TACITE ET LES ASPRÉNAS

 

LE PROCONSUL D’AFRIQUE. — LES MILLIAIRES DE GABÈS ET D’ESSEGUI. — LE PROCONSUL DE GALATIE

Polydore HOCHART

 

 

A la mort d’Auguste ce ne fut point, on le sait, sans difficulté que Tibère occupa le Principat. A Rome, l’opposition, quoique latente, était à redouter ; en Illyrie, en Germanie les légions se révoltaient. Il eut à déployer une rare habileté, une excessive prudence.

Toutefois, malgré les graves préoccupations qui absorbaient alors ses pensées, ainsi que le montrent Dion Cassius et Suétone[1], selon l’auteur des Annales[2], un de ses premiers soucis fût de faire périr un des anciens amants de sa femme, Sempronius Gracchus. Celui-ci avait été, parait-il, déjà frappé par Auguste en même temps que d’autres séducteurs de sa fille et relégué, suivant la loi contre l’adultère[3], dans l’île de Cercine ; il y vivait isolé et délaissé depuis quatorze ans.

L’historien nous dit à ce sujet :

Les soldats envoyés pour tuer Gracchus le trouvèrent sur une éminence, au bord de la mer. A leur vue il comprit qu’il n’avait rien d’heureux à attendre. Il leur demanda seulement un moment de répit pour écrire ses dernières volontés à sa femme Alliaria ; puis il présenta sa tête aux exécuteurs. Par sa fermeté à l’heure de la mort, il se montra digne du nom des Sempronius dont il avait été durant sa vie l’héritier dégénéré.

Puis il ajoute :

On a dit que les soldats qui le tuèrent n’étaient pas venus de Rome, mais qu’ils avaient été envoyés par L. Asprénas, proconsul d’Afrique, d’après l’ordre de Tibère, qui avait vainement espéré faire retomber sur Asprénas la responsabilité du meurtre.

Gracchus ne faisait certainement pas ombrage aux projets de Tibère ; aucune tentative de trouble ou de rébellion ne lui était imputée ; l’intérêt politique demeurait ainsi étranger à une pareille mesure. On ne saurait l’attribuer qu’à un ressentiment personnel que les ans n’avaient pas affaibli chez lui et qu’il n’avait pu ou osé assouvir durant la vie d’Auguste.

Dion Cassius ni Suétone n’ont parlé de ce fait ; aucun écrivain n’a donné à supposer que Tibère eut été amoureux et jaloux de Julie. Son union ne fut qu’une affaire d’intérêt politique et il n’a certainement pas dû compter sur la fidélité conjugale de la veuve éhontée d’Agrippa. Un désir de vengeance n’aurait toutefois pas été chose impossible de sa part ; mais il semble qu’en ce cas il n’aurait pu que charger du meurtre quelque obscur sicaire qui eut été ensuite désavoué. N’est-ce pas ainsi qu’on s’était débarrassé de Posthumus Agrippa[4] ?

On se demande à quel titre le nouveau prince aurait expédié un détachement de soldats à Cercine pour tuer, sans aucune forme de procès, et cependant ouvertement et comme avec autorité de justice, un Romain de haut rang, dont la peine, ainsi qu’il est dit, avait été depuis longtemps déterminée. Tibère n’était point un triumvir ou un général vainqueur des guerres civiles qui prenait violemment possession d’un pouvoir dictatorial et suspendait à son gré le cours des lois. Dans la situation prospère et régulière où Auguste laissait l’empire, le fils de Livie n’avait-il pas dû au contraire, ainsi que l’exigeaient les circonstances, se montrer tout d’abord le respectueux observateur des lois et des prérogatives du Sénat, dont il prenait le principat ou la présidence ? Sur ce point les historiens sont unanimes[5]. Le corps souverain de l’Empire romain, en effet, ne pouvait pas être et ne fut pas une assemblée dont la grande majorité était normalement formée d’hommes sans valeur et sans courage. L’idée qu’on se fait encore généralement de sa honteuse et constante platitude devant les Césars et que l’auteur des Annales a singulièrement contribué à accréditer, est loin d’être exacte[6]. Tibère, en tout cas, eut à compter avec les Pères Conscrits ; il s’aperçut souvent qu’il s’efforçait, comme il le disait, de tenir un loup par les oreilles.

L’exécution de Gracchus en de pareilles conditions est donc peu vraisemblable. Ce chapitre est en contradiction avec tout ce que nous savons de la conduite du successeur d’Auguste au début de son principat.

D’autre part, l’Afrique était province sénatoriale et le haut personnage qui en avait l’administration était, durant sa charge, hors de la dépendance du prince ; celui-ci n’avait aucun droit de juridiction dans sa circonscription territoriale. Il serait toutefois admissible que dans une question où l’intérêt public eût été en jeu, Tibère eût indiqué au proconsul, au nom du Sénat, des mesures à prendre ; mais, des ordres pour satisfaire une vengeance personnelle ne se comprennent pas, à un pareil moment[7].

Un écrivain au courant des affaires romaines aurait-il relaté, sans explication aucune, comme chose fort naturelle et plausible, le soupçon qu’on fit, dit-il, peser sur Tibère d’avoir ordonné de mettre à mort Gracchus ? N’aurait-il pas dit quelles raisons mettaient Asprénas sous sa dépendance ? Aurait-il présenté le proconsul comme étant par sa fonction même entièrement à la discrétion du prince et ne pouvant se refuser à lui obéir ?

Il semble ainsi difficile d’attribuer un tel récit à un historien de la valeur que devait avoir celui que tenaient en si grande considération Pline le Jeune, Trajan, et avec eux la haute société de Rome ?

 

Depuis que l’Algérie est devenue terre française, l’histoire de l’Afrique du Nord a été un des sujets qui ont le plus justement attiré l’attention des archéologues.

En dehors des révolutions politiques qui troublaient l’empire romain, des temps de paix qui en favorisaient la prospérité et dont l’Afrique éprouvait les contre coups funestes ou les bienfaits, elle avait une vie propre qu’il serait utile de connaître. Dans la série des proconsuls qui l’ont administrée, les uns se firent remarquer par leur sagesse et l’élévation de leur caractère, par l’intelligence et le dévouement qu’ils ont portés aux intérêts de la province, par les grands travaux d’utilité publique qu’ils ont fait exécuter, par les édifices, les routes qu’ils ont fait construire ; d’autres ne recherchaient dans les fonctions qu’ils avaient postulées qu’une occasion de s’enrichir aux dépens des contribuables ou de l’Etat, ne faisaient sentir leur pouvoir que pour comprimer toute opposition, toute liberté. Quels furent ces proconsuls ?

