LA PERSÉCUTION DES CHRÉTIENS SOUS NÉRON — ÉTUDE HISTORIQUE

 

VII — LA FRAUDE PIEUSE.

 

 

Rappelons en quelques mots les résultats auxquels nous on conduits l’étude que nous venons de faire du récit de la persécution des chrétiens qu’on trouve dans les Annales.

Résumé de notre étude.

Rien n’est moins probable que l’accusation d’avoir mis le feu à Rome ait été portée par le peuple contre Néron ; il conserva toute sa popularité après le sinistre. Par conséquent, la persécution n’a pu avoir été provoquée par la cause que l’auteur nous indique.

Les Juifs qui habitaient Rome n’étaient pas détestés de la population ; ils y venaient librement exercer le métier de voyants ; et loin de se plaindre de l’accueil qu’ils recevaient, ils tenaient à être dans la capitale.

Le supplice du feu n’était probablement pas en usage à Rome ; en tous cas, la combustion lumineuse de corps humains n’a pas été possible. Cette barbarie eût été contraire aux idées de mesure et de clémence qui régnaient alors dans l’esprit des hommes d’État au sujet du châtiment des coupables.

Enfin les victimes n’ont pu être livrées aux flammes dans les jardins du Vatican puisqu’ils servaient d’asile à la population.

Ce chapitre du XVe livre des Annales renferme dans ses énonciations presque autant de difficultés inexplicables que de mots. On est par suite amené à considérer ce récit comme une fable et à conclure qu’il y a tout lieu de l’attribuer à une main étrangère.

La qualification de Christiani, en effet, ne servait pas encore à spécifier les disciples de Jésus, et Tacite n’a pu l’employer dans cette acception. Déclarer ensuite que leur nombre était immense est une erreur évidemment volontaire.

Or l’introduction dans les œuvres de l’historien d’un récit de telle nature ne peut être que le fait d’un chrétien. Nous trouvons la confirmation de cette présomption dans la remarque que Christ est pris ici comme un nom propre, comme le synonyme de Jésus, et qu’il est parlé de Pilate comme d’un personnage fort connu du lecteur.

Enfin l’exposé de la procédure et la description des supplices nous montrent évidemment un homme imbu des légendes relatives aux persécutions des premiers fidèles.

Le chapitre relatif à la persécution des chrétiens doit être en conséquence supprimé du XVe livre des Annales.

Cette suppression même fera voir combien cette interpolation nuisait à la narration et à l’enchaînement des faits.

Les chapitres 38, 39, 40 décrivent la marche de l’incendie ; le 40e et le 41e font l’énumération des pertes ; le 42e et le 43e nous entretiennent de la réédification de Rome ; la première partie du 44e (dont nous enlevons la seconde) décrit les cérémonies expiatoires ; le 45e nous fait connaître les contributions volontaires ou imposées que supportent les provinces pour subvenir aux dépenses de la Métropole.

La deuxième partie du 44e chapitre ne se rattache à rien de ce qui précède, à rien de ce qui suit. On ne trouve aucun événement ultérieur qui en découle ou qui s’y rapporte ; dans toute la suite des Annales on ne rencontre même pas une allusion à un drame aussi épouvantable.

Silence des auteurs profanes au sujet de la persécution de Néron.

Les conclusions de notre étude sont pleinement confirmées par le silence absolu des écrivains juifs et romains au sujet des faits relatés dans Tacite.

Nous avons vu que ni Juvénal ni Pline n’avaient jamais prononcé le mot de chrétiens ; ils ne font même aucune allusion à des persécutions qui auraient été dirigées par Néron contre une secte religieuse quelconque.

Flavius Josèphe[1], qui nous entretient de ses compatriotes à Rome, de leur expulsion sous Tibère, qui nous parle de la cour de Néron, de l’influence de quelques voyants sur l’esprit de Poppée, Josèphe, s’il eût connu un tel événement dont les victimes n’étaient pas étrangères au judaïsme, n’eût pas manqué d’en faire la relation ; et si ce drame avait eu lieu, il l’eût certainement connu. Or il ne signale aucune manifestation dont les Juifs à Rome auraient été l’objet sous ce prince, pas même au temps de l’insurrection de la Judée.

Beaucoup plus tard, Dion Cassius, qui avait occupé les plus hautes charges de l’empire et s’était retiré à Nicée, employa ses loisirs à écrire une vaste histoire romaine. Il semble que les chrétiens devaient, de son temps et surtout autour de lui, occuper l’attention publique, et que, par conséquent, il ne devait pas être indifférent à ce qui les concernait. Dion Cassius cependant ne dit pas un mot des mesures prises contre eux sous Néron.

Ce qu’en ont dit les auteurs chrétiens.

Mais ce ne sont pas seulement les auteurs profanes qui ont ignoré cette épouvantable persécution des chrétiens. Il y a plus. Aucun des historiens ecclésiastiques qui ont écrit avant la fin du IVe siècle n’en a parlé.

Voyons d’abord ce que contaient les primitives légendes des Églises.

Les diverses relations des Actes de Pierre et de Paul attribuées à Marcel, Abdias et Hégésippe nous font connaître les fables qu’on rapportait sur leur compte pour édifier la crédulité des fidèles[2]. Nous y voyons Pierre et Paul venus, on ne sait quand ni comment, à Rome, comparaître en compagnie de Simon, leur rival, devant Néron. Le césar doit décider qui d’entre eux est réellement inspiré de Dieu. Dans ce but il a fait construire une tour du haut de laquelle Simon, ainsi qu’il s’en est flatté, doit s’élever dans les airs. Aux yeux étonnés de la foule et du Prince, le magicien s’élance dans l’espace et semble monter vers le ciel. Les apôtres sont stupéfaits ; leur ennemi va triompher. Pierre alors adresse une pressante invocation au Christ et le satanique Simon retombe sur terre ; on le relève brisé et ensanglanté. Néron, irrité de la mort de son protégé, condamne les deux apôtres pour crime d’homicide à être noyés dans le bassin du cirque ; puis sur l’avis de son préfet, Agrippa, il décide de les faire mettre en croix. Dès que la sentence impériale est connue, une multitude de gens de tous pays, animés d’indignation veulent s’emparer de Néron et le faire brûler ; mais Pierre les en détourne pour laisser s’accomplir la volonté de Dieu. La mort des apôtres cependant porte malheur à Néron. Dès ce moment il devient l’objet de la haine du peuple et de l’armée ; forcé de s’enfuir de Rome, il meurt de faim dans les bois.

Voilà ce qui se disait dans les Églises des relations des chrétiens avec Néron et le peuple de Rome. Le peuple, loin d’avoir de la haine contre eux, prend fait et cause pour les apôtres. Les mesures violentes ne s’appliquent qu’à Pierre et à Paul ; et la cause de leur supplice est déterminée, c’est l’échec et la mort de leur rival Simon.

