LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

TROISIÈME PARTIE

 

XXXI. — Blasco Ibañez et Mata Hari.

 

 

Lorsque Gomez Carrillo demanda par écrit à son ami Blasco Ibañez ce qu'il avait emprunté pour son Mare Nostrum à la vie réelle de Mata Hari, le célèbre écrivain lui répondit en date du 5 avril 1923 :

... Quand j'écrivis ce roman, personne ne connaissait Mata Hari (?) et moi-même je n'avais pas la moindre idée de son existence. On peut dire que je la pressentais en créant la protagoniste de mon roman. Il suffit de voir la date à laquelle fut écrit ce roman et qui figure à la fin du livre. Le volume parut très peu de mois — muy pocos meses — après l'exécution de la danseuse, et il ne faut pas perdre de vue que j'ai mis beaucoup de temps à écrire ce livre, puisque c'est à cette époque que je tombai malade à Paris et que je dus partir pour la Côte d'Azur.

L'unique chose qu'il y a de Mata Hari dans mon livre, c'est la scène de l'exécution. Cette scène est rigoureusement exacte, la plus exacte de toutes celles qu'on trouve dans les livres.

J'avais déjà terminé mon roman et on avait commencé à l'imprimer en Espagne quand eut lieu l'exécution. Alors j'allai voir un après-midi le vieil avocat Clunet, le défenseur de Mata Hari, qui était un ami à moi de longue date. Comme l'événement était encore récent, Clunet s'émut en me racontant dans tous ses détails l'exécution dont il avait été un témoin oculaire attentif. Rarement dans ma vie j'ai entendu un homme exprimer ses émotions avec tant de couleur et tant de relief. Après cette entrevue je refis — rehice — la fin de mon roman et je peux affirmer que la description de l'exécution est identique à la relation que m'en a faite M. Clunet. Seulement les mots diffèrent.

Je fis cette même relation de vive voix à Louis Dumur et à d'autres romanciers qui se sont occupés de Mata Hari. La relation que m'en a faite l'avocat est la base de toutes les descriptions de l'exécution de la danseuse. Elle est l'unique chose qu'il y a de Mata Hari dans mon roman. — Este relato es lo unico que hay en mi novela de Mata Hari.

Tout ce qui la précède est un pressentiment, une divination subconsciente de la réalité, puisque, comme je voua l'ai déjà dit, j'avais déjà écrit les trois quarts de mon roman que j'ignorais encore l'existence de cette femme...

 

Le traducteur français de Mare Nostrum, M. Marcel Thiébaut, renchérit encore sur cette lettre ; il fait suivre sa traduction de la note ci-après :

Certains passages de Mare Nostrum, et particulièrement le récit de l'exécution de l'espionne, ont pu donner à penser que Blasco Matiez, en écrivant l'histoire de Freya, avait songé à la fameuse Mata Hari.

L'auteur ignorait tout de Mata Hari lorsqu'il conçut son roman. Au moment où la mort de la danseuse fut annoncée par les journaux, Mare Nostrum était déjà imprimé et Blasco Ibañez en corrigeait les épreuves.

 

La réponse de Blasco Ibañez à Carrillo, que nous venons de citer en grande partie, contredit en tous points cette note du traducteur, laquelle se trouve donc être inexacte du commencement à la fin.

Blasco Ibañez reconnaît lui-même en 1923 que l'exécution de Freya, l'espionne de Mare Nostrum, est calquée, aussi fidèlement que possible, sur l'exécution de Mata Hari, que l'avocat Clunet lui avait dépeinte sous les couleurs les plus vives.

Cela n'empêche nullement son traducteur d'affirmer en 1924 que le romancier espagnol, en écrivant son roman, n'avait même pas songé à Mata Hari.

M. Thiébaut ajoute même qu'au moment de la mort de Mata Hari Mare Nostrum était déjà imprimé.

Or, quand on examine le livre original, on constate que Mare Nostrum, n'a été publié, à Valence en Espagne, qu'en 1919 ; que, par conséquent, à la mort de Mata Hari, exécutée le 15 octobre 1917, il était loin d'être imprimé. Le roman n'était même pas entièrement écrit, puisque, d'après la date figurant à la fin du volume, il a été écrit à Paris d'août à décembre 1917 — Paris, Agosto-Diciembre 1917.

