WALA ET LOUIS LE DÉBONNAIRE

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

PARTAGE DE 817. - MORT DE BERNARD. - RETOUR DE WALA AUX AFFAIRES.

 

Il se faisait cependant, dans les hautes régions de l'empire, un mouvement qui rapprochait insensiblement Wala du pouvoir, et qui, à la longue, devait nécessairement l'y reporter. Le parti aristocratique, dont il était le chef naturel par sa naissance, ses services, sa capacité, avait bien pu être éloigné des affaires par un caprice impérial, mais il n'y avait pas été remplacé. A lui se rattachaient en effet tous ceux qui, fidèles à la pensée politique de Charlemagne, demandaient l'alliance intime de l'Église et de l'État, c'est-à-dire tous les hommes du clergé dont l'esprit avait une portée supérieure, et tous les hommes de la noblesse que leur rang appelait à prendre part à la direction générale des affaires. Il comprenait non-seulement l'aristocratie de la naissance et l'aristocratie de la position, mais encore celle du talent.

L'entourage de Louis lui-même dut sentir à la longue la nécessité d'un rapprochement avec l'aristocratie franque. la reine Irmengarde en avait besoin pour assurer la succession de ses enfants ; saint Benoît commençait à sentir que les affaires monastiques étaient à elles seules un poids suffisant pour sa vieillesse[1] ; Bigo, le seul conseiller de Louis qui aurait pu avoir intérêt à empêcher le parti aristocratique de rentrer au pouvoir, venait de mourir[2] : tout, en un mot, concourait à reporter aux affaires le seul parti capable de les diriger avec succès. Il y rentra en effet par suite du Placite d’Aix de 817 ; seulement l’aversion de Louis pour Wala l’obligea de renoncer pour le moment à avoir à sa tête son chef le plus marquant.

Quelques semaines avant la réunion dudit Placite, un accident avait failli coûter la vie à l’empereur, qui avait été précipité, avec tout son cortège, du haut de la galerie de communication entre la basilique d’Aix et le palais impérial[3]. Il en avait été quitte pour de légères contusions ; mais l’événement parut assez grave à l’assemblée pour qu’elle demandât à l’empereur de régler d’avance sa succession.

Sa femme, Irmengarde, fille du comte Ingorarnne, qu’il avait épousée en 798[4], lui avait donné trois fils, du vivant de sou père : Lothaire, Pépin et Louis[5]. Le dernier, trop jeune pour diriger un royaume, avait jusqu’alors été retenu au palais[6] ; quant aux deux aînés, ils résidaient depuis 814 avec le titre royal, Lothaire en Bavière et Pépin en Aquitaine[7]. Il s’agissait pour lors d’assigner définitivement à chacun des trois princes sa part dans l’héritage paternel.

La plupart des leudes demandaient un partage dans le vieux sens germanique, comme on en avait fait de tout temps dans l’empire franc[8], et Louis était probablement de leur avis. Mais ce n’était pas là ce qui convenait aux amis de Wala ; ils comprenaient que c’était par un pur effet du hasard que jusqu’alors l’empire des Francs était toujours retombé sur la tête d’un seul héritier, et que c’était tenter le sort que de répéter sans cesse ces partages, qui devaient nécessairement finir par rompre l’unité de l’empire. Or si un démembrement définitif était dans l’intérêt des différentes nationalités réunies en un seul corps, l’aristocratie militaire et le haut clergé des Francs devaient considérer la chose d’un tout autre œil. Les grands leudes francs avaient eu jusqu’alors dans leurs mains l’administration de tout l’empire, puisque c’était dans leur sein que l’empereur prenait ses Ducs, Comtes et Missi, maîtres à peu près absolus de leurs districts. Si l’empire se divisait, le monopole de puissance créé en leur faveur disparaissait sans retour, parce nue chacun des nouveaux rois serait naturellement obligé de confier à des hommes de son peuple les fonctions échues jusqu’alors en partage aux seuls chefs de la race conquérante. Le haut clergé avait peut-être des raisons plus puissantes encore pour s’opposer à un partage définitif. Depuis que la couronne impériale avait renouvelé le prestige de l’unité occidentale, l’Eglise tendait avec plus de force que jamais vers l’unité théocratique qu’elle rêvait depuis longtemps. Ses chefs déclaraient ouvertement[9] que tous les sujets de l’empire réunis par une seule foi, une seule espérance, un seul Dieu, devaient l’être aussi par une seule loi ; à plus forte raison désiraient-ils conserver un seul monarque. Aussi engageaient-ils avec véhémence l’empereur, dont ils connaissaient les craintes dévotes, à ne pas devenir une pierre d’achoppement pour l’Eglise de Dieu, en divisant par un amour mal entendu et une grâce mondaine, l’empire dont Dieu lui-même avait jusqu’alors conservé l’unité[10].