Ainsi les traditions de l’Église, qui ont conservé une si nombreuse collection de contes fantastiques sur la mort de martyrs, n’ont pas gardé le moindre souvenir de la persécution rapportée dans Tacite. Sans aucune assistance divine, sans aucun miracle pour l’édification des fidèles, une foule de saints auraient trouvé la mort au milieu de circonstances épouvantables, sur les débris fumants de Rome, parmi les ravages de la peste et de la famine ? Ce n’eût pas été admissible aux yeux d’un croyant au Christ. Si donc les légendes n’en ont rien dit, c’est qu’on n’en a rien su dans les Églises, et mieux, c’est qu’on n’a point pensé qu’un tel conte eût été accueilli et accepté avec foi.

Plus tard, Tertullien, dans son Apologétique, entreprend de faire l’historique des rapports de l’Église et de l’État. Néron, dit-il[3], est le premier qui ait frappé du glaive césarien la secte des chrétiens, qui précisément alors commençait à s’établir à Rome. Nous nous faisons gloire d’avoir en un tel prince celui qui le premier a porté des arrêts contre nous. Et plus loin[4] : Les APÔTRES sur l’ordre du Maître se dispersèrent pour parcourir le monde. Après avoir beaucoup souffert des Juifs avec le courage et la confiance que donne la vérité, ils semèrent enfin le sang chrétien à Rome par la cruauté de Néron.

Par secte naissante et sang des Apôtres, on ne peut voir qu’une allusion à la mort de Pierre et de Paul, les seules victimes dont parlait la légende chrétienne. Comment Tertullien en saurait-il plus qu’elle ? En tous cas, par ces expressions vagues Néron a tiré le glaive césarien et les apôtres ont versé leur sang il est manifeste que Tertullien ne connaissait aucun détail des supplices inusités qui furent infligés aux chrétiens, et qu’il n’avait pas la moindre idée de l’accusation d’avoir incendié Rome qui aurait été injustement portée contre eux. Pour lui les victimes de Néron ont été frappées pour leur foi religieuse, ou plutôt pour la propagation de cette foi.

Mais les fables relatives à la mort de Pierre et de Paul, au supplice de Jean plongé dans de l’huile bouillante[5], ne trouvaient aucune créance au dehors des églises ; on traitait d’imposteurs ceux qui les racontaient. Tertullien se vit donc dans la nécessité de donner quelque preuve à l’appui de ce qu’il avait dit. Nous justifions, affirme-il, par des documents authentiques l’histoire de notre secte. Mais promettre est un et tenir est un autre.

Quels sont, en effet, ces documents authentiques qu’il invoque, sur lesquels il prétend s’appuyer ? Consultez nos Annales, dit-il[6], Consulite commentarios vestros.

C’est un trait de foi punique, ont dû dire les Romains ; et sans doute le Carthaginois savait bien ce qu’il faisait quand il renvoyait chercher aux archives toutes ces fameuses pièces telles que le rapport de Pilate, le procès-verbal de la séance du Sénat où Tibère proclame la divinité de Jésus, la lettre de Pline à Trajan, et enfin les décrets et arrêts contre les chrétiens. Comment lui prouver qu’elles n’existaient pas ?

Origène, qui connaissait l’histoire de l’Église aussi bien que Tertullien, plus intelligent et plus instruit que lui, qui discutait avec des adversaires éclairés, déclare que peu de chrétiens périrent à cause de leur culte et que leur nombre serait facile à déterminer[7].

Lactance, rhéteur lettré, attaché à la cour de Constantin, dans son livre De la mort des persécuteurs, place Néron parmi eux. Selon lui[8], il tombe du pouvoir et meurt sans sépulture pour avoir fait tuer Paul et crucifier Pierre, suivant les Actes de ces apôtres. Mais il ignore que les fidèles aient été livrés aux plus épouvantables supplices ou même qu’ils aient été inquiétés.

Qui mieux que lui aurait pu consulter à ce sujet les archives de l’empire ?

Eusèbe de Césarée, qui fut un des principaux personnages du concile de Nicée et a écrit une histoire ecclésiastique qui fait autorité, Eusèbe[9] rapporte la légende de Pierre et de Paul mis à mort par Néron et reconnaît n’avoir d’autre preuve à fournir à ce sujet que l’existence à Rome de tombeaux et de reliques qu’on dit être ceux de ces apôtres[10]. Il parle en outre cependant de sang versé par Néron en dehors de celui des deux saints. Et que dit-il, que sait-il à ce sujet ? Il entend que Tertullien, par Neronem in hanc sectam cæsariano gladio ferocisse, a voulu parler d’une persécution des fidèles autre que celle Discipuli sanguinem christianum seminaverunt, c’est-à-dire des apôtres ; et alors, après avoir invoqué le témoignage de l’évêque africain, il renvoie comme lui et d’après lui le lecteur aux archives de l’empire.

Au XIVe siècle on ignorait encore complètement dans les Églises d’Orient les causes et les détails de cette persécution tels qu’ils se trouvent rapportés dans les œuvres de Tacite. Aussi quand l’érudit Nicéphore[11] vient dans son Histoire ecclésiastique à parler de Néron, il peint sa cruauté, sa passion du théâtre, etc., il ne veut cependant pas, dit-il, entrer dans les détails de sa vie que de nombreux écrivains ont racontée avec soin et fidélité ; il ne veut s’occuper que de sa conduite à l’égard des chrétiens. Or après avoir consulté tous les auteurs anciens, il est contraint de se borner, comme Eusèbe, à résumer les Actes de Pierre et de Paul et à faire appel au témoignage de Tertullien.

Ainsi la légende écrite par Marcel, ce soi-disant disciple ou secrétaire de Pierre, et l’Apologétique sont les seules sources auxquelles les écrivains ecclésiastiques de la Grèce (les premiers qui aient tenté de donner une forme historique aux légendes) ont trouvé à puiser des renseignements au sujet de la persécution des chrétiens par Néron ; et ils n’ont jamais connu d’autres témoignages.

En est-il question dans l’Apocalypse ?

Un tel silence avait quelque chose d’étrange. On cherchait, sans les pouvoir trouver, quelques motifs plausibles pour l’expliquer.

On crut enfin avoir découvert dans l’Apocalypse un écho chrétien de ce sinistre événement, et pouvoir reconnaître les victimes brûlées à Rome dans ceux que le poème appelle les témoins de Jésus et qu’il glorifie pour avoir versé leur sang en témoignage de leur foi.

