WALA ET LOUIS LE DÉBONNAIRE

 

SOURCES.

 

 

I. — En tête des sources relatives à l’histoire de Wala et de Louis le Débonnaire, je place sans hésiter un ouvrage des plus curieux, sorti de la plume de l’abbé de Corbie, Pascase Radbert. Cet ouvrage, c’est l’Epitaphium Arsenii, ou, pour me servir du titre consacré, la Vita venerabilis Walæ, abbatis Corbeiœ in Gallia.

Depuis Mabillon, qui en découvrit le manuscrit et le livra d’abord à la publicité, on a beaucoup parlé de l’intérêt qu offrait cette élucubration pour l’histoire contemporaine ; mais, en réalité, on ne s’en est que fort peu servi. La cause de cette négligence doit être attribuée, à mon avis, à deux raisons principales : d’abord, à l’ennui extrême que font éprouver au lecteur le plus aguerri des redites continuelles et des discours emphatiques dictés par une rhétorique puérile, mais ensuite et surtout à la difficulté très-grande de saisir la vérité des faits sous la forme quelquefois presque inintelligible dont Pascase Radbert l’a enveloppée.

On aurait tort de mettre cette obscurité de l’Epitaphium Arsenii sur le compte de l’inexpérience littéraire de l’auteur. C’est très-sciemment, au contraire, que Pascase Radbert s’en est rendu coupable. Pour comprendre une tactique si originale, il faut savoir que, sous prétexte d écrire l’éloge funèbre de son maître et prédécesseur Wala, le nouvel abbé de Corbie avait l’intention de flétrir les ennemis de son héros, et que parmi ces ennemis se trouvaient les hommes les plus marquants du royaume, les souverains mêmes sous la protection desquels il vivait et écrivait ; l’impératrice Judith, par exemple, la personne la plus maltraitée de l’ouvrage, vivait et gouvernait encore au moment où il fut commencé. Il fallait donc à tout prix le rendre inintelligible, au moins de prime abord, à ceux qui auraient eu le droit de s’offenser et le pouvoir de se venger des dures vérités qui s’y trouvaient consignées sur leur compte.

Le premier moyen employé par Pascase pour atteindre ce but, fut de désigner ceux dont il parlait, non par leurs noms véritables, mais par des noms fictifs ; l’idée de masquer ainsi ses personnages devait lui venir d’autant plus aisément, que l’Académie palatine de Charlemagne avait mis à la mode les noms allégoriques. L’explication de ces noms empruntés présente une première difficulté ; elle est loin cependant d’être insurmontable ; Mabillon et Bouquet déjà ont donné une clef des personnages, sur l’exactitude de laquelle il ne saurait y avoir de doutes pour qui connaît les documents de 1 époque. Le seul nom qui ait fait un instant difficulté, c’est celui du héros même de l’ouvrage. Arsénius ayant été à tort interprété par Adalhard, dans une note interpolée par un moine de Corbie dans un autre ouvrage de Pascase Radbert, De corpore et sanguine Domini, Mabillon crut, à la première inspection du manuscrit découvert par lui, qu’il s’agissait d’Adalhard, frère aîné de Wala, et comme lui abbé de Corbie. Mais la lecture de l’Epitaphium ne tarda pas à le faire revenir sur son opinion, et il reconnut que le personnage désigné sous le nom d’Arsénius ne pouvait être que Wala[1]. Aujourd’hui, il ne saurait plus y avoir de discussion à cet égard ; sans compter en effet que, dans le cas contraire, l’Epitaphium aurait fait double emploi avec la Vie de saint Adalhard, sortie également de la plume de Pascase, il serait impossible de concilier ce que nous savons d’ailleurs sur le compte d’Adalhard avec les faits et gestes d’Arsénius. Il est constant, par exemple, qu’Adalhard mourut en 826, et le deuxième livre tout entier de l’Epitaphium est consacré au récit des troubles de l’année 833. Mais Pascase ne s’est pas contenté de voiler les noms de ses personnages ; trouvant sans doute cette première précaution insuffisante, il en a pris une seconde, qui consiste à envelopper sa pensée de tant d’ambages, qu’il est souvent difficile d’eu démêler la vraie portée. L’Epitaphium n’est pas en récit, comme les vies de saints ordinaires ; elle est en dialogue ; les différents interlocuteurs, tous moines de l’abbaye de Corbie, expriment souvent des jugements et des sentiments tellement contradictoires, que quelquefois, bien qu il soit lui-même un des personnages du dialogue, Pascase réussit à donner le change sur sa véritable opinion.

