n’existe pas de manuscrit de Tacite transcrit au XIIIe ou au XIVe siècle. Tous ceux que nous avons sont du XVe ou du XVIe siècle ; ils ont tous été copiés sur celui de Poggio et de Niccoli. II. — LETTRE DE BOCCACE À NICOLAS DE MONTEFALCONE.Parmi les lettres de Boccace il en est une qu’il aurait écrite à un certain Nicolas de Montefalcone et dans laquelle il réclame un manuscrit de Tacite qu’il avait prêté. Examinons cette lettre[15]. Après avoir rappelé leurs anciennes relations, Boccace apprend à Nicolas la mort d’Urbain V et l’élévation au souverain pontificat de Grégoire IX. Puisque Grégoire, lui dit-il, avait été son protecteur à Rome à la sollicitation du comte de Beauce et avait alors intercédé en sa faveur, il doit se rendre de suite à Naples pour voir le seigneur angevin ; ses relations sont toujours intimes avec le nouveau pape et il pourra de la sorte lui obtenir ce qu’il désire. Puis, sans aucune transition, sans aucune explication, il termine ainsi : Le volume de Cornelius Tacitus que je t’ai apporté, aie l’obligeance de me le faire parvenir afin de ne pas me faire perdre le fruit de mon travail et de ne pas augmenter les détériorations du livre. Adieu. Naples le 23 des calendes de février. Nous avons à constater tout d’abord que l’original de cette lettre, cela va sans dire, manque. On n’en a que des copies : l’une est à Florence et provient de la collection Riccardiana ; l’autre est à la bibliothèque communale de Sienne ; la première est du XVe siècle ; la seconde est en partie du XVe siècle et en partie plus récente[16]. Urbain V était mort à Avignon le 19 décembre 1370 et Pierre Roger de Montroux, fils du comte de Beaufort en Anjou, élu par le conclave, avait été couronné à Avignon le 5 janvier suivant. La lettre serait ainsi du 20 janvier 1371. Or, est-il établi, est-il même vraisemblable que Boccace fut à Naples à cette date ? En 1368 il était envoyé par la République en ambassade auprès d’Urbain V à Avignon ; en 1372 nous le retrouvons à Florence. Qu’est-ce qui aurait pu le conduire à Naples au commencement de 1371 ? Les florentins n’avaient aucun grave intérêt à débattre avec la famille d’Anjou, d’autre part Boccace n’avait pas conservé de sympathiques relations à la cour de Jeanne. Il en avait fait l’épreuve en 1361. Peu flatté de l’accueil qu’il avait reçu dans la ville où tant de souvenirs de jeunesse l’attiraient, il s’était empressé de la quitter et d’aller à Venise chercher auprès de Pétrarque des consolations aux blessures de son amour propre[17]. Entre autres motifs, on ne lui pardonnait vraisemblablement pas d’avoir été seul, ou à peu près seul, des écrivains contemporains, qui ait jeté le soupçon sur les mœurs privées de la reine, d’avoir laissé entendre qu’elle avait eu des complaisances coupables dans sa jeunesse pour le fils de la nourrice du duc de Calabre, son père[18] ? On ne saurait donc s’expliquer ce qui aurait pu amener momentanément alors Boccace à Naples. Aussi Manni déclare-t-il que son séjour dans cette ville au commencement de 1371 est plus que douteux, qu’il n’y croit pas, non plus qu’à celui qu’il y aurait fait de nouveau, suppose-t-on, en 1373[19]. Il faut remarquer, en outre, que cette lettre avait été également publiée sous un autre nom. Les motifs de l’attribuer à Boccace sont donc loin d’être nettement établis ; et Manni avec raison doute de son authenticité[20]. Quel est, en effet, ce correspondant ? Par la haute situation de Boccace, par l’importance attachée à l’élévation du nouveau pape, on a d’abord pensé que c’était un supérieur de couvent, de celui de Saint-Étienne de Calabre. Mais s’il y a eu des abbés appelés Nicolas, on n’en connaît pas de spécialement désignés sous le nom de Montefalcone ; il n’y en a pas eu d’ailleurs à cette date. On a dû alors supposer que c’était un simple moine, ce qui ne se conçoit guère. Or, s’il faut ainsi reconnaître qu’on ne sait pas exactement à qui cette lettre aurait était adressée[21], on ne saurait nécessairement établir comment la copie en est arrivée aux mains de l’éditeur et en justifier la sincérité. Pourquoi, enfin, à quel titre Boccace aurait-il envoyé en communication un manuscrit de Tacite à ce moine inconnu ? C’est là encore un mystère. Cette lettre n’a donc aucun caractère d’authenticité et doit être classée parmi celles qui ont été faussement attribuées à Boccace[22]. III. — GÉNÉALOGIE DES DIEUX.Dans la Genealogia Deorum, toutefois, Boccace a fait expressément appel au témoignage de Tacite au sujet du culte de Vénus à Paphos. On y trouve le passage suivant[23] : Les habitants de Paphos veulent que ce soit chez eux que Vénus ait émergé au sortir des ondes. Avec la permission de votre majesté, ô excellent roi[24], je dirai ce que je n’eusse pas osé si je ne connaissais l’équité de votre esprit, même dans les cas les plus graves. L’île de Chypre est universellement renommée pour être, soit par l’influence du climat, soit par quelque vice propre à ses habitants, si portée aux plaisirs de l’amour qu’elle semble une boutique où tout vivant peut assouvir ses désirs de débauches et de voluptés. C’est pourquoi l’on doit accorder aux Paphiens que c’est chez eux que Vénus aborda. Cette opinion appartient certainement mieux à l’histoire que celle qu’on peut tirer de Cornelius Tacitus. Il veut, semble-t-il, que Vénus instruite par un présage soit montée à main armée dans l’Ile, ait fait la guerre au roi Cynare ; que celui-ci dans sa paix avec Vénus convint d’élever un temple à la déesse et que l’exercice du sacerdoce serait réservé à la postérité de Vénus et à la sienne. Le temple édifié, on y sacrifiait en holocauste uniquement des animaux mâles ; mais il était défendu de souiller de sang les autels ; on n’y offrait que des prières et un feu pur. L’effigie de la déesse, dit-il, ne présentait pas une forme humaine ; c’était un bloc arrondi, plus large à la base, se rétrécissant au sommet comme une borne. Aussi cela ne saurait-il avoir aucune raison d’être. C’est pourquoi donc la déesse est peinte nue, comme si elle voulait se montrer toujours prête à tout. Le seul fait de nommer Tacite ne prouverait nullement que Boccace ait eu ses rouvres en mains. Il n’est guère possible de croire que le conteur du Décaméron ait lu l’immense quantité d’ouvrages qu’il cite, qu’il les ait annotés, qu’il en ait fait des extraits. Bien plus, comme la plupart des littérateurs de son temps, il ne se croyait pas tenu à une grande sincérité dans l’indication des sources où il aurait puisé. Il cite non seulement, des passages qui ne sont point dans les auteurs désignés, mais il invoque le témoignage d’auteurs imaginaires. Apostolo Zeno[25], au siècle dernier, et d’autres avant lui[26] ont constaté que Boccace supposait et citait des écrivains qui n’avaient jamais existé ; tel est, entre autres, le grec Theodontios qui revient si souvent sous sa plume. Mazzucchelli a voulu défendre Boccace en attribuant l’accusation d’inexactitude à l’ignorance des critiques. Mais on doit convenir avec Tiraboschi qu’une pareille défense est bien faible et qu’elle n’établit nullement quel était, par exemple, ce Theodontios que personne ne connaît. Notons encore que Boccace n’a fait intervenir Tacite que cette seule fois. Or les Annales et les Histoires contiennent une foule de digressions au sujet des cultes anciens ; et est-il admissible que l’auteur de la Généalogie des Dieux, s’il en avait eu connaissance, ne les eût pas mentionnées ? Geraldi qui écrivait plus tard son Historia Deorum, alors que les manuscrits de Tacite étaient en circulation, n’a pas manqué de s’en servir[27]. Quand