M. Reuss[12] déclare qu’à ses yeux il n’y a pas d’écrit apostolique dont la date puisse être fixée plus exactement que l’Apocalypse et que les chapitres VI et VII nous montrent que la persécution de Néron qui éclata d’abord dans la capitale, sévit bientôt dans les provinces, surtout en Asie Mineure.

M. Renan[13] pense que l’Apocalypse, écrite en l’an 68, est pleine des infamies de Néron, et que l’horrible haine contre Rome, qui y déborde, a sa source dans cette persécution.

M. Aubé[14] écrit : La clef de la clef, c’est donc la persécution. C’est elle qui explique l’exécration particulière vouée à Néron par les chrétiens, et le symbole même qui le désigne dans ce livre ;qu’on fasse abstraction de la persécution, l’Apocalypse n’est plus qu’une œuvre sans date, une fantaisie d’halluciné... — Et plus loin : l’Apocalypse prouve donc deux choses : d’abord l’immense retentissement produit dans les églises d’Asie-Mineure par l’immolation des chrétiens à Rome ; en second lieu que ce fait ne fut pas isolé et circonscrit dans les murs de la capitale, mais qu’il eut dans plusieurs villes d’Asie son contrecoup.

L’opinion de ces éminents auteurs au sujet de la date de la composition de l’Apocalypse n’est point partagée par tous les savants. M. Graëtz[15] la conteste ; et M. E. Havet[16] a montré qu’on n’avait aucune raison suffisante pour la fixer aux années qui suivirent la mort de Néron.

On pourrait même, croyons-nous, se convaincre par des indices manifestes que le poème se compose de parties écrites à des époques successives. La défense d’y rien ajouter montre d’ailleurs[17] qu’on ne en faisait pas faute.

Toutefois plus l’on rapprochera la date de la composition de l’Apocalypse de l’époque supposée de l’abominable persécution de Néron, plus on aura raison de croire que l’apôtre n’a pu y rester indifférent, plus il paraîtra naturel qu’il ait dû exhaler sa haine et sa colère contre le prince et glorifier les victimes.

Admettons donc que la prophétie ait été envoyée aux Églises entre la mort du dernier des Césars de la famille d’Auguste et la prise de Jérusalem par Titus.

La révélation avait été répandue dans toutes les Églises d’Orient et plus tard dans celles d’Occident. Tous les dignitaires, tous les fidèles en faisaient l’objet de leurs lectures et de leurs méditations[18]. On l’interprétait de mille façons. Or, si elle avait été inspirée par les événements de Rome, comment expliquer que les anciens commentateurs ne l’aient pas su, n’aient même pas pensé qu’il y fût fait allusion ?

Est-il donc bien sûr que les critiques modernes aient été plus clairvoyants ? N’est-il peut-être pas à craindre qu’ils se soient au contraire laissés égarer par leur foi dans la légende néronienne ?

Examinons donc les passages où l’on veut que l’apôtre ait parlé des chrétiens suppliciés par Néron, et voyons s’il en a bien été ainsi.

Au chapitre XVIII, on lit :

Sur le front de cette femme était écrit (mystère !) le nom de Babylone, la mère des fornicateurs et des abominations de la terre. Je vis cette femme enivrée du sang des saints et du sang des témoins de Jésus[19] ; et en la voyant je fus saisi d’une grande stupeur. L’ange me dit alors : Pourquoi es-tu troublé ? Je te dirai le mystère de la femme et de la bête aux sept têtes et dix cornes qui la porte. La femme que tu as vue, c’est la grande cité qui règne sur les rois de la terre.

Est-on fondé à penser que l’apôtre ait entendu parler de la ville de Rome elle-même, et que c’est dans les murs de la Cité qu’il faut chercher le sang qu’auraient versé les disciples de Jésus ?

Dans aucun passage de l’Apocalypse, le nom de Rome ou de Babylone n’est pris dans l’acception au sens matériel de la ville elle-même ; c’est toujours et uniquement la puissance romaine personnifiée dans sa capitale et s’étendant dans toutes les provinces. Ainsi au chapitre suivant (XVIII) nous lisons : J’entendis une voix du ciel qui disait : Sortez du milieu d’elle, ô mon peuple ! prenez garde que, participant à ses péchés, vous n’ayez part à ses plaies ; et plus loin : Ainsi sera précipitée Babylone, on ne la retrouvera plus ; car c’est en elle qu’a été trouvé le sang des prophètes et des saints et de tous ceux qui ont été mis à mort sur la terre.

Il est évident que l’apôtre ne veut pas dire que tous les saints qui ont été mis à mort sur la terre l’ont été dans les murs de Rome. Rome n’est donc bien que la puissance romaine.

Au chapitre VII, § 9-14, on lit :

Ensuite je regardai et je vis une multitude innombrable de toute nation, de toute tribu, de toute langue. Ils se tenaient devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, tenant des palmes à la main, et ils criaient à haute voix : Le salut vient de notre Dieu qui est sur le trône et de l’Agneau... Puis un des anciens prit la parole et me dit : Ceux qui sont vêtus de robes blanches, qui sont-ils ? d’où sont-ils venus ? Et je lui répondis : Tu dois le savoir. Alors il me dit : Ce sont ceux qui arrivent du terrible écrasement. οΰτοι είσιν οί έρχόμενοι έκ τής θμίψεος τής μεγάλης.

On nous dit : ce sont bien les chrétiens mis à mort par Néron ; on n’en peut douter, car ce sont des martyrs puisqu’ils portent des palmes à la main, et des martyrs récents puisqu’ils viennent du terrible écrasement.

N’y avait-il alors aucun écrasement subi par les judéo-chrétiens, de telle sorte que, sans la persécution de Néron, on ne saurait ce qu’a voulu dire l’apôtre ? Mais l’auteur de l’Apocalypse est incontestablement un judéo-chrétien, et si nous l’oubliions, croit-on qu’il fût alors un seul homme attaché aux institutions juives qui songeât à autre chose qu’à la grande insurrection ? Qui d’entre eux ne s’écriait à la nouvelle des massacres des étrangers en Palestine : Traites-les comme ils vous ont traités[20] ! Qui n’était ému des sanglantes représailles qu’on avait exercées sur les Juifs dans de nombreuses villes d’Asie ? Qui n’était plein d’admiration pour ces pèlerins, ces croisés, ces pieux fils d’Abraham, qui de tous les points de l’Orient accoururent à la défense de Jérusalem et y trouvèrent la mort ?

Admettant qu’il y eut une persécution à Rome, ordonnée par Néron, pouvait-elle être aux yeux d’un judéo-chrétien, le grand écrasement ? Qu’eût-elle été, en effet, par rapport au sang versé dans les émeutes des cités d’Asie, dans les luttes fratricides de la Judée, dans les combats contre les Romains ? C’était à Jérusalem et non à Rome qu’on voyait le grand écrasement.

