LA PERSÉCUTION DES CHRÉTIENS SOUS NÉRON — ÉTUDE HISTORIQUE

 

IV — LES RENSEIGNEMENTS DONNÉS SUR CHRIST ET PILATE.

 

 

Nous ne sommes pas moins étonnés de la mention des chrétiens qui se trouve dans Tacite, que des explications que nous y rencontrons sur l’origine de ce nom.

Jérusalem avait tenu en échec les forces romaines ; elle avait apparu aux nations de l’Orient comme une nouvelle Numance ; et Rome avait jugé sa prise assez glorieuse pour élever un monument commémoratif en l’honneur de Titus. On y avait représenté les objets sacrés du Temple ; et en passant au forum devant l’arc de triomphe, chaque citoyen se demandait sans doute quel pouvait lare leur culte mystérieux. Nous devions donc compter que Tacite, quindecemvir, préteur écrivant pour la postérité, nous aurait donné sur les Juifs une foule de renseignements précieux. On éprouve une profonde déception en lisant ce qui nous reste du Ve livre des histoires ; on est surpris d’y trouver des légendes puisées à des sources qu’il n’indique pas et de constater qu’il a complètement ignoré la tradition nationale du peuple dont il se propose de nous entretenir. Il ne se doutait pas que la postérité attacherait une grande importance aux annales de ce petit peuple formé alors en grande partie de brigands.

Aussi est-ce chose incompréhensible pour nous de voir en pareil cas Tacite prendre soin de nous parler d’une de leurs sectes et de vouloir nous éclairer avec précision sur son fondateur. Et notre étonnement est d’autant plus légitime qu’il est le seul des historiens de l’empire, grecs ou latins, qui s’en serait occupé.

Où Tacite aurait-il pris ses renseignements ?

Quoi qu’il en soit, voyons les renseignements qui nous sont transmis. Il nous est dit : Auctor nominis ejus Christus Tiberio imperitante per procuratorem Pontium Pilatum supplicio affeclus erat. Ce nom vient de Christ qui, sous le règne de Tibère, fut condamné au supplice par Ponce Pilate.

D’où Tacite aurait-il pu tirer des données si précises et si conformes à l’orthodoxie chrétienne ? Longtemps encore après lui les annalistes sacrés n’étaient pas d’accord sur la date de la naissance, ni sur celle de la mort de Jésus. Luc le fait naître à l’époque où Quirinus gouvernait la Syrie, dix ans après la mort d’Hérode[1] ; Mathieu le fait naître sous le règne de ce prince[2], Saint Irénée soutenait qu’au témoignage de Jean et des autres apôtres Jésus était mort à l’âge d’environ cinquante ans[3]. Ces auteurs faisaient autorité, et pour un grand nombre de fidèles la tradition devenue orthodoxe n’était pas exacte.

Ces questions ne furent pas seulement agitées dans les confréries des fidèles. Quand leur développement attira l’attention publique, les lettrés païens déclarèrent que les chrétiens inventaient impudemment de l’histoire à leur usage et qu’ils étaient dans l’impossibilité de fournir la moindre preuve des faits qu’ils avançaient. Tertullien sembla vouloir relever le défi et démontrer la vérité des traditions chrétiennes. Qu’on cesse de nous traiter d’imposteurs, dit-il[4] ; nous justifions par l’histoire authentique quelle a été la date de la naissance de notre secte, quel fut son fondateur, quelle a été l’origine de notre nom. Et quelle est cette histoire authentique qu’il invoque ? Écoutons le docteur africain, car il sait tout ce que de son temps on devait savoir à ce sujet. Tibère, affirme-t-il, rendit compte au Sénat des preuves de la divinité de Jésus-Christ, qu’il avait reçues de la Palestine, et les appuya de son suffrage. Le Sénat les rejeta parce qu’elles n’avaient pas été soumises à son examen ; mais l’empereur persista dans son sentiment et menaça de sévères châtiments les accusateurs des chrétiens. Plus loin, il ajoute : Attaché à la croix il rendit l’âme... le jour disparut en plein midi... Pilate, chrétien de cœur, fit de tout ce que je viens de dire un rapport officiel à l’empereur Tibère ; vous l’avez dans vos archives.