on cherche à déterminer à quelle époque Boccace a composé ce grand ouvrage d’érudition on rencontre d’assez graves difficultés. Dans son épître dédicatoire à Hugues IV, roi de Chypre, il dit qu’effrayé d’une telle entreprise qui exigeait tant de connaissances que Pétrarque seul pouvait y réussir, il fut d’abord tenté d’y renoncer, mais que l’attaché à la cour du roi qui lui avait fait part de son désir, lui montra combien il serait honteux pour un jeune homme de reculer devant le travail[28] ; et combien au contraire il serait glorieux pour lui de mener à bonne fin la tâche qui lui était proposée et de plaire à un prince glorieux. Boccace parle en même temps de la jeunesse de Hugues et le loue de la protection qu’il accorde aux lettres. On devait par suite penser qu’à la date de cette épître, l’auteur et le prince étant tous deux jeunes encore, cette mythologie avait été écrite de 1320 à 1325. Cependant à la fin de son livre Boccace parle de Robert, roi de Jérusalem et de Sicile comme d’un personnage déjà descendu dans la tombe[29]. Il mourut en 1343. La Généalogie des Dieux n’a donc été achevée que vers 1344. Boccace aurait ainsi mis environ vingt-cinq ans à la composer[30]. On a par suite, même de son vivant, clouté que l’ouvrage ait été fait sur l’invitation du roi de Chypre ; on prétendait que l’épître dédicatoire n’était qu’une fiction ; et Boccace eut à se justifier de cette accusation[31]. Nous sommes porté à croire que notre auteur n’a pas attendu un quart de siècle pour satisfaire son royal protecteur et que les derniers chapitres qui réfutent les reproches qui lui furent adressés, n’ont été écrits qu’après la publication de l’ouvrage. Mais quoiqu’il en soit de sa date exacte, la Généalogie des Dieux ou tout au moins les premiers livres sont incontestablement le premier travail d’érudition de l’illustre florentin. Le De casibus virorum et feminarum illustrium lui est postérieur de plusieurs années au moins ; il y raconte, en effet, comme un souvenir historique l’aventure de ce Gauthier, duc d’Athènes, qui gouverna Florence de 1341 à 1343. Or, nous avons constaté que lorsqu’il a écrit ce dernier volume, il n’avait pas lu les œuvres de Tacite. Comment donc aurait-il antérieurement connu le passage relatif à la Vénus de Paphos ? Mais, dira-t-on, d’où Boccace aurait-il tiré les éléments du passage qu’il attribue à Tacite ? — Sous le nom de l’historien romain il a mis le résultat de ses propres lectures ou peut-être l’opinion de quelqu’un des personnages avec lesquels il était en relation. Ce qu’on lit dans de la Généalogie des Dieux pouvait être facilement connu des érudits du XIVe siècle. Outre la Vénus de l’Amour, la Vénus Céleste, les anciens avaient aussi la Vénus des Victoires, Venus Victrix[32]. A Chypre, à Cythère, dans la Grèce même, nommément à Lacédémone, à Corinthe, comme aussi chez les Romains, Vénus était représentée armée et combattant. C’est aussi avec une lance, un bouclier, un casque que se montre Astarté sur une multitude de médailles asiatiques[33]. Macrobe rapporte que les Cypriens donnaient à Vénus de la barbe avec le corps et l’habillement d’une femme, un sceptre et qu’ils la croyaient mâle et femelle[34]. Servius confirme les points essentiels de ce récit[35]. Macrobe et Servius étaient connus de Boccace[36]. Ses amis de l’entourage du roi Hugues, les Vénitiens et les florentins qui commerçaient avec l’île avaient certainement eu sous les yeux des médailles cypriennes de la Vénus Victrix. L’histoire de Cynire avait été contée par nombre d’auteurs et les variantes ne manquaient pas. Boccace en parle à plusieurs reprises. Mais l’écrivain du XIVe siècle se trahit. Ce qu’il nous dit des rites de Paphos ne saurait, en effet, être attribué, comme il voudrait le faire croire, à un auteur romain. Il y avait dans l’antiquité différents cultes et par suite différents modes d’honorer Vénus selon les localités, selon les sanctuaires, et, dans les mêmes lieux, selon les époques de l’année. Tantôt à Paphos on immolait des victimes[37], tantôt on offrait à la déesse des fleurs et des parfums[38] ; le plus souvent l’encens brûlait sur les autels en même temps que la chair des animaux. Mais là où l’on sacrifiait des génisses ou des chevreaux, il ne pouvait être défendu de souiller de sang les autels ; t’eût été manifestement contradictoire. C’est encore une erreur de dire qu’à Paphos on n’offrait en holocauste que des animaux males. Ovide nous montre qu’aux jours de fête de Vénus on immolait dans toutes les parties de l’île des génisses blanches[39]. Il n’est pas vraisemblable que Tacite eût commis une pareille faute. Quant à la forme conique ou pyramidale qui fut donnée à l’emblème de Vénus, elle pouvait être facilement connue. Servius[40] et Maxime de Tyr[41] apprenaient qu’il en avait été ainsi. D’autre part sur les médailles soit autonomes, soit impériales, frappées dans l’île de Chypre depuis Auguste jusqu’à Macrin inclusivement et sur plusieurs pierres gravées d’époque romaine, on voit cet emblème à la place que devait occuper la statue de la déesse dans la cella[42]. Les marchands qui fréquentaient l’île et recherchaient les curiosités antiques, ni les lettrés ne l’ignoraient pas. Mais Boccace rejette cette forme représentative de Vénus comme étrange et inconcevable ; il ne reconnaît pour légitime que celle de la beauté féminine par excellence dont avaient revêtu la déesse les plus illustres peintres, sculpteurs et poètes de la Grèce et de Rome. Avant d’adopter, en effet, ou mieux de reprendre l’antique emblème conique[43], Paphos, comme sa rivale Cos, avait offert à l’admiration des étrangers une Vénus dans le simple appareil d’une beauté sortant des eaux. La merveilleuse statue créée, disait-on, par le ciseau de Pygmalion, le père de Cinyre, n’était autre selon la tradition que celle de la déesse elle-même[44]. Il est fort naturel que l’auteur de la Généalogie des Dieux déclare que l’emblème conique de Vénus n’avait aucune raison d’être. Pour en comprendre la signification il lui eût fallu être initié à la connaissance des figures symboliques de la religion Solaire ou du Naturalisme qui avait pris, au détriment de l’anthropomorphisme, une si grande extension dans l’empire romain[45]. Pour la grande masse des esprits alors, le principe de la vie et de l’intelligence dans l’univers, l’essence divine était le feu. Les cônes, les colonnes, les pyramides étaient les symboles de l’immutabilité et de la permanence de la lumière, c’est-à-dire de la divinité[46]. Un écrivain romain ne l’eut pas ignoré. On ne saurait donc conclure du passage relatif à la Vénus de Chypre que Boccace avait eu en mains un manuscrit de Tacite. La citation qu’il en fait rentre évidemment dans la catégorie de celles qu’il avait imaginées. La Généalogie des Dieux fut le premier ouvrage qui, au XIVe siècle, ait donné aux esprits curieux de connaître l’antiquité, quelques notions sur les religions païennes dont l’étude avait été complètement délaissée au moyen âge. Aussi eût-elle, dit Ginguené, un succès prodigieux. Aucun humaniste du commencement du XVe siècle n’eut négligé de la lire. La sincérité de Boccace n’avait pas encore été mise en doute ; il faisait autorité. Poggio, en conséquence, n’aurait pu se dispenser de faire figurer dans les œuvres de Tacite les renseignements sur le culte de Vénus à Paphos que Boccace lui avait attribués ; c’était un témoignage indispensable à offrir de leur authenticité. Ouvrons le IIe livre des Histoires. On y lit : Ch. I : Titus était à Corinthe, ville de l’Achaïe, lorsque « des nouvelles sûres lui