Les Fastes de l’Afrique ont par malheur complètement disparu, et nous ne connaissons presque rien de son ancienne histoire. On est réduit à réunir les quelques renseignements qui se trouvent épars et incidemment rapportés dans les rares ouvrages qui nous sont parvenus des écrivains grecs et romains.

Mais le passage des Annales que nous venons d’examiner ne suffit point, on doit en convenir, pour inscrire, avec quelque apparence de certitude, le nom d’Asprénas parmi ceux qui ont administré la province d’Afrique et de fixer son proconsulat en l’année même de l’avènement de Tibère.

On a également recherché avec soin et relevé les inscriptions lapidaires que le temps n’avait pus encore détruites. De leur examen, des inductions auxquelles elles ont donné lieu, on a pu faire quelque lumière, bien faible il est vrai, dans l’obscurité du passé. Les témoignages épigraphiques ne nous ont conservé aucun nom des gouverneurs romains de l’Afrique sous l’ancienne République ; même silence à l’égard de ceux qui se sont succédés sous le long principat d’Auguste.

Des explorateurs ont toutefois rapporté qu’ils avaient vu en Tunisie des colonnes milliaires portant des inscriptions où figure le nom d’Asprénas avec le titre de proconsul, et les antiquaires ont assez généralement pensé qu’on y devait reconnaître le personnage qui fut soupçonné d’une criminelle complaisance pour Tibère.

Est-on bien en droit de formuler une conclusion aussi absolue ?

 

Le major sir Grenville Temple, officier de cavalerie de l’armée anglaise, visita en 1833 l’Algérie et la Tunisie. Il publia ses notes et impressions de voyage en deux volumes qui parurent en 1835[8].

A Gabès, dit-il[9], nous fûmes très bien reçus par le calife de la ville qui me logea dans la maison du Bey. Gabès, capitale de la province nommée El-Aardh (El-Aârâd), est à environ un mille de la mer et se compose à proprement dire de deux villes ou villages : Jara (Djdra) où se trouve la demeure du Bey et El-Menzel où se tient le bazar.....

La plus grande partie de ces villes a été bâtie avec les matériaux de l’ancienne Tacapa ou Epichos[10] qui est située à un demi-mille au sud, au lieu actuellement appelé Medina et Kadeema, ou la Vieille Ville. Ses vestiges sont aux environs du marabout de Sidi Aboo et Beyla, saint personnage qui fut, dit-on, pendant plusieurs années, le coiffeur de Mahomet. On ne rencontre à la surface du sol aucun débris ancien et les piliers carrés de granit dont a parlé Shaw[11] ont entièrement disparu. Les Arabes prétendent toutefois qu’en labourant la terre ou faisant des excavations, ils font d’importantes trouvailles.

Ce fut certainement une cité ancienne et solidement construite, car les pierres qu’on en a tirées pour bâtir Jara et El-Menzel, sont de grandes dimensions ; elles sont dures et acquièrent un beau poli ; on y remarque un grand nombre d’énormes coquilles d’huîtres, qui parfois semblent par leur pétrification en avoir formé la masse entière. On trouve aussi des colonnes et des chapiteaux, principalement d’ordre ionique ; leur style est cependant grossier et appartient sans doute à une époque où la sculpture n’avait pas acquis la perfection où elle arriva plus tard[12].

Je n’ai réussi à découvrir que trois inscriptions ou plutôt trois fragments, dont l’un est en caractères puniques. On les trouvera à l’Appendice sous les numéros 76, 77, 78.

Le n° 78 est l’inscription punique ; le 77 est ainsi rapporté :

. . . O PROLOS . . .

. . . ST TESTAMENTO. .

. . . . IPENSAE OPERI. .

Il ne fournit aucun renseignement utilisable pour l’histoire. Voici la transcription que sir G. Temple donne du n° 76[13] :

1 IMP CAES

2 TIE AVG

3 POT

4 LACPREN

5 PRO COS

6 EPVLON

7 EX CAS

8 NIS TAC

9 ENDAI

10 LEG III

11      CIX

Dans l’état de mutilation où elle a été relevée, cette inscription, il faut le reconnaître, ne pouvait être reconstituée dans son intégrité qu’avec beaucoup de peine et une large part faite à l’hypothèse. Il n’est, en effet, aucune autorité sur la quelle on puisse s’appuyer pour compléter sans conteste les lettres manquant. Il n’est pas possible de déterminer quel est le César qui est désigné dans les premières lignes ; et l’on ne saurait par suite dire à quelle date remonte le milliaire.

D’autre part, pour la majeure partie des inscriptions dont il a relevé les copies, l’honorable major a donné des indications suffisamment précises sur les lieux où il les avait vues ; ce sont généralement des mosquées, des édifices, des ruines. Les archéologues qui ont visité le nord de l’Afrique après lui, ont pu ainsi, sauf quelques rectifications peu importantes, reconnaître leur exactitude[14]. Mais justement pour celle-ci, la plus intéressante de toutes peut-être, il n’a point fait connaître la partie de la ville où elle était ; il n’a pas dit si le débris où elle était gravée était de pierre ou de marbre, s’il provenait d’une borne ou d’une colonne. Toutes les recherches faites pour la retrouver ont été infructueuses.

Cette inscription par suite ne peut donc point par elle même constituer un document manifeste pour l’histoire de l’Afrique.

 

Vingt-cinq ans environ après la publication des Excursions in the Mediterranean, l’éminent explorateur du Sahara, M. H. Duveyrier, rapporta de Tunisie la copie d’une inscription prise par lui en 1860 sur une colonne de marbre. Elle se voyait dans un gisement de ruines ou henchir situé dans la plaine d’Es-Segui, entre Gabès et Gafsa. M. Duveyrier ne la publia pas immédiatement. Ce fut assez longtemps après, semble-t-il, qu’il la communiqua à M. Ch. Tissot ; et notre savant et regretté compatriote la transmit à M. Mommsen pour être insérée dans le Corpus Inscriptionum Latinarum de Berlin[15].

Elle était ainsi conçue :

En comparant ce texte au précédent, on voit que la transcription de M. Duveyrier venait compléter et rectifier si exactement à, point celle donnée par sir Temple, qu’il n’est pas possible de douter qu’on ne soit en présence d’une nième inscription simultanément reproduite sur des stèles différentes. L’une aurait été placée à Gabès, l’autre dans la plaine d’Es-Segui. Toutes deux devaient constituer des milliaires établis pour marquer la distance qui séparait la capitale de la province du campement d’hiver des troupes romaines.