Louis se trouvait fort embarrassé au milieu de ce conflit d’opinions divergentes. D’un côté les vieux principes germaniques du droit égal des enfants à l’héritage paternel, agissaient avec force sur son esprit ; ses propres affections, celles de sa femme ne pouvaient consentir à la déshérédation des fils cadets ; enfin, raison fort positive, Pépin s’était déjà si bien fixé en Aquitaine, qu’il pouvait devenir difficile de l’en déposséder. De l’autre côté, le principal conseiller politique de l’empereur, Eginhard, était fort porté en faveur de Lothaire[11], dont il avait dirigé l’éducation ; les chefs de l’aristocratie défendaient avec chaleur ses intérêts, qui étaient les leurs propres ; et le clergé faisait parler pour lui les terreurs ecclésiastiques dont il assiégeait faîne de Louis. Le faible monarque, qui n’osait se décider, résolut à la fin de demander au ciel une inspiration surhumaine, et ordonna de grandes aumônes, des jeûnes et des prières pendant trois jours consécutifs[12].

Pendant cet intervalle de temps, on réussit à aplanir par un compromis les difficultés de la question. Il fut décidé que l’aîné des fils, Lothaire, serait sur-le-champ associé à l’empire et succéderait à son père dans la dignité impériale, tandis que les deux cadets obtiendraient des royaumes à eux, mais dépendants de l’empereur. On remplissait ainsi à la fois les vœux de Louis et ceux de l’aristocratie : les cadets n’étaient pas déshérités, et cependant l’empire restait un, au lieu de se morceler en trois royaumes[13]. Aussi tout le monde se trouva-t-il d’accord, quand, après les trois jours passés en œuvres pieuses, Louis annonça au placite qu’il croyait agir conformément à la volonté divine en s’associant son fils aîné Lothaire[14] et en assignant à ses fds cadets des apanages appelés royaumes, à savoir l’Aquitaine et la Gascogne à Pépin, la Bavière, la Carinthie et les Marches Slaves à Louis[15]. Les relations de vasselage, fixées immédiatement entre l’aîné et les cadets, étaient si étroites, qu’elles pouvaient rassurer les plus circonspects sur les conséquences de la division : les deux frères puînés se trouvaient complètement subordonnés à Lothaire, auquel du reste, même en réunissant leurs forces, il leur était impossible de résister les armes à la main. Leurs droits se réduisaient à la collation des bénéfices et dignités de leurs royaumes[16] et à la fixation de l’impôt[17] ; pour le reste ils n’étaient que les lieutenants de l’empereur, sans l’autorisation duquel ils ne pouvaient ni se marier[18], ni faire la guerre[19], ni échanger des ambassadeurs[20] et qu’ils devaient toujours, par eux-mêmes ou par des légats, tenir au courant de ce qui se passait chez eux[21]. Le clergé, qui avait dicté en grande partie les dispositions de l’acte de partage, avait eu garde de s’oublier lui-même : des stipulations particulières garantissaient les biens des églises franques dans les royaumes feudataires, sous peine de réprimande ou même de déposition[22]. Enfin on appliquait dans toute sa sévérité le principe de la succession des seuls enfants légitimes, aussi cher à l’empereur qu’à l’Eglise : les bâtards étaient à jamais déclarés incapables de succéder[23].