apprirent la mort de Galba..... Ch. II : Après avoir longtemps balancé entre la crainte et l’espérance, l’espérance l’emporta ; il revint en Orient..... Par des routes plus hardies, il gagna les ales de Rhodes, de Chypre et ensuite la Syrie. Dans ce trajet il eut le désir de s’arrêter à Paphos pour y visiter le temple de Vénus, temple célèbre chez les indigènes et chez les étrangers. Je vais donner en peu de mots quelques détails sur l’origine de ce culte, l’établissement du temple, la forme de la déesse qui n’est nulle part représentée de cette manière. Ch. III : Une ancienne tradition attribue la fondation du temple au roi Verianus — Verianum[47] — et ce nom, s’il fallait en croire certains récits, serait celui de la déesse elle-même. D’après une opinion plus récente le temple fut consacré par Cinyre au lieu même où Vénus aborda en sortant de la mer qui l’avait conçue ; mais il avait introduit la science et les pratiques des aruspices[48]..... il fut ensuite convenu que les descendants de l’une et l’autre famille présideraient au culte. Plus tard pour qu’une race non indigène n’eût pas la prééminence sur la race royale, les étrangers renoncèrent à la science qu’ils avaient importée ; le prêtre toutefois est toujours un descendant de Cinyre. On accepte toutes sortes de victimes ; mais les mâles sont préférés. On a surtout confiance dans les entrailles des chevreaux. Il est défendu d’ensanglanter les autels ; on n’y offre que des prières et un feu pur ; et quoique situés en plein air, ils ne sont jamais mouillés par la pluie. La déesse n’est point représentée sous une forme humaine ; c’est un bloc arrondi, plus large à la base, se rétrécissant au sommet comme une borne. On en ignore la raison. Ch. IV. Après avoir contemplé les trésors et les offrandes des rois et les autres objets que les Grecs, épris des vieux souvenirs, font remonter à une obscure antiquité, Titus consulta l’oracle d’abord sur sa navigation... Examinons maintenant ces passages : Dès les premières lignes nous remarquons des explications qui semblent sans objet sous la plume de Tacite. Aurait-il eu besoin d’apprendre à ses lecteurs que Corinthe était une ville grecque et que le temple de Paphos était célèbre chez les indigènes et les étrangers ? Il ne dit au contraire pas un seul mot d’éclaircissement au sujet de Cinyre ; pensait-il que ce personnage fût plus connu du public que Corinthe et Paphos ? Puis on ne saurait comprendre qu’au moment où il devait avoir une si grande hâte de rejoindre son père dans les graves circonstances où se trouvait l’empire, Titus ait eu l’envie de faire une promenade archéologique dans file de Chypre. Consulter l’oracle, si l’occasion s’en présentait, mais agir promptement et repartir aussitôt, telle devait être son unique préoccupation. C’est donc aussi une faute de composition de la part de l’historien, que d’arrêter la pensée du lecteur, qui n’a d’yeux en un pareil moment que pour Titus et Vespasien, sur une question mythologique sans lien avec le drame qui se déroule. Le sujet a un certain intérêt pour nous, les modernes ; et nous excuserions assez volontiers l’auteur. Mais en pouvait-il être de même pour les Romains ? Qui d’entre eux n’avait entendu parler du temple de Paphos ? Tacite aurait-il songé à faire ici une pareille digression ? Et pourquoi ? Qu’apprend-il de l’origine du culte et de l’établissement du temple ? Nous n’insisterons pas sur les divergences que présente ce chapitre des Histoires, comparé à celui de la Généalogie des Dieux. Boccace n’avait pas prétendu citer textuellement ; il donnait seulement le sens général, le résumé de l’opinion de Tacite. Ces divergences sont toutefois assez notables. Mais on ne peut s’empêcher de constater que quel que soit le faible degré de confiance que l’on doive accorder au texte de Boccace, il est du moins assez clair. Dans les Histoires, au contraire, ce n’est que confusion et obscurité. Qui importa à Chypre la science des aruspices ? Quelles sont les deux familles qui partagent le ministère du culte ? Quelle est l’étrangère[49] ? Ne nous vient-il pas inévitablement à la mémoire le vers si vrai de Boileau : Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. Est-ce donc bien du Tacite que nous avons sous les yeux ? Il ne valait pas, d’ailleurs, la peine de détourner notre attention des événements de la guerre civile pour nous entretenir en termes aussi incohérents de l’origine du temple de Paphos. Et qui eût obligé Tacite à le faire ? Évidemment rien. Poggio, au contraire, nous l’avons dit, avait à faire figurer dans son travail les fragments, antérieurement à lui, attribués à l’écrivain romain. Ici, comme en une foule de cas, se justifie et s’explique la remarque si juste de Désiré Nisard, que l’auteur des Annales et des Histoires est obscur et affecté quand il veut exprimer autrement que ses devanciers ce que ceux-ci avaient dit[50]. Pour ce qui est des rites, Boccace avait fait dire à Tacite qu’on ne sacrifiait que, des animaux mâles. Cette erreur est rectifiée dans les Histoires ; il est dit seulement que les males sont préférés ; ce qui n’est pas encore peut-être complètement exact. On trouve dans les Histoires un détail à propos des autels qui n’est pas dans la Généalogie des Dieux. Quoique situés en plein air, y lit-on, ils ne sont jamais mouillés par la pluie. Cette particularité miraculeuse du temple de Paphos avait été rapportée par Pline l’ancien, dans son Histoire naturelle. Il écrit[51] : Paphos a un temple célèbre de Vénus dont un autel n’est jamais mouillé par la pluie. Il est évident, pour que la chose soit extraordinaire, que l’autel devait être à ciel ouvert. Pline n’avait pas besoin de le dire ; les autels destinés aux sacrifices étaient, en effet, élevés hors de l’édifice ; ceux de Vénus, en particulier, étaient ordinairement dressés dans des bosquets. Mais ce qui était chose connue au temps de Pline, ne l’était pas à la Renaissance. L’autel était alors généralement placé dans l’intérieur des églises ; on était par suite naturellement porté à supposer qu’il en avait ainsi pour les temples anciens. L’explication qu’ajoute l’auteur des Histoires pour éviter de l’embarras au lecteur, lui permettre de saisir le fait miraculeux, laisse voir qu’il pense lui-même que c’était exceptionnellement que ces autels se trouvaient en plein air[52]. Ce n’est donc pas Tacite, croyons-nous, qui a écrit ces lignes. En parlant de la forme conique ou pyramidale de l’emblème de Vénus, Boccace avait dit qu’elle lui paraissait n’avoir aucune raison d’être. Quoique l’auteur des Histoires n’aille pas aussi loin que celui de la Généalogie des Dieux, il déclare qu’il en ignore la raison. Cet aveu ne saurait être attribué à un historien romain, surtout à un illustre historien qui aurait interrompu le cours de son récit pour faire une digression qu’il promettait devoir être intéressante et instructive pour le lecteur. Il y a plus encore. On lit dans les Histoires que la déesse n’était nulle part ailleurs représentée sous l’emblème quelle avait à Paphos[53]. Cette affirmation erronée saurait encore moins être mise au compte de Tacite. Des cônes portant l’inscription Άφροδίτη ont été retrouvés dans différentes parties de la Grèce. C’était aussi le même emblème que Vénus revêtait sous les noms d’Astarté, de Mylitta[54]. Il n’était d’ailleurs même pas spécial à Vénus ; par sa nature il ne pouvait l’être. Un emblème pareil ou fort analogue était donné à d’autres divinités et parmi elles à Junon, à Apollon, à Bacchus[55], à Baal[56]. Il n’est donc pas possible d’admettre qu’un écrivain du