WALA ET LOUIS LE DÉBONNAIRE

 

CHAPITRE SEPTIÈME.

 

 

RÉACTION DE LA GERMANIE CONTRE L'ARISTOCRATIE FRANQUE. - RÉTABLISSEMENT DE LOUIS. - RETRAITE ET MORT DE WALA. - INTRIGUES ET PARTAGES DES DERNIÈRES ANNÉES DU RÈGNE DE LOUIS.

 

Les deux frères cadets de Lothaire avaient pris part à la révolte générale contre leur père, pour défendre leurs propres couronnes contre les tentatives de leur belle-mère, et nullement par amour désintéressé pour les droits et prérogatives de leur aîné. Aussi, quand ils eurent vu que Lothaire, lui aussi, aspirait à les dépouiller pour réunir entre ses mains le pouvoir impérial tout entier, ils se séparèrent promptement de lui ; et, délivrés de leurs préoccupations intéressées, ils s’aperçurent enfin combien leur conduite à l’égard de leur père avait été odieuse[1]. Le Germanique, dont les sujets ressentaient sans doute des remords pour leur lâche conduite au Champ du Mensonge, fut le premier à se rapprocher de l’empereur prisonnier[2]. Il se rendit à Francfort dès qu’il eut appris l’arrivée de Lothaire à Aix, et fit savoir par ambassadeurs à son frère aîné qu’il devait montrer plus d’humanité à l’égard de leur père commun. Lothaire, mécontent de voir son cadet et vassal se mêler de ce qu’il croyait ne regarder que lui seul, lui fit tenir une réponse fort sèche ; ce à quoi Louis riposta en envoyant de nouveaux ambassadeurs, cette fois non plus à Lothaire, mais à Louis le Débonnaire lui-même[3]. Lothaire ne les laissa pas arriver jusqu’au vieil empereur ; mais il n’en comprit pas moins combien était grave une démarche qui remettait en question tout ce qui avait été fait à Compiègne. Il fit par conséquent savoir au Germanique qu’il était prêt à lui exposer les raisons de sa conduite dans une entrevue fraternelle. Le colloque eut lieu en effet à Mayence ; mais, loin de produire le résultat que Lothaire en avait espéré, il ne fit que brouiller davantage les deux princes. Ils se séparèrent fort mécontents l’un de l’autre, le jeune empereur pour aller célébrer à Aix la fête de Noël, le roi de Bavière pour aller délibérer avec ses vassaux sur les moyens à employer pour tirer son père de prison[4].

Il n’y avait pas si longtemps qu’avec l’aide de Pépin il avait renversé le gouvernement de Lothaire, pour qu’il n’eût le droit d’espérer de le faire une seconde fois par la même alliance. Il envoya par conséquent en Aquitaine, son oncle, l’abbé Hugues de Saint-Quentin, avec mission de gagner son frère à ses projets[5]. Déjà l’autre oncle des jeunes rois, l’archevêque Drogon de Metz, avait agi dans le même sens à la cour de Pépin. Le roi d’Aquitaine ne fit par conséquent aucune difficulté, et ne tarda pas à faire prévenir Louis qu’il était prêt à entrer en campagne. L’amour filial, je n’ai pas besoin de le dire, n’était pas, tant s’en faut, la raison unique ni même prépondérante qui remettait les armes aux mains de Pépin et de Louis ; mais leurs intérêts à tous deux avaient besoin de se couvrir d’un prétexte spécieux. En prenant pour cri de guerre la délivrance de leur père, l’un voulait diminuer l’autorité déjà si faible du gouvernement central sur l’Aquitaine ; l’autre, rallier à lui toutes les tribus germaniques, toujours prêtes à marcher au secours de leur empereur bien aimé.

Lothaire, qui suivait d’un œil inquiet les négociations de ses frères et les mouvements insurrectionnels qui déjà éclataient ouvertement en Neustrie, espérait toujours encore couper le mal dans sa racine en forçant son père à entrer dans un monastère. Il avait cru, dans les premiers temps qui suivirent le synode de Compiègne, que la réclusion sévère où il le tenait suffirait pour le faire entrer dans ses vues. Trompé dans cet odieux espoir, il ne recula pas, en face d’un danger de plus en plus menaçant, devant des mesures plus détestables encore : il osa employer des tortures corporelles pour faire plier la volonté de son père sous la sienne. Mais cette fois le caractère religieux de Louis vint en aide à sa faiblesse, et il déclara nettement qu’il ne prononcerait jamais de vœux aussi longtemps qu’il ne serait pas libre[6]. Il s’affermit davantage encore dans cette résolution quand il eut appris les dispositions favorables de ses fils cadets à son égard. Lothaire, en effet, n’osa plus refuser l’accès auprès de lui à de nouveaux ambassadeurs du Germanique, venus après l’Epiphanie (834) la cour impériale[7], et, bien que surveillés par des espions, ces légats lui firent suffisamment comprendre, par leurs signes de déférence et par les saints qu’ils lui apportèrent de la part de Pépin et de Louis, qu’on le regardait de nouveau en Aquitaine et en Bavière non comme pénitent, mais comme empereur.

Les deux jeunes rois ne tardèrent pas tà faire suivre leurs promesses d’exécution. L’hiver durait encore, que Pépin convoquait tous les Aquitains et Ultra-Séquaniens, Louis, tous les Germains et Austrasiens, pour délivrer l’empereur prisonnier[8]. En même temps, le mouvement insurrectionnel de la France centrale prenait un caractère plus menaçant : le comte Eggebard et le connétable Guillaume, qui, depuis le synode de Compiègne, couraient la Neustrie, se mirent en marche sur Paris à la tête d’une armée[9], tandis que les comtes Bernard et Warin réunissaient tous les partisans bourguignons de Louis le Débonnaire[10]. Instruit de tous ces armements, Lothaire, qui ne se jugeait plus en sûreté à Aix, à deux pas de la Germanie, se retira en toute hâte vers Paris pour rejoindre le gros de ses partisans, auquel il avait donné rendez-vous à Saint-Denis[11]. Il manqua être enlevé en route par l’armée du comte Eggebard ; mais l’ordre donné par Louis le Débonnaire, qui se trouvait comme prisonnier dans sa suite, d’éviter à tout prix l’effusion du sang, retint dans le fourreau l’épée des leudes neustriens. Ils se contentèrent de suivre à distance jusque dans le voisinage de Saint-Denis l’escorte du jeune empereur[12].