Telles sont les difficultés pour ainsi dire matérielles que doit vaincre le lecteur patient qui a eu le courage d’aborder le fastidieux ouvrage de Pascase Radbert. Mais supposé qu’il les ait heureusement vaincues, il n’est pas, tant s’en faut, au bout de son travail ; il lui faut soumettre à une critique minutieuse les données historiques, dégagées avec tant de peine de leur forme oratoire. L’Epitaphium, en effet, est à la fois un panégyrique et un libelle ; on ne peut pas, par conséquent, prendre au pied de la lettre tout ce qui s’y trouve ; tout cependant n en est pas moins précieux, parce que les erreurs mêmes de Pascase, volontaires ou involontaires, dévoilent, à qui sait les apprécier, les secrets du parti politique dirigé par Wala. Si l’Epitaphium est loin de contenir la vérité vraie, il contient certainement la vérité telle que le parti aristocratique la croyait, ou, pour mieux dire, avait intérêt à la faire croire. Il est, pour ainsi dire, le testament de Wala, dont Pascase avait été le disciple, l’ami, le compagnon d’exil, le confident de tous les jours[2], et dont il fut le successeur. Par conséquent, on peut hardiment affirmer qu’en tant qu’exposé des intentions, des plans, des desseins du parti aristocratique, l’Epitaphium est une source irréprochable ; et c’est là ce qui m’a décidé à reproduire jusqu’à certains passages des discours de Wala, qui sans doute ne sont pas littéralement exacts, mais qui eurent certes leurs analogues dans les Placites francs. En tant que récit des événements, au contraire, il ne faut se servir de l’Epitaphium qu’avec la circonspection la plus grande, en le contrôlant sans cesse par les autres sources contemporaines, et en se tenant continuellement en garde contre les préventions favorables de l’auteur pour son héros.

Je citerai dans tout le cours de ce travail l’Epitaphium Arsenii d’après Mabillon[3], et sous le nom traditionnel de Vita Walæ. Les extraits que Dom Bouquet en a donnés[4] sont complètement insuffisants. Il est évident que le savant bénédictin ou ceux qu’il avait chargés du soin de faire le dépouillement du Mabillon, ne se rendaient pas compte de l’importance historique de l’ouvrage en question. Ils se sont contentés de reproduire les pages qui à la première vue leur paraissaient historiques, et ont ainsi laissé de côté une foule d’importantes appréciations plus ou moins noyées dans la phraséologie aussi ampoulée qu’obscure de Pascase Radbert. Il faut rendre à M. Pertz la justice qu’il a fait insérer, dans sa collection, à peu près tout ce qu'il y a d’historique dans l’Epitaphium Arsenii[5].

II. — Immédiatement à côté de l’Epitaphium, je place le premier des quatre livres d'Histoires de Nithard[6]. Fils d’un des conseillers éminents de Charlemagne, Angilbert, et de la fille même de l’empereur, Berthe, Nithard se trouva par sa naissance même initie aux grandes affaires de l’empire. Lui aussi il fut homme de parti, et suivit la fortune de son cousin germain, Charles le Chauve, pour lequel il combattit à Fontenay ; mais il est bien moins partial dans ses appréciations que l’abbé de Corbie. Malheureusement, en écrivant ses Histoires à la prière de Charles le Chauve, Nithard s’était proposé comme but spécial de retracer les collisions entre les fils de Louis le Débonnaire, postérieurement à la mort de leur père ; il n’a par conséquent parlé du règne de son oncle que dans l’introduction, autrement dit dans le premier livre de son ouvrage. La chose est d’autant plus regrettable, que, seul parmi les écrivains du temps, il s’élève à une idée de l’histoire supérieure au simple récit, cherchant sous l’enveloppe des faits les causes qui les ont produits, sous les actions des hommes les motifs qui les ont fait agir. Quelquefois son désir de montrer le développement logique des événements l’entraîne jusqu’à de légers écarts chronologiques ; mais, en général, son appréciation rapide et serrée du règne de Louis est digne des plus grands éloges.

III. — Les deux biographies de Louis le Débonnaire, Vita Hludowici imperatoris, auctore anonymo seu astronomo[7], et Thegani vita Hludowici imperatoris[8] sont, malgré leur volume, loin d’avoir l’importance des ouvrages de Pascase et de Nithard. L’auteur anonyme de la première, qu’on a longtemps appelé l’Astronome à cause d’un passage plus ou moins authentique du chapitre 58, a dû être, à mon avis, un des officiers inférieurs du palais, voyant, il est vrai, les événements se passer devant ses yeux, mais n’en saisissant pas toujours le sens et la portée. Tout dévoué à la personne de l’empereur, il ne voit les faits qu’au point de vue de cet attachement ; écho inintelligent de la rumeur publique, il traite de bonne foi Wala et les siens de rebelles. Son ouvrage, extrêmement volumineux, n’est pas moins défectueux sous le rapport des faits que sous celui des idées. Lui-même il avoue être peu exact pour ce qui est de la jeunesse de Louis, et tâche de s’en excuser en déclarant qu’il ne connaît que d’ouï-dire cette période de la vie de son héros[9]. Mais même pour le règne de Louis comme empereur, bien qu’il assure avoir été attaché à sa personne dès l’année de son avènement, et ne pas l’avoir quitté jusqu’à sa mort, son ouvrage recèle des erreurs quelquefois assez graves. Il faut par conséquent le contrôler soigneusement au moyen des Annales d’Eginhard, et, depuis 829, au moyen des Annales de Saint-Bertin et de Fulde.