siècle de Trajan, renommé pour son savoir, ayant occupé de hautes fonctions dans le gouvernement romain, ait ainsi parlé de la grande déesse de la Nature, qui sous des noms divers était presque universellement adorée dans l’Empire et au de-là de ses frontières. Il faut ainsi reconnaître qu’au sujet du culte de Vénus à Paphos, Poggio a procédé à l’égard de la soi-disant citation de Tacite qu’il trouvait dans Boccace, comme il a fait pour celles données par Paul Orose, Tertullien, c’est-à-dire sans prendre le soin de s’enquérir si elles pouvaient être considérées comme exactes et sincères[57]. Or, l’introduction dans les Annales et les Histoires de passages faussement attribués à Tacite par des auteurs chrétiens de diverses époques, constitue, à notre avis, une des preuves les plus manifestes de la modernité de ces ouvrages. Si dans ses explications sur le culte de Vénus, l’auteur laisse voir qu’il est un humaniste du XVe siècle peu au courant de la théologie ancienne, il se trahit encore quand il retourne au récit historique. Dion Cassius ne parle point de l’arrêt de Titus à Chypre. Le fait n’est indiqué que par Suétone. Or nous avons la preuve que le pseudo-Tacite avait à ce sujet, comme en une foule de cas déjà signalés[58], la Vie des Césars sous les yeux ; il lui emprunte, en effet, textuellement un membre de phrase caractéristique. Suétone avait dit[59] : Lorsque Galba parvint à l’empire, Titus fut envoyé pour le féliciter... Mais dès qu’il apprit que de nouvelles séditions venaient d’éclater, il retourna sur ses pas et s’étant rendu près de l’oracle de Paphos, il en acquit l’espoir d’arriver au pouvoir alors qu’il le consultait sur le succès de sa traversée. Le texte du dernier membre de phrase est : dum de navigatione consuluit. Or, au chapitre IV du livre II des Histoires que nous avons cité plus haut, on lit relativement à ce fait : de navigatione primum consuluit. Ce ne sont évidemment pas des expressions qui, sur un tel point, puissent se retrouver naturellement sous la plume de deux écrivains étrangers l’un à l’autre. Tout ce qui d’ailleurs dans les Annales et les Histoires touche aux religions anciennes est généralement sans grande valeur et parfois décèle un écrivain de la Renaissance. Prenons, par exemple, les chapitres 83 et 84 du IVe livre des Histoires où se trouve rapportée l’origine du culte de Sérapis en Égypte. Il est manifeste qu’ils ont été composés avec des éléments puisés dans Plutarque, Clément d’Alexandrie, Eustathe, éléments maladroitement soudés ensemble et parfois mal interprétés. Nous ne pouvons entrer ici dans l’examen détaillé de ces chapitres. Nous nous bornerons à indiquer deux particularités qui nous paraissent frappantes. L’auteur, au début, annonce qu’il va aborder un sujet non encore traité par des Romains : origo dei nondum nostris celebrata. Puis il raconte comment le premier Ptolémée fit venir du Pont la statue du dieu Sérapis pour la protection de la ville d’Alexandrie qu’il voulait créer. Et il termine ainsi : On lui éleva un temple digne de la grandeur de la cité, au lieu appelé Racotis, là même où avait été un sanctuaire anciennement dédié à Sérapis et à Isis. Fuerat illic sacellum Serapidi atque Isidi antiquitus sacratum. Dès l’an 249 avant notre ère, un décret du Sénat avait ordonné la démolition des autels dédiés à Rome à Sérapis. Au temps de Cicéron le dieu gréco-égyptien fut sur le point d’obtenir les honneurs du Capitole ; il en fut empêché par les consuls Pison et Gabinius. Les triumvirs plus tard laissèrent relever partout en Italie les autels du dieu cher à Cléopâtre[60] ; et Vespasien à son tour encouragea son culte dans l’empire. Aux yeux de ses adorateurs éclairés, Sérapis était une des conceptions symboliques de l’unité à la fois vivante et intelligente des forces de la nature ; il était non le dieu de l’univers, mais l’Univers-Dieu. Tacite aurait-il pu exprimer la prétention d’être le premier à faire connaître aux Romains ce qu’était Sérapis ? Leur en au-rait-il parlé comme d’une divinité cantonnée en Égypte ? Ce n’est pas admissible. Nous devons donc reconnaître dans ces pages un érudit qui, au réveil des études de l’antiquité, se sent en droit d’annoncer à ses contemporains qu’il va leur apprendre des choses qu’ils ignorent. D’autre part, s’il existait depuis longtemps en Égypte un sanctuaire consacré à Sérapis, ce ne serait point Ptolémée qui y aurait intronisé le Dieu. Il y a ainsi, obscurité ou contradiction dans ce passage. ; on ne comprend pas. On a, par suite, songé tout naturellement à corriger le texte. Les uns ont voulu supprimer le mot Sérapis ; d’autres demandèrent d’y substituer Osiris. D’autres encore ont émis la supposition qu’il y avait eu en Égypte un Sérapis indigène et que c’était un nouveau Sérapis, celui de Sinope, dont avait entendu parler Tacite. Mais en ce cas pourquoi ne l’aurait-il pas dit ? Bochart a montré qu’erreur et contradiction viennent de ce que ces lignes avaient été empruntées à Clément d’Alexandrie et que fuerat illic sacellum Serapidi sacratum est simplement une faute de traduction. On lit, en effet, dans l’Admonitio ad Gentes[61] : C’est la statue de Pluton, qu’il (Ptolémée) reçut et qu’il érigea sur le promontoire qu’on appelle maintenant Racotis et où est le temple consacré à Sérapis. Le texte porte : ένθα καί τό ίερόν τετίμηται τοΰ Σαράπιδος. Le pseudo-Tacite a rendu ίερόν par sacellum au lieu de templum ; il a pris τετίμηται au sens de sacratum fuerat au lieu sacratum est qu’il doit avoir ; et comme quelqu’un qui connaît mal le sujet qu’il traite, il n’a point fait attention à la contradiction qui en résultait avec ce qu’il venait de dire[62]. IV. — DE CLARIS MULIERIBUS.Vers 1470 parut, sans nom de lieu et sans date, un volume in-folio imprimé en caractères gothiques ; il était intitulé DE CLARIS MULIERIRUS et attribué à Jean Boccace. L’ouvrage fut très goûté du public, une nouvelle édition fut publiée à Ulm en 1473 ; d’autres se succédèrent ensuite ; mais toutes furent la reproduction de la première. On y lit les vies d’un grand nombre de femmes célèbres parmi lesquelles figurent Ève, Sémiramis, Junon, Cérès, Vénus, Jocaste, Lucrèce, Léontium, et des héroïnes modernes. Ce n’est toutefois pas sans étonnement que dans les derniers chapitres nous trouvons rapportées les vies d’Agrippine, mère de Néron, de Poppée sa maîtresse, d’Épicharis la courtisane, de Pauline l’épouse de Sénèque, de Triaria la femme de Vitellius. Ces récits ont été manifestement empruntés aux Annales et aux Histoires de Tacite[63] qui sont la source de la célébrité dont ces noms ont été entourés. Le De claris mulieribus est-il bien une œuvre due à la plume de Boccace ? D. Manni[64] et avec lui la plupart des biographes de Boccace supposent qu’il avait composé deux ouvrages distincts un De casibus virorum illustrium et un De claris mulieribus. Rien n’est certainement moins établi. Benvenuto d’Imola dit, il est vrai, dans ses Commentaires du Dante[65] : Præcipue edidit (Boccacius) unum librum magnum et utilem DE CASIBUS VIRORUM ILLUSTRIUM item libellum DE MULIERIBUS CLARIS. Il a vraisemblablement entendu parler d’un seul ouvrage dans lequel une plus grande place était donnée aux hommes qu’aux femmes. Le livre de Boccace, en effet, n’était pas et ne pouvait pas être intitulé simplement De casibus virorum illustrium, car il n’y était pas uniquement question d’hommes illustres, mais aussi de femmes, entre autres de Cléopâtre, Messaline, Zénobie, Rosimonde, Brunehaut, Romilde ; le dernier chapitre était consacré à Philippe de Catine dont la récente fortune à la cour