WALA ET LOUIS LE DÉBONNAIRE

 

INTRODUCTION.

 

 

Wala, ministre et favori de Charlemagne, essaya de continuer la politique du grand Empereur pendant le règne de son fils, dont il fut tour à tour le ministre tout-puissant et l’implacable adversaire. Son audacieuse entreprise ne fut pas couronnée de succès ; mais comme elle n’en occupe pas moins une place importante dans nos Annales, je n’ai pas cru entreprendre une tâche complètement ingrate, en essayant d’en retracer l’histoire. Ce n’est pas, par conséquent, une simple biographie ni de l’abbé de Corbie ni de l’empereur franc que j’ai entendu écrire, et si leur double nom se trouve inscrit au frontispice de ce travail, ce n’est que parce qu’ils furent le plus en évidence parmi les acteurs qui jouèrent un rôle dans les commotions politiques de l’empire franc, après la mort de Charlemagne. Mon but principal, sinon unique, a été de retracer sous son véritable jour le grand mouvement que combattit la politique de Wala, que favorisa l’incapacité de Louis, et qui, de leur vivant déjà, aboutit à la dissolution de la monarchie carlovingienne. C’est pour rester fidèle à ce programme que j’ai écarté tout ce qui était étranger à la révolution capitale du règne de Louis, tandis que je tâchais de caractériser, avec autant de précision que le permettait la parcimonie des sources, la physionomie spéciale de chacun clés hommes de parti qui, de leur temps, concoururent à la direction des affaires dans l’empire des Francs.

Charlemagne avait atteint, à la fin de sa longue vie, le double but que la maison arnulfingienne poursuivait depuis trois générations : la soumission de l’Europe occidentale sous la suprématie des Francs, et la fusion des principes germaniques et romains dans l’intérieur de l’empire. Petit-fils de Charles-Martel, qui avait arreté à Poitiers l’invasion musulmane et converti, de concert avec le pape, la Germanie méridionale ; fils de Pépin le Bref, qui avait brisé la résistance des derniers ducs nationaux et scellé, par une double usurpation, son alliance avec la Papauté, Charlemagne avait, pendant sa laborieuse carrière, couronné leur œuvre de la manière la plus éclatante.

Il vainquit les Lombards, il écrasa les Saxons ; toutes les nations teutoniques plièrent la tète sous son joug. L’Occident entier, pour la première fois depuis la chute de l’empire romain, reconnut alors de nouveau un seul maître et un seul souverain. Jusqu’aux rois lointains de la Galice et de l’Angleterre se reconnurent ses vassaux et ses serviteurs ; tout à l’entour de ses royaumes il n’y eut plus que la mer ou des nations d’autre race et d’autre religion, séparées de ses peuples par une série de marches infranchissables.

Mais de même que le fils des Germains s’était fait le continuateur de la tâche des Césars romains, de même le descendant des Païens se déclara le champion et le défenseur de l’Église. Il ne se contenta pas de vaincre les Saxons, il les conquit au christianisme et à la civilisation. Tout le pays, depuis le Rhin jusqu’à l’Elbe, fut partagé entre les abbés et les évêques ; des monastères et des églises s’élevèrent là où avaient blanchi les ossements des légions romaines.

Aussi la Papauté ne témoigna-t-elle qu’une reconnaissance bien méritée, en conférant le titre d’Empereur romain à celui qui s’était montré le véritable héritier de la puissance et de la mission civilisatrice des anciens empereurs. Le couronnement de Charlemagne, dans la nuit de Noël de l’année 800, fut le sceau religieux imprimé à sa grande tentative de réunir en un seul corps les nations éparses de l’Occident.

Il fut en même temps la légitimation solennelle de la position médiatrice qu’il avait prise entre le monde romain et le monde barbare. Depuis longtemps, il avait essayé de fondre les esprits rudes et grossiers de ses Germains dans le moule romain ; il le lit avec plus d’ardeur encore, à partir du jour où sa dignité nouvelle lui en fit un saint devoir. De concert avec l’Eglise, dont il songeait à rendre l’union complète avec l’Etat, sous la forme visible de l’alliance intime entre l'empereur et le pape, il travailla sans relâche à civiliser les Barbares, avec l’aide desquels il avait rappelé à la vie le souvenir de l’ancien empire. Il pensait légitimer la domination de la race franque sur l’occident de l’Europe, en consommant la fusion des deux principes si longtemps ennemis.