La position de Lothaire à Saint-Denis était loin d’être rassurante. Ses partisans, dispersés depuis les marches de Bretagne jusqu’au fond de l’Italie, n’avaient pas encore eu le temps de répondre à son appel, tandis que quatre armées étaient en mouvement pour le cerner. Pépin, avec les Aquitains, n’attendait qu’un temps moins pluvieux pour passer la Seine débordée, sur laquelle on avait détruit tous les ponts et tous les bateaux[13] ; les comtes Warin et Bernard, arrêtés pour un motif semblable sur les bords de la Marne, profitaient du retard pour concentrer toutes les forces de la Bourgogne à la métairie de Bonneuil[14] ; l’armée neustrienne était en vue de Saint-Denis, et on attendait au premier jour le hériban germanique, commandé par le roi de Bavière[15]. Lothaire crut un instant pouvoir, à force d’audace, en imposer à ses ennemis, et répondit hautainement aux leudes neustriens, qui lui proposaient l’alternative de relâcher son père ou de livrer bataille, que les malheurs de son père ne lui étaient nullement imputables à lui, parce que c’étaient eux-mêmes qui l’avaient déposé, et les évêques qui l’avaient condamné à la prison[16]. Mais quand il apprit que Louis arrivait avec une foule innombrable de Germains[17], il n’osa pas braver plus longtemps l’irritation qui allait sans cesse croissant, et, laissant son père à Saint-Denis, il se retira en toute bâte avec les siens à travers la Bourgogne, jusqu’à Vienne en Dauphiné, le 28 février 834[18].

Les chefs de l’armée neustrienne engagèrent Louis à reprendre immédiatement les insignes impériaux dont il avait été injustement dépouillé ; mais le pieux empereur refusa de le faire jusqu’à ce qu’il en eût reçu l’autorisation des prélats qui l’avaient condamné à la pénitence[19]. Ce ne fut qu’après avoir été solennellement réconcilié avec l’Eglise le dimanche suivant par les archevêques et les évêques réunis à Saint-Denis, qu’il consentit à recevoir de leurs mains les habits et les armes impériales[20], tant il respectait encore cette autorité épiscopale qui l’avait tant humilié. Puis enfin, redevenu empereur, il tint un conseil de guerre pour décider la manière dont on attaquerait le parti ennemi, qui, bien qu’affaibli par la mise en liberté de son prisonnier, ne faisait pas mine cependant de vouloir se soumettre de bon gré. Les leudes étaient presque tous d’avis de profiter du beau temps qui avait succédé aux pluies de février, pour opérer la jonction avec les armées retenues jusqu’alors à distance de Saint-Denis par les grandes eaux, et pour poursuivre ensuite à outrance les partisans de Lothaire[21]. Mais Louis, qu’une double déposition n’avait rendu ni plus ferme ni plus prévoyant, craignit de pousser à bout son fds aîné en adoptant le plan proposé par ses généraux : il se contenta par conséquent de faire savoir à Lothaire qu’il avait à se retirer en Italie[22], et lui-même il se rendit à Kiersy-sur-Oise y tenir un grand placite[23].

Il ne tarda pas à y être rejoint, d’abord par l’armée d’Aquitaine, puis par celle de Bourgogne[24], et enfin par le hériban germanique[25]. Il reçut ses deux fils avec toutes sortes de caresses et de remercîments ; permit à Pépin, dont il connaissait de vieille date l’esprit d’indépendance, de retourner incontinent chez lui, congédia également la multitude des fidèles neustriens et bourguignons accourus au placite[26], et s’achemina vers Aix sous l’escorte du Germanique. Il retournait ainsi dans sa résidence royale tout autrement qu’il ne l’avait quittée trois mois auparavant ; au mois de février, il était prisonnier, excommunié, abandonné de tous ; à Pâques, libre, empereur, réconcilié avec l’Eglise, entouré de tous ses fidèles[27]. Déjà à Kiersy ses conseillers intimes l’avaient presque tous rejoint[28] ; de tout son entourage habituel, la seule Judith lui manquait encore : il la trouva qui l’attendait à Aix. Car ses gardiens, en apprenant les événements de Saint-Denis, avaient facilité et accompagné son évasion, bien sûrs de gagner ainsi les bonnes grâces de l’empereur ; elle n’eut en effet qu’à prêter un serment justificatif, corroboré par de nombreux conjurateurs, pour être reçue de nouveau dans le lit impérial et reprendre sur Louis toute son ancienne influence[29].

Louis le Débonnaire avait eu grand tort de désarmer après le placite de Kiersy ; pendant qu’on perdait à Aix un temps précieux, Lothaire, qu’on avait trop tôt cru vaincu, armait puissamment pour reprendre l’offensive. Lui-même avait pris une forte position à Vienne, d’où il tenait à la fois en respect l’Italie et le midi de la Gaule[30], tandis que ses plus puissants partisans, Lambert et Matfried, réunissaient leurs troupes dans la Marche bretonne[31]. Le conseil impérial, comprenant enfin qu’il ne suffisait pas d’envoyer à travers le royaume des Missi chargés de rappeler au peuple ses serments envers l’empereur, résolut alors, un peu tard, d’employer des mesures vigoureuses : il envoya par conséquent un ultimatum à Lothaire et dirigea en même temps contre Lambert les comtes neustriens qui tenaient pour l’empereur. Mais les ambassadeurs et les généraux réussirent également mal dans leur mission : Lothaire, revenu à sa première audace, grâce aux indécisions de son père, refusa net un accommodement[32] ; quant aux comtes neustriens, qui, à cause de leur supériorité numérique, se croyaient dispensés de discipline et de vigilance, ils furent complètement battus par Lambert : outre une multitude de soldats, plusieurs abbés et trois comtes puissants des contrées séquaniennes restèrent sur le champ de bataille[33].

Néanmoins, malgré cette victoire signalée, la position de Matfried et de Lambert restait fort précaire ; leurs troupes, aguerries mais peu nombreuses, ne pouvaient longtemps demeurer en place ni rallier l’armée de Lothaire, sans courir le risque d’être écrasées par les forces bien supérieures de l’empereur[34]. Ils firent donc savoir à Lothaire de les dégager au plus tôt s’il ne voulait apprendre dans un bref délai leur défaite et leur destruction complète. A la réception de leur message, Lothaire n’hésita plus à rentrer en Neustrie avec toutes ses forces, et marcha droit sur Chalon-sur-Saône, où le comte Warin avait établi un camp fortifié destiné à couper les communications militaires de l’Italie avec l’Orléanais et la Marche bretonne. Il essaya d’abord de prendre la ville et le camp par surprise ; puis, n’ayant pu y réussir, il les attaqua de vive force et les emporta en effet après cinq jours de combats acharnés[35]. Les assiégés avaient obtenu une capitulation honorable ; mais, soit que le jeune empereur ne fût pas maître de sa soldatesque[36], soit qu’il voulût statuer un exemple, il ne la respecta pas, livra la ville au pillage et à l’incendie, et fit décapiter la plupart des chefs ennemis ; la rage des vainqueurs n’épargna même pas la malheureuse religieuse Gerberge, qui fut noyée dans la Saône uniquement parce qu’elle était la sœur et complice en magie de Bernard de Septimanie.