de Naples et l’épouvantable fin montraient que de rangs inférieurs de la société on ne pouvait s’élever aux premières places que par de ténébreuses et criminelles intrigues. Le titre de l’ouvrage était donc De casibus virorum et feminarum illustrium et il répondait ainsi aux sujets qui y étaient traités. C’est ce que confirment d’ailleurs Giraldi[66], Tiraboschi[67] et d’autres encore[68]. Il semble par suite que si Boccace avait écrit de nouvelles vies de femmes célèbres il en eût fait quelque addition, quelque suite aux précédentes et non pas un livre spécial. Est-ce bien, d’autre part, l’auteur de la Généalogie des Dieux qui dans le De claris mulieribus aurait purement et sans explication, comme chose toute naturelle, mis au rang des femmes illustres nombre de déesses et à ce titre aurait raconté les Vies de Cérès, reine de Sicile, Vénus, reine de Chypre, Isis, reine d’Égypte ? Ce n’est pas admissible. La preuve irrécusable que nous nous trouvons en présence d’une fraude littéraire nous est donnée par le 103e chapitre. On y lit la vie de Jeanne, reine de Jérusalem et de Sicile. Elle se termine ainsi : Quant la reine fut morte son corps fut porté et exposé sur la place publique pour qu’il fût vu de tout le monde et qu’on ne pût la supposer encore vivante. Elle fut ensuite ensevelie avec tous les honneurs royaux. Jeanne mourut en 1382. Boccace était dans la tombe depuis 1375. Comment aurait-il connu la fin tragique de cette princesse, comment nous en aurait-il parlé ? Le De claris mulieribus est donc l’œuvre d’un de ces éditeurs peu scrupuleux du XVe siècle qui pour vendre avec plus de profit les volumes sortis de leurs ateliers, les publiait sous le nom des écrivains dont la renommée était grande dans le monde des lettres. V. — COMENTO SOPRA LA COMMEDIA DI DANTE ALIGHIERI.L’Italie au XIVe siècle avait été profondément émue dans sa foi religieuse et dans son patriotisme par la Commedia de Dante. L’admiration pour le poème ne fut pas moins grande au siècle suivant et l’épithète de Divina qu’on lui donna ne fut que la consécration de l’enthousiasme national. Les cœurs se remplissaient d’orgueil, de joie, de tristesse ou d’indignation au souvenir des Vêpres siciliennes, de l’extinction de la maison de Souabe, des crises et des batailles qui troublaient Florence, de l’affranchissement de la Suisse, de l’abolition de l’ordre des Templiers, de la croisade contre les Albigeois, de la translation du siège pontifical à Avignon. On se réjouissait de voir justement punis ou glorifiés tous ces morts qui, dans l’antiquité ou les temps modernes, avaient fait retentir la terre du bruit de leurs noms. On désirait par suite bien connaître tous ces personnages mis en scène, savoir aussi quelle était la réalité cachée sous les allégories. Les commentaires du poème étaient donc vivement désirés, recherchés et répondaient à un impérieux besoin des esprits. Aussi furent-ils nombreux[69]. En 1373, Florence avait chargé Boccace de lire et d’expliquer la Divine Comédie. La foule se pressait à l’église de Saint-Étienne, près du Vieux-Pont, pour écouter l’auteur du Décaméron que l’on voyait assis dans la chaire et revêtu de la robe ecclésiastique. Mais ces lectures ne durèrent pas longtemps ; la maladie les suspendit ; et le maître érudit et spirituel mourut très probablement en 1375. Avait-il mis par écrit les explications qu’il donnait à ses auditeurs ? Sans s’inquiéter de savoir s’il en avait été réellement ainsi, les vendeurs de manuscrits, ou éditeurs d’alors, s’empressèrent de publier sous le nom de Boccace des commentaires du Dante et d’en tirer d’excellents profits. Entre autres ouvrages sur ce sujet qui lui furent attribués, on voit à la bibliothèque Riccardiana à Florence un beau manuscrit in-folio intitulé : Dante Aliqeri, commedia dell Inferno, Purqatorio e Paradiso col comento di Giovanni Boccaccio. Il a été écrit à Florence même en 1458, par un personnage jouissant de la considération publique, Niccolo di ser Dino di Niccolo qui faisait partie dell’ arte della lana[70]. Ce commentaire est depuis longtemps reconnu pour être manifestement apocryphe. Le nom d’un auteur, sa notoriété donnaient de la valeur à un ouvrage, en facilitaient la vente. Boccace ne fut pas le seul personnage auquel on fit endosser la paternité de commentaires sur le Dante. On en publia sous le nom de François d’abord, puis d’autres sous celui de son frère Pierre, tous deux fils du Dante[71]. Chez qui mieux que chez eux aurait-on pu connaître la pensée du divin poète ? Aussi se laissa-t-on prendre à ces habiles mystifications. Des presses de Vendelin de Spire sortit, en 1477, un volume in-folio, en langue italienne, contenant des commentaires de la Divine Comédie attribués à Benvenuto d’Imola. En même temps, en effet, que Boccace lisait et interprétait le poème du Dante à Florence, Benvenuto, son disciple, faisait de semblables lectures à Ferrare. Rien ne paraissait plus naturel que d’admettre qu’il eût laissé les notes écrites de ses leçons. Ce ne fut que plus tard, au siècle dernier, que Muratori dévoila la fraude en retrouvant et publiant le texte exact des Commentaires de Benvenuto. Ils différaient singulièrement de ceux donnés par Vendelin ; ils étaient en outre écrits en latin et non en langue vulgaire. Il est un commentaire du Dante qui fut plus tard, présenté pour être, contrairement aux autres, incontestablement l’œuvre de Boccace. Il avait pour titre : Comento sopra la commedia di Dante. Les éditeurs déclaraient que l’illustre maître florentin, surpris par la maladie et la mort, avait laissé son œuvre inachevée, qu’il s’était arrêté au milieu du XVIIe chant de l’Enfer. L’authenticité du manuscrit ne pouvait être mise en doute, disait-on, car il avait fait l’objet d’un procès entre les héritiers de Boccace. A l’appui de cette affirmation on produisait l’assignation, le procès-verbal de la comparution des parties en justice, la sentence rendue par le tribunal. Par suite, ce commentaire a été admis parmi les œuvres certaines de Boccace. Il a été imprimé pour la première fois à Naples en 1724[72] et reproduit dans les éditions postérieures. Dans ce COMENTO SOPRA LA COMMEDIA DI DANTE, arrivant au vers du IVe chant de l’Enfer Ovidio è’l terzo e l’ullimo è Lucano l’auteur parle de la conspiration ourdie contre Néron, à laquelle aurait participé Lucain et il invoque au sujet de la mort du jeune poète le témoignage de Tacite : Secondo chè Cornelio Tacito scrive. Un peu plus loin, dans le même chant, il est question de Sénèque : E vidi Orfeo, Tullio e Livio e Seneca murale. Le commentateur raconte alors la mort courageuse du philosophe, le montre s’ouvrant les veines et offrant une libation à Jupiter Liberator, Secondochè, dit-il encore, scrive Cornelio Tacito nel XV libro delle sue historie. Est-ce bien Boccace qui a cité Tacite ? Ce nouveau commentaire a-t-il plus droit à notre confiance que les autres ? Dans les pièces du procès entre les héritiers et les exécuteurs testamentaires de Boccace auquel aurait donné lieu sa possession, le manuscrit original est ainsi décrit[73] : Un traité ou plutôt une interprétation des XVI premiers chapitres du Dante et portion du XVIIe en 24 feuilles et 14 autres plus petites, lesquelles sont toutes en papier de coton, non cousues ensemble, isolées les unes des autres. G. B. Ubaldini[74], prétend que l’original du Comento était de son temps aux mains de Lorenzo fils de Francesco Guidetti. Il y avait donc lieu de penser qu’alors que tout ce qui avait été simplement copié par Boccace était religieusement recherché et conservé, un manuscrit