Nulle hésitation n’est possible sur le nom du proconsul ; c’est bien Asprénas. Mais est-il certain qu’il soit ici question de celui qui, au dire des Annales, gouvernait l’Afrique à la mort d’Auguste ?

En supposant que la 3e lettre de la 2e ligne soit bien un F comme a lu M. Duveyrier et non un E, comme le veut M. Temple, et qu’on lise : Imperator Cæsar Augusti filius Augustus, peut-on affirmer qu’on doive reconnaître Tibère dans ces qualifications ? Il fut d’abord, on le sait, appelé Tiberius Claudius Nero, puis, lors de son adoption, Tiberius Cæsar Augusti filius, et, après la mort d’Auguste, Tiberius Cæsar divi Augusti filius. En prenant la succession du principat, il refusa, nous disent Suétone et Dion Cassius[16], d’ajouter à son nom celui d’Auguste, et ce ne fut que plus tard qu’il se fit appeler Tiberius Cæsar Augustus. Mais Tiberius resta toujours et ne pouvait manquer d’être son prénom spécial, distinctif. Nulle part ailleurs, ni chez les historiens, ni sur les médailles, ni sur les inscriptions lapidaires, il n’a été désigné comme il le serait ici[17].

Remarquons encore que le titre d’Imperator est donné dans l’inscription comme une dignité non renouvelable, inhérente au principat. Il n’en fut pas ainsi pour Tibère. Aussi, quand ce titre lui est attribué sur les médailles ou les monuments, il est toujours accompagné du chiffre indiquant le nombre de fois dont il en a été revêtu. On disait Tiberius Cæsar divi Augusti filius Attgustus, imperator VI, VII ou VIII ; on ne rencontre pas la formule simple Imperator Tiberius Cæsar[18].

Si l’on admet d’autre part que le César figure sur la colonne milliaire en qualité de chef suprême de l’empire romain, ce ne pouvait, titre avant qu’un certain laps de temps se fût écoulé depuis le décès de son père adoptif ; et probablement pas avant la mort de Germanicus, car Tibère partagea jusqu’alors l’administration de l’empire avec le Sénat[19]. Auguste cependant n’est pas ici qualifié de divus.

Pour expliquer les anomalies que présente ce texte, on allègue qu’Auguste étant mort le 19 août de l’an 14 de notre ère et les honneurs divins lui ayant été décernés le 17 septembre suivant, c’était évidemment dans le mois qui s’écoula entre le décès et l’apothéose qu’Asprénas aurait fait élever ces milliaires aux confins extrêmes de sa province, à Gabès et dans la plaine d’Es-Segui[20]. Le proconsul se serait empressé de faire graver l’inscription avant de savoir quels honneurs seraient rendus à la mémoire d’Auguste, quelle situation serait faite à Tibère dans l’Empire[21].

Cette hypothèse est incontestablement fort savante et fort ingénieuse. Mais peut-on dire avec le docte et illustre éditeur du Corpus que la raison doit être pleinement satisfaite, que le doute n’est plus permis[22]. Nous ne le pensons pas. On ne saurait, en effet, décider comment, dans quel but le proconsul aurait fait procéder en cette affaire avec une telle hâte, alors que rien ne faisait de l’érection de ces bornes une affaire urgente. La prudence la plus vulgaire ne lui faisait-elle pas au contraire une loi d’attendre le résultat des délibérations du Sénat pour régler son attitude à l’égard du nouveau prince ?

Il y a aussi lieu d’être surpris que des colonnes de marbre aient été élevées alors sur une voie purement stratégique afin d’indiquer le nombre de pas qui séparaient Tacapa du campement hivernal des troupes. De simples bornes eussent suffi[23]. Les Romains n’avaient guère l’habitude de faire des dépenses d’art ou de luxe inutile en pays barbare et insoumis ; et tel était le cas de la région avoisinant les marais du Triton, naguère encore sous l’autorité de rois indigènes, et qu’Auguste, pur un échange avec Juba, venait de réunir à la province d’Afrique. Dans toutes les autres parties de la Tunisie, dans celles qui étaient depuis longtemps romanisées, et où de nombreuses colonies établies à l’intérieur avaient des communications constantes avec les villes du littoral, on ne rencontre aucun milliaire, aucune inscription latine remontant à cette date. Comment en serait-il autrement de cette fraction méridionale de la Numidie continuellement exposée aux incursions et aux razzias des tribus du désert ? Sa pacification ne date que des Flaviens et des Antonins[24] ; les nombreux débris de monuments où figurent les noms de ces princes en sont le témoignage[25]. Par son caractère monumental le milliaire d’Es-Segui paraîtrait donc devoir plutôt appartenir à une époque postérieure à l’avènement de Tibère au principat.

D’autres observations de détail viennent encore jeter du trouble dans l’esprit au sujet de cette inscription.

On remarque que, contrairement aux usages romains, le point de départ du milliaire n’aurait pas été la ville principale de la contrée, mais une station provisoire des troupes, ex castris hibernis. En outre le nom de la ville est écrit Tacapes tandis que les Romains d’Afrique disaient habituellement Tacapa[26].

Il semble qu’il n’aurait pas dû y avoir divergence dans le mode de tracer les lettres sur des bornes milliaires simultanément érigées ; elles ont dû sortir d’un même atelier, les caractères devaient être ceux en usage en pareil cas et par suite uniformes. Or sur la première on aurait écrit le nom du proconsul ACPREN...., sur la seconde ASPRENAS ; sur l’une est un C, il n’en est pas ainsi sur l’autre, qui porte un S.

On constate aussi que le nom du César est au nominatif, que celui du proconsul l’est également et que cependant le verbe régi par ces deux sujets est au singulier, curavit ; c’est là une infraction aux règles les plus élémentaires de la grammaire. L’ouvrier sculpteur peut fort bien n’avoir été qu’un ignorant, mais il n’est guère admissible que le texte de l’inscription officielle qu’il avait à reproduire ait été rédigé par un illettré.

Enfin les mots LEG III AVG demeurent énigmatiques. Ils ne se rapportent à rien de ce qui précède. Si l’inscription a voulu faire connaître que c’était la 3e légion qui avait construit la voie militaire, il aurait fallu y joindre la formule fecit ou quelque équivalent. Or, d’après la symétrie des lettres on constate qu’aucune place ne lui avait été assignée.

Il y a ainsi lieu, croyons-nous, de demeurer dans l’indécision que manifestèrent d’abord les savants sur les renseignements historiques qu’on peut tirer de ces inscriptions ou des copies qui en ont été faites.