Il faut encore observer que dans l’énumération des Églises auxquelles l’Apocalypse est adressée il n’est question que des Églises d’Asie, et nullement de celle de Rome. Comment donc supposer que l’apôtre ait entendu glorifier les saints de cette Église sans la nommer, alors qu’il trouve dans la mort d’un certain Antipas l’occasion de louer celle de Pergame ?

Il est enfin une dernière considération qui n’est pas, croyons nous, sans importance. Néron n’est pas, dans la prophétie, un personnage secondaire, il y joue au contraire un grand rôle, celui de l’Anti-Christ, le rival de l’Oint. Il y est mystérieusement, mais clairement désigné aux initiés. C’est le nombre cabalistique 666 ; c’est la bête qui n’est plus mais qui reviendra, etc. Cependant, il faut le remarquer, ce n’est pas lui personnellement, ce n’est pas la bête qui a bu le sang des martyrs, c’est la puissance permanente et indéterminée qui gouvernait le monde, c’est Rome. Or si l’apôtre avait eu en vue dans son poème l’épouvantable massacre dont Néron aurait été l’ordonnateur, ne l’aurait-il pas su faire comprendre ? N’aurait-il pas eu soin d’ajouter quelque trait indicatif à son portrait ? n’aurait-il pas imprimé d’un fer brillant quelque stigmate au front de la bête ?

Il nous semble donc difficile d’admettre que l’Apocalypse soit un document historique qui confirme et démontre la véracité et l’authenticité du récit des Annales.

Caractère de l’interpolation.

En conséquence nous voyons que cette effroyable tuerie de chrétiens n’a été connue ou soupçonnée ni de l’auteur de l’Apocalypse, ni des faiseurs de légendes, ni des pères de l’Église, ni des historiens romains, grecs ou juifs, ni même de Nicéphore. Nous en devons tirer une preuve nouvelle que le chapitre de Tacite, où il en fait mention, ne peut être qu’une interpolation, et que cette interpolation a été faite assez tard dans quelque monastère d’Occident.

Mais ici se pose alors une question toute naturelle. On comprend, dira-t-on, qu’un moine ait voulu justifier l’affirmation de Tertullien ; que, plein de foi dans sa parole, il ait voulu combler ce qu’il croyait être une regrettable lacune dans Tacite, en faisant le récit de la persécution des chrétiens par Néron. Or, comment et pourquoi aurait-il imaginé et spécifié cette cause de leurs supplices, puisque Lactance, Eusèbe, Tertullien lui-même, attribuaient la mort des apôtres à la foi qu’ils propageaient ? Pourquoi aurait-il transformé cette persécution toute religieuse des premières légendes en une affaire politique ?

Notre démonstration, nous en convenons, serait incomplète si nous ne pouvions montrer que le chrétien qui a écrit ce récit et l’a inséré dans Tacite a eu pour but de faire concorder les Annales de l’historien romain avec une tradition acceptée par l’Église latine.

La lettre de Sénèque à saint Paul.

Nous trouvons la première mention de cette transformation de la légende dans la correspondance de Sénèque et de saint Paul.

Personne aujourd’hui ne songerait à soutenir l’authenticité des lettres du philosophe et de l’apôtre, l’imposture est patente. Elles furent cependant reçues comme authentiques par les plus illustres docteurs de la langue latine, saint Jérôme et Saint Augustin[21]. Elles étaient respectées dans les Églises d’Occident autant que les autres épîtres attribuées aux apôtres.

Au IVe siècle[22], quand un dévot faussaire voulut donner des preuves des relations qui existèrent entre Sénèque et saint Paul en montrant l’échange d’une correspondance entre eux, quand il chercha ce qu’il pourrait bien leur faire dire, il ne pouvait manquer de songer aux persécutions des chrétiens que la tradition légendaire attribuait à Néron. Or il ne pouvait guère prendre les éléments de sa lettre ailleurs que dans l’Apologétique, qui était regardée comme le manuel le plus autorisé de l’histoire ecclésiastique.

Il y voit que Néron a versé le sang chrétien avec cruauté ; toutefois aucun motif déterminé n’est donné par Tertullien, et c’est ce motif qu’il faudrait indiquer. Il lit cependant qu’au temps de l’évêque carthaginois la querelle religieuse avait déjà pris un certain caractère politique, qu’on accusait les chrétiens d’attirer sur l’empire le courroux des dieux, d’être la cause de tous les malheurs publics[23]. Ce caractère politique s’était accentué de plus en plus dans la lutte entre les chrétiens et ceux qui tenaient pour le maintien des anciennes mœurs et des anciens cultes[24]. Conséquemment un chrétien du IVe siècle devait être persuadé qu’il en avait été de même au temps de Néron, qu’on n’avait pu manquer alors de regarder les fidèles comme la cause ou les auteurs de toutes les calamités qui frappaient la ville ; et le terrible incendie avait dû être à ses yeux un motif certain de persécution.

Mais d’un autre côté, pour peu qu’il connut l’histoire, le zélé faussaire ne pouvait ignorer que plusieurs auteurs avaient rapporté que Néron fut accusé d’avoir fait lui-même mettre le feu à la ville, et que la chose paraissait même certaine à quelques-uns.

Il y avait donc à ce sujet deux ordres de faits en apparence contradictoires, mais assez vraisemblables l’un et l’autre pour un homme du IVe siècle. Le faux Sénèque entreprit de les concilier. Dans ce but il écrit à Paul : Salut, mon bien cher ami. Croyez-vous que je ne ressente pas une profonde affliction en voyant que la vertu est pour les vôtres une source de supplices, que le peuple vous traite d’hommes criminels et funestes, et qu’il vous regarde comme la cause des malheurs qui frappent la ville... L’origine des feux qui désolent si souvent Rome est connue ; et si la faiblesse et la crainte n’empêchaient de parler, bientôt la lumière se ferait sur ces mystérieuses calamités. Ce sont d’habitude les juifs et les chrétiens que l’on condamne à la mort comme les machinateurs des incendies. Quelle que soit sa puissance, il tombera à son heure, ce scélérat à qui l’œuvre du bourreau sert d’amusement et en même temps de voile pour ses mensonges[25].

Ce scélérat, c’est Néron. Il est suffisamment désigné par la prudence affectée de ne pas prononcer son nom. Sénèque, bien placé pour le savoir, confirme que c’est le prince qui a mis le feu à Rome, et que ce sont les chrétiens qui malgré leur innocence sont frappés comme incendiaires. Mais ce qui appartient au faussaire, ce qui constitue son originalité, c’est l’explication de ces deux ordres de faits, la liaison qu’il leur donne. Les supplices infligés aux chrétiens auraient eu pour but ou pour résultat, selon lui, de couvrir les mensonges et le crime de Néron et de servir en même temps d’amusements à ses cruels instincts.