Il est fort curieux de comparer l’acte que je viens d’analyser, au partage fait en 806 par Charlemagne entre trois princes aussi[24] ; dès le premier abord on s’aperçoit des progrès étonnants que l’idée de l’unité de l’empire avait faits dans le court laps de temps écoulé entre 806 et 817. Dans le premier partage, le vieux principe germanique de l’égalité des droits des fils a persisté, sinon dans toute sa pureté, au moins dans ses principaux linéaments. Il est vrai que déjà l’empire n’y est plus partagé, comme dans les divisions antérieures, en massés à peu près égales, et que l’aîné est investi du vrai royaume des Francs, tandis que les cadets, établis dans des royaumes sujets, sont plutôt des fondateurs de nouvelles dynasties dans leurs royaumes respectifs, que des rois francs proprement dits. Mais chacun des trois princes est encore souverain absolu dans son royaume, et la dignité impériale est censée si peu donner la suzeraineté à celui qui en est investi, qu’il n’en est pas même fait mention[25]. Dans l’acte de 817, au contraire, il y a subordination pleine et entière des cadets sous l’autorité impériale de leur aîné ; les nations vaincues par les Francs ne sont appelées qu’à une liberté illusoire, et la race conquérante garde complètement ses droits sur chacune d’entre elles. La charte de 817, en un mot, était la garantie la plus explicite de l’unité de l’empire et par-suite une conquête des plus précieuses pour l’aristocratie, dont le pouvoir était basé sur la centralisation.

Parmi les membres de la famille impériale, Lothaire avait tout lieu de se féliciter de la décision finale du placite d’Aix ; mais il n’en était pas de même des autres, pour lesquels elle ne représentait qu’une injustice ou une spoliation. Les deux fils cadets de Louis, déjà, voyaient avec indignation leur part réduite à un mince apanage[26], mais bien plus qu’eux, les princes illégitimes se sentaient lésés par un acte qui proclamait leur exclusion irrévocable de tout héritage royal. Il y avait d’abord un bâtard de Louis lui-même : celui-ci se contenta du comté de Sens qu’on lui donna[27]. Mais les descendants illégitimes de Charlemagne ne cédèrent pas de si bon gré ; ses trois fils, Drogon, Hugues et Thierry, se mirent à intriguer dans le palais impérial où on les retenait[28], et son petit-fils, Bernard, dont la couronne d’Italie se trouvait fort menacée par un article équivoque de la charte de partage[29], résolut de protester les armes à la main contre le couronnement de Lothaire, qui faisait de lui le lieutenant de son cousin[30].

Le pauvre jeune homme, mal conseillé, mal servi, n’avait pas mesuré ses forces avant que d’engager la lutte ; il n’avait même pas eu soin d’intéresser à sa cause le sentiment national des Lombards ; il voulut faire tout simplement une guerre civile des bâtards contre les enfants légitimes[31]. Sa chute en pareilles circonstances ne pouvait être douteuse ; il avait pour lui quelques villes, quelques leudes, quelques évêques attachés à sa personne ; il avait contre lui toute l’aristocratie franque, qui défendait ses propres intérêts en défendant la charte de 817. Sa tentative, il est vrai, inspira d’abord de grandes inquiétudes à la cour impériale, lorsqu’on apprit tout à coup par l’évêque Rathalde, de Vérone, que l’Italie entière, villes et seigneurs, avait prêté serment à Bernard, qui s’était avancé jusqu’aux cluses des Alpes[32]. On convoqua en toute hâte le hériban de la Germanie et des Gaules[33] ; des messages portèrent à tous les comtes et à tous les évêques l’ordre d’armer sans retard tous les bénéficiers et tous les hommes libres de leurs districts[34], et bientôt des guerriers en nombre prodigieux se trouvèrent réunis à Chalon-sur-Saône, prêts à franchir les Alpes. Mais on ne tarda pas à apprendre que cet immense déploiement de forces était inutile ; les premières nouvelles avaient démesurément grandi l’importance de la révolte de Bernard, et même ceux qui d’abord avaient pris parti pour lui, le quittèrent un à un, quand ils apprirent que tout le hériban franc s’était rendu immédiatement à l’ordre de l’empereur[35]. Le jeune roi, presque complètement délaissé par les siens, hésitait cependant encore, si nous en croyons le bruit populaire, à se remettre entre les mains de son oncle, lorsqu’un sauf-conduit que lui envoya la reine Irmengarde le décida à se livrer lui-même[36]. Il vint en toute hâte avec ses principaux conseillers au camp de Chalon-sur-Saône (automne 817), et se prosterna aux pieds de Louis, en implorant la clémence impériale[37]. Au lieu de le gracier, comme c’était son devoir, l’empereur, poussé par sa femme, que l’intérêt de ses propres enfants rendait sourde à la voix de l’honneur, déféra le malheureux jeune homme au grand placite des Francs réuni à Aix ; le placite le condamna a mort avec tous ses complices laïques (818)[38]. Louis crut se montrer clément en commuant la peine de mort en celle de l’aveuglement ; mais le résultat fut le même ; Bernard périt, soit en se défendant les armes à la main contre ses bourreaux, soit des suites de l’opération de l’aveuglement ; toujours est-il que trois jours après le prononcé de la sentence, le petit-fils de Charlemagne avait cessé de vivre, et que ce meurtre pesait lourdement sur la conscience de celui qui l’avait permis, au mépris de la foi jurée[39]. Les complices laïques de Bernard, Eggidéon, Réginhard, Réginhaire et autres, furent exécutés, aveuglés ou tonsurés ; quant aux évêques, ils échappèrent aux peines infamantes : traduits devant un synode, ils ne furent que déposés ou relégués dans des monastères[40]. Il ne fut même pas question de laisser succéder à son père le fils du roi d’Italie[41] ; au contraire, Louis saisit l’occasion pour se débarrasser aussi des craintes que pouvaient lui inspirer les autres descendants illégitimes de Charlemagne, et il fit tonsurer au placite d’Aix ses trois frères bâtards[42]. Ce ne fut qu’après avoir ainsi, dans l’intérêt de sa famille à lui, rompu le double serment prêté par lui lors de son couronnement, et attiré sur lui le double anathème de son père[43], que Louis s’arrêta ; et, dit le chroniqueur, l’empire put se reposer de la colère de l’empereur[44].