 

M. Gust. Wilmanns, l’honorable et célèbre savant qu’une mort prématurée a malheureusement frappé, avant qu’il ait pu mettre la dernière main à sa monumentale publication des Inscriptiones Africæ Latinæ, portait dans ses travaux, on le sait, la plus consciencieuse exactitude. Il tint à voir par lui-même la contrée dont il avait à s’occuper ; il voulut examiner, contrôler, et rectifier au besoin les transcriptions qui lui avaient été communiquées, ou qui avaient été publiées. Il consacra à l’exploration de l’Afrique septentrionale les années 1873 et 1874. En Tunisie, qu’il visitait en février 1874, il mit le plus grand soin à rechercher les milliaires qu’avaient signalés sir Temple et M. Duveyrier et qui offraient un si grand intérêt. Il ne retrouva rien à Gabès ; il parcourut la plaine d’Es-Segui, fouilla particulièrement l’henchir Foum es Somâ, ses investigations furent également vaines[27].

 

En décembre 1876, M. Chevarrier, vice-consul de France à Gabès, quittait cette ville pour se rendre à Tunis avec la mission d’explorer la contrée qu’il devait traverser. Il se proposait en même temps de rechercher les vestiges de l’occupation romaine qui auraient échappé à l’attention des voyageurs qui l’avaient précédé[28].

J’arrivai, dit-il dans son rapport[29], à un douair des Boni-Zid, en face d’un passage appelé Oum et Agueul. Le lendemain le cheikh me dit qu’il existait des pierres écrites à une très petite distance dans la plaine et il m’y conduisit.

Au milieu de broussailles, sans qu’aucun vestige indiquât l’emplacement d’une ville ou d’une habitation quelconque, je vis gisantes sur le sol trois belles colonnes de marbre blanc, dont deux étaient brisées et une intacte ; malheureusement cette dernière, de beaucoup la plus grande, avait l’inscription qui la couvrait entièrement tournée contre terre[30]. Malgré tous nos efforts il nous fut impossible de la retourner et je dus me contenter de copier le plus exactement possible les trois autres fragments. Deux paraissent se relier et ne former qu’une inscription ; le troisième ne donne que les cinq dernières lignes de l’inscription. Il me fut impossible de prendre un estampage ; un vent d’Ouest, violent et glacial, soufflant par rafales, soulevait de tels nuages de sable que je ne pus de toute la journée recouper les points saillants, et je fus même, à midi, après quatre heures de marche, forcé de demander l’hospitalité dans une pauvre toute isolée, de la tribu des Ouled si Mansour, qui était campée au pied de la montagne appelée, en cet endroit, Djebel Batoum.

Je crois ces inscriptions inédites ; elles sont situées à peu près au centre de la plaine de Es-Segui, au croisement des routes de Gafsa à Aquæ Tacapitanæ et à Tacape et de Thynie, Thapsus et autres points de la côte au Djerrid de Tuzer ou à celui de Nefzoua. Elles sont à environ 55 ou 60 kilomètres de Tacape[31] et à peu près à égale distance de Gafsa.

 

Un peu plus d’un an après, dans le courant de l’année 1878, M. Chevarrier lit savoir que dans une nouvelle excursion faite à Es-Segui, il avait été plus heureux que la première fois et avait pu relever un certain nombre d’inscriptions. Parmi elles était celle de la colonne milliaire dont avait parlé M. Duveyrier, et que M. Wilmanns n’avait pas retrouvée. C’était, disait-il, une stèle de marbre blanc, arrondie à l’extrémité supérieure, mesurant 2 m. 50 c. de hauteur et 45 cent. d’épaisseur[32].

M. Ch. Robert, à qui la nouvelle copie fut adressée, en donna communication à la Société des Antiquaires de France, dans la séance du 17 juillet[33]. Elle était ainsi conçue :

Selon le vice-consul de Gabès, M. Duveyrier aurait, commis plusieurs inexactitudes dans la transcription qu’il avait faite de cette inscription.

A la première ligne, les deux dernières lettres du mot Caesar n’existaient pas. — A la deuxième ligne, la troisième lettre n’était pas un F, mais un E, comme sir Temple l’avait vu sur le milliaire de Gabès. En ce cas on ne pourrait en faire l’abréviation de filius et lire Auqusti filius ; il y aurait à chercher une autre explication. — La quatrième ligne commençait par le mot ASPRENAS. Non seulement les tria nomina du proconsul, qui constituaient sa désignation officielle et distinctive, n’auraient pas, gomme le voulaient l’usage et l’ordre nécessaire des choses, figuré dans l’inscription, mais le nom n’avait pas été précédé d’un L, comme l’avait dit sir Temple, ni d’aucune autre initiale ; aucune place n’avait même pas été réservée pour une simple lettre, comme l’avait marqué M. Duveyrier. — A la neuvième ligne, les lettres L et A n’étaient pas effacées par le temps ; elles se voyaient distinctement. — A la dixième ligne, il n’y avait qu’un chiffre C, au lieu de deux CI. — Enfin M. Duveyrier avait omis de transcrire une ligne entière, celle relative à la dignité de Septemvir Épulon qu’avait eue le proconsul ; et ce rétablissement faisait concorder entièrement l’inscription d’Es-Segui et celle de Gabès.

 

La découverte de M. Chevarrier donnait ainsi à craindre que la copie de M. Duveyrier ne fût pas d’une fidélité absolue ; mais elle ne dissipait point les doutes, ne résolvait pas les questions soulevées par le texte en maintes parties insolite. A un certain point de vue elle les compliquait même.

Il n’est assurément personne qui ne professe de la gratitude pour nos vaillants explorateurs. Dans la question qui nous occupe on ne peut manquer de leur savoir gré du soin qu’ils ont eu de tenter de relever, et cela au prix des plus rudes fatigues, une inscription qui pouvait être d’une grande valeur pour les Annales de la domination romaine au fond de la Petite Syrte, aux bords du Triton. Malheureusement les transcriptions qu’ils ont rapportées, par leurs divergences et leurs défectuosités possibles, rendent nécessaire l’examen à nouveau de la colonne milliaire d’Es-Segui[34].

Il y aurait lieu de déterminer quelles sont exactement les lettres et les lignes qui composent l’inscription ; de voir si la forme des caractères ne fournirait pas quelques indications utiles ; d’étudier la sculpture et le style architectural pour essayer de fixer la date du monument.

On devait penser que si les renseignements recueillis par M. Wilmanns n’avaient pas été suffisamment précis pour lui permettre de retrouver la borne milliaire, il ne saurait en être de mime pour ceux qui, après l’excursion de M. Chevarrier, se rendraient dans la plaine d’Es-Segui. D’autre part, le service des Aîitiguit(jv et des Arts de Tunis, dont la direction a toujours été confiée à des savants zélés et distingués, n’a pu négliger de rechercher un des plus anciens monuments épigraphiques de l’Afrique, afin de le transporter au musée beylical ou de pourvoir à sa conservation.