Revêtant ainsi un caractère plus dramatique et se couvrant en même temps d’une certaine apparence historique, la légende se fera mieux accepter et deviendra indéracinable.

Le récit de la persécution par Sulpice Sévère.

Rien donc n’est plus naturel que de trouver dans les Chroniques de Sulpice Sévère le récit de la persécution agrémentée de tortures que l’imagination attribuait à la cruauté satanique de Néron. On y lit[26] :

Luc a écrit les Actes des Apôtres jusqu’au moment où Paul fut conduit à Rome, au temps où Néron avait le pouvoir. C’était le plus immonde, non seulement des rois ou des hommes, mais de toutes les bêtes fauves, celui qui fut digne d’être le premier persécuteur des chrétiens, et qui en sera peut-être le dernier, si, comme on le croit généralement, il doit être l’Anti-Christ attendu... Le premier il voulut anéantir le nom même de chrétien, car le vice est toujours l’ennemi de la vertu, et les bons sont haïs des méchants comme des censeurs ennuyeux.

A cette époque la divine religion avait pris un très grand développement dans la capitale. Pierre occupait le siège épiscopal ; Paul s’y trouvait aussi par suite de l’appel qu’il avait fait au tribunal de César d’un jugement inique. Pour l’entendre beaucoup venaient auprès de lui. Par l’exposition de la vérité et par les miracles que faisaient les apôtres, un grand nombre de personnes se déclaraient convaincues et se ralliaient au culte de Dieu. C’est alors qu’eut lieu cette lutte célèbre de Pierre et de Paul contre Simon. Celui qui, par sa puissance magique, voulait se faire passer pour Dieu, s’élevait dans les airs soutenu par deux démons, lorsque les invocations des apôtres mirent en fuite les démons, et Simon, retombant sur la terre, eut le corps mis en lambeaux aux yeux de toute la foule.

La multitude des chrétiens s’était ainsi beaucoup accrue, quand l’incendie embrasa Rome. Néron était à Antium. L’opinion générale attribua cependant ce malheur à Néron, et croyait que l’empereur avait voulu chercher ainsi la gloire d’édifier une ville nouvelle. Quoi que fît donc Néron, il ne pouvait empêcher qu’on ne crût qu’il avait ordonné l’incendie.

C’est pourquoi il fit retomber la cause du désastre sur les chrétiens, et des innocents furent livrés aux plus cruelles tortures. Bien plus, on inventa de nouveaux genres de mort, tel que celui de couvrir les victimes de peaux de bêtes et de les faire périr sous les morsures des chiens. Beaucoup furent mis en croix ou brûlés par la flamme ; plusieurs mêmes furent réservés pour servir de torches d’éclairage après la disparition du jour. Aussitôt après des lois furent promulguées pour prohiber la religion et il fut défendu de se dire publiquement chrétien. C’est alors que Paul et Pierre furent condamnés à mort ; le premier eut la tête tranchée et le second fut mis en croix.

Telle fut la première persécution des chrétiens.

Nous remarquons que Sulpice Sévère affirme comme des faits certains, indiscutables : que lors de l’incendie Pierre exerçait l’épiscopat à Rome ; qu’alors eut lieu l’élévation dans les airs de Simon soutenu par deux démons, quand ceux-ci, effrayés par les invocations de Pierre et de Paul, prirent la fuite et laissèrent choir leur rival ; que les sénatus-consultes prohibèrent la religion chrétienne, etc. Évidemment ces affirmations de Sulpice Sévère ne transformeront pas en vérités historiques l’épiscopat de Pierre et l’aventure de Simon, pas plus que son Histoire de saint Martin et de ses Dialogues ne nous feront croire aux miracles du brutal évêque de Tours. On ne peut voir ici que le rapport de légendes qui avaient cours de son temps dans la société chrétienne.

Pourquoi en serait-il autrement de la persécution de Néron ? C’est, dira-t-on, parce que son récit s’accorde avec d’autres autorités, des autorités sérieuses et profanes, et que Sulpice ne fait que reproduire ici ce qu’avait écrit Tacite dans le XVe livre des Annales. Examinons cette question.

Ce sont des passages des Chroniques qui ont été insérés dans les Annales.

En comparant les versions des deux auteurs on ne peut, manquer d’être étrangement frappé d’y rencontrer de nombreuses expressions et des phrases identiques.

Voici en effet les textes.

On lit dans les Annales :

On lit dans les Chroniques :

. . . . . . . . . . deinde indicio eorum multitudo ingens . . . . . . . . . . Sed non ope humana, non largitionibus principis, aut Deum placamentis decedebat infamia quin jussum incendium erederetur.

 

Interea abundante jam christianorum multitudine, accidit ut Roma incendio conflagraret, Nerone apud Antium constituto. Sed opinio omnium invidiam incendii in principem retorquebat, credebaturque imperator gloriam innovandæ urbis quæsisse.

Ergo abolendo rumori Nero sublidit reos et quæsitissimis pœnis affecit que per flagitia invisos vulgus christianos appellabat.

Neque ulla re Nero efficiebat quin ab eo jussum incendium putaretur.

Igitur verlit indidiam in christianos actæque in innoxios crudelissimæ quæstiones.

Et pereuntibus addita ludibria, ut ferarum tergis contecti laniatu eanum interirent, aut crucibus affixi, aut flammandi, atque ubi defecisset dies, in usum nocturni luminis urentur.

Hortos suos ei spectaculo Nero oblulerat.

Quin et novæ mortes excogitatæ, ut ferarum tergis contecti laniatu canum interirent ; multi crucibus affixi, aut flamma usti : plerique in id reservati ut quum deficisset dies in usum nocturni luminis urerentur. Hoc initio in christianos sæviri septum.

Il faut, on doit le reconnaître, que Sévère ait copié Tacite dans son Histoire Sainte ou que la prose de Sévère ait été postérieurement insérée dans les Annales de Tacite.

Sulpice Sévère, nous dira-t-on, était un homme lettré. Parmi les poètes il avait lu Virgile[27], Térence[28], Stace[29] ; il connaissait Salluste[30] ; il cite ces auteurs, il n’y a par suite rien d’étonnant à le voir reproduire textuellement un passage de Tacite.

Mais de ce qu’un écrivain cite quelques vers d’un poème on ne peut conclure qu’il l’ait lu tout en entier. Il se pourrait fort que Sulpice n’ait connu que des extraits recueillis dans les Anthologies qui servaient à l’instruction de la jeunesse et aux méditations de l’âge mûr.