L’autre biographe de Louis, Thégan, chorévêque de Trêves, appartenait sans doute à la partie nombreuse mais peu éclairée du clergé qui prit le parti de l’empereur dans sa lutte contre l’aristocratie. Dans son ouvrage, assez bref d’ailleurs, et écrit en forme de chronique, il s’est constitué le défenseur à outrance de Louis, dont il a attaqué les ennemis avec une violence inouïe ; le style est à l’unisson de la pensée ; ses contemporains même le trouvaient dur et barbare. Thégan n’a pas poussé sa biographie au delà de 835 ; un clerc de Trêves y a ajouté une suite qui va jusqu’en 837.

IV. Il existe un troisième panégyriste de Louis le Débonnaire, mais que je sépare des deux précédents, parce qu’en sa qualité d’écrivain en vers on l’a appelé poète. Nous possédons d’Ermoldus Nigellus quatre livres en vers élégiaques : In honorem Hludovici Cœsaris Augusti[10], sans compter deux élégies plus courtes : In laudem Pippini regis[11]. Né probablement en Aquitaine, moine et abbé, courtisan du roi Pépin, fils de Louis le Débonnaire, il fut exilé à Strasbourg vers l’an 82$, sous prétexte qu’il avait excité le jeune prince à la désobéissance envers son père. Les poèmes que nous avons de lui sont destinés à fléchir l’empereur dont il chante les exploits, et à intéresser en sa faveur le jeune Pépin, dont il fait le portrait le plus flatteur. Peu importants sous le rapport historique proprement dit, les vers d’Ermoldus Nigellus sont précieux par rapport aux nombreux détails qu’ils contiennent sur la cour, les habitudes, les penchants de Louis le Débonnaire : toute la partie relative aux mœurs de l’époque doit être soigneusement étudiée et considérée comme source authentique.

V. — Parmi les Annales, celles qui portent le nom d’Annales loiseliani ou laurissenses[12] méritent sans contredit le premier rang. Déjà au neuvième siècle, elles avaient acquis la réputation dont elles jouissent encore, au point que les autres chroniqueurs, désespérant de faire mieux, se contentèrent, presque tous, de les copier et de les continuer. L’auteur probable, et, depuis Duchesne, généralement accepté de ces Annales[13], est Éginhard ou Einhard, le disciple, ami et biographe de Charlemagne, qu’un moine du dixième siècle désigne formellement comme tel. Malheureusement pour nous, Éginhard n’a pas continué ses Annales jusqu’à sa mort, arrivée en 844 : elles s’arrêtent à l’année 829.

A partir de cette époque de 829, les deux annalistes qui méritent le plus de confiance et qui racontent les faits de la façon la plus détaillée, sont ceux de Fulde et de Saint-Bertin, tous deux continuateurs d’Éginhard. Les Annales de Fulde, commencées par le moine Éginhard[14], les Annales Bertiniennes, écrites depuis 835 par l’évêque de Troyes Prudence[15], ont été rédigées toutes les deux par des hommes mêlés au mouvement des affaires ; de là le grand prix qu’on y attache à juste titre.

Je laisse de côté les Annales de moindre importance. Signalons seulement en passant le Chronicon Moissadense, qui donne quelques renseignements originaux pour les années comprises entre 803 et 818[16].

VI. — Les actes officiels, bien que moins nombreux qu’on pourrait le désirer, ne manquent cependant pas complètement pendant le règne de Louis le Débonnaire. Sans compter les capitulaires, canons des conciles, procès-verbaux d’assemblées politiques ou religieuses, adresses ou mémoires officiels[17], nous possédons quelques textes de la plus haute importance dans les actes de partage de l’empire franc, décrétés à plusieurs reprises. On comprendra sans peine l’importance que j’ai attachée à l’examen de ces actes, en songeant qu’à eux s’est rattachée toute la politique de l’époque.

VII. — Les épîtres, pièces de vers, libelles politiques[18], m’ont également fourni un grand nombre de détails qui peuvent paraître minutieux au premier abord, mais qui n’en ont pas moins leur prix pour l’intelligence complète des mœurs du temps. C’est par ces pièces fugitives qu’on apprend le mieux à connaître le mouvement des esprits et toute l’histoire intime de l’époque.