L’acte de partage de 817, cimenté par le sang de Bernard, formait désormais un lien indissoluble entre l’aristocratie et l’empereur : il fallait que Louis en acceptât toutes les conséquences. Or, le parti aristocratique sentait fort bien que cette grande charte de ses droits, nonobstant les serments annuels qu’on y prêtait[45], n’était qu’une lettre morte aussi longtemps que ses chefs languissaient dans l’exil. Pour que sa victoire fût complète, il fallait que ceux qui la guidaient sous Charlemagne fussent réintégrés dans leurs honneurs et dignités ; elle ne cessa par conséquent de demander le rappel d’Adalhard et de Wala jusqu’à ce que Louis, cédant à ses obsessions, consentit, au placite de Thionville (821), à rappeler au palais et à rétablir dans ses fonctions le vieil Adalhard[46], depuis sept ans exilé à Noirmoutiers. L’inflexible vieillard reparut en effet un instant à la cour ; mais ce ne fut que pour annoncer à l’empereur qu’il lui accordait son pardon pour les injustices dont il avait été la victime[47] ; puis il alla reprendre le gouvernement de son monastère, dont ni lui ni Wala déclaraient vouloir sortir, à moins d’une réparation éclatante et publique des torts que l’empereur avait eus à leur égard.

Obsédé par le haut clergé qui désirait ardemment achever sa victoire, retenu par sa vieille haine, non encore assoupie, contre les deux frères, Louis hésitait encore ; il ne prit une décision que lorsque les évêques, exploitant avec habileté les remords que causait à sa conscience bourrelée le meurtre de Bernard, lui eurent persuadé que son double parjure demandait l’expiation la plus complète et la plus solennelle. Alors enfin, excédé, poussé à bout, il passa d’un extrême à l’autre, et pour mieux décharger sa conscience, il prit une résolution digne d’un chrétien peut-être, mais en tout cas indigne d’un empereur. Au placite général d’Attigny (822), en présence de tous les prélats et de tous les leudes du royaume, l’empereur, qui avait déjà rappelé tous les complices de Bernard encore vivants[48], se réconcilia avec ses frères illégitimes[49] ; puis il se rendit à l’église avec tous les grands, et, en présence du peuple, il confessa ses péchés, déclarant qu’il se soumettait à une pénitence publique de ce qu’il avait fait tonsurer contre leur gré les fds de son père, de ce qu’il avait fait exiler injustement Adalhard et Wala, et de ce qu’il avait livré Bernard aux bourreaux[50]. Procès-verbal fut dressé de la cérémonie, et on peut lire aujourd’hui encore, en tête d’un des capitulaires du fils de Charlemagne, tes humbles paroles, adressées aux évêques : Mu par l'esprit du Dieu Tout-Puissant, conseillé par votre pieux ministre, provoqué par votre salutaire exemple, j'avoue que, dans ma vie et dans ma foi et dans mes fonctions, je me suis montré si souvent négligent et coupable qu'il me serait impossible d'énumérer toutes les circonstances où j'ai failli[51].