Nous avions donc cru qu’il nous serait possible de faire prendre le moulage en plâtre ou la photographie de la colonne soit à Tunis, soit à Es-Segui ; et, pour l’exécution de notre projet, nous avions sollicité l’appui de M. Massicault, notre éminent Résident en Tunisie. Il voulut bien nous le promettre, lors d’un de ses courts voyages en France. A son retour clans la Régence, il eut la bonté de faire part de notre intention au directeur des Antiquités et des Arts. M. de la Blanchère, qui était alors à la tête de ce service, eut l’obligeance de nous écrire, à la date du 12 juillet 1890 :

M. Massicault me transmet l’expression de votre désir relativement à l’inscription C. I. L. VIII, 10,023. Il y a lieu de penser que cette pierre n’existe plus à l’hir Foum es Somâ. Wilmanns ne l’y a pas retrouvée il y a déjà dix-sept ans... J’aurai probablement occasion, dans le courant du mois prochain, de faire examiner de nouveau cet emplacement et je vous ferai part des résultats de cette recherche, dans le cas où elle amènerait la découverte de l’un ou l’autre de ces deux millaires, ce qui malheureusement est douteux.

M. de la Blanchère ne put donner suite à son intention. Et M. G. Doublet, qui lui a succédé au Service des Antiquités et des Arts de Tunis, nous a fait l’honneur de nous dire par sa lettre du 2 février 1891 : Aucune nouvelle recherche n’a eu lieu à l’henchir Foum es Somâ ; j’ignore l’époque où un agent de mon service aurait jamais l’occasion de passer dans la plaine d’Es-Segui.

Nous avons dû ajourner notre projet. Il y a, en effet, trop grande probabilité que la peine et la dépense que nécessiterait l’exploration de la Haïret seraient en pure perte.

 

En tout cas, que le monument ait ou non disparu du lieu où il était situé, qu’on le puisse ou non retrouver, on ne saurait croyons-nous, se refuser à convenir, qu’en présence d’inscriptions dont le texte est obscur et anormal, il est fort difficile d’affirmer que des colonnes milliaires établissent qu’à la mort d’Auguste un proconsul, du nom d’Asprénas, était chargé de l’administration de l’Afrique.

Réduite, en effet, à interpréter sans secours étranger les lignes tracées sur les milliaires, la science épigraphique eût été impuissante à déterminer sous quel César les colonnes avaient été érigées. C’est évidemment parce que les Annales ont parlé d’un Asprénas, proconsul d’Afrique, et qu’on n’en connaissait pas d’autre, qu’on fut amené à penser que ce devait être ce personnage dont il était question, et que le César, en conséquence, n’était autre que Tibère. Ce n’est donc pas, on le voit, l’inscription qui venait justifier la confiance dont jouissaient les Annales ; ce sont elles au contraire qui permettaient de lui attribuer une signification[35].

En fut-il autrement, aurait-on la preuve qu’en l’an 14 de notre ère Asprénas était proconsul d’Afrique, il n’en ressortirait nullement que le fait rapporté dans les Annales puisse être, malgré son étrangeté, tenu pour vérité historique, que le récit en doive être nécessairement dû à Tacite, c’est-à-dire à un écrivain à même de connaître sûrement le personnel administratif de l’empire.

Au nombre des nobles familles que comptait Rome au premier siècle était celle des Asprénas. Elle avait, nous dit Pline, fourni des consuls à l’empire et jouissait d’une grande notoriété[36].

Auguste, selon Suétone[37], aimait à voir célébrer fréquemment les jeux troyens par l’élite de la jeunesse romaine, pensant qu’il était utile et beau de revenir aux anciennes mœurs et d’ennoblir les goûts des jeunes gens de race illustre. Un de ceux-ci, dit-il, C. Nonius Asprénas, fut un jour blessé dans une chute qu’il fit durant les exercices. Le prince du Sénat, à cette occasion, lui offrit un collier d’or et lui permit, ainsi qu’à ses descendants, de porter le nom de Torquatus.

Un Asprénas, au rapport de Dion Cassius[38], tenait de la confiance d’Auguste un commandement dans les Gaules. A. la nouvelle de la défaite de Varus il se porta au secours de l’armée romaine et réussit à protéger la retraite d’un corps des troupes, et à le sauver du désastre[39].

Le nom d’Asprénas et la célébrité de cette famille ne pouvaient donc être choses ignorées des érudits italiens du XVe siècle. Celui d’entre eux qui aurait entrepris d’écrire l’histoire du premier siècle de l’empire romain, de la donner pour l’œuvre d’un auteur ancien, et qui pour cela se serait proposé de développer et de différencier par des détails secondaires les faits généraux rapportés par les écrivains byzantins, ne pouvait manquer de faire usage du nom d’Asprénas. Il le devait donner à quelques-uns des personnages mis en scène et auxquels il faisait occuper de hautes fonctions. Il était, en effet, naturel qu’il se basât sur ce que les membres de cette famille avaient inévitablement dit remplir des charges importantes dans l’État. Il n’y aurait ainsi rien de surprenant à ce que, dans cette occasion, l’auteur des Annales eût fait une heureuse rencontre.

 

Ce même procédé a été, du reste, employé ailleurs par le pseudo Tacite. On voit le nom d’Asprénas figurer encore au IIe livre des Histoires, dans un chapitre tout aussi invraisemblable que celui dont nous venons de parler et qui trahit d’une façon manifeste un écrivain de la Renaissance.

On y lit[40].

Dans ce même temps la Grèce et l’Italie furent effrayées par la fausse nouvelle que Néron allait arriver.... Grâce à son talent à jouer de la lyre et à chanter, et aussi à la ressemblance des traits, un esclave du Pont, ou selon d’autres un affranchi Italien, réunit quelques déserteurs misérables et vagabonds et prit la mer avec eux. Il fut jeté par la tempête à l’île de Cythnos. Là se trouvaient des soldats revenant de l’Orient ; il gagne les uns, fait tuer les autres, dépouille les négociants, arme les esclaves les plus vigoureux.

Il ne nous semble pas aussi simple que le suppose l’auteur qu’un naufragé, au lieu de se présenter en demandant bienveillance et secours, réussisse d’emblée à se rendre maître du pays. Et d’autre part, que sont devenus les hommes qui l’accompagnaient ? ont-ils péri ? Il n’en est plus question.