Avant la publication de Mare Nostrum, Blasco Ibañez avait donc tout le temps de remanier non seulement la fin de son roman, mais aussi toutes les parties du livre où il met en scène l'espionne Freya. En effet, après la mort de Mata Hari, il mit encore deux mois à l'écrire et deux ans à le publier.

D'autre part, au moment où Blasco Ibañez mettait son roman sur le métier, Mata Hari venait d'être condamnée à mort (25 juillet 1917).

Il est donc difficile d'admettre qu'il n'ait jamais entendu parler de Mata Hari — fameuse tant en Espagne qu'en France — quand il commença à écrire un roman dont une espionne était également l'héroïne.

La vérité est que Freya, l'espionne de Mare Nostrum, n'est qu'un camouflage de Mata Hari, au même titre que Toutcha, la danseuse rouge.

Toutefois, avec cette différence essentielle que nulle part l'écrivain espagnol n'a fait un essai de réhabilitation, comme l'auteur de la Danseuse Rouge.

Blasco Ibañez ne fait jamais appel pour son héroïne à la pitié et à l'indulgence de ses lecteurs. En tombant sous les balles du peloton d'exécution, Freya subit le sort qu'elle a mérité.

***

Pour celui qui lit attentivement Mare Nostrum, il ne reste pas grand'chose du pressentiment de l'auteur ni de sa divination subconsciente de la réalité.

Même au physique Ibañez n'a pas perdu de vue son modèle.

Freya, est vrai, a des cheveux blond cendré, mais elle a les yeux noirs, grands, ouverts en forme d'amande d'une danseuse orientale (Trad. p. 98).

Elle avait dans sa maison de l'ile de Java un serpent apprivoisé, qui lui avait servi de collier et de bracelet et qu'elle avait appelé œil du matin (p. 30).

Freya avait donc habité Java comme Mata Hari et avait donné à un serpent le nom qui est la traduction assez fidèle du nom même de Mata Hari, lequel en malais, lingua franca des Indes Orientales, signifie soleil et littéralement œil du jour !

Le mari de Freya était commandant hollandais, comme le mari de Mata Hari. Freya l'avait épousé à Amsterdam et l'avait suivi aux Indes, comme Mata Hari avait épousé et suivi le capitaine, plus tard commandant Mac Leod.

Freya était artiste, — elle porte la nuit un voile hindou brodé de fleurs fantastiques (p. 194).

Parfois, ajoutant autour d'elle des voiles multicolores, elle esquissait quelqu'une de ces danses rituelles qu'elle avait apprises à Java (trad. p. 194).

Freya avait été souvent à Paris et, en juillet 1914, elle se trouvait installée au Grand Hôtel, où avait séjourné plus d'une fois Mata Hari.

Freya avait fini par se lasser de la torpeur de Batavia et, après avoir divorcé, elle était retournée en Europe où elle avait recommencé à vivre dans les grands hôtels.

C'est à peu près la version que Mata Hari a donnée de son retour en Europe.

Dans une crise de sincérité Freya dit à son amant Ulysse Ferragut : Mes succès n'ont été que des succès de femme. Vers moi les hommes accouraient, désirant la femme, se moquant de l'artiste (p. 280).

Tout cela est mot pour mot applicable à Mata Hari.

Puis on ne peut pas oublier que lorsque Mata Hari, fin 1916, s'était placée à Madrid sous la protection de l'attaché militaire allemand Kalle, elle espionnait les capitaines de navires marchands faisant de la contrebande pour les Alliés, et renseignait ensuite les sous-marins allemands qui pouvaient ainsi les torpiller en route.

Freya, l'espionne de Mare Nostrum, fait de même et pour faciliter sa basse besogne elle prend comme amant et complice Ferragut, un de ces capitaines-contrebandiers, lequel, pour l'amour d'elle, consent à ravitailler en essence les sous-marins allemands en Méditerranée.

***

Certes, en attribuant à son espionne la plupart des traits physiques et moraux, la plupart des péripéties et même des trahisons de Mata Hari, Blasco Ibañez n'a fait qu'user de ses droits de romancier.

Son tort commence avec son refus de reconnaître ce qui est l'évidence même.

Au lieu d'admettre ses emprunts multiples, il nous révèle que les bonnes fées avaient déposé en 1867 sur le berceau du nouveau-né Vicente le don de la divination.

Gomez Carrillo, qui avait le sens du merveilleux et possédait la foi du mystère, avalait ce bobard sans peine.

Mais celui qui a tant soit peu de sens critique est en droit d'accueillir l'assertion de Blasco Ibañez par un sourire sceptique.