La pénitence d'Attigny fut un abaissement du pouvoir impérial sous le joug théocratique, d'autant plus indigne qu'il fut volontaire. Louis pouvait, Louis devait pleurer la cruauté qu'il avait commise à l'égard de Bernard. Louis pouvait, Louis devait chercher à réparer les torts qui étaient encore à réparer. Libre à lui aussi de chercher à apaiser Dieu par des messes et des aumônes. Mais l'empereur ne devait pas oublier que c'était plier en sa personne l'empire tout entier sous le joug du sacerdoce, que de faire, sur l'ordre des évêques, une pénitence, destinée à guérir par son abaissement, les yeux qui s'étaient offusqués de son crime[52].

Après ces excuses publiques, Adalhard et Wala ne pouvaient plus hésitera reprendre à la cour la position où les portait la volonté de leur parti. Ils n’ignoraient pas que, malgré la réconciliation solennelle d’Attigny, l’empereur ne les aimait pas[53] ; mais il leur suffisait qu’il les craignît ; pour régner ils avaient besoin du pouvoir impérial, et non de l’amitié de l’empereur. A partir du moment de leur retour, le parti aristocratique occupa de nouveau tous les abords du pouvoir ; bientôt il mit si bien Louis en tutelle, que l’empereur, même pour les affaires les plus pressantes, n’osa plus rien entreprendre sans son conseil[54].

Parmi les hommes illustres du parti, Adalhard tenait le premier rang par la vénération universelle qui s’attachait à son grand âge, à ses longs services, à sa haute sainteté[55] ; mais il n’était presque plus qu’un nom dont on se glorifiait[56], et Wala, sur lequel son frère septuagénaire se déchargeait de tout le fardeau des affaires, était à vrai dire le pivot de l’administration[57]. Il en devint le chef nominal aussi, à la mort d’Adalhard[58] ; car alors personne dans l’empire franc ne put plus songer à rivaliser en noblesse, en prudence et en expérience, avec le nouvel abbé de Corbie[59]. L’archichancelier Hélisachar, l’archichapelain et abbé de Saint-Denis Hilduin, portaient, comme Adalhard et Wala, le titre de conseillers de l’empire[60] : ils étaient peut-être même plus avant qu’eux dans la faveur de l’empereur[61] ; mais ils avaient moins d’influence sur le grand placite des Francs, qui commençait à être plus puissant que l’empereur lui-même. De pair avec ces quatre prêtres tout-puissants, qui dans l’occasion étaient aussi généraux et ambassadeurs, marchaient à la cour impériale les chefs de l’aristocratie militaire, parmi lesquels deux surtout exerçaient une influence prépondérante : c’étaient le comte d’Orléans, Matfried et Hugues comte de Tours. Matfried était tellement familier avec l’empereur, que non-seulement on s’adressait de préférence à lui pour obtenir des grâces, mais encore qu’on lui imputait les actes, bons ou mauvais, de l’empereur[62]. Quant à Hugues, l’ami intime de Matfried, à coté duquel on le rencontre toujours, dans les fêtes et dans les révoltes, au conseil et à la guerre[63], il était devenu, par le mariage de sa fille Irmengarde avec l’empereur-associé Lothaire[64], le leude le plus marquant de la noblesse franque, qu’il dirigeait sous le nom de son faible gendre, chef apparent de l’aristocratie. Un troisième leude fort puissant en ce temps, le grand portier et chef des domestiques, Géronge[65], mérite moins d’attention que les hommes que je viens d’énumérer, parce qu’il ne prit aucune part aux troubles subséquents ; comme on n’en entend plus parler après l’année 826, il est probable qu’il mourut avant le commencement des dissensions civiles[66].