Après avoir parlé d’un centurion chargé par les légions d’Asie de porter un emblème d’alliance à celles d’Italie, qui débarque à Cythnos, et s’en échappe effrayé, incident sans intérêt et qui ne se rattache en rien au sujet, l’historien ajoute :

La terreur s’étendit au loin ; car la grandeur du nom avait ému en grand nombre ces hommes qui ne demandent que révolutions et sont toujours les ennemis de ce qui existe.

C’est là, on en conviendra, de la haute déclamation pour un fait en réalité de bien faible importance. On ne voit pas comment, de son île, l’aventurier aurait pu causer de graves inquiétudes aux divers compétiteurs à l’empire et inspirer assez de confiance dans le succès pour attirer à lui un corps sérieux de partisans. Continuons la lecture :

Le hasard fit tomber ces bruits qui s’accréditaient de jour en jour. Galba avait nommé Calpurnius Asprénas gouverneur de la Galatie et de la Pamphylie. On lui donna pour l’escorter deux trirèmes de la flotte de Misène avec lesquelles il arriva à Cythnos. Les triérarques furent mandés au nom de Néron. Avec une feinte tristesse il fit appel à la fidélité de ses anciens soldats et les supplia de le débarquer en Syrie ou en Égypte.

Voilà notre personnage qui ne se montre plus comme un terrible dominateur, sûr du triomphe ; il ne parle plus en maître ; il apparaît maintenant comme une sorte de Philoctète. Ce n’était pas le moyen de suborner des amiraux.

Les triérarques ébranlés un moment, ou feignant de l’être, promettent de parler aux équipages et de revenir quand ils auraient favorablement disposé les esprits. Mais ils rapportèrent tout fidèlement à Asprénas.

C’est ainsi que par hasard, ainsi que le déclare lui-même l’auteur, le proconsul chargé d’aller prendre l’administration d’une vaste province, apprend l’existence de ce faux Néron qui aurait rempli d’agitation la Grèce et l’Asie. Poursuivons :

Il ordonne alors de saisir le navire et de tuer l’individu quel qu’il fût.

Quel navire ?

Le chapitre finit ainsi :

Le cadavre, remarquable par les yeux, la chevelure, la férocité des traits, fut porté en Asie et de là à Rome.

 

Pourquoi, comment le corps du faux Néron est-il porté en Asie ? Quel besoin de le transférer à Rome ? Avait-il doué le rôle inquiétant annoncé au début du chapitre ?

Nous n’insisterons pas sur les obscurités, les contradictions, les invraisemblances qui fourmillent dans ce récit. Nous ne signalerons pas quelques incorrections de style qui s’y rencontrent, des locutions semblent avoir été empruntées à Suétone. Nous nous occuperons seulement du lieu où se serait passé cet étrange épisode.

Remarquons d’abord que l’historien avoue qu’il ne sait pas d’où était parti cet aventurier qui, pourtant, faisait tant de bruit ; il ne dit pas non plus où il allait. Il ne s’occupe pas de savoir comment le navire qui portait le faux César et sa fortune se trouva au milieu des Cyclades.

De plus, et sur ce point nous appelons l’attention, pour les besoins du récit, Cythnos est présenté comme un lieu habituel de relâche et de ravitaillement pour les navires faisant le trajet d’Italie en Asie, ou à leur retour. Des soldats congédiés y étaient, en effet, descendus en revenant d’Orient ; le centurion chargé d’une mission y débarque sans cause majeure ; l’arrêt du proconsul nous est présenté comme une circonstance toute naturelle de la navigation.

Or Cythnos, aujourd’hui Thermaï, est, on le sait, une des Cyclades ; elle est située entre Zea, l’ancienne Céos, et Seriphos. Sans importance actuellement, elle n’en eut pas davantage dans l’antiquité. De peu d’étendue, toute montagneuse, elle n’avait point de port commode et sûr ; peu peuplée, elle ne récoltait ni blé, ni vin, ni huile, à exporter. Ses pâtres seulement tiraient de leurs chèvres, nourries de cytise[41], un fromage qui avait du renom. On n’y voyait aucun commerce actif, aucune industrie. Cythnos n’offrait ainsi aucune ressource aux navigateurs et ne pouvait être un lieu d’escale.

A quelques heures seulement de route était, d’ailleurs, pour ceux qui passaient par les Cyclades, le grand port de commerce et de ravitaillement, Délos. Depuis la destruction de Corinthe par les Romains, Délos avait vu décupler son mouvement maritime. Les privilèges reconnus de son Temple en avaient fait un port franc o~l tous les capitaines de navires venaient vendre ou échanger les marchandises ou esclaves formant leurs cargaisons. C’est là que s’arrêtaient les bâtiments qui d’Italie se rendaient en Asie-Mineure ou en revenaient[42].

Jamais île ne fut donc moins propre que Cythnos à être le théâtre d’aventures et de rencontres fortuites telles que celles qui sont contées dans les Histoires. On ne comprend pas quel-les richesses un prétendant à l’empire aurait pu retirer du pillage de ses négociants, quelles bandes d’esclaves il aurait réunies et comment il les aurait armées. D’autre part, l’auteur ne s’est-il pas aperçu de la contradiction dans laquelle il tombait en présentant Cythnos comme incessamment visitée par des navires de passage, et en laissant l’imposteur dans l’attente d’une occasion d’en sortir ?

Ce récit ne peut être admis pour véridique. Il semble très fortement fantaisiste.

 

Il est incontestable toutefois, qu’il y eut des aventuriers qui voulurent se faire passer pour Néron, ou des fous qui crurent l’être. Les historiens s’accordent à. ce sujet. Les hétairies chrétiennes, par leur attente ou leur crainte du retour du César antéchrist, en fournissent la confirmation.

Suétone[43] parle d’un personnage qui se serait donné pour Néron et aurait été reçu à la cour du roi des Parthes ; mais le fait se produisit vingt ans après sa mort ; il n’a donc rien de commun avec celui qui nous occupe.

Dans l’abrégé de l’Histoire romaine de Dion Cassius, Xiphilin dit[44] : Vers ce même temps (celui d’Othon), un imposteur qui se faisait passer pour Néron, et dont le nom est demeuré inconnu à Dion, fut pris et même finalement puni. Ces lignes nous font bien connaître que sous Galba ou Othon se montra un faux Néron ; elles ne peuvent toutefois pas fournir d’éclaircissement au chapitre des Histoires.

Mais Xiphilin ne fut pas le seul abréviateur de Dion Cassius. Zonaras s’est également beaucoup servi de l’historien romain et nous en a conservé un certain nombre de passages.