Ainsi pour toute preuve il se borne à affirmer que Pilate envoya à Tibère un rapport relatif au procès et à la mort de Jésus et que ce rapport doit se trouver aux archives de l’État. Il était plus facile d’affirmer que de vérifier la chose.

Quand, par suite des troubles causés par sa présence à Jérusalem, Jésus fut condamné au supplice, le procurateur de la Judée en a pu donner connaissance au proconsul de Syrie dont il relevait et peut-être même au prince. Mais il est permis d’en douter, car les faits de cette nature étaient fréquents en Judée, et ne paraissent pas avoir dû motiver un rapport qu’on jugeât nécessaire de conserver aux archives de l’empire. En tous cas ce rapport ne pouvait parler des ténèbres qui, à midi, enveloppèrent toute la terre, énumérer les preuves de la divinité du condamné ; quand l’auteur se trouvait investi du pouvoir pour faire régner l’ordre et la justice, il ne pouvait faire l’aveu de sa faiblesse ou de son erreur. Il n’est aujourd’hui personne qui ne reconnaisse comme une fraude due au zèle des chrétiens, la prétendue correspondance de Pilate et de Tibère qui a été publiée.

Nous ne savons donc où Tacite aurait puisé les renseignements qu’il donne. Mais remarquons que si l’auteur du chapitre n’a pas fait connaître ses sources, c’est qu’il n’a pas cru que ce fut nécessaire et cela, évidemment, par la seule raison qu’il supposait ses lecteurs au courant de la question.

De quelle façon il est parlé de Pilate et de Christ.

En effet, il ne juge pas à propos de dire de quelle province était chargé le procurateur Ponce Pilate, qu’il nomme ici pour la première et pour la seule fois. Il ne lui a pas semblé utile, non plus, de faire connaître le motif pour lequel il avait ordonné le supplice de Christ. C’étaient là cependant deux choses qu’un historien ne devait pas négliger. Si nous n’avions que ce passage de Tacite pour nous éclairer, nous ne saurions pas en quelle contrée exactement l’événement s’est passé, ni pourquoi Christ a été mis à mort. Il y a bien dans la phrase suivante : Cette exécrable superstition, réprimée d’abord, se répandit de nouveau, non seulement dans la Judée dont elle était originaire, mais dans Rome même, etc. De bonne foi, erumpebat rursus non modo per Judæam, originem ejus mali, peut-il, pour qui l’ignore, vouloir dire que Pilate était gouverneur de la Judée et que c’est en cette qualité qu’il prononça la sentence de mort de Jésus ?

D’où peut venir une telle absence de clarté ? Elle n’est certainement pas volontaire et l’auteur croit avoir parlé d’une façon très intelligible. L’explication est toute simple, évidente ; c’est qu’il est persuadé que tous ceux à qui il s’adresse connaissent Pilate autant que lui ; c’est qu’il sait qu’il sera parfaitement compris de ses lecteurs. Cette phrase n’a été écrite que par un chrétien s’adressant à des chrétiens et c’est ainsi qu’on s’est trouvé n’avoir pas besoin d’explication[5].

Ce n’est pas tout. Ce personnage fondateur de la secte, qu’il considère comme important, qu’il prétend connaître et au sujet duquel il veut nous instruire, il l’appelle Christus. Il montre ainsi qu’il ne le connaissait pas mieux que le singe de la fable ne connaissait le Pirée ; et la valeur de son témoignage se trouve réduite à peu de chose.

Tacite pouvait-il ne pas remarquer que le mot qu’il employait n’était pas hébraïque mais grec ? La langue de Thucydide lui était-elle inconnue à ce point d’ignorer la valeur qualificative de Χριστός ?

D’autre part Tacite, qui avait déjà écrit la Guerre de Judée, pouvait-il ne pas savoir que les Juifs se considéraient comme un peuple élu de Dieu, qu’ils attendaient avec confiance un envoyé du ciel, un Messie, un Oint, qui devait rétablir la puissance de Jérusalem ? Pouvait-il ne pas avoir appris qu’un grand nombre d’aventuriers avaient poussé à l’insurrection de la Judée en se déclarant tous des Messies ?

Comment expliquer la possibilité d’une telle méprise de la part d’un illustre historien ?