contenant une ouvre originale, si intéressante à tous égards, n’aurait pu s’égarer. Devant la production de pages écrites de sa propre main aucun doute n’aurait pu se produire. Mais quel n’est pas notre étonnement de constater que ce manuscrit si précieux a complètement disparu, qu’on ne sait ce qu’il est devenu et que nous n’en trouvons que des copies. Elles sont nombreuses en revanche. À Florence on en compte cinq à la bibliothèque Médiceo-Laurentienne ; à celle des Uffizi, à la Magliabechiana, on en voit quatre ; à la Riccardiana il y en a une qui semble plus ancienne que les autres ; mais elles sont toutes du XVe siècle et fort défectueuses[75]. Nous sommes ainsi amenés à rechercher ce qui peut établir que les premiers éditeurs du Comento ont eu en mains un manuscrit original de Boccace. Examinons les documents judiciaires produits par eux pour justifier l’authenticité de leur publication. Ils sont au nombre de trois[76] : 1° Une assignation en date du 20 février 1376 de Jacopo Boccaccio, frère de Giovanni, donnée à Lapo Bonamichi de comparaître devant le Conseil de la corporation des Banquiers pour s’entendre condamner à restituer le manuscrit du Comento qu’il détenait en qualité de séquestre, la propriété dudit manuscrit étant l’objet d’un litige entre Jacopo Boccaccio et le moine Martino. Jacopo déclarait agir en qualité de père et administrateur légal des biens de ses fils légataires universels de leur oncle Giovanni. — 2° Comparution en date du 17 mars 1376 de Lapo Bonamichi qui reconnaît détenir le manuscrit revendiqué, mais déclare qu’il ne peut en faire la remise ni à Jacopo Boccaccio, ni à frère Martino avant que la justice ait statué entre eux. Il offre en attendant de communiquer une à une, tant à Jacopo et qu’à Martino, les feuilles du manuscrit pour en faire la transcription ; il affirme en même temps que chacun des exécuteurs testamentaires a également le droit d’en prendre copie. — 3° Sentence du Conseil en date du 18 avril qui commet le légiste Parente da Prato pour étudier la question de droit et en faire un rapport. Mais quelle fut la décision du conseil, à qui fut adjugé le manuscrit ? Aucun renseignement à ce sujet ne nous est donné ; on ne sait aux mains de qui il aurait passé. Si l’on veut rechercher les registres du Conseil de la corporation des Banquiers, bien entendu, on ne les trouve pas ; on ne rencontre dans les archives de Florence aucune trace de ce procès. Il ne nous est révélé que par la transcription des documents ci-dessus dons un manuscrit in-folio de la collection Strozziana à Florence, transcription faite par Carlo Strozzi[77]. L’honorabilité du célèbre sénateur ne saurait être mise en doute ; mais on est en droit de se demander où il en avait pris copie ? Avait-il su ou pu vérifier la sincérité de la source ? L’époque de la mort de Boccace, comme celle de sa naissance, n’est pas bien sûrement établie. Les uns le font mourir à Certaldo ; selon d’autres il aurait fini ses jours à Florence et aurait été inhumé à Sa Maria Novella. Ughelli dans l’Italia Sacra, dit que Boccace décéda en 1372. Mathias Palmieri, dans la Cronica, place sa mort en 1375 ; cette date est confirmée par une lettre de Coluccio Salutati et elle est, par suite, généralement regardée avec raison comme la mieux justifiée. Mais selon Vossius, qui croit devoir donner la préférence à l’autorité de Fontanini, la mort de Boccace n’aurait eu lieu que dans le courant de 1376. Si ce consciencieux érudit avait raison, la possession de son Comento n’aurait pu amener devant la justice, au commencement de la même année, Jacopo Boccaccio et Bonamichi. Nous n’insisterons, toutefois, pas sur la question que soulève la date de ces documents judiciaires. Considérée au point de vue juridique, la procédure ne peut vraisemblablement pas, avoir eu lieu telle qu’elle nous est présentée. Comment, en effet, cette cause aurait-elle été portée devant le Conseil des Banquiers ? Bonamichi, dit-on, faisait partie de la corporation. C’est possible. Mais ce n’était pas une affaire commerciale ; c’était une affaire purement civile, poursuivie à la requête d’un tuteur non commerçant, et il semble que le Conseil n’aurait pu en connaître[78]. Puis, pourquoi le frère Martin n’intervient-il pas dans le débat ? Les juges ne pouvaient décider contre lui sans l’entendre. Lui-même en sa double qualité de légataire et d’exécuteur testamentaire[79], devait comparaître pour exposer et défendre ses prétentions. La sentence du Conseil ne se comprend guère non plus. Pourquoi renvoyer à un légiste, l’étude d’une question aussi simple. Jacopo Boccaccio réclamait le Comento comme héritage de ses enfants. Il suffisait de connaître la teneur du testament de Giovanni pour clore le débat. Il était dit en termes clairs et précis[80] que tous les manuscrits, excepté le bréviaire, étaient donnés au frère Martin. Observons encore qu’aucune des parties n’invoque ce testament comme base de leurs droits. N’en auraient-elles pas eu connaissance ? Ce n’est pas supposable. On est donc tenté de penser que ce sont les éditeurs de ces pièces qui en ont ignoré le texte. Il n’a été, en effet, publié que fort tard[81]. A un autre point de vue on doit remarquer que Lapo Bonamichi affirmait le droit pour lui et ses collègues de prendre copie du Comento. On ne saurait en conséquence admettre qu’ils n’en eussent pas usé. Comment alors expliquer qu’il ne nous en soit parvenu aucun manuscrit datant du XIVe siècle. Il y a plus. S’ils avaient eu réellement lieu, les débats entre les exécuteurs testamentaires, les neveux de Boccace et le frère Martin n’auraient point manqué d’avoir du retentissement à Florence. Les Colluccio Salutati, les Bruno, les Guarino, les Filelfo, les Niccoli n’auraient pu l’ignorer. C’eût été donc chose parfaitement sue dans le monde littéraire que Boccace avait laissé un commentaire inachevé du Dante, s’arrêtant au XVIIe chant de l’Enfer. Et s’il en avait été ainsi, aurait-on vu circuler sous son nom des commentaires complets sur l’Enfer le Purgatoire et le Paradis. A Florence même, en 1458, Niccolo di ser Dino aurait-il pris soin d’en faire, ainsi que nous l’avons vu, une magnifique copie, comme d’une œuvre certaine de Boccace. Il faut, en conséquence, convenir que le Comento n’a pas été connu des hommes de lettres florentins de la première moitié du XVe siècle ; que les documents judiciaires produits à son sujet n’ont aucun caractère de certitude ; que nous ne possédons aucun manuscrit du XIVe siècle. L’authenticité de cet ouvrage est donc plus que douteuse ; il ne saurait servir à établir avec certitude que Boccace eut en main les œuvres de Tacite. Quelle que soit l’opinion que l’on ait sur l’antiquité et la valeur du manuscrit de Tacite que Poggio et Niccoli ont mis au jour, il est certain qu’avant eux aucun érudit italien ne connaissait les œuvres attribuées à l’historien romain. Quand il est question de lui chez un écrivain du XIVe siècle, on peut, nous en sommes convaincu, affirmer qu’on a sous les yeux un ouvrage ou une citation apocryphe. Voilà, cher et honoré préfet, les réflexions que m’ont suggérées les intéressantes communications que vous avez bien voulu m’adresser. Vous les accueillerez, j’en suis sûr, avec une bienveillante attention. Votre esprit élevé sait souffrir la contradiction sans en être blessé ; il admet que dans la recherche de la vérité on puisse différer d’avis, tout en professant de mutuels sentiments de sympathie et d’estime. Bordeaux, 30 juin 1890. Annales
de la Facultés des Lettres de Bordeaux — 1890 |
[1] E. Thorin, éditeur. Paris, 1890.