L’œuvre politique la plus importante de l’aristocratie, pendant les années où elle exerça le pouvoir sans partage, fut la régularisation des relations de l’empire avec le Saint-Siège. C’était une mission délicate et épineuse ; mais Wala parvint à la mener à bout, à la satisfaction des deux partis, grâce surtout à la position tout exceptionnelle qu’il occupait entre les deux pouvoirs rivaux. Les papes reconnaissaient en théorie la suprématie impériale sur la ville de Rome, mais dans la pratique ils la violaient chaque jour. De même que Étienne IV, son successeur Pascal avait commencé par se faire consacrer, sauf à envoyer après une épître excusatoire à son suzerain l’empereur[67]. Une pareille ! conduite ne pouvait être tolérée plus longtemps, si on ne voulait voir tomber en désuétude tous les droits impériaux sur la ville et l’église de Rome. Wala profita du départ de Lothaire pour son apanage d’Italie, qu’il n’avait pas encore vu, pour se rendre lui-même à Rome[68] et commencer des négociations avec le pape. Mais l’organisation politique et judiciaire du royaume d’Italie, fort négligée depuis la mort de Bernard, absorba la majeure partie de son temps[69], et rappelé au centre de l’empire par des affaires pressantes, il n’arriva à Rome à aucun autre résultat qu’à faire couronner Lothaire Empereur et Auguste : il remit à plus tard la conclusion des négociations commencées (823). il ne tarda pas à le regretter : à peine en effet eut-il quitté l’Italie, que de nouveaux troubles ensanglantèrent Rome, par suite de la rivalité des partisans du pape et des défenseurs de la prérogative impériale ; le bruit courut même à Aix, que deux des principaux partisans de l’empereur avait été décollés au palais de Latran, en punition de leurs sympathies pour l’autorité impériale[70]. On envoya aussitôt des commissaires impériaux ; mais ils ne purent tirer l’affaire au clair. Alors on résolut de laisser tomber le procès que déjà on avait voulu intenter au pape[71], mais de sortir à tout prix du provisoire par un accord solennel ; Wala repartit une seconde fois pour l’Italie avec le jeune empereur (824)[72].

Le moment ne pouvait être mieux choisi pour mènera bien les négociations. Pascal venait de mourir, et son successeur Eugène n’était pas encore confirmé[73] ; on pouvait en retour de cette confirmation exiger de lui des concessions importantes. Eugène se montra en effet tout disposé à faire droit aux justes réclamations de la cour impériale. La négociation, poussée vivement par Wala, aboutit enfin à un accord définitif[74]. Il fut décidé, en premier lieu, que l’élection pontificale devait appartenir aux Romains, mais n’être valable qu’après la confirmation impériale[75] ; en second lieu, que l’exercice du pouvoir judiciaire à Rome devait être partagé entre le pape et l’empereur, admis tous les deux à instituer des juges et des Missi[76]. Outre ces deux déterminations principales, deux dispositions transitoires réglèrent, qu’on rendrait leurs biens à tous ceux qui en avaient été dépouillés[77], et qu’on permettrait à chaque Romain de choisir, pour lui et sa descendance, le droit d’après lequel il voulait à l’avenir être jugé[78].

Cet accord fait grand honneur au talent diplomatique du négociateur franc : car, sans compromettre la dignité impériale, il avait réussi à consacrer par un acte officiel le principe de l’alliance de l’Eglise et de l’Etat, dont il s’était fait le champion. L’empereur et le pape paraissent dans ce traité comme souverains, protecteurs et juges communs de Rome ; l’empereur a le droit de haute justice, mais ordonne aux Romains d’obéir aux ducs et aux juges du pape[79] ; l’empereur est le souverain politique de Rome, mais il déclare que tout homme qui désire sa faveur, doit soumission absolue au pape[80]. Les deux pouvoirs sont si étroitement unis qu’une lutte entre eux est réputée impossible et qu’on fait hardiment prêter au peuple le double serment de fidélité que voici[81] : Par le Dieu tout-puissant et ces quatre Evangiles et cette croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ et ce corps de saint Pierre, prince des apôtres, je jure et promets qu’à partir de ce jour je serai fidèle à mes maîtres les empereurs Louis et Lothaire, tous les jours de ma vie, selon mes forces et mon intelligence, sans fraude ou mauvaise volonté, sauve néanmoins la foi que j’ai promise au seigneur apostolique. Je promets en outre, ci empêcher de toutes mes forces et de toute mon intelligence, qu’il ne se fasse en cette ville romaine une élection pontificale autrement que selon les canons, ou que le pontife élu ne soit consacré avant d’avoir prêté, en présence du peuple et de l’envoyé impérial, un serment pareil à celui que de sa propre volonté a composé par écrit le pape Eugène.

Après avoir ainsi fixé les relations de la papauté et de l’empire par un traité, dont les stipulations ne furent pas suivies seulement lors de l’élection du pape suivant, Grégoire IV[82], mais conservèrent force de loi pendant des siècles, Wala retourna à Aix reprendre la direction générale des affaires. Déjà, cependant, s’y était développée à coté de son influence, une influence rivale ; il allait avoir à soutenir une nouvelle lutte, à subir une nouvelle défaite.

 

 

 



[1] Il mourut en 821, à l’âge de soixante-dix ans. Vita S. Benedicti, p. 215.