On lit dans les Chroniques :

Sur ces entrefaites un imposteur profita de sa ressemblance avec Néron pour troubler la Grèce presque entière. En réunissant une bande d’hommes perdus il se porta vers les légions de Syrie ; mais alors qu’il passait le Cydnus, il fut pris et tué par Calpurnius.

Le récit des Chroniques a, on le voit, beaucoup de points communs avec celui des Histoires la ressemblance de l’aventurier avec Néron, sa troupe d’hommes sans aveu, l’agitation qu’il occasionne en Grèce ; c’est en Syrie qu’il compte trouver les éléments de succès ; le proconsul qui s’en empare et le met à mort, porte le même nom. C’est évidemment du nième épisode dont il s’agit dans les deux ouvrages.

Si donc le lieu de la scène est Cythnos dans l’un et Cydnos dans l’autre, ces deux noms ont tant d’analogie entre eux par les lettres qui les forment et par leur consonance, qu’on ne saurait douter un instant qu’il n’y ait eu quelque grossière méprise chez l’un des deux auteurs.

Tout d’abord nous observerons que le chapitre des Histoires renferme une foule d’invraisemblances, qu’il faut attribuer l’arrivée à Cythnos du faux Néron et la rencontre qu’en fait le proconsul romain à des circonstances peu ordinaires et auxquelles aucun des personnages ne s’attendait.

Avec Zonaras, on se sent dans l’histoire. Les traits seuls de l’aventurier servent à le faire passer pour Néron et il ne prend pas une lyre pour engager les déclassés à se joindre à lui et tenter une périlleuse entreprise. Il est conforme à ce que nous connaissons de la situation de l’empire à cette époque, qu’un aventurier politique ait recherché l’appui indispensable des légions pour arriver au pouvoir ; et celles de Syrie étaient au nombre des plus aptes à se laisser séduire. C’est dans la Cilicie qu’il a dit organiser d’abord les partisans attachés à sa fortune ; c’est au devant d’eux qu’à dit se porter une partie de l’armée romaine pour arrêter et détruire leur troupe ; il est naturel que ce soit au passage du Cydnus que l’audacieux imposteur ait été pris et tué. Il est ainsi hors de doute que la vérité est du côté de Zonaras.

Un historien romain de talent, informé des événements de l’empire, aurait-il écrit une relation des faits et gestes du faux Néron telle que celle qui se lit dans les Histoires ?

Nous avons eu l’occasion de dire (et nous avons, croyons-nous, justifié notre assertion[45]), que les Annales et les Histoires avaient été composées en grande partie à l’aide des ouvrages byzantins apportés en Italie au XVe siècle et que Xiphilin avait été mis largement à contribution. Zonaras l’a été également à maintes reprises[46].

Pour ne pas quitter le IIe livre des Histoires, dont il s’agit, on peut constater que si tous les principaux éléments dont il est composé proviennent manifestement de Plutarque, Suétone et Xiphilin, c’est dans Zonaras que le pseudo Tacite a puisé certains détails. De ce nombre sont, au sujet de la défaite d’Othon à Bédriac : ch. XLVI les protestations de dévouement qui lui sont adressées par les prétoriens en même temps que les légionnaires ; — ch. XLVIII, la destruction qu’il fait des pièces qui pouvaient compromettre ses partisans et la distribution d’argent dont il les gratifie ; — ch. XLIX, le tumulte qui se produisit dans l’armée et l’apaisement qu’il obtint ; — ch. LI, les désordres survenus pendant ses funérailles[47].

On est ainsi en droit de penser que notre auteur a eu sous les yeux les Chroniques quand il a écrit ce chapitre et que c’est par suite d’une erreur qu’il a été, amené à prendre Cythnos pour Cydnos.

Les écrivains italiens du XVe siècle connaissaient assez généralement la langue grecque ; elle leur était nécessaire pour la lecture des ouvrages qui leur venaient de l’empire d’Orient et qui étaient les sources de leur érudition. Mais plusieurs n’étaient pas entièrement familiers avec elle et l’auteur des Annales était de ce nombre. L’erreur que nous signalons n’a pas lieu de surprendre. Elle ne serait pas, la seule qu’il eût commise. Dans un passage de Clément d’Alexandrie un temps de verbe mal compris l’a conduit, nous l’avons vu, à l’imbroglio et à la contradiction au sujet du culte de Sérapis[48].

 

La cause de cette confusion de lieu nous paraît assez facile à déterminer. Les Grecs, au moyen âge, prononçaient d’une façon presque identique les consonnes dentales δ et θ. Il en résultait que la seconde de ces deux lettres était fréquemment mise pour la première.

Ainsi l’on disait indifféremment ούδείς, ούδένεια ou ούθείς, ούθένεια. Dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale contenant les œuvres attribuées à Denis l’Aréopagite avec les commentaires de Maxime[49], le copiste après avoir écrit ούδένα dit à la ligne suivante ούθενός. Si l’on veut un exemple d’une dentale devant un liquide et pour lequel on ne puisse supposer, comme on pourrait peut-être le faire pour le précèdent, la persistance accidentelle d’une ancienne forme attique régulière, on le trouvera dans le manuscrit alchimique de la Bibliothèque Nationale de Paris n° 2327 où un même mot est écrit tantôt Καδμία folio 16 verso, ligne 21, tantôt Καθμία folio 18 recto, ligne 4 et verso ligne 15[50].

Il est donc très vraisemblable que le pseudo Tacite eut sous les yeux un manuscrit de Zonaras qui portait έν Κύθνω δε παραιούμενον au lieu et pour équivalent de έν Κύδνω. Il a été de la sorte conduit à croire que l’historien byzantin avait entendu parler de Cythnos, c’est-à-dire de l’île qui seule portait ce nom. Confiant alors dans l’apparence du texte, connaissant mal le sujet qu’il avait à traiter, il s’est livré à l’amplification qui forme les chapitres que nous venons de lire.

 

Mais quelle que soit la cause d’une pareille méprise, il est certain que l’auteur des Histoires s’est lourdement trompé sur le lieu où le faux Néron a été capturé. On ne saurait admettre qu’il ait plus exactement connu que Dion Cassius, que suivait Zonaras, le nom du proconsul qui figura en cette affaire. Or, c’est sous la seule dénomination de Calpurnius qu’il est désigné dans les Chroniques. On est en conséquence, croyons-nous, bien fondé à conclure que c’est arbitrairement qu’un second nom lui a été adjoint.

II n’y a ainsi aucune raison de penser qu’un personnage appelé Asprénas ait été envoyé en Asie par Galba pour gouverner l’ancien royaume de Déjotarus, ainsi qu’il est dit dans les Histoires.

