LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

TROISIÈME PARTIE

 

XXVIII. — La thèse allemande et défaitiste.

 

 

Mata Hari a été condamnée le 25 juillet 1917 et fusillée le 15 octobre suivant.

Aujourd'hui, plus de douze ans après, il y a encore des gens qui se demandent si elle était vraiment coupable.

Depuis le début de la guerre un grand nombre d'espions à la solde de l'Allemagne ont été jugés et exécutés en France. Tous ont été jugés à huis-clos. On n'a jamais publié leurs dossiers. Personne n'a jamais réclamé cette publication. Personne n'a jamais douté qu'ils n'aient mérité le châtiment suprême. Personne ne s'est jamais demandé si leurs juges militaires ne s'étaient pas trompés, ne s'étaient pas prononcés trop hâtivement, n'avaient pas commis d'erreur judiciaire.

Il n'en est pas de même pour Mata Hari. Dès son exécution on a commencé à mettre en doute sa culpabilité et, comme les juges qui l'avaient condamnée étaient tenus au secret professionnel, il leur était impossible de se défendre efficacement contre la suspicion qu'on jetait sur eux en s'attaquant à leur jugement.

Si l'on s'intéressait tant au sort de Mata Hari, c'est qu'elle était connue, tandis que ses sœurs d'infamie n'étaient jamais sorties de l'obscurité. Elle avait une réputation, usurpée, il est vrai, mais réelle et universelle, de grande artiste.

Et il ne manquait pas de naïfs qui ne pouvaient se figurer qu'une belle femme, doublée d'une grande artiste pût être, en même temps une dangereuse espionne.

Puis Mata Hari avait à Paris et ailleurs beaucoup d'adorateurs qui, ignorant sa véritable nature, qu'elle savait si bien dissimuler, devenaient par la force des choses et tout naturellement ses défenseurs.

Mais la campagne faite depuis l'exécution de Mata Hari contre les juges qui l'ont condamnée a principalement une source allemande. Pendant la guerre cette campagne faisait partie de l'offensive morale des Allemands en France, de ce que Louis Marchand a appelé l'assaut de l'âme française.

La presse allemande, considérant que les traîtres et les espions étaient des plus utiles à la cause germanique, les défendait chaleureusement.

Elle soutenait l'innocence de Duval et de Turmel, prétendait que ce dernier était une victime des machinations des réactionnaires français et que l'affaire du Bonnet Rouge était une invention du cabinet Ribot[1].

La même presse soutenait que l'inculpation d'espionnage pesant sur Mata Hari était une question extrêmement obscure et que, selon toute apparence, elle était victime de la vengeance d'un amoureux éconduit[2].

***

Le Bonnet Rouge, feuille de trahison qui, depuis le début de 1916, s'inspirait exclusivement des thèses et des intérêts allemands et qui, d'autre part, ignorait tout de l'instruction de l'affaire Mata Hari, écrivait, trois sen aines avant le procès, un article tendancieux sur La Danseuse inconnue, article dont la première partie amorce et introduit insensiblement et insidieusement l'argumentation en faveur de l'innocence

 

Une grande fleur qui danserait. Cette phrase que Lorrain écrivait autrefois pourrait à merveille s'appliquer à la danseuse Mata Hari. Vous l'avez sans doute fréquemment applaudie. Mince, flexible, la croupe fantastiquement cambrée, les deux seins pointant agressifs, Mata Hari charmait par je ne sais quel air équivoque, langoureux et pâmé. Que de nuits de collégiens le souvenir de la voluptueuse danseuse a troublées ! Récemment encore (?) elle dansait à Marigny, troublante, presque sans voiles. Tous les mystères de l'Orient semblaient évoqués par ses pas réglés selon un rite hiératique, Mata Hari paraissait uniquement créée et mise au monde pour enchanter des hommes par les frissons de son corps ambré aux lignes harmonieuses.

Et voilà que l'on nous apprend que la danseuse hindoue si étrangement fascinante dans les exhibitions du musée Guimet, au milieu des momies, de tous les instruments des cultes des pays de la lumière, s'appelle non plus Mata Hari, mais bien Zelle-Mac Leod, et qu'elle vient d'être arrêtée pour espionnage et correspondance avec l'ennemi.

L'affaire est mystérieuse[3], et à la Sûreté, où nous avions voulu obtenir quelques renseignements, on observe le silence le plus énergique.

Mata Hari espionne ! Cela vraiment ne semble guère possible. Elle n'était pas taillée pour jouer ce rôle. Languissante, troublante, voluptueuse, mais irrémédiablement bête[4] ! — Que se passait-il dans cette tête où des yeux glauques, pers, brillaient mystérieusement ? Rien. Quelles pensées roulait ce front bas qu'ombrageaient des cheveux sombres ? Ce ne pouvait pas être certes des plans machiavéliques d'espionne[5]. Se pour les ongles, se rosir les orteils, minutieusement épiler le triangle sacré, telles étaient les seules occupations de Mata Hari.

Le charme réel qu'elle dégageait provenait moins de sa personne elle-même que de l'idée qu'on s'en faisait[6]. Que de femmes dont on pourrait en dire autant.

Que va-t-elle faire en prison, cette aimable danseuse à la chair complaisante ? Lorsqu'elle comparaîtra devant l'aréopage, présidé (sic !) par l'austère capitaine Bouchardon, renouvellera-t-elle le geste de l'antique Phryné et offrira-t-elle le spectacle