[2] Vet. Franc. Ann. ad 816 (Bouquet, VI, p. 170) ; Ermold Nigelles, II, v. 483.

[3] Éginhard, Ann. ad 817 ; Vita Ludovici, c. 28.

[4] Vita Ludovici, c. 8 ; Thégan, c. 4.

[5] Thégan, c. 4.

[6] Vita Ludovici, c. 24.

[7] Éginhard, Ann. ad 814. Vita Ludovici, c. 24. Chron. Moissac, ad 815.

[8] Chart. divis. lmp. inter Loth. Pipp. et Ludow., ann. 817 (Baluze, I, p. 573 sq.).

[9] Agobard. Lugdun. Arcliiep. Epist. ad Ludov. P. adversus legem Gundobadi (Bouquet, VI, p. 356).

[10] Chart. divis., ann. 817.

[11] Eginhard, Epist. 9, 34, 45, etc.

[12] Chart. divis., ann. 817. Agob. Epist. de divis. Imp. (Bouquet, VI, p. 367). Cllg. Chron. Moissac, ad 817.

[13] Agobardi Epist. de divis. Imp.

[14] Chart. division, ann. 817.

[15] Chart. divis., cap. 1, 2.

[16] Chart. divis., cap. 3.

[17] Chart. divis., cap. 12.

[18] Chart. divis., cap. 13.

[19] Chart. divis., cap. 7.

[20] Chart. divis, cap. 8.

[21] Chart. divis, cap. 8.

[22] Chart. divis, cap. 11, 10.

[23] Chart. divis., cap. 15, 18.

[24] Chart. divis., ann. 806 (Baluze, I, p. 489).

[25] Chron. Moissac, ad 817. Cllg. Éginhard, Ann. ad 817. Thégan, c. 22. Vita Ludovici, c. 29. Les dispositions générales de l’acte de partage de 806 sont également basées sur l’idée de l’égalité des trois frères et non sur celle de leur subordination à l’aîné. Vovez principalement les Articles 6, 7, 14.

[26] Thégan, c. 21.

[27] Chron. Moissac, ad 817.

[28] Les craintes qu’ils inspirèrent à Louis rendent ces intrigues sinon sûres, au moins extrêmement probables.

[29] Chron. Moissac, ad 817. Cllg. Éginhard, Ann. ad 817. Thégan, c. 22. Vita Ludovici, c. 29.

[30] Chron. Moissac, ad 817. Cllg. Éginhard, Ann. ad 817. Thégan, c. 22. Vita Ludovici, c. 29.

[31] Nithard, I, c. 2, insiste avec une énergie toute particulière sur l’opposition des bâtards et des enfants légitimes, pendant le règne de Louis le Débonnaire ; il sacrifie même la chronologie pour mieux la faire ressortir.

[32] Éginhard, Ann. ad 817. Vita Ludovici, c. 29.

[33] Chron. Moissac, ad 817. Éginhard, Ann. ad 817. Vita Ludovici, c. 29.

[34] Frotharii Episc. Tull. Epist. 25 (Bouquet, VI, p. 396).

[35] Éginhard, Ann. ad 817. Chron. Moissac, ad 817.

[36] Chron. Andreœ Presbyt. (Bouquet, VI, p. 680). Regin. Chron., ad 818.

[37] Éginhard, Ann. ad 817. Vita Ludovici, c. 29. Thégan, e. 22. Chron. Moissac, ad 817.

[38] Éginhard, Ann. ad 818. Chron. Moissac, ad 817. Vita Ludovici, c. 30. Thégan, c. 22, 23. Adhem. Chabann. ad Éginhard Ann., ann. 818.

[39] La narration de Nithard, I, c. 2, est difficile à concilier avec celle des autres sources.

[40] Chron. Moissac, ad 817. Éginhard, Ann. ad 818. Vita Ludovici, c. 30. Cllg. Theodulfi Aurelianens. Episc. Carmina (Bouquet, VI, p. 257 sq.). Theodulfe était un des trois évêques impliqués dans la conspiration.

[41] Il s’appelait Pépin. Voyez Nithard, II, c. 3. Chron. Regin. ad 818.

[42] Nithard, I, c. 2. Cllg. Thégan, c. 24. Chron. Moissac, ad 817. Éginhard, Ann. ad 822.

[43] V. Chart. divis. ann. 806, capit. 18. Voyez aussi le chap. I.

[44] Chron. Moissac, ad 817.