La vie entière de Charlemagne s’usa à poursuivre le double but d’un empire occidental et chrétien. Il l’avait à peu près atteint au moment de sa mort ; mais c’était un bien lourd fardeau qu’il léguait à son successeur. Au lieu de chercher autour de lui les hommes les plus capables de l'aider à le porter, Louis le Débonnaire, faible fils d’un homme de génie, se fit, par intérêts particuliers, par affections déplacées, l’ennemi de sa propre couronne, et paralysa lui-même les efforts de ceux qui se sentaient assez de confiance dans leur courage et leur habileté pour songer à maintenir l’ordre de choses créé par Charlemagne. Ce ne furent cependant ni ses intrigues, ni ses mauvais vouloirs, ni ses fautes, ni ses faiblesses, qui furent la cause principale de la chute du grand parti qui, sous la direction de Wala, tentait de maintenir l’empire carlovingien. La cause principale de la dissolution de cet empire, il faut la chercher plus haut et plus loin : elle se trouve dans l’antipathie profonde des nations tributaires de l’empire franc, à obéir plus longtemps à la nation conquérante. Les intérêts particuliers de Louis et de ses fils servirent ces antipathies nationales ; ils ne les commandèrent pas.

Tous les peuples que les Francs avaient vaincus sous trois générations de grands hommes, et que Charlemagne avait essayé de réunir en une forme commune, se préparèrent à la révolte, le jour qu’ils ne sentirent plus peser sur leurs têtes une main toujours prompte à punir et à châtier. L’aristocratie franque, tant ecclésiastique que militaire, se jeta en vain sur la brèche pour empêcher sa propre déchéance, suite nécessaire de leur émancipation. Mal soutenue par le pape, trahie par l’empereur, divisée dans son propre sein, elle facilita par ses fautes le triomphe qu’elle voulait empêcher. Avant même la fin du règne de Louis le Débonnaire, au moment où Wala, dégoûté de la vie, mourait dans l’exil, le déchirement de l’empire carlovingien, bien qu’il ne fût pas consommé encore, était inévitable. Les trois grandes masses de peuples réunies sous la tutelle de la maison arnulfingienne n’étaient plus soumises que de nom à un fantôme de suzerain commun. En réalité, les Germains, les Français et les Italiens étaient irrévocablement séparés, et n’attendaient que la décision du jugement de Dieu, qu’ils invoquèrent à Fontenay, pour se constituer officiellement aussi en races distinctes.

La première des idées recueillies par Wala dans l’héritage de Charlemagne, celle d’un empire universel d’Occident, périt ainsi tout entière ; la seconde, celle de la fusion des principes germaniques et romains au moyen de l’alliance intime de l’Église et de l’État, fut plus heureuse. Elle aussi, il est vrai, parut péricliter dans la tourmente du neuvième siècle ; ses défenseurs les plus ardents, Wala tout le premier, en désespérèrent ; mais elle ne fit que grandir au milieu des orages qui menaçaient de l’engloutir. Tandis que l’empire carlovingien tombait en ruines, que la descendance du grand homme s’éteignait tristement, après avoir traîné dans le déshonneur une longue caducité, l’idée dont Charlemagne et Wala avaient, grâce à l’instinct du génie, fait la base de leur système politique, s’imposait à toute l’Europe chrétienne, comme le principe fondamental de l’organisation sociale.

Ainsi l’œuvre de Charlemagne ne périt pas tout entière avec l’empire qu’il avait créé ; les efforts de ceux qui osèrent vouloir le continuer, ne furent pas impitoyablement condamnés par la terrible logique des faits. Si donc, comme je le crois, le succès de leurs idées, quelque tardif qu’il soit, est une consolation attachée au souvenir de ceux qui furent les champions de quelque grande doctrine, Wala n’a pas travaillé, combattu, souffert en vain. L’idée qu’il avait défendue au prix de sa liberté et de sa vie, trouva dans les papes du moyen âge des défenseurs plus heureux, sinon plus habiles, et, vaincue en apparence au neuvième siècle, elle régna sans rivale trois cents ans plus tard sur le monde chrétien tout entier.