Après cet horrible exploit, Lothaire put continuer sa marche sans rencontrer de nouvel obstacle. A Orléans il trouva une partie de ses partisans, et opéra sa jonction avec les autres dans les environs de Laval[37]. Ils étaient tous remplis des plus hautes espérances, et ne doutaient plus, depuis leur double victoire, du succès définitif ; aussi repoussèrent-ils avec hauteur de nouvelles propositions de paix que faisait offrir le vieil empereur[38]. Mais à Aix aussi, on avait secoué enfin l’apathie dans laquelle on s’était tenu trop longtemps, et, sans attendre la réponse de Lothaire à la dernière ambassade qu’on lui avait envoyée, on avait convoqué à Langres tout le hériban franc (août 834)- Dès que la réponse menaçante du jeune empereur fut arrivée, Louis lui-même se mit en marche avec une armée prodigieuse de Francs et de Germains, prit la route de Troyes, et ne tarda pas à être en présence de Lothaire qui campait dans le pays chartrain. Des pourparlers inutiles firent perdre quatre jours, au bout desquels Lothaire décampa subitement de nuit et se replia en toute hâte sur Blois. Son père le suivit sans retard dans sa retraite, rallia en chemin l’armée de Pépin à la sienne et replaça son camp en face des rebelles, non loin de la yille de Blois[39]. Toutes les chances d’une bataille étaient en sa faveur ; mais il craignait avant tout l’effusion du sang, et plutôt que d’acheter à ce prix une victoire éclatante, il préféra encore avoir recours aux négociations : une nouvelle ambassade se rendit au camp de Lothaire. Jusqu’alors le jeune empereur s’était toujours flatté de l’espoir de répéter la scène du Champ du Mensonge[40] ; il oubliait complètement combien sa position était différente de ce qu’elle avait été une année auparavant. Alors c’était lui qui représentait l’unité de l’empire, lui qui était armé de tout le prestige de la religion, tandis que Louis n’était presque qu’un rebelle à la loi fondamentale de l’empire ; pour le moment, au contraire, c’était lui qui était le chef d’une faction rebelle, tandis que l’Etat constitué était représenté par son père et ses frères, que soutenait presque l’unanimité des évêques. Les ducs et prélats, envoyés auprès de lui par son père, eurent bien de la peine à le convaincre du peu de chances qui lui restaient, s’il persistait à tenter le sort des armes[41] ; ce ne fut qu’après quelques heures de douloureuse réflexion, qu’il se résigna enfin à renoncer aux rêves de son ambition et à leur promettre de venir dans le camp impérial, y faire amende honorable de sa rébellion. Le lendemain en effet eut lieu l’entrevue expiatoire entre le père et le fils. Louis, assis sous une tente ouverte, à portée de vue de tout le camp, attendait entre ses deux fils fidèles ; Lothaire s’avança lentement, se jeta aux pieds de son père avec tous ses complices, et lui jura de nouveau obéissance et fidélité[42].

C’était là une humiliation sanglante pour les fiers leudes du parti de Lothaire ; mais ce n’était pas, tant s’en faut, une défaite définitive : on ne les condamnait pas, on traitait avec eux ; et même les conditions du traité ne leur étaient pas défavorables. Lothaire, il est vrai, ne recevait l’Italie qu’au titre auquel l’a\ait tenu autrefois le fils de Charlemagne, Pépin ; mais on ne stipulait rien relativement au titre impérial et on laissait ainsi debout toutes ses prétentions. Ses partisans, de leur coté, loin d’être condamnés à la mort, à l’exil ou à la confiscation, conservaient non-seulement leurs biens propres et leurs bénéfices, autres que ceux qu’ils tenaient directement de l’empereur, mais encore ils étaient autorisés à accompagner leur maître en Italie[43] : c’était assez dire que la cour impériale renonçait à toute autorité sur ce royaume. Deux autres mesures d’ailleurs le prouvèrent mieux encore ; tous ceux qui voulurent accompagner Lothaire durent prêter le serment de ne pas repasser les Alpes sans permission impériale, et pour plus de sûreté, on barricada toutes les cluses le lendemain du jour où ils les eurent passées.

Le parti aristocratique et ecclésiastique se trouvait par conséquent, comme on voit, expulsé de la France proprement dite, mais non pas mis hors de combat. Il se retirait momentanément devant le nombre de ses ennemis, sauf à reprendre la querelle à un meilleur moment. Ceux-là même qui avaient hautement désapprouvé les excès et les fautes de Lothaire se rallièrent à son malheur : Wala tout d’abord se déclara prêt à le suivre[44], et son exemple fut imité par Hugues, Matfried et Lambert, ainsi que par les archevêques de Lyon, de Narbonne et de Vienne[45]. Tous les hommes, en un mot, qui, à deux reprises, avaient combattu pour l’unité de l’empire et le triomphe du principe ecclésiastique, passèrent les Alpes alors, avec la ferme intention de revenir au moment opportun relever en France le drapeau de l’unité de l’Eglise et de l’Etat, auquel les rattachaient leurs convictions et leurs intérêts.

Lothaire expulsé du royaume, on pouvait à loisir réviser les actes de son gouvernement ; avant que de songer cependant à entamer cette grave affaire, il fallut au préalable consacrer le Placite d’Attigny tout entier (novembre 834) à la réforme des abus les plus criants de l’administration[46], et ce ne fut qu’à Thionville (février 835) que les évêques et les abbés du royaume, réunis en synode, se mirent à délibérer sur la déposition prononcée sur Louis, dix-huit mois auparavant, par le synode de Compiègne[47]. L’assemblée reconnut à l’unanimité que Louis avait été justement réintégré dans ses honneurs, et qu’il avait repris tous ses droits au respect et à l’obéissance de ses sujets : comme à Compiègne, chacun des prélats présents corrobora par une charte particulière le procès-verbal solennel de cette réhabilitation ; et comme à Compiègne aussi une grande solennité religieuse vint traduire la décision épiscopale aux yeux de la foule ; l’empereur, les évêques, les leudes se rendirent le dimanche suivant à l’église de Saint-Arnoul de Metz, et, après avoir célébré sept messes, sept archevêques chantèrent sur Louis sept oraisons de réconciliation. Puis la couronne, insigne du pouvoir impérial, fut levée de l’autel et placée sur sa tête par la main des prélats[48] : c’était son troisième couronnement comme empereur. La première fois, appuyé sur le bras de son père, il avait posé lui-même sur son front un diadème qu’il ne tenait que de Dieu et de son épée ; la seconde fois, le souverain pontife avait placé sur sa tête la couronne de Constantin, pour montrer que sans sanction ecclésiastique le pouvoir d’un roi n’était pas légitimé par Dieu ; et, la troisième fois, les évêques, réunis en synode, le couronnaient en vertu de leur pouvoir discrétionnaire, tout comme, un an auparavant, ils l’avaient déposé en vertu de leur pouvoir discrétionnaire aussi !