On ne saurait toutefois contester que le personnage qui a écrit les Chroniques saintes ait dû recevoir une culture plus forte que celle de la plupart des hommes qui l’entouraient. Il est par suite très admissible qu’il ait lu Salluste, qu’il se soit proposé même de le prendre pour modèle. En ce cas c’eût été au point de vue littéraire. Car de son temps plus qu’en aucun autre, les études historiques étaient fort négligées ; on s’occupait peu de recourir aux auteurs originaux et contemporains ; et tel personnage brillait dans la littérature, connaissait poètes et orateurs, qui n’avait lu l’histoire que dans des précis fort défectueux. Rien ne donne à penser que Sulpice Sévère ait fait exception à cet égard.

Puis, pourquoi Sulpice aurait-il fait intervenir le témoignage de Tacite dans son récit ? En avait-il besoin ? Certainement non.

La cruauté de Néron était devenue aussi légendaire parmi les païens que parmi les chrétiens. Dans les Églises et hors des Églises personne, au temps de Sulpice, n’aurait pu trouver extraordinaire que des croyants au Christ eussent été livrés aux supplices par ce prince alors qu’ils l’avaient été par d’autres après lui. Il n’y avait donc aucune obligation ni même aucune utilité pour lui de rechercher et de présenter à ses lecteurs des preuves qu’on ne lui demandait pas.

Les Gaules d’ailleurs n’étaient pas, comme les provinces grecques, un pays de discussions historiques ou théologiques. Les Latins l’avaient bien montré à Nicée. La masse des habitants n’exigeait pas de démonstrations savantes ; elle était plus sûrement impressionnée par les prodiges et la terreur que répandaient les moines. Martin l’avait compris. Cet ancien légionnaire devint tout-puissant dans la grande vallée de la Loire par ses cures merveilleuses, ses miracles, et surtout par sa bande de moines qui pillaient et dévastaient les campagnes qui étaient ou qu’on prétendait être attachées aux anciens cultes[31]. C’étaient là les moyens de conversion les plus efficaces au Ve siècle et à peu près les seuls employés[32]. Sulpice, disciple et ami de Martin, ne pouvait manquer de partager ses idées.

Son siècle n’était plus celui de Tertullien. On était, il est vrai, troublé par les disputes sur l’homoousion ou le Filioque, mais ce n’étaient que des querelles intestines entre sectes chrétiennes. L’Église n’avait plus à se défendre contre les lettrés païens au sujet de son histoire ou de ses doctrines. Elle les avait réduits au silence par la terreur. Les décrets de Constantin et de ses fils punissaient de mort toute critique de ses dogmes, toute attaque contre ses membres, et jusqu’à la simple possession en son logis des œuvres de Celse, de Porphyre ou de tout autre adversaire du christianisme[33].

Par conséquent, pour tout ce qui regardait la religion et son histoire, le clergé et les fidèles ne voulaient accepter pour sources d’information que les Annales chrétiennes ; ils n’admettaient point qu’elles fussent discutables ou qu’il y en eût d’autres aussi certaines.

Donc, en une telle situation et avec les idées et le tempérament qui lui étaient particuliers, Sulpice loin de vouloir s’abriter sous l’autorité de Tacite aurait considéré comme humiliant d’avoir à invoquer son témoignage au sujet des traditions de l’Église.

Aussi nous dit-il dans le prologue de ses Chroniques : Je me propose de faire, d’après les livres saints, le récit abrégé des événements qui se sont passés depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours. Res a mundi exordio sacris litteris editas breviter constringere.

Il n’entend, on le voit, prendre pour autorité que les livres saints ; ce sont les seuls qui, à ses yeux, contiennent la vérité.

Mais les Annales du christianisme ne se composaient que de légendes relatives à la fondation des églises, à la vie et aux miracles des saints, et ces légendes n’avaient aucun lien entre elles ; elles n’offraient même pas par elles-mêmes le moyen de les coordonner. On y pouvait lire par exemple que tel saint avait été martyrisé sous Domitien, tel autre sous Trajan, que tel prince avait rendu un édit contre les chrétiens ou en leur faveur ; mais à quelle époque chacun de ces faits avait-il eu lieu ? Le saint mis à mort par Trajan avait-il vécu avant ou après la victime de Domitien ? Les livres saints ne fournissaient pas le moyen de le savoir.

Donc pour créer une chronologie des faits relatifs aux chrétiens, il fallait les classer suivant l’ordre de succession des événements politiques de l’empire romain ; et on ne pouvait connaître cet ordre que par les historiens profanes.

Aussi Sulpice ajoute-t-il :

Cependant je dois avouer que, quand la nécessité de l’exposition méthodique m’y a forcé, pour marquer l’ordre chronologique et l’enchaînement des faits, je me suis servi des historiens païens. Ceterum illud non pigebit fateri me, sicubi ratio exegit, ad distinguenda tempora continuandamque seriem usum esse historicis mundialibus atque ex his, quæ ad supplementum cognitionis deerant, usurpasse.

Lorsqu’il dit, en effet, liv. II, 30 : Igitur post excessum Nerornis Galba imperium rapuit ; mox Otho, Galba interfecto, occupavit. Tum Vitellius in Gallias fretus exercitibus quibus præerat Urbem ingressus, Othon interfecto, summam rerum usurpavit, il lui eût été difficile de ne pas convenir que la connaissance des faits dont il parle ait été puisée par lui ailleurs que dans les livres saints.

Mais il a bien soin, remarquons-le, de déclarer que s’il a dû se servir d’auteurs païens, de ces abominables suppôts de Satan, ce n’est qu’exceptionnellement, et uniquement pour marquer l’ordre chronologique des événements politiques qui devaient être la règle de coordination de l’histoire du christianisme ; ces événements n’ayant aucun rapport avec ceux relatifs aux fidèles, on pouvait, à ses yeux, concéder aux profanes quelque droit à la confiance sur ces points ; tandis que pour tout ce qui regarde la religion, les sources sacrées sont les seules où il soit permis de puiser, dit-il en terminant son prologue : Etenim universa divinarum rerum mysteria non nisi ex ipsis fontibus hauriri queunt.

Cependant, puisque Sulpice a consulté des auteurs profanes, il faut nécessairement nous demander quels sont ceux qui lui ont fait connaître l’histoire romaine.

S’il nous était donné de croire qu’il avait lu Tacite, on aurait quelque apparence de fondement à supposer qu’il a pu en extraire ce qu’il rapporte. Mais, nous dira-t-on, comment savoir si Sulpice a eu ou non connaissance des Annales ? Assez facilement, répondrons-nous. Car par ce qu’il a appris des auteurs qui lui ont servi de guides, nous pourrons savoir quels étaient ceux-ci. Écoutons-le :

Vespasianus, dit-il, liv. II, 30, eum Hierosolymam obsideret sumit imperium ; et, ut mos est, diademate capiti imposito, ab exercitu imperator consalutatus Titum filium suum Cæsarem facit.

