LA PERSÉCUTION DES CHRÉTIENS SOUS NÉRON — ÉTUDE HISTORIQUE

 

I — INTÉRÊT DE CETTE ÉTUDE.

 

 

Dans le XVe livre des Annales de Tacite se trouve le tableau d’une épouvantable tuerie de chrétiens ordonnée par Néron. On lit au 44e chapitre :

Sed non ope humana, non largitionibus principis aut deum placamentis decedebat infamia, quin iussum incendium crederetur.

Ergo abolendo rumori Nero subdidit reos et quæsitissimis pœnis adfecit, quos per flagitia inuisos vulgus Chrestianos appellabat.

Auctor nominis ejus Christus Tibero imperitante per procuratorem Pontium Pilatum supplicio adfectus erat.

Repressaque in præsens exitiablilis superstitio rursum erumpebat, non modo per Iudæam, originem eius mali, sed per urbem etiam, quo cuncta undique atrocia aut pudenda confluunt celebranturque.

Igitur primum correpti qui fatebantur, deinde indicio eorum multitudo ingens haud proinde in crimine incendii quam odio humani generis conjuncti sunt[1].

Et pereuntibus addita ludibria, ut ferarum tergis contecti laniatu canum interirent aut crucibus adfixi, aut flammandi atque, ubi defecisset dies, in usum nocturni luminis urerentur.

Hortos suos ei spectaculo Nero obtulerat, et circense ludicrum edebat, habitu aurigæ permixtus plebi uel curriculo insistens. Unde quamquam aduersus sontes et nouissima exempla meritos miseratio oriebatur, tamquam non utilitate publica, sed in sævitiam unius absumerentur[2].

Efforts humains, largesses du Prince, cérémonies religieuses, rien ne pouvait conjurer la rumeur flétrissante qui attribuait à Néron l’ordre de l’incendie.

Pour faire cesser ces bruits, Néron accusa du crime et fit livrer à des tortures inusitées ces hommes détestés pour leurs infamies et que le peuple appelait chrétiens.

Ce nom vient de Christ qui, sous le règne de Tibère, fut condamné au supplice par le procurateur Ponce-Pilate.

Cette exécrable superstition, d’abord réprimée, se répandit de nouveau non seulement dans la Judée d’où elle était originaire, mais dans Rome elle-même ; car c’est lit qu’affluent de toutes les parties du monde les criminels et les infinies et qu’ils y trouvent de la considération.

En conséquence on arrêta d’abord ceux qui avouaient ; puis sur la dénonciation de ceux-ci, une foule énorme. Ils avaient toutefois formé une société moins dans le but criminel d’incendie que par haine du genre humain[3].

Les supplices des condamnés servirent de divertissements. Ainsi on les couvrait de peaux de bêtes pour les faire périr par les morsures des chiens ; on les mettait en croix ; on les faisait flamboyer et ils servaient d’éclairage en guise de torches, quand le jour avait cessé. Néron pour ce spectacle avait prêté ses jardins.

Il donnait en même temps des jeux de cirque, et on le voyait en habit de cocher au milieu du peuple, ou monté sur un char. Aussi, quoique ce fussent des condamnés qui avaient mérité les derniers supplices, ils inspiraient la pitié parce qu’on avait le sentiment qu’ils étaient immolés non pour l’intérêt public, mais par la cruauté d’un seul.

Sur la foi d’un tel témoignage, ce drame aussi épouvantable qu’étrange a été considéré comme un fait acquis à l’histoire, il a semblé incontestable que sur les ruines fumantes de Rome Néron ait versé le sang d’hommes héroïques et pieux, dont les fils devaient un jour jeter bas du Capitole les dieux de l’Olympe et la statue de la Victoire pour y planter la croix du Christ.

Les savants qui de nos jours se sont occupés de l’histoire de l’empire romain et de celle des premiers siècles du christianisme, n’ont pas mis en doute l’authenticité du texte de Tacite. Les uns, préoccupés de plus importantes questions, ont accepté sur ce point l’opinion traditionnelle sans la discuter. D’autres ont analysé, commenté, développé le chapitre attribué à Tacite et ont cru pouvoir le prendre pour une des bases de leurs études.

Ont-ils été fondés à le faire ?

Dans la destruction des monuments de la civilisation romaine par les barbares du dehors et du dedans de l’empire, les œuvres de Tacite n’ont pas été protégées par sa renommée. Il ne nous en est parvenu que quelques fragments qui se trouvent dans deux manuscrits que possède la bibliothèque Laurentienne à Florence, dont la direction est confiée à l’honorable et savant M. Niccolo Anziani.

Le premier manuscrit provient du couvent des bénédictins de Corvei. On n’est pas d’accord sur sa date. M. Anziani le fait remonter au VIIIe siècle, d’autres érudits le font descendre au XIe. Il contient les six premiers livres des Annales.

Le second manuscrit renferme les livres XI à XV et partie du XVIe, les IV premiers livres des Histoires et partie du Ve. Il provient du Mont-Cassin ; il est écrit en caractères lombards, spécialement usités dans ce monastère ; on en fixe la date à la fin du XIe siècle.

On y a constaté un certain nombre d’interpolations ; mais les paléographes sont unanimes à reconnaître que le chapitre relatif à la persécution des chrétiens, celui qui nous intéresse dans cette étude, est bien de la première main, qu’il n’a point été ajouté après coup. Nous devons à l’obligeance de M. Anziani de pouvoir mettre sous les yeux du lecteur la reproduction photographique de cette page.

En un tel cas, ne possédant que ce seul manuscrit, on ne saurait s’appuyer sur des raisons intrinsèques pour en contester l’authenticité. Cependant tant de difficultés se présentent à l’esprit de quiconque veut en faire une analyse sérieuse qu’on ne peut se résoudre à y croire, et l’on est amené à se demander si le copiste du XIe siècle, ou tout autre avant lui, n’a pas altéré le texte primitif.

Nous proposons à ceux qui se plaisent à la recherche de la vérité historique, de faire avec nous une étude attentive de ce curieux chapitre du XVe livre des Annales. Nous acquerrons, croyais-nous, la conviction, par des considérations extrinsèques, que ces pages n’ont pu être écrites par Tacite ; nous constaterons que la plume du faussaire est celle d’un moine du moyen Age ; nous verrous qu’il a introduit dans l’œuvre de l’historien romain des expressions et même des phrases entières prises dans des auteurs ecclésiastiques ; nous reconnaîtrons, par l’examen des documents historiques qui nous sont parvenus, qu’il n’y a pas eu de persécution de chrétiens sous Néron ; nous rechercherons alors continent cette légende s’est formée et quelles ont été les diverses phases de son développement.

 

 

 



[1] Les éditions de Tacite portent généralement convicti ; c’est cunjuncti qui est écrit sur le manuscrit.

[2] Nous avons isolé chaque phrase du passage de Tacite pour mieux attirer l’attention du lecteur et parce que chacune d’elles sera l’objet d’un examen spécial.

[3] Ainsi, on le remarquera, le texte ne dit pas que les chrétiens furent convaincus de haine du genre humain, délit inexplicable et étranger à la loi romaine. Il nous donne l’opinion de auteur sur le cas des condamnés.