Ce pouvoir ecclésiastique, qui seul avait gagné au milieu des troubles, bien que les hommes qui en avaient voulu faire un moyen de grandeur pour l’empire, eussent succombé dans la lutte, se manifesta plus clairement encore dans les actes qui suivirent immédiatement le couronnement de l’empereur. Louis, qui ne pouvait pardonner à Ebbon de Reims son insigne trahison, avait profité de ce que cet homme était tombé entre ses mains, pour demander sa punition au synode[49]. Les évêques avaient consenti à ce qu’Ebbon montât au jubé de l’église de Saint-Arnoul, pendant la consécration de l’empereur, et y fit amende honorable ; mais lorsque, de retour à Thionville, Louis exigea la déposition du félon, ils hésitèrent[50]. Il y en avait bien quelques-uns qui s’offraient à le juger ; mais la majorité du clergé était trop jalouse de ses privilèges pour permettre qu’on y portât atteinte dans un de ses membres, et il fut décidé qu’Ebbon ne serait éloigné de son siège qu’au moyen de sa propre démission. Judith, qui, malgré sa trahison, lui conservait encore de l’amitié, fit souscrire Louis à cet arrangement, qu’Ebbon de son côté accepta à la sollicitation des autres évoques. Il présenta par conséquent au synode la charte que voici[51] : Moi, l’indigne Ebbon, autrefois évêque, reconnaissant ma fragilité et le poids de mes péchés, j’ai choisi comme confesseurs et juges de mes délits l’archevêque Aiulfe et les évêques Badarade et Modoïri ; je leur ai fait une confession pleine et entière, et je leur ai demandé, comme pénitence et moyen de salut, d'être autorisé à quitter mon office et ministère pontifical dont je me suis rendu indigne par mes péchés secrets. Ce ne fut qu’après avoir entendu la lecture de cette démission volontaire, que les évêques prononcèrent sur Ebbon l’arrêt de déposition, au moyen des paroles sacramentelles : D'après ta confession, renonce à ton ministère[52]. Ainsi se trouva consacré le principe qu’un évêque ne pouvait être déposé pour motif politique sans son propre consentement : il paraîtrait même que le pape Grégoire refusa de reconnaître la légitimité de la retraite d’Ebbon ; car, pendant sept années encore, le pallium ne fut envoyé à aucun nouvel archevêque de Reims[53]. En tout cas, la condamnation sans aveu préliminaire d’indignité, comme elle avait eu lieu vingt ans auparavant à l’égard de Théodulfe d’Orléans, se trouvait abolie de fait par la décision du synode de Thionville. On s’en aperçut bien dans le procès d’Agobard de Lyon et de Bernard de Vienne, qui s’étaient retirés en Italie avec Lothaire ; ils furent, il est vrai, après une triple citation, condamnés par contumace à perdre leurs sièges[54] ; mais personne ne songea à exécuter la sentence[55], et à la fin l’empereur lui-même les réintégra dans leurs dignités[56].

Déjà, avant la cérémonie du sacre, Louis avait repris ses anciens projets en faveur de Charles ; il se servait en effet des mêmes conseillers qu’avant sa chute[57], et ne leur avait adjoint qu’un certain Adalhard, auquel ses complaisances envers les leudes acquirent bientôt une influence assez considérable pour que même la toute-puissante Judith fût obligée de compter avec lui[58]. Rappelés au pouvoir par leur alliance avec Pépin et Louis le Germanique, ces hommes durent naturellement baser leurs premiers plans en faveur de Charles, sur l’amitié de ces deux princes, et cher, cher par conséquent à assurer l’avenir de l’enfant en partageant, entre ses deux frères et lui, l’empire qui restait à Louis : ce fut le but du Placite de Crémieux près Lyon (juin 835)[59].

L’acte de partage de 817, déjà annulé en fait en 830, lorsque Lothaire avait été dépouillé de la couronne impériale, ne pouvait plus subsister après la retraite en Italie du parti qui l’avait provoqué. Lothaire, il est vrai, espérait toujours encore faire revivre ses droits de suzeraineté ; mais, de leur côté, les rois ses frères étaient tout aussi décidés à maintenir l’indépendance, chèrement achetée, de leurs couronnes. Le nouveau partage qu’on méditait devait donc reposer sur une base toute nouvelle, ou plutôt il devait faire revivre l’ancienne coutume franque d’une division complète sans unité supérieure, (je fut en effet le parti auquel on s’arrêta ; l’acte de partage de Crémieux reproduisit, mot pour mot, les dispositions générales mises jadis par Charlemagne en tête de l’acte de partage de Thionville. Aussi peu qu’alors il ne fut question, dans la nouvelle charte, de la dignité impériale et de la suzeraineté du frère aîné ; Louis y divisait de nouveau l’empire entre ses fils, d’après la vieille coutume, en ne s’en réservant que le gouvernement supérieur pour le reste de ses jours. Par ce partage, l’Aquitaine était augmentée non-seulement de tous les pays entre Loire et Seine, mais encore d’une bonne partie de la Neustrie et de la Bourgogne ultra-séquaniennes ; Louis joignait à la Bavière, la Thuringe, la Saxe, la Frise et la majeure partie de l’Austrasie ; Charles devait avoir, outre son apanage d’Alémanie, la Gothie, la Provence et les comtés restés libres de la Bourgogne, de la Neustrie et de l’Austrasie. En un mot, les vainqueurs de Lothaire ne laissaient au vaincu que l’Italie, dont ils étaient hors d’état, de le dépouiller.