Il n’y a pas de méprise. Il en est ici de Christ comme de Pilate. Pour l’auteur, Christ est synonyme, mieux que le synonyme, la véritable désignation de Jésus ; il est convaincu que ses lecteurs pensent comme lui ; il est persuadé qu’il leur parle un langage parfaitement clair, et que ceux-ci, comme lui, ne connaissent qu’un Christ et ne peuvent même pas supposer qu’il y en ait eu d’autres. C’est de la même façon qu’on avait fait parler Pline dans sa lettre à Trajan.

L’auteur est donc un chrétien.

Expressions étrangères au style de Tacite.

Il se trahit encore par l’emploi d’expressions étrangères à la langue de Tacite.

Nous remarquons, en effet, qu’il se sert des mots Auctor nominis pour désigner le personnage dont le nom a été donné à ses adhérents.

Ces mots n’appartiennent pas au style du grand historien[6] ; ils montrent la main d’un clerc chrétien habitué à lire Tertullien, dont l’Apologétique était le manuel de tous ceux qui s’occupaient de l’histoire ecclésiastique. C’est chez Tertullien qu’on trouve l’auctor nominis appliqué au Christ comme le personnage qui avait donné son nom à la secte religieuse. Nous lisons en effet au chapitre XXI : Sed monstrabimus vobis idoneos testes Christi... hic est ordo nostræ institutionis ; hunc edidimus et sectæ et nominis censum cum suo auctore.

Il faut aussi remarquer une autre expression, celle de Tiberio imperitante, sous le règne de Tibère, employée ici pour désigner l’époque de l’événement.

La situation d’Auguste dans l’empire et celle de ses successeurs demeurèrent mal définies. Leur qualité officielle, permanente, fut moins celle d’imperator que de princeps senatus. Sous les Césars, sous les Flaviens, et sous les premiers Antonins Rome avait encore toute l’apparence d’un gouvernement républicain. Ce ne fut qu’après eux que l’organisation monarchique de l’empire s’accentua ; et alors seulement imperare ou imperitare put signifier et signifia être le chef de l’empire, être empereur, et fut employé pour désigner l’époque où régnait un des monarques romains.

Aussi Tacite dit-il Tiberio ou Nerone principe, sub Tiberio principe, ou sub Nerone principe, sub principatu Claudii ou Neronis, ou bien tout simplement sub Tiberio, sub Nerone, sub divo Vespasiano ; et il ne dit point Tiberio ou Nerone imperante ou imperitante. Il en est de même de Sénèque, des deux Pline, de Suétone et de tous les auteurs contemporains de ces écrivains[7].

Le faussaire se trahit donc encore ici en mettant sous la plume de Tacite une expression qui ne fut en usage qu’après lui.

 

 

 



[1] Luc, II, 2.

[2] Mathieu, II, 1.

[3] Saint Irénée, l. XI, ch. XXII, § 5.

[4] Apologétique, IV, XI à XLVII. Dicent ibidem : et quis ille Christus cum sua fabula ?

[5] Ainsi Tertullien, dans l’Apologétique qui n’était pas écrite uniquement pour les chrétiens, n’a pas commis une telle faute. Il dit, ch. XXI : Les Juifs forcèrent Pilate, qui commandait en Judée pour les Romains, de leur livrer. Mais quand il ne s’adresse qu’aux fidèles il parle de Pilate sans aucune qualification ; il sait que ce personnage est connu de tous. Entre autres exemples : une citation de saint Paul dans les Prescriptions c. les hérésies, ch. XXV, et Résurrection de la chair, ch. XX.

[6] Tacite a eu nombre de fois à parler de l’origine de certains noms. Ainsi, nous lisons (Hist., V, 2), en parlant des Juifs : Argummtum e nomine petitur : inclitum in Creta Ida montem ; accola Idæos, aucto in barbarum cognomento Judæos vocari... plus loin : conditæ urbi Hierosolyma nomen e suo fecisse. Dans les Mœurs des Germains, XXVIII : Quamquam romana colonia esse meruerint ac libentius Agrippinenses conditoris sui nomine vocentur, etc.

[7] Sénèque, de Clementia, I, 9. Nous n’avons pas à citer les passages des autres auteurs où se rencontrent ces formules ; elles se trouvent à chaque page de leurs écrits.