[45] Éginhard, Ann. ad 821. Vita Ludivici, c. 34.

[46] Vita Adalh., p. 326. Cllg. Éginhard, Ann. ad 821. Vita Ludovici, c. 34. Thégan, c. 28.

[47] Vita Adalh., p. 327.

[48] Éginhard, Ann. ad 821. Ann. Fuld., ad 821. Vita Ludovici, c. 34.

[49] Éginhard, Ann. ad 822. Vita Ludovici, c. 35.

[50] Éginhard, Ann. ad 822. Thégan, c. 23. Vita Ludovici, c. 35.

[51] Capit. Attiniacens., ann. 812 (Pertz, III, p. 231, cap. I).

[52] Vita Adalh., p. 327.

[53] Pascase Radbert raconte (Vita Walæ, p. 473) un fait arrivé à lui-même, et qui montre clairement combien peu l’empereur aimait Wala, même après son retour aux affaires. A la mort d’Adalhard, arrivée en 826, Pascase vint à la cour au nom de sa communauté pour obtenir de l’empereur la confirmation de l’élection qu’elle avait faite de Wala en remplacement de son frère. Louis n’osa refuser ouvertement ; mais il dépêcha en secret au moine de Corbie quelques leudes, chargés de lui dépeindre sous les couleurs les plus noires les abstinences et les rigueurs auxquelles Wala n’allait pas manquer de soumettre ses subordonnés. Il fallut toute la persistance de Pascase pour forcer la main à l’empereur.

[54] Éginhard, Ann. ad 826.

[55] Vita Adalh., p. 327.

[56] Il avait alors soixante-quinze ans environ.

[57] Vita Walæ, p. 489.

[58] En 826. Voyez Vita Walæ, p. 473. De transi. S. Viti, p. 531.

[59] Vita Walæ, p. 509.

[60] Agob. Epist. ad Proceres Palat. (Bouquet, VI, p. 362, voir aussi p. 358).

[61] Ermold Nigelles, IV, v. 413 et III, v. 272, 389.

[62] Agob. Epist. ad Matfredum [Bouquet, VI, p. 359). Cllg. Éginhard, Ann. ad 827. Epist. Modoïniad Theodulfum [Bouquet, VI, p. 257).

[63] Ermold Nigelles, IV, v. 423.

[64] Thégan, c. 28. Nithard, I, c. 3. Éginhard, Ann. ad 821.

[65] Frotharii Epist. ad Gerungium, 2, 23 (Bouquet, VI, p. 386). Cllg. Éginhard, Ann. ad 822.

[66] Géronge est nommé pour la dernière fois dans Ermold Nigelles, IV, v. 414.

[67] Éginhard, Ann. ad 817. Vita Ludivici, c. 27.

[68] Vita Walæ, p. 486. — Vita Ludovici, c. 35. — Cllg. Éginhard, Ann. ad 822. Thégan, c. 29.

[69] Éginhard, Ann. ad 823. Vita Ludovici, c. 36. — Cllg. Hlotharii I imperatoris Constitutiones olonncnses, ann. 823 (Pertz, III, p. 232).

[70] Éginhard, Ann. ad 823. Vita Ludovici, c. 87.

[71] Éginhard, Ann. ad 823. Thégan, c. 30. Vita Ludovici, c. 37.

[72] Éginhard, Ann. ad 824. Vita Walæ, p. 488.

[73] Éginhard, Ann. ad 824. Vita Ludovici, c. 38. Thégan, c. 30.

[74] Vita Walæ, p. 488. — Cllg. Constitut. Loth. lmp. sub Eugenio II Pap. fact. an. 824 (Bouquet, VI, p. 410).

[75] Constit. Loth., c. 3.

[76] Constit. Loth., c. 4. Cllg. Vita Ludovici, c. 38.

[77] Constit. Loth., c. 2, 6. Cllg. Éginhard, Ann. ad 824. Vita Ludovici, c. 38.

[78] Constit. Loth., c. 5. — On trouve une appréciation très-détaillée de ce point difficile du droit du moyen âge dans Savigny, Geschichte des rœmischen Rechts im Mittelalter, I, p. 131 sq.

[79] Constit. Loth., c. 1.

[80] Constit. Loth., c. 9.

[81] Continuat anonym. Suppl. Langob. (Bouquet, VI, p. 1-3).

[82] Éginhard, Ann. ad 827. Vita Ludivici, c. 41.