Louis le Germanique se mit immédiatement en possession de la part qui lui était assignée[60]. Pépin n’éprouva probablement pas grande difficulté non plus à se faire reconnaître par ses nouveaux sujets, mais une des provinces attribuées au jeune Charles se montra de moins bonne composition. L’ancien duc de Septimanie, Bernard, continuait à gouverner ce pays avec un pouvoir absolu, nonobstant la déposition solennellement prononcée contre lui en 832, et il n’était nullement disposé à abdiquer entre les mains du nouveau maître qu’on venait de lui donner. Comme pour mieux braver la puissance impériale, il fit tuer eu route son compétiteur Bérenger, qui allait implorer contre lui les secours du Placite de Crémieux[61] : malgré cet excès d’audace, on n’osa pas avoir recours à des mesures énergiques contre lui ; on se contenta de lui envoyer une ambassade chargée de lui recommander de mieux obéir à l’avenir : si bien qu’il resta complètement indépendant jusqu’à la mort de Louis[62].

Le partage de Crémieux paraissait devoir faire cesser enfin les intrigues relatives à la succession de Louis, Judith ne pouvant être que satisfaite de la belle part qu’elle avait faite à son fils ; il n’en fut rien cependant. L’impératrice, qui savait quel puissant parti obéissait encore à Lothaire, avait les plus sérieuses inquiétudes pour l’avenir ; elle se croyait certaine, il est vrai, de rester au pouvoir aussi longtemps que vivrait Louis[63] ; mais elle était d’autant moins rassurée sur ce qui se passerait après sa mort. Les Germains, jusqu’alors ses plus fidèles alliés par dévouement personnel à leur bienfaiteur Louis le Débonnaire, avaient, après lui, les plus vives sympathies pour Louis le Germanique, qui, depuis de longues années, faisait tous les efforts possibles pour se les attacher. Les hommes du Midi adoraient Pépin, qui s’était fait Aquitain comme eux. La Neustrie et l’Austrasie étaient en grande partie dévouées à Lothaire. Seul, Charles n’avait pas une seule province sur le dévouement sans bornes de laquelle il pût compter. Il ne pouvait donc échapper à Judith, que, si elle ne trouvait un appui particulier à Charles dans la personne d’un de ses beaux-fils, elle courait grand risque de perdre tout le fruit de ses peines le lendemain de la mort de son époux[64]. Elle avait prévu la chose avant le Placite de Crémieux, et, pour ne pas se lier les mains d’avance, elle avait fait insérer dans la charte de partage un article de la teneur suivante[65] : Si l'un de nos trois fils, désirant nous plaire par une plus grande obéissance, avait mérité, par la probité de ses mœurs, que nous lui conférions plus dé honneur et de puissance, nous voulons au il reste en notre pouvoir d’augmenter son royaume, son honneur et sa puissance au détriment de celui de ses frères qui n’aurait pas pris soin de nous plaire. La rédaction ambiguë de cet article, tout en paraissant n’être dirigée que contre Lothaire, lui permettait de défaire et de refaire à son gré les stipulations territoriales fixées, selon que l’un ou l’autre des frères se montrerait mieux disposé à l’égard de Charles.

La santé de plus en plus chancelante de l’empereur ne permettait pas de retarder les négociations à ouvrir dans le but que nous venons d’exposer[66]. De l’avis des conseillers impériaux, Judith résolut de s’adresser d’abord à Lothaire, auquel déjà, en 832, elle avait offert un partage à deux de l’empire entier. Elle envoya, par conséquent, en Italie une ambassade chargée d’engager Lothaire à dépêcher à Aix des hommes de confiance avec lesquels elle pût traiter de son honneur et de son salut ; c’était dire suffisamment qu’elle ne se croyait pas liée par l’acte de Crémieux (janvier 836)[67]. Les conseillers de Lothaire furent unanimement d'avis de ne pas repousser les ouvertures de l'impératrice, et le plus expérimenté d’entre eux, Wala, se résigna à abandonner le monastère de Bobbio, où il s’était retiré, pour conduire en personne une négociation si importante[68]. On le vit en effet paraître, au mois de mai 836, au Placite de Thionville, et il y fut reçu avec tant de prévenances par l’empereur et par l’impératrice, qu’il n’hésita pas à promettre, que sou maître viendrait en personne au Placite d’automne, pourvu qu’on lui expédiât un sauf-conduit pour lui et les siens[69].

Wala se berçait du doux espoir d’avoir opéré le rapprochement des deux empereurs, et comptait bien profiter de leur entrevue pour rétablir l’autorité de son propre parti ; mais des circonstances indépendantes de la volonté humaine firent échouer la négociation si habilement engagée par lui. La fièvre cloua sur son lit le jeune empereur, au moment où il allait se rendre à Worms, et du même coup mit au tombeau le négociateur (septembre 836)[70]. Sur son lit de mort encore, Wala se montra homme politique avant tout : il se préoccupait bien moins de l’imminence de sa propre fin que des suites qu’allait entraîner la maladie de Lothaire[71]. Il prévoyait, en effet, que Judith regarderait comme une feinte ce qui était une triste réalité, et il voyait avec désespoir échouer ainsi sa dernière chance de réconcilier le fils avec le père, l’aristocratie avec l’empereur, au moment même où il avait cru tout réparer.

Les choses arrivèrent comme il l’avait prévu : Louis et Judith crurent voir de la mauvaise volonté dans les excuses que Lothaire leur envoya h sa place. Des promesses, ils passèrent alors aux menaces ; deux ambassades vinrent coup sur coup en Italie, moins pour continuer les négociations que pour faire valoir l’autorité impériale en ce pays. La première (novembre 836) était chargée d’exiger la restitution des biens usurpés, par les leudes de Lothaire, sur les églises franques et les partisans de l’empereur[72] ; la seconde (mai 837) venait annoncer l’arrivée incessante de Louis avec les rois de Bavière et d’Aquitaine, pour protéger l’église romaine contre les pillages de Lothaire[73]. Les premiers ambassadeurs furent renvoyés avec une réponse évasive ; quant aux seconds, Lothaire les fit arrêter à Bologne, ordonnant en même temps, en guise de réponse, de fermer toutes les cluses des Alpes. En présence de ces mesures énergiques, l’empereur hésita ; puis, laissant complètement tomber le projet de réduire Lothaire par les armes, il se contenta de tourner ailleurs ses intrigues pour assurer l’héritage de Charles.