 

Annales de la Facultés des Lettres de Bordeaux — 1891

 

 

 



[1] Dion Cassius, Hist. rom., liv. LVII, ch. II, III — Suétone, Tibère, 25.

[2] C. Cornelii Taciti Annalium, lib. I, cap. LIII.

[3] Pauli Sententiarum, lib. II, tit. 16. Cf. Velleius Paterculus, liv. II, ch. C.

[4] Cf. Dion Cassius, Hist. rom., liv. LVII, ch. IV — Suétone, Tibère, 22.

[5] Dion Cassius, Hist. rom., liv. LVII, ch. II — Suétone, Tibère, 25, 30.

[6] Cf. Nos Études sur la vie de Sénèque, ch. II.

[7] Suétone, Tibère, 30 : Quin etiam speciem libertatis quamdam induxit, conservatis senatui ac magistratibus et majestate pristina et potestate.

[8] Major sir Grenville T. Temple, Bart. Excursions in the Mediterranean. Algiers and Tunis, London, 1835.

[9] Ibid., t. II, p. 181.

[10] D’après Scylax.

[11] Cf. T. Shaw, Voyage dans plusieurs provinces de Barbarie et du Levant. Trad. française, t. II, p. 252.

[12] Peut-être aussi à une époque de décadence.

[13] Ibid., t. II, p. 321. — Cf. Corpus Inscriptionum Latinarum. Berlin, t. VIII, n° 10018.

[14] Cf. Corpus Ins. Lat. t. VIII. Auctorum recensus, p. XXVII.

[15] Ch. Tissot, Exploration scientifique de la Tunisie, t. II, p. 650, note 3, p. 658. Cf. Corpus Inscriptionum Latinarum, t. VIII, n° 10023.

[16] Dion Cassius, Hist. rom., liv. LVII, ch. II. — Suétone, Tibère, 26.

[17] Cf. Cohen, Description des médailles impériales, t. I. — Gustavus Wilmanns, Exempla Inscriptionun Latinarum.

[18] Cf. Cohen, op. cit. — G. Wilmanns, op. cit.

[19] Cf. Cassius, Hist. rom., liv. LVII, ch. VII, VIII, XIX.

[20] Ch. Tissot, loc. cit., trouve dans le placement occupé par ce milliaire une preuve à l’appui de son opinion que ce serait lit qu’était établit le poste militaire de Thasarte.

[21] Corpus Inscr. Lat., t. VIII. ad hoc. tit. Cf. 10018.

[22] Ibid. : dubitari amplius non potest titulum Tiberii esse.

[23] Remarquons ce que dit sir Temple des belles pierres dont on faisait usage dans la contrée.

[24] Cf. V. Duruy, Hist. rom., t. III, p. 108, t. V, p. 196-197.

[25] Cf. Temple, Excursions in the Medit. — Ch. Tissot, Excursion scientifique de la Tunisie.

[26] Cf. Corpus, t. VIII.

10,021, l. 25. A B T.

10,022, l. 10. A TACAPAS.

10,024, l. 19. A TAC.

10,025, l. 28. A TACAPA.

[27] Nous devons cette communication à la bienveillance de M. J. Schmidt, l’éminent professeur à l’université de Giessen. Il nous a fait l’honneur de nous écrire :

Malheureusement quant à votre première question je n’ai qu’à confirmer votre prévision. C’est-à-dire, M. Wilmanns a parcouru et exploré la D’hairet Es-Segui le 9 février 1874, mais il n’a pas retrouvé les inscriptions Corpus VIII, n° 10,018 et 10,023, non plus que le Service des antiquités de Tunis.

[28] Archives des missions scientifiques, IIIe série, t. V, Voyage de Gabès au Zaghouan par M. Chevarrier, p. 283.

[29] Ibid., p. 240.

[30] L’existence de l’inscription en ce cas pouvait être vraisemblable, mais non certaine.

[31] Cette distance, n’est, paraît-il, pas exacte. Es-Segui serait à 90 kilomètres de Gabès. Cf. Excursion scientifique de la Tunisie, t. II, p. 60.

[32] Cf. Corpus Ins. Lat. VIII, tit. 10,023.

[33] Bulletin de la Société des Antiquaires de France, 1870, p. 115. Cf. Corpus, t. VIII, ad h. t.

[34] On doit aussi observer que le Corpus de Berlin, t. VIII, n° 5, 205 relate une autre inscription où figurait le nom d’Asprenas. Si, comme il serait naturel de le supposer, il s’agit du même proconsul et du même César, la mention TRIB POTEST XVIII donnerait pour date l’an II. L’un des deux chiffres est nécessairement erroné. Si l’on admettait une prorogation de fonctions, Furius Camillus ne pouvait être proconsul lors de la révolte de Tacfarinas dont parlent, seules d’ailleurs, les Annales, II, 52.

[35] Cf. Corpus Ins., Lat., t. VIII. tit. 10,018.

[36] Pline, Hist. nat., XXX, 20 : consularis Asprenatum domus est. cf. XXXV. 46. Dans les fastes consulaires on trouve un L. Nonius Asprenas en l’an 29 de notre ère, et un C. Nonius Asprenas en l’an 38.

[37] Suétone, Auguste, 43.

[38] Dion Cassius, Hist. rom., LVI, 23. Cf. Velleius Paterculus, liv. II, ch. C. Il en fait le neveu de Varus.

[39] Dans les Suasoria attribués à Sénèque, le père du philosophe, un des principaux interlocuteurs a le nom d’Asprenas.

[40] Histoires, II, 8, 9.

[41] Pline, Hist. nat., XIII, 47.

[42] Strabon, Géographie, liv. X, ch. V, § 4. Cf. liv. XIV, ch. 5, § 2.

[43] Suétone, Néron, in fine.

[44] Hist. rom., LXIV, 9.

[45] De l’authenticité des Annales et des Histoires de Tacite, IIe partie, ch. 2.

[46] Ainsi au sujet de la mort de Julie dont Suétone ni Dion n’ont parlé, cf. Annales, I, 53 et Chroniques, Μονσρχία τοΰ Τιβερίου.

[47] Αύταοχία τοΰ Όθωνος. Cf. Dion Cassius. Edit. Gros et Boissée, t. IX, notes p. 219-225.

[48] Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux, année 1890, p. 258.

[49] Cf. Montfaucon, Palæographia Græca, l. IV, p. 320, pl. IV.

[50] Cf. Berthelot, Collection des anciens alchimistes grecs, p. 124, pl. II, IV, VII, VIII.