Ainsi d’après lui, Vespasien, selon l’usage, aurait mis sur sa tête le diadème impérial, et il aurait élevé son fils Titus à la dignité de César !

Or, de bonne foi, celui qui a écrit ces lignes, et on en pourrait citer d’autres analogues, peut-il être soupçonné d’avoir été familier avec les historiens romains du siècle des Antonins ? Évidemment non. Nous avons donc une preuve suffisamment manifeste que Sulpice n’avait connu que des abrégés d’histoire romaine ad usum scholarum de son temps et sortis de la plume d’écrivains sans valeur du IVe siècle.

Ainsi alors même que par impossible Tacite eût effectivement parlé d’une persécution de chrétiens sous Néron, ce n’est pas Sulpice Sévère qui aurait pu avoir connaissance de ce qu’il avait écrit à ce sujet.

Comment enfin admettre la possibilité que Sévère eût trouvé dans un historien romain illustre, dans Tacite, la mention d’une persécution de chrétiens sous Néron, et surtout la description de supplices étranges qu’ils auraient eu à subir, alors qu’aucun auteur chrétien n’en aurait eu connaissance avant lui ?

Il y a plus. Si nous ne pouvons avoir foi dans toutes les affirmations de Tertullien, si nous sommes persuadés qu’il n’a jamais fouillé dans les archives et vu les documents dont il parlait, nous n’avons aucune raison de douter qu’il ait lu Tacite, ou du moins qu’il se soit enquis de ce qui, dans ses œuvres, concernait l’histoire ou l’intérêt de sa religion. Les œuvres de Tacite étaient répandues et connues d’un assez grand nombre de personnes. Tertullien, en effet, le cite, et ses citations sont assez exactes. Quelques-uns d’entre vous, s’écrie-t-il[34] en s’adressant aux Gentils, ont imaginé que notre Dieu était une tête d’âne. Tacite est l’auteur de ce conte dans le Ve livre de son Histoire où il parle de la guerre des Juifs. Cependant, ce même historien, si fertile en mensonges, rapporte que Pompée s’étant rendu maître de Jérusalem, entra dans le temple pour connaître ce qu’il y avait de secret dans la religion des Juifs, et qu’il ne trouva pas ce simulacre.

Tertullien, on le voit, a connu les œuvres de Tacite ; il le traite comme un ennemi déloyal des chrétiens ; il le réfute ; il a soin de prendre acte de ses aveux. On ne saurait donc concevoir que Tacite eût présenté les chrétiens accusés d’avoir incendié Rome, reconnus innocents, livrés à des supplices étranges, inspirant la pitié au peuple, périssant non dans l’intérêt public mais par la cruauté du Prince, et qu’un témoignage aussi important n’ait pas été invoqué. Si donc Tertullien ne parle pas des tortures atroces infligées aux chrétiens à propos de l’incendie de Rome ; s’il est réduit à renvoyer ses lecteurs chercher aux archives de l’empire les preuves que Néron a versé le sang des apôtres, c’est que de son temps rien de semblable ne se lisait dans Tacite.

L’origine toute chrétienne des sources de Sulpice Sévère se montre dans l’esprit même de la légende qu’il rapporte. Néron en effet, selon lui, persécuta et devait fatalement persécuter les chrétiens, parce qu’il était le vice incarné et que le vice est l’ennemi de la vertu, et surtout parce qu’il était l’adversaire de Dieu, l’Anti-Christ, selon l’Apocalypse.

Malgré l’arrêt du concile de Laodicée, qui l’excluait du canon des livres sacrés, l’Apocalypse demeura, en effet, la base des croyances eschatologiques de beaucoup d’Églises, et Sulpice, d’ordinaire si soumis aux décisions de l’autorité ecclésiastique, se révolte à ce sujet : Liber sacræ Apocalypsis, dit-il, qui quidem a plerisque aut stulte aut impie non recipitur[35].

C’est, pourquoi, selon lui, les supplices infligés avaient été des tortures nouvelles, novæ mortes excogitatæ, inventées par sa haine satanique contre les enfants de Dieu. Rien n’aurait paru à un fidèle de cette époque plus contraire à la vérité et à la foi que la prétention qu’on aurait eue de vouloir lui montrer que Néron avait fait simplement appliquer aux victimes les châtiments usités à l’égard des malfaiteurs.

De la sorte tout ce que nous avons eu à considérer comme étrange et incompréhensible, dans la procédure et la nature des supplices, ce qui nous avait paru par suite inadmissible sous la plume de Tacite, ne devient pas plus clair, mais trouve sa raison d’être, son explication chez l’historien chrétien de la fin du IVe siècle.

Il nous faut remarquer encore que Sulpice ne dit pas un mot du lieu où les martyrs auraient subi leurs affreuses tortures. C’est évidemment parce que la chose était de médiocre intérêt pour son temps. Or nous le voyons mentionné, précisé dans le chapitre attribué à Tacite, hortos suos ei spectaculo Nero obitilerat.

A ce propos il ne faut pas oublier que les anciennes légendes, n’ayant fait aucune mention de cette tuerie de chrétiens, n’avaient pu en placer le théâtre au Vatican. Il y a plus, Pierre et Paul, selon les traditions, n’y avaient point subi leur supplice. On se bornait à dire que les fidèles y apportèrent plus tard les restes des deux grands saints qui avaient été primitivement inhumés ailleurs.

Ce chapitre attribué à Tacite est ainsi le seul document où le Vatican soit désigné comme ayant été le lieu qui fut sanctifié par le sang des victimes de Néron.

L’intérêt spécial religieux qui est en jeu ici ne nous montre-t-il pas des préoccupations d’une époque postérieure à Sévère, d’une époque où les légendes relatives à l’Église de Saint-Pierre avaient acquis dans la chrétienté l’importance d’un dogme fondamental ?

Il trahit donc le moine d’Occident au moyen âge ; on n’en saurait douter.

On peut remarquer encore dans la phrase pereuntibus addita ludibria ut ferarum tergis contecti laniatu canum interirent, aut crucibus affixi, aut flammandi ; atque ubi defecisset dies in unum nocturni luminis urerentur, que l’incise aut crucibus affixi, aut flammandi, en rompt la construction naturelle, constitue une infraction aux plus simples règles ; et d’autre part on ne saurait admettre que les mises en croix aient pu servir d’amusement au peuple ou au prince. De telles fautes contre le bon sens et la syntaxe ne peuvent être attribuées qu’à un interpolateur.