Repoussée par l’aîné de ses beaux-fils, Judith s’adressa au second, qui, dans les derniers temps, s’était montré fort docile à la cour impériale, rendant même, sur une lettre du synode d’Aix (février 837), tout ce qu’il avait enlevé aux églises de l’Aquitaine[74]. Elle ne tarda pas à se mettre d’accord avec lui, et déjà le Placite d’Aix (fin 837) fut pris à témoin des stipulations d’un nouveau partage, résultat de cette alliance. L’empereur y investit solennellement, en présence des légats de Pépin, le jeune Charles, de tous les pays compris entre la Seine, l’Océan, les frontières saxonnes et la Saône, ainsi que d’une partie notable du pays entre Loire et Seine ; puis il fit jurer fidélité au jeune roi par tous les évêques, abbés, comtes et vassaux qui possédaient des bénéfices dans les provinces susdites[75]. Il est plus que probable que, pour dédommager Pépin de la perte des provinces séquaniennes, qui devaient lui revenir en vertu du traité de Crémieux, on lui donna la Bourgogne, la Provence et la Septimanie[76]. De la sorte, Charles était roi de la France proprement dite[77] ; Pépin, roi de la Gaule méridionale.

Mais le troisième participant au traité de Crémieux, Louis le Germanique, se trouvait singulièrement maltraité par le nouveau partage, qui lui enlevait, au profit de Charles, les plus belles provinces de la Germanie[78]. Il n’osa pas s’opposer ouvertement à la décision du Placite d’Aix, auquel il assistait ; mais, à peine de retour en Bavière, il fit demander une entrevue à Lothaire. Malgré leurs ressentiments communs, les deux frères ne purent s’entendre, au colloque qu’ils eurent à Trente ; ils remirent par conséquent à plus tard l’exécution de leurs plans hostiles, et s’en retournèrent chacun dans son royaume.

L’entrevue de Trente avait fait grand bruit dans tout l’empire, et le premier mouvement de la cour impériale avait été d’ordonner à tous les vassaux de se tenir prêts à la guerre civile[79] ; mais, en voyant hésiter les deux frères, Judith reprit courage et résolut de commencer les hostilités qu’on n’osait entamer contre elle. Louis, que sa position géographique rendait plus facile à attaquer, fut désigné comme première victime de sa colère : cité à Nimègue (juin 838), il fut condamné malgré tous ses serments d’innocence, et dépouillé non-seulement des provinces assignées à Charles, mais encore de tout le reste de la Germanie, hormis la Bavière[80]. Victorieuse de Louis, Judith resserra son alliance avec Pépin, au Placite de Kiersy-sur-Oise (septembre 838) : ce fut en présence du roi d’Aquitaine, que Charles, qu’on venait de ceindre d’une épée, reçut comme apanage immédiat le duché du Mans, dont les grands présents lui jurèrent fidélité[81].

A ce moment, Judith et Louis pouvaient croire leurs plans assurés ; la majeure partie de l’empire était assignée à Pépin et à Charles, dont l’amitié paraissait inaltérable[82] ; mais déjà de nouveaux malheurs se préparaient. Au moment même où l’empereur quittait Saint-Quentin pour aller hiverner à Francfort, on vint lui apporter un double message : son fils Pépin était mort[83], son fils Louis en rébellion ouverte (décembre 838)[84]. Le Germanique n’avait pas plutôt vu son père occupé en Neustrie, qu’au nom de ses droits acquis il avait appelé aux armes les Austrasiens, les Thuringiens et les Allemands, et pris position avec eux en face de Francfort. Cette révolte n’était pas cependant plus dangereuse que les précédentes : les rebelles, tout prêts à servir Louis contre Charles, ne voulaient pas porter les armes contre l’empereur en personne ; aussi se rallièrent-ils à leur maître légitime, dès qu’il fut parvenu à franchir le Rhin et à opérer sa jonction avec les Saxons ; abandonné de tous les leudes révoltés, Louis fut obligé de se réfugier de nouveau en Bavière. Cette fois, son père ne l’y poursuivit pas ; des affaires plus pressantes l’appelaient ailleurs.

Il ne pouvait se cacher qu’il vieillissait, et s’était d’autant plus familiarisé avec l’idée d’une mort prochaine, que l’apparition d’une comète, l’année d’auparavant, avait paru à tous être le signe certain d’un changement de règne ; sa femme et ses conseillers savaient mieux encore que lui que sa vie, abrégée par les souffrances, n’était plus éloignée de son terme. Il n’y avait donc pas un moment à perdre, si on voulait profiter des derniers jours de la vie de l’empereur[85] pour assurer à Charles, parmi ses frères, un nouveau protecteur à la place de celui qu’il venait de perdre. Judith, qui appréciait tout le prix du temps en pareille occurrence, n’hésita pas longtemps entre Lothaire et Louis ; elle n’avait aucune confiance dans le Germanique, qu’elle sortait du reste de combattre ; elle espéra que Lothaire, qui autrefois déjà avait prêté serment de protection au jeune Charles, le tiendrait mieux dorénavant, la mort lui ayant enlevé tous ses perfides conseillers.

Le parti du jeune empereur s’était en effet bien affaibli depuis le jour où il envoyait Wala au Placite de Thionville négocier d’égal à égal avec son père. L’abbé de Corbie, mort, comme nous l’avons dit, l’année même de cette ambassade (836), n’avait pas tardé à être suivi dans la tombe par presque tous les grands qui partageaient son exil. Dans l’espace de deux mois (septembre et octobre 837), la peste avait moissonné coup sur coup le beau-père de Lothaire, Hugues, son meilleur général Lambert, le comte d’Orléans, Matfried, le grand veneur Borgarite, l’évêque d’Amboise Jessé. Son parti se trouvait veuf de ses grands hommes, la France tout entière, au dire même de ses ennemis, privée de sa noblesse, énervée dans sa force, annulée dans sa prudence[86]. Après de pareilles pertes, Lothaire ne pouvait plus même songer à relever la bannière unitaire et aristocratique, du vivant de son père au moins ; il accepta, par conséquent, les offres de Judith, et promit aux ambassadeurs impériaux de venir au Placite franc partager également la succession paternelle avec son jeune frère[87]. Peut-être avait-il sérieusement renoncé à ses rêves ambitieux ; mais il est plus probable qu’il regardait ce partage en deux parts comme un acheminement à la possession du tout, du moment que son père aurait fermé les yeux.