VIII. — Enfin la dernière, mais non la moins importante catégorie de sources, est celle qui comprend les vies des saints du commencement du neuvième siècle. On sait que ces vies de saints furent presque toutes composées par des contemporains, des disciples de ceux qu’il s’agissait de glorifier ; tous les détails historiques qu’elles contiennent méritent par conséquent l’attention la plus scrupuleuse. L'Epitaphium Arsenii que, vu son importance capitale, j’ai placé en tête des sources, n’est lui-même, à vrai dire, qu’une vie de saint extrêmement détaillée. Je mettrai immédiatement à côté la vie d’Adalhard, frère de Wala, écrite par le même Pascase Radbert[19] ; elle confirme toujours et développe quelquefois les données de l’Epitaphium sur les premières années du règne de Louis le Débonnaire. L’histoire de la translation des restes de saint Vit en Saxe, par un moine de la communauté de Corbie[20], donne également sur Wala des détails qui complètent sa biographie. La vie d’Alcuin[21], celle de saint Guillaume, duc de Toulouse[22], et celle de saint Benoît d’Aniane[23], toutes dues à des auteurs contemporains, contiennent des renseignements précieux sur l’histoire politique et intellectuelle de notre période. On trouve des indications non moins curieuses sur l’état de l’empire sous Louis, dans la vision du moine de Richenow Wettin[24] et dans l’histoire de la translation de saint Philibert, par l’abbé Ermentaire[25]. Je passe sous silence quelques autres vies moins importantes.

Pour en finir avec cet exposé des sources, il ne me reste qu’à ajouter un mot. J’ai, pour plus de commodité, cité d’après dont Bouquet, toutes les sources qui se trouvent dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France[26] ; mais j’ai donné les textes d’après l’édition plus complète et surtout plus correcte de M. Pertz, Monumenta Germaniæ historica[27]. Pour les actes officiels je me suis contenté défaire les citations d’après Baluze[28] ; enfin, quant aux vies des saints, j’ai uniformément cité d’après Mabillon[29], dont la pagination, du reste, est reproduite dans Bouquet et dans Pertz, pour tous les extraits, malheureusement trop peu complets, qu’ils en ont donnés.

 

 

 



[1] Mabillon, Acta sanct. ord. S. Bened., IV, part. I, p. 453. Les auteurs de Y Histoire littéraire de la France, dans leur article sur Pascase Radbert (t. V, p. 287-314), n’ont guère fait que reproduire la savante préface de D. Mabillon, quant à l’Epitaphium.

[2] Vita Walæ, p. 456.

[3] Mabillon, Acta sanct., IV, part. I, p. 453-522.

[4] Bouquet, VI, p. 279-292.

[5] Pertz, II, p. 533-569.

[6] Bouquet, VII, p. 1 sq. ; Pertz, II, p. 649 sq. Je dois à M. Ranke d’avoir étudié avec un soin tout particulier le premier livre de Nithard, que jusqu’ici on était presque convenu de passer sous silence. Je saisis cette occasion pour exprimer à mon illustre professeur de Berlin toute ma reconnaissance, et pour ses leçons publiques et pour ses conseils particuliers.

[7] Bouquet, VI, p. 87 sq. ; Pertz, II, p. 604 sq.

[8] Bouquet, VI, p. 78 sq. ; Pertz, II, p. 585 sq.

[9] Vit. Ludov. Introd.

[10] Bouquet, VI, p. 1 sq. ; Pertz, II, p. 464 sq.

[11] Pertz, II, p. 516 sq.

[12] Bouquet, V, p. 196 sq. ; VI, p. 174 sq Pertz, I, p. 124 sq.

[13] Au moins pour la partie qui seule nous intéresse. Voyez Pertz, I, p. 124.

[14] Bouquet, VI, p. 206 sq. ; Pertz, I, p. 337 sq.

[15] Bouquet, VI, p. 192 sq. ; Pertz, I, p. 419 sq.

[16] Bouquet, V, p. 67 sq. ; VI, p. 171 sq. ; Pertz, I, p. 280 sq.

[17] Baluze, t. I ; Bouquet, t. VI ; Pertz, t. III.

[18] Bouquet, t. VI.

[19] Mabillon, IV, part. I, p. 306-344.

[20] Mabillon, IV, I, p. 523 sq.

[21] Mabillon, IV, I, p. 145 sq.

[22] Mabillon, IV, I, p. 70 sq.

[23] Mabillon, IV, I, p. 191 sq.

[24] Mabillon, IV, I, p. 263 sq.

[25] Mabillon, IV, I, p. 537 sq.

[26] Bouquet, t. V, VI, VII.

[27] Pertz, t. I, II, III, IV, ou Script., I, II, Leg. I, II.

[28] Baluz. Capitular. Reg. Franc., t. I et II.

[29] Mabillon, Acta sanct. Ord. S. Bened., t. IV.