[2] Boccace, De casibus virorum et feminarum illustrium, lib. VII.
[3] Légende dorée, ch. 2.
[4] Remarquons que Prudence, qui avait séjourné à Rome, dans ses chants en l’honneur des martyrs, ne parle lui aussi que de la mort de Pierre et de Paul ; il n’accuse Néron d’aucune mesure générale prise contre les chrétiens. Cf. Peristephanon, II, 472 ; XII, 11 ; Contra Symmachum, II, 669.
[5] Dans nos Études au sujet de la persécution des chrétiens sous Néron (E. Leroux, édit. Paris, 1885), nous avons dit qu’à nos yeux le chapitre des Annales qui la relate était une interpolation. Nous avions toutefois dû suivre l’opinion généralement admise que le manuscrit de Tacite conservé à la Bibliothèque Médicéo-Laurentienne à Florence était du Xe ou du XIe siècle ; nous avions été, en conséquence, conduit à faire remonter l’interpolation à cette époque et à l’attribuer à un moine. On peut constater aujourd’hui que cette fraude ne date que du commencement de la Renaissance.
[6] L. Mehus, Specimen historiæ litterariæ Florentinæ sæculi XIII ac XIV. Florentiæ, 1747, p. 76.
[7] Vespasiano, Vite degli uomini illustri. Firenze, 1859, p. 26.
[8] Boccaccio, Le Lettere, éd. F. Corazzini. Firenze, 1877. INTRODUZIONE, p. 86. On lit dans la note de Bembo : Hunc autem libellum admodum adolescens scripsit, ut fama indubia Florentinorum tulit. Mihique innotuit es collatione characterum cura his libris acta, dum ibidem oratorla fungerer. A. D. 1475.
[9] Vespasiano, op. cit., p. 26. Le célèbre libraire florentin, né en 1421, mourut en 1498.
[10] Vespasiano Bisticci, Commentario della vila di Messer Giannozzo Manetti, Torino, 1862, p. 8.
[11] Cod. Ashhurnham, n° 1800 (1897), c. 37 b.
[12] La bibliothèque réservée, distinguée ainsi de la grande ou générale.
[13] De l’Authenticité des Annales et des Histoires, ch. III, p. 54.
[14] On voit par la note 8, que les acheteurs et les érudits confrontaient l’écriture des livres dont la copie était attribuée à Boccace.
[15] Giovanni Boccaccio. Le Lettere. Con nuovi documenti da F. Corazzini. Firenze 1877, 259 : Quaternum quem asportanti Cornelii Taciti queso saltem mietas (sic) ne laborem meum frustraveris, et libro deformitatem ampliorem addideris. Vale. Neapoli XIII kalen. Februarii festinanter instante Nicola Monganario tuo.
[16] Id. Ibid. Appendice III. Manoscritti.
[17] J. P. Charpentier, Histoire de la Renaissance des lettres en Europe. t. I, p. 145.
[18] De casibus virorum et feminarum illustrium : Philippe de Catine.
[19] D. Manni, Istoria del Decamerone, pp. 33, 34.
[20] Id. Ibid. Notar si vuole, que di Napoli ha la data la Lettera, che stampata pochi anni sono tra le sue, benchè a nome di altri, vien reputato essere scritta peravventura da lui. — Cf. p. 79 : Tralascio una sua lettera scritta a nome altrui come dubbis.
[21] Le Lettere. Ed. Corazzini, p. 253. Non so se io lo diva monaco o abbate di Santo Stefano.
[22] Cf. Id. Ibid. p. 436, LETTERE ATTRIBUTE AL BOCCACCIO.
[23] Genealogia Deorum, Lib. III, ch. 23.
[24] Hugues IV, roi de Chypre auquel le livre est dédié.
[25] Tiraboschi, Storia della Letteratura Italiana, t. V, lib. II, ch. 6, § 5.
[26] Cf. Giraldi, Historia Deorum, syntagma V ; Herculi duci Ferrariœ Epistola.
[27] Id. ibid., pp. 9, 10, 40, 80, 83, 108, 146, 154, 271, 378, etc.
[28] Timeo ne has tibi torpor ignavus rationes preparet ut laborem effugias. Nihil turpius otioso juvene..... et juventi tuæ honestum laborem inferre ex quo nomen tuum nuper in auras exire incipiens, inclyta gloria elucescat clarius apud nostros.
[29] Liv. XIV, ch. 22.
[30] D. Manni, op. cit., p. 68.
[31] Liv. XV, ch. 13 : Vero non ficto regis mandato hoc opus compositum.
[32] Comme nous avons Notre-Dame de Bon Secours, Notre-Dame des Victoires.
[33] F. Lajard, Recherches sur le culte de Vénus, p. 65. — Cf. Pline, Hist. nat., VIII, 7 ; XV, 38.
[34] Saturnales, III, 8.
[35] Ad Æneid, II, 632. Cf. Pausanias, liv. I, ch. 19, 2 : Près du temple de Vénus qui se trouve à Athènes dans le quartier des Jardins est une statue de la déesse. Elle a une forme tétragonale et semble un Mercure, mais une inscription indique que c’est la Vénus céleste.
[36] Ils sont nombre de fois cités dans la Généalogie des Dieux.
[37] Ovide, Métamorphoses, X, 270.
[38] Virgile, Enéide, I, 415.
[39] Ovide, loc. cit.
Festa
dies Veneri, tota celleberrima Cypro,
Venerat,
et pandis inductæ cornibus aurum
Conciderant
ictæ nivea cervice juvencœ,
Thuraque fumabant.