L’entrevue solennelle de Louis le Débonnaire et de Lothaire eut lieu à Worms, au mois de mai 839[88]. Lothaire commença par se précipiter aux pieds de son père, avoua ses torts à son égard et déclara qu’il venait demander non un royaume, mais de l’indulgence et de la miséricorde[89]. A cela, Louis répondit qu’il lui pardonnait volontiers, à condition qu’il n’entreprendrait plus rien contre lui-même ni contre son frère Charles ; puis il l’embrassa et rendit grâce à Dieu, qui lui avait rendu le cœur de son fils. Les affaires furent remises au lendemain. Le lendemain en effet, en présence du Placite, l’empereur offrit à son aîné l’alternative de partager l’empire en deux parts, parmi lesquelles Charles choisirait, ou de choisir entre les deux lots que lui-même déterminerait au nom de Charles. Lothaire voulut d’abord opérer lui-même la délimitation ; mais, au bout de trois jours, il fit savoir à son père qu’il ne pouvait parvenir à un résultat satisfaisant. Louis alors fixa le cours de la Meuse comme ligne de démarcation entre les deux lots, et Lothaire choisit pour sa part le pays à l’orient du fleuve. Les Gaules revenaient dès lors de droit à Charles ; quant à Louis le Germanique, on ne lui laissait que son apanage de Bavière ; les enfants de Pépin étaient complètement déshérités. La décision du Placite fut solennellement proclamée par les deux empereurs en présence du peuple rassemblé ; puis Louis, rappelant à Lothaire tous les serments qu’il lui avait jurés, le supplia d’être, pour l’amour de lui, un frère aimant et secourable à l’égard de Charles, et le renvoya en Italie chargé de ses présents et de sa bénédiction. Il ne devait plus le revoir.

Lothaire avait, en signant le nouvel acte de partage, renoncé solennellement au bénéfice de la charte de 817 ; et comme il l’avait fait volontairement, il n’était plus admissible à se plaindre. Deux autres personnes, au contraire, pouvaient se croire pleinement en droit de protester contre les nouvelles stipulations : ces deux personnes étaient le Germanique et le fils aîné de Pépin. Le Germanique arma sur-le-champ ; Pépin II, trop jeune encore pour combattre lui-même, prêta du moins son nom à un mouvement aquitain : une double révolte allait être le corollaire du traité de Worms[90]. L’empereur s’adressa d’abord à Louis, et obtint de lui une soumission apparente, par la menace de venir le chercher en personne à Augsbourg ; puis, croyant ses derrières assurés, il se mit en mouvement vers l’Aquitaine, où le comte Emenon de Poitiers avait proclamé roi Pépin II. Les grands aquitains du parti impérial vinrent à sa rencontre jusqu’à Clermont, et prêtèrent serment à Charles ; mais le royaume presque entier avait pris parti pour le roi indigène ; la fièvre décima l’armée franque, et, après quelques succès peu importants, Louis fut obligé de regagner Poitiers sans avoir pu se saisir de la personne de son petit-fils. Il avait l’intention de recommencer la guerre contre les Aquitains avec le printemps, lorsque le message d’une nouvelle révolte de Louis vint le trouver à Poitiers (février 840)[91].

A ce message, son cœur se brisa ; son fils le Germanique mettait sa clémence et sa résignation à une épreuve par trop rude[92]. Vieux, malade, il reprit, au milieu de l’hiver, le chemin de l’Austrasie, et chevaucha d’une seule traite de Poitiers à Aix-la-Chapelle. Comme d’habitude, il réprima par sa seule présence la révolte de son fils, qui, abandonné par les Germains, ne put regagner la Bavière qu’en passant par la Slavonie[93]. Mais ses forces étaient à bout ; il sentit lui-même qu’il ne pouvait plus aller jusqu’à Worms, où devait se tenir le Placite du printemps, et se fit transporter dans une île du Rhin, en vue d’Ingelheim, pour pouvoir au moins mourir en paix[94]. La seule chose qu’il regrettât, c’était de n’avoir autour de son lit de mort aucun des siens[95]. Judith et Charles, pour lesquels il avait tant souffert, étaient encore en Aquitaine ; Lothaire, son dernier et trompeur espoir, résidait en Italie ; Louis le Germanique, qui ne se fiait pas au pardon de son père, était resté en Bavière. Le seul de ses parents qui le consolât à l’heure suprême, ce fut son frère naturel Drogon, qu’il avait poursuivi jadis, mais qui depuis était devenu son ami le plus fidèle et son confesseur de tous les jours[96]. Ce fut lui qu’il chargea de ses dernières volontés : ses biens devaient être donnés aux pauvres et aux églises ; sa couronne et son épée portées à Lothaire, à condition qu’il s’en servît pour protéger le jeune Charles. Ainsi l’avenir de cet enfant, auquel il avait sacrifié le bonheur de sa vie et la prospérité de son empire, était encore, sur son lit de mort, sa pensée prédominante. Il mourut saintement le dimanche 20 juin 840, à l’âge de soixante-deux ans ; il avait régné soixante-deux ans aussi, trente-six en Aquitaine et vingt-six comme empereur. On l’enterra à Saint-Arnoul de Metz, à coté de sa mère[97].

 

 

 



[1] Nithard, I, c. 4.

[2] Thégan, c. 45.

[3] Thégan, c. 45.

[4] Thégan, c. 46. Ann. Bertin, ad 833.

[5] Vita Ludovici, c. 49. Ann. Bertin., ad 834.

[6] Ann. Bertin., ad 834.

[7] Thégan, c. 47.

[8] Ann. Bertin., ad 834.

[9] Vita Ludovici, c. 49, 50.

[10] Vita Ludovici, c. 49. Nithard Hist., I, c. 4.

[11] Ann. Bertin. ad 834. Thégan, c. 48. Vita Ludovici, c. 50.

[12] Vita Ludovici, c. 50.

[13] Ann. Bertin. ad 834. Vita Ludovici, c. 51.

[14] Vita Ludovici, c. 51.

[15] Ann. Bertin. ad 834.

[16] Vita Ludovici, c. 51.

[17] Ann. Bertin. ad 834. — Cllg. Thégan, c. 48.

[18] Nithard, I, c. 4. — Cllg. Ann. Bertin. ad 834. Thégan, c. 48. Vita Ludovici, c. 51.

[19] Vita Ludovici, c. 51. Nithard, I, c. 4. Ann. Bertin, ad 834. — Cllg. Epist. Caroli Calvi ad Nicolaum I (Bouquet, VII, p. 557).

[20] Epist. Ludovici ad Hilduinum, Abb. S. Dionys. (Bouquet, VI, p. 347).

[21] Vita Ludovici, c. 51, 52.

[22] Nithard, I, c. 4.

[23] Vita Ludovici, c. 52.

[24] Ann. Bertin. ad 834. Nithard, I, c. 4. Vita Ludovici, c. 52.

[25] Nithard, I, c. 4.

[26] Vita Ludovici, c. 52.

[27] Ann. Bertin. ad 834. Thégan, c. 48.

[28] Nithard, I, c. 4.

[29] Nithard, I, c. 4. Ann. Bert. ad 834. Vita Ludovici, c. 52. Thégan, c. 51.

[30] Ann. Bert. ad 834.

[31] Nithard, I, c. 5. Vita Ludovici, c. 52.