Nous avons déjà vu tout ce que le faussaire avait fait passer de l’Apologétique dans les Annales ; nous ne pouvons nous étonner de l’y voir insérer des passages des Chroniques de Sévère.

Quand, en effet, dans le silence des cloîtres, on entreprit d’achever l’édifice scientifique du christianisme, d’en coordonner toutes les parties, on considéra comme nécessaire de faire servir à la gloire de Dieu et à la vérité des traditions chrétiennes le témoignage des quelques auteurs païens dont on avait conservé les écrits. En conséquence, introduire dans les œuvres de Tacite le récit de l’injuste et épouvantable persécution de Néron ne pouvait manquer de tenter le zèle d’un bénédictin et lui paraître une bonne et sainte action.

 

 

 



[1] Guerre des Juifs, l. II, ch. XXII.

[2] Fabricius, Codex apocryphus Novi Testamenti donne tes parties principales des actes de Pierre et de Paul par Marcel, Abdias, Hégésippe. — Lactance, Eusèbe, etc., les prennent pour autorité.

[3] Apologétique, V.

[4] Apologétique, XXI.

[5] Tertullien, Contre les hérésies, XXVI.

[6] Apologétique, V. Cf. XXI.

[7] Adversus Celsum, I, III, 116.

[8] De Morte persecutorum, II.

[9] Eusèbe, Hist. ecclés., liv. II, ch. XXIII et XXIV.

[10] Au VIe siècle en montrait à Rome, dit Grégoire de Tours, l’endroit où saint Pierre s’était mis a genou : pour prier et à quelque distance de là les pierres encore teintes du sang de Simon.

[11] Nicéphore, liv. II, ch. XXXVII.

[12] Histoire de la Théologie chrétienne, l. IV, ch. IV.

[13] Apôtres, Introduction.

[14] B. Aubé, Histoire des persécutions de l’Église, ch. III.

[15] Graëtz, Sinaï et Golgotha.

[16] Le Christianisme et ses origines, t. IV, ch. V.

[17] Apocalypse, XXII, 18, 19.

[18] Aux yeux de la primitive Église, dit M. Reus (loc. cit.), l’Apocalypse était non seulement ce que nous appellerions un livre canonique, mais le seul de ce genre dont elle fît usage.

[19] Nous remarquerons que le texte porte : Καί είδα τής γυναΐκα μεθύουσαν έκ τοΰ άιματος τών άγίων καί έκ τοΰ άιματος τών μάρτυρων Ίησοΰ. Μάρτυρες ne peut pas être pris ici, croyons-nous, dans l’acception spéciale qu’il eut dans les églises plus tard, celle de victime, et qu’on transporta en latin par le mot martyri, d’où le mot français martyr. Μάρτυς dans l’Apocalypse et dans les autres parties du Nouveau Testament est celui qui rapporte ou dévoile ce qu’il a vu ou entendu de Jésus. Et il serait ainsi l’équivalent de prophète. Il est, en effet, au ch. XIX, 5, dit par l’ange révélateur : Je suis ton compagnon de service, celui de ceux qui ont le témoignage de Jésus ; car le témoignage de l’Évangile c’est l’esprit de prophétie. ή γάρ μαρτυρία Ίησοΰ έστίν τό πνεΰμα τής προφητείας. A preuve, c’est qu’il est dit ici : Du sang des saints et du sang des témoins : et si on entendait par martyrs ceux qui ont péri, comment les saints, dont il est question ici, ne seraient-ils pas des martyrs ?

[20] Apocalypse, XVIII, 5.

[21] Saint Augustin, lettre à Macedionus, CLIII. — Saint Jérôme, Catal. script. ecclesias., ch. XII, place Sénèque au rang des saints en considération de cette correspondance avec Paul.

[22] M. Ch. Aubertin (Sénèque et saint Paul) établit que cette correspondance a dû être composée au IVe siècle.

[23] Apologétique, XL.

[24] Symmaque, livre X, lettre XLIV.

[25] Correspondance de Sénèque et de saint Paul. Lettre XIIe.

[26] Sulpicii Severi Chronicorum liber secundus, 28, 29.

[27] Chroniques, liv. II, 3. Il dit : Erat et tempestate apud Babylonios Bell antiquissimi regis, cujum etiam Virgilius meminit, ex ære simulcrum. (Virgile, Énéide, liv. I, 729.)

[28] Dialogue, I, 9 : Nam quia scholasticus es non immerito te versu comici illius admonebo : obsequium amicos, veritas odium parit. (Térence, Andrienne, I, 41)

[29] Dialogue, III, 10 : Nimirum ut dixit poeta nescio quis ; captivumque suum mirantibus intulit Argis. (Stace, Thébaïde, VIII, 751.)

[30] Dialogue, I, 3 : Tribus fere a litore milibus parvum tugurium inter harenas conspicio cujus tectum, sicut Sallustrius ait, quasi carina navis erat. (Salluste, Jugurtha, XVIII, 3.)

[31] Sulpice Sévère, Vie de saint Martin ; Fortunat, Id., livre Ier : Rursus opus peragens dum verteret idola pernix.

[32] Martin ne faisait que se conformer aux habitudes de son temps. Écoutons Libanius dans la traduction qu’en donne Chateaubriand : Partout on renverse nos temples. Les uns travaillent à cette œuvre avec le bois, la pierre, le fer ; les autres emploient leurs mains et leurs pieds ; proie de Misyène ! Pour les prêtres, il n’y a que deux partis à prendre : se taire ou mourir. Voilà pour les villes. Dans les campagnes, c’est pis encore ! Là se rendent les ennemis des temples. Ils se dispersent, se réunissent ensuite, se racontent leurs exploits, et sillonnent la contrée comme des torrents dévastateurs... C’est aux temples que le laboureur confie sa femme, ses enfants, ses bœufs, ses moissons... Les chrétiens protestent qu’ils ne font la guerre qu’aux temples ; mais cette guerre est pour leur profit : ils ravissent aux malheureux les fruits de leur travail et s’en vont avec les dépouilles comme s’ils les avaient conquises et non volées. Cela ne leur suffit pas, ils attaquent les possessions particulières parce qu’au dire de ces brigands, elles sont consacrées aux dieux... Va-t-on se plaindre au Pasteur (nom qu’on donne à un homme qui n’a certainement pas la douceur en partage), il chasse les réclamants de sa présence comme s’ils devaient s’estimer heureux de n’avoir pas souffert davantage. La requête de Libanius, trop longue pour être citée en entier, offre, Chateaubriand le reconnaît, un tableau exact et presque complet de l’empire au IVe siècle. (Études historiques, IIIe étude, IIe partie.)

[33] Code Théodosien, de summa Trinitate.

[34] Apologétique, XVI.

[35] Chroniques, II, 31. Voir encore Dialogue, III.