[40] Servius, ad Æneid., I, 719 : à Chypre on adore Vénus sous la forme d’un rouleau de livre ou, selon quelques-uns, sous celle d’une borne. Apud Cyprios Venus in modum umbilici vel, ut quidam volunt, metœ colitur.
[41] Maxime de Tyr, Diss. VIII, 8 : On adore à Paphos Vénus dont l’effigie ressemble à une pyramide blanche.
Le recueil des discours de Maxime de Tyr a été apporté en Italie par Jean Lascaris ; mais ils étaient certainement connus des érudits grecs en relation avec les humanistes italiens du XIVe siècle.
[42] F. Lajard, op. laud., p. 63.
[43] Clément d’Alexandrie, Admonitio ad gentes, Opera, p. 30 : Avant de faire avec art et précision des images, les anciens érigeaient des colonnes et les adoraient. Cf. Eusèbe, Prépar. évang., liv. I, ch. 9 in fine.
[44] Clément d’Alex., Ibid., p. 38 : Ainsi Pygmalion, ce célèbre Cyprien aima une statue d’ivoire ; c’était celle de Vénus et elle était nue. Cf. Pline, Hist. nat., XXXV, XXXVI.
[45] Cf. nos Études d’histoire religieuse, ch. VII.
[46] Cf. Clément d’Alexandrie, Stromates, liv. I, p. 348. — Philostrate, Vie d’Apollonius, III, 8.
[47] Ce nom constitue évidemment une erreur. Il a exercé la sagacité des éditeurs et des commentateurs. On l’a remplacé dans le manuscrit d’Agricola par Venerianum. Alciati proposait de lire Uranium. Cf. Giraldi, Hist. Deor., Synt. XII. Toutes les éditions modernes y ont substitué Aeriam.
La raison de cette modification du texte original est que dans les Annales (liv. III, ch. 62) le fondateur du temple de Paphos étant désigné sous le nom d’Aerias et non plus sous celui de Verianus, on ne pouvait laisser subsister une apparente contradiction entre deux chapitres de l’auteur. Aerias, il est vrai, a plus de raison d’être que Verianus. Aeria, comme Urania, était une des qualifications données à Vénus ; c’était aussi sous ce nom qu’on désignait parfois Chypre, quoiqu’il fut également donné à l’Égypte, à la Syrie, à la Crète, à Thasos.
Les copistes ont commis de si grossières fautes qu’il est permis leur attribuer toutes celles qui se rencontrent dans un texte. Mais on peut cependant remarquer que le manuscrit de Poggio, le IIe Médicis, qui est si chargé de notes marginales, ne contient pas de correction au sujet de Verianus.
[48] Le sens de cette phrase — Sed scientiam artemque haruspicum adcitam et cilicenta miram intulisse — nous semble indéchiffrable. Cilicenta miram est ce que portent le manuscrit original et les premières éditions. Les uns y ont depuis substitué Cilicem Miram, d’autres Cilicem Thamyram ou Tamiram. Mais cela ne donne pas une grande clarté au texte.
[49] Burnouf, Traduction de Tacite. Voir aux notes sur le livre II des Histoires, le remarquable article de M. Guiguiaut, pp. 423, 424.
[50] D. Nisard, Les quatre grands historiens latins, p. 304.
[51] Hist. nat., II, 97. Selon Claudien c’était le temple lui-même que la pluie respectait. Cf. Noces d’Honorius et de Marie. Cette particularité se manifestait également dans plusieurs autres sanctuaires.
[52] C’est pourquoi le père Hardouin, qui pourtant était fort savant, a cru devoir corriger le texte primitif de Pline et remplacer aram par aream. Cette substitution a été généralement adoptée.
[53] Boccace n’avait rien dit de semblable. Mais dans la table de la Généalogie des Dieux que fit Dominico d’Arezzo sur les instances de Coluccio Salutati, f° CXXI, on lit : Venus secunda per amputationem testiculorum nascitur, libro III, cap XXIII ubi ponitur simulacrum mirandum.
[54] F. Lajard, Recherches sur le culte de Vénus. IIe mémoire, p. 63.
[55] Clément d’Alexandrie, Stromates, pp. 349. 398. Admonitio ad Gentes, p. 30 et les sources indiquées.
[56] Sur les médailles de Sidon, dit M. Guigniaut, loc. laud., ainsi que sur certaines pierres trouvées dans les ruines de Carthage, on rencontre des figures coniques ou triangulaires, soit isolées, soit accouplées qui doivent avoir trait au culte de Baal et de sa céleste épouse.
[57] Cf. De l’authenticité des Annales et des Histoires, p. 195.
[58] Cf. Ibid., p. 184 et suiv.
[59] Suétone, Titus, 5.
[60] Dion Cassius, Histoire Rom., l. XLVII, ch. 15; cf. Ovide, Art d’aimer, I, 78.
[61] Clementis Alexandrini Opera, p. 37.
[62] Samuel Bochart, Hierozoïcon ex recensione J. Leusden. Lugdun Bat. 1692, l. II, ch. 34, p. 338, 339.
Mais Clément d’Alexandrie parlait de ce qu’il avait sous les yeux, du Sérapeum de Ptolémée et n’avait eu nul besoin de copier textuellement quelque autre auteur. Ce sont donc les paroles mêmes du père de l’Église qui ont été mal interprétées et transportées dans les Histoires.
[63] De claris mulieribus :
Ch.
90. Agrippine. |
Cf.
Annales, XIII-XIV. |
Ch.
91. Epicharis. |
Cf.
Annales, XV, 51-57. |
Ch.
92. Pauline. |
Cf.
Annales, XV, 60-64. |
Ch.
93. Poppée. |
Cf.
Annales, XIV, XV, XVI. |
Ch.
94. Triaria. |
Cf.
Histoires, II, 63 ; III, 77. |
[64] Istoria del Decamerone, p. 70.
[65] Paradis, XVI, 46.
[66] Historia Deorum, 12.
[67] Storia della Lett. Ital., t. IV, l. III, ch. 2, § 44.
[68] La traduction publiée par Colard Mantion à Bruges, 1476, a pour titre : La ruyne des nobles hommes et femmes. Au sujet des intéressantes gravures qui ornaient ce livre et Mémoires de la Société des Antiquaires de France, t. XXXIX, p. 87.
[69] D. Manni, op. cit., p. 103.
[70] Id., ibid., p. 102.
[71] Id., ibid. Sur les fils du Dante, cf. Tiraboschi, op. cit., t. IV, l III, ch. 2, § 12.
[72] Boccaccio Giovanni, Le sue opere. Firenze, 1723-1724. Cillenio Zacclori. — Fausse indication pour Napoli, 1723-1724. Laurenzo Cicarelli.
[73] D. Manni, op. cit., p. 105.
[74] Storia della casa degli Ubaldini, Florence, 1588.
[75] Boccaccio Giovanni, Le sue opere. COMENTO. Prefazio : E riscontrando tutte le citazioni degli autori latini le quali quasi tutte scontraffate si ravi sano ; il tutto ad operando con l’approvagione di persone le piu sentite e scienzate di questà città.
[76] D. Manni, op. cit., p. 104-106.
[77] D. Manni, op. cit., p. 103.
[78] Assez jalouses d’ordinaire les unes des autres, les diverses juridictions ne laissaient guère empiéter sur leurs attributions.
[79] On y fait figurer tous les autres.
[80] D. Manni, op. cit., p. 110, Del testamento di Giov. Boccaccio.
[81] Cf. G. Boccaccio, Le Lettere. Ed. Corazzini : Illustrazioni al testamento del Boccaccio, p. 420.