LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

TROISIÈME PARTIE

 

XXXII. — Mata Hari dans Les Défaitistes.

 

 

Dans Les Défaitistes, le troisième roman historique que Louis Dumur a consacré aux événements de la guerre, Mata Hari figure comme un des principaux personnages.

Bien qu'elle ne soit pas l'héroïne du roman, elle y joue un rôle prépondérant. Et à juste titre.

L'auteur, reprenant et diffusant le mot créé par l'écrivain russe Alexinsky, appliquait en France le terme de défaitistes à tous ceux qui, directement ou indirectement, travaillaient à la défaite et conspiraient contre le moral français qui seul pouvait entretenir la résistance et laisser espérer l'aube de la victoire[1].

Qui travaillait plus directement à la défaite de la France et de ses alliés que les nombreux espions, allemands, neutres ou même français, que, dès le début de la guerre et même auparavant, l'Allemagne avait lâchés sur la France et ses alliés comme sur une proie ?

Parmi ces espions on comptait beaucoup de femmes. La plus connue et la plus active d'entre elles était sans contredit Mata Hari.

Elle méritait donc une place de premier plan dans le livre de Louis Dumur, ce long, éloquent et véhément réquisitoire contre les ennemis intérieurs de la France.

Mais la seule Mata Hari ne suffisait pas à l'auteur.

Au moment où débute le roman, soit dans l'automne de 1916, Mata Hari, en effet, n'était pas à Paris. Elle y était rentrée seulement au commencement de janvier 1917, pour être arrêtée six semaines plus tard.

Or, comme l'auteur tient, dans ses romans de la guerre, à rester autant que possible fidèle à la vérité historique et que, dès le début de son récit, il avait besoin d'une espionne à Paris, il crut devoir créer à côté de Mata Hari une autre espionne, Léopoldine d'Arpajac.

Celle-ci, dont il fait une amie de Mata Hari, lui ressemble comme une sœur jumelle, et, dans certaines scènes, elle arrive presque à s'identifier avec elle.

Ce subterfuge du dédoublement de sa principale espionne a permis au romancier de mettre en pleine lumière le rôle néfaste de la femme dans l'espionnage allemand pendant la guerre, et les attaches des espionnes avec le défaitisme.

Mata Hari et Léopoldine diffèrent, il est vrai, beaucoup sous certains rapports la première est brune, la seconde blonde ; la première est un personnage historique, l'autre appartient à la fiction ; l'une est Hollandaise, l'autre Allemande.

Pourtant, les deux femmes n'en forment réellement qu'une seule : l'espionne, la défaitiste par excellence.

Afin de mieux indiquer l'unité fondamentale de ses deux espionnes, M. Dumur a usé d'un procédé fort original pour la réalisation de la scène de l'exécution.

Il fait subir à Léopoldine le supplice de son amie Mata Hari par voie télépathique, et cette exécution indirecte est exacte dans ses grandes lignes, en tant qu'elle est basée sur le récit qu'avait fait à l'auteur Blasco Ibañez d'après la relation de Me Clunet, témoin oculaire.

Mais l'exécution de Mata Hari dans Les Défaitistes ne pouvait être exacte dans tous ses détails, puisque la source elle-même était sujette à caution. C'est que la relation qu'avait faite l'avocat à Blasco Ibañez était, en somme, le récit d'un amoureux éploré qui, dans ce qui a précédé immédiatement l'exécution, à Saint-Lazare, s'était prêté lui-même un rôle plus avantageux qu'il n'avait joué en réalité et qui, à Vincennes, avait tout vu à travers le brouillard de ses larmes.

En créant Mme d'Arpajac, l'auteur dispose d'une espionne d'un bout à l'autre de son roman, espionne qui continue à jouer son rôle, même après la mort de Mata Hari et qui expie, elle aussi à son tour, en périssant par la main de Harald, l'agent allemand repenti.

***

En écrivant Les Défaitistes, Louis Dumur nous a donné un livre où, malgré l'impassibilité que s'efforce de s'imposer le romancier, dont l'art et le talent ont grandi et mûri à l'ombre de Flaubert, de Zola et des autres grands réalistes, éclate à chaque page une juste colère contre les Judas qui, en 1916 et 1917, ont voulu vendre leur patrie, ainsi que contre les humanitaires inconscients qui, à la suite de Romain Rolland, avaient le front de parler de paix et de fraternité humaine, au moment où Gothas et grosses Berthas accomplissaient, à Paris même, leur œuvre de mort et leur massacre des innocents.

Inoubliable, sous ce rapport, est la belle scène, où, boulevard Montparnasse, devant le café de la Rotonde, rempli de défaitistes braillards, passe un régiment, revenu du front, réduit au tiers de son effectif, fangeux et impressionnant, faisant se découvrir les têtes sur son passage, mais qui agite le peuple de la Rotonde comme un grouillement de punaises recevant un jet de vapeur soufrée, — scène où une tourbe immonde insulte les débris mutilés et sanglants d'un régiment de France et salue le glorieux drapeau en loques de huées frénétiques.