[32] Ann. Bert. ad 834.

[33] Nithard, I, c. 5. Ann. Bertin, ad 834. Vita Ludovici, c. 52.

[34] Nithard, I, c. 5.

[35] Vita Ludovici, c. 52. — Cllg. Nithard, I, c. 5. Ann. Bertin. ad 834.

[36] Vita Ludovici, c. 52.

[37] Nithard, I, c. 5. Vita Ludovici, c. 53.

[38] Thégan, c. 53.

[39] Vita Ludovici, c. 53. Ann. Bertin. ad 834. Nithard, I, c. 5.

[40] Nithard, I, c. 5.

[41] Thégan, c. 54.

[42] Thégan, c. 55. — Cllg. Vita Ludovici, c. 53. Bertin. Ann. ad 834.

[43] Nithard, I, c. 5. — Ann. Bertin. ad 834. — Cllg. Vita Ludovici, c. 53. Thégan, c. 55.

[44] Vita Walæ, p. 517.

[45] Vita Ludovici, c. 56. Flodoardi Hist. Rem. eccles. (Bouquet, VI, p. 213). Adon. Chron. (Bouquet, VI, p. 191).

[46] Vita Ludovici, c. 53 ; Ann. Bertin, ad 834.

[47] Vita Ludovici, c. 54 ; Ann. Bertin. ad 835.

[48] Ann. Bertin. ad 835.

[49] Epist. Caroli Calvi ad Nicolaum I (Bouquet, VI, p. 557) ; Flodoardi Hist. Eccl. Rem. — Cllg. Ann. Bert. ad 835 ; Vita Ludovici, c. 54 ; Thégan, c. 56.

[50] Thégan, c. 56.

[51] Narrat. Clericor. remens, de depositione Ebbonis (Bouquet, VII, p. 277).

[52] Flodoardi Hist. Eccl. Rem.

[53] Epist. Caroli Calvi ad Nicol. I.

[54] Vita Ludovici, c. 54.

[55] Vita Ludovici, c. 57.

[56] Adon. Chron. [Bouquet, VI, p. 191.)

[57] Nithard, I, c. 6.

[58] Nithard, I, c. 6.

[59] Bertin. Ann. ad 835 ; T/ieg., c. 57 ; Vita Ludovici, c. 57 ; Ann. Fuld. ad 835. — Cllg. Chart. divisionis imperii inter Ludowicum, Pippinum et Carolum (Baluze, I, p. 685). — Les historiens, il est vrai, se contentent de constater la présence de Pépin et de Louis à Crémieux, sans parler d’un partage, et la charte, de son côté, est sans date d’année. Mais je ne saurais à quelle époque l’attribuer, si ce n’est à celle-ci, la seule où Judith fut en bons termes avec Pépin et Louis à la fois. L’hypothèse de M. Pertz (III, p. 356), qui place cet acte en 830, est insoutenable, en présence du fait non contesté, que Louis le Germanique, lors de sa révolte de 83a, ne possédait que la Bavière et la Slavonie. Quant à la date de 838, admise par Baluze, elle est contredite par tout ce que nous savons sur l’histoire de cette année.

[60] C’est ce que je conclus d’un passage des Ann. Bertin, ad 838.

[61] Vita Ludovici, c. 57. — Cllg. Thégan, c. 58.

[62] En 838, presque tous les grands de la Septimanie vinrent porter plainte contre les exactions de Bernard au Placite de Kiersy ; mais, comme à Crémieux, on fut obligé de se contenter de vaines menaces. Voir le passage auquel je fais allusion : Vita Ludovici, c. 59.

[63] Nithard, I, c. 6.

[64] Vita Ludovici, c. 54.

[65] Chart. divis., c. 13.

[66] Vita Ludovici, c. 54.

[67] Ann. Bertin, ad 836.

[68] Vita Walæ, p. 517.

[69] Vita Ludovici, c. 55. — Cllg. Ann. Bertin. ad 836 ; App. ad Theg.

[70] Je suis arrivé à mettre la mort de Wala en septembre 836, en comparant Theg. Append., la Vita Walæ, et un vieux Catalogue de Corbie cité par Mabillon, p. 455. Les Ann. Bertin. ad 836 et la Vita Ludovici, c. 56, paraissent la placer quelques mois plus tard.

[71] Vita Walæ, p. 519.

[72] Ann. Bertin. ad 836 ; Vita Ludovici, c. 55.

[73] Ann. Bertin. ad 837 ; Vita Ludovici, c. 55, 56 ; App. ad Theg.

[74] Ann. Bertin. ad 837 ; Epist. Synod. Aquisgran. ad Pippinum, Aquitan. Reg. (Bouquet, VI, p. 354.)

[75] Nithard, I, c. 6 ; Ann. Bertin. ad 837.

[76] J’avoue que ce ne n’est là qu’une hypothèse ; mais le consentement de Pépin au partage d’Aix me paraît inexplicable autrement.

[77] Ann. Fuld. ad 838.

[78] Ann. Bertin. ad 837, 838 ; Nithard, I, c. 6 ; Vita Ludovici, c. 59 ; Ann. Fuld. ad 838.

[79] Nithard, I, c. 6. — Cllg. Ann. Bertin. ad 838.

[80] Ann. Fuld. ad. 838. Annales Bertin. ad 838.

[81] Ann. Bertin. ad 838 ; Nithard, I, c. 6 ; Vita Ludovici, c. 59.

[82] Nithard, I, c. 6.

[83] Ann. Bertin. ad 838 ; Ann, Fuld. ad 838.

[84] Nithard, I, c. 6 ; Ann. Bertin. ad 839.

[85] Nithard, I, c. 6. — Cllg. Vita Ludovici, c. 58.

[86] Vita Ludovici, c. 56. — Cllg. Ann. Fuld. ad 837 ; Ann. Bertin, ad 837.

[87] Nithard, I, c. 6 ; Vita Ludovici, c. 59.

[88] Nithard, I, c. 7 ; Vita Ludovici, c. 60 ; Ann. Bertin, ad 839.

[89] Nithard, I, c. 7.

[90] Ann. Bertin. ad 839 ; Vita Ludovici, c. 60 ; Nithard, I, c. 8.

[91] Ann. Bertin. et Fuld. ad 840.

[92] Vita Ludovici, c. 62.

[93] Nithard, I, c. 8 ; Vita Ludovici, c. 62 ; Ann. Bertin, ad 840.

[94] Vita Ludovici, c. 62.

[95] Nithard, I, c. 8.

[96] Vita Ludovici, c. 63.

[97] Vita Ludovici, c. 63, 64 ; Nithard, c. 8.