Mais, du point de vue artistique et littéraire, supérieures en beauté encore à la scène de la Rotonde sont les pages où l'auteur nous montre Mata Hari dansant dans une fête chez la duchesse d'Eckmühl — personnage inventé — et où, en touches vigoureuses et nettes, dans un coloris riche et brillant, il a brossé un portrait de la danseuse, telle qu'elle se produisait dans ses représentations, peu voilée devant le grand public ou toute nue devant un public restreint et choisi d'invités.

La voici en Maya desnuda :

Seuls, les petits seins étaient couverts de deux cupules de cuivre ciselé, retenues par des chaînettes. Des bracelets luisants de pierres prenaient les poignets, les biceps et les chevilles. Tout le reste était nu, fatidiquement nu, des ongles des doigts à la pointe des pieds. Dominé par les gorgerins, le ventre plastique et ferme modelait sa souplesse androgyne, entre les courbes symétriques qui, des aisselles ouvertes sous les bras levés, tombaient sur la conque des hanches. Les jambes s'élevaient, idéales, comme deux fines colonnettes de pagode. Les rotules se nouaient comme deux boutons de lis. Les triceps s'évasaient. Tout était blanc, jaune tendre, ambré, pailleté de lueurs d'or et de reflets roses, tandis que, porté par le double chapiteau des longues cuisses, doucement renflées, l'étroit bassin d'ivoire offrait dans son milieu le fruit noir du pubis.

 

La voici dans la danse de Chundra, l'Invocation à la Lune :

La prière dansante, la longue prière d'amour à l'astre désiré s'exhalait de toutes ses palpitations, frissonnait, giroyait, montait. La bayadère sacrée angoissait ses beaux bras amoureux, les martyrisait comme pour de divins enlacements. Le ventre se gonflait. La peau se tordait, appelait, s'offrait... Lune !... Mata Hari se donnait. On la voyait s'infléchir, se tendre, se lover, tourner, graviter, se montrant de profil, de face, d'arrière, tantôt mince comme un croissant et tantôt dans son plein, présentant tour à tour la ligne cambrée du dos, prolongée par la raie mystérieuse des cuisses, ou les deux lobes flamboyants des seins avec la tache sombre du pubis tournoyant... Une ivresse de haschisch empoignait la salle. Dans la pénombre bleue &entendaient des respirations oppressées, des soupirs, des halètements, des râles.

 

Par ces pages puissamment évocatrices Louis Dumur nous fait comprendre l'enthousiasme de ceux qui voyaient évoluer la danseuse dans ses exhibitions inédites, le délire des mâles qui suivaient de leurs yeux concupiscents chacun des gestes étrangement lascifs de ce beau corps splendidement nu.

Et après les avoir lues, on s'explique mieux l'attirance irrésistible qu'exerçait la fameuse espionne sur presque tous les hommes qu'elle rencontrait.

Pourtant, la Mata Hari des Défaitistes — abstraction faite de son physique et de ses danses — ne pouvait être la vraie, pas plus que celle des auteurs qui ont précédé M. Dumur et de ceux qui sont venus après lui. Tous se sont comme lui heurtés au grand obstacle d'une documentation insuffisante.

Malgré son souci habituel de se documenter minutieusement, Louis Dumur a été quelquefois mal renseigné par des personnes qui n'étaient pas elles-mêmes au courant de la question ou par des auteurs qui n'étaient pas à la hauteur de leur sujet.

Il y avait des légendes qu'on acceptait et qu'on colportait comme des faits réels.

Enfin, l'auteur était !tombé sur les soi-disant mémoires de Mata Hari, inconnus en France avant lui, qui n'étaient, comme nous l'avons montré[2], qu'un libelle infâme, un ramassis de mensonges éhontés et, de basses calomnies, écrits par un scribouillard famélique pour le compte de l'indigne père de l'espionne.

A la suite de cette documentation peu heureuse et en partie controuvée, il s'est glissé dans le livre de M. Dumur — pour ce qui, concerne le personnage de Mata Hari — des erreurs qui, tout en laissant intacte la beauté littéraire de l'œuvre, lui enlèvent une grande partie de son fond historique.

Cela n'empêche que Les Défaitistes continuent à mériter une première place dans la littérature née de la guerre, parce que le livre donne le tableau le phis original, le plus coloré et le plus complet de l'œuvre infernale de trahison et d'intoxication morale qui, en 1916 et 1917, avant l'arrivée au pouvoir de Clemenceau, a failli mener la France aux abîmes de la défaite et de la servitude.

 

 

 



[1] Les Défaitistes, p. 143.

[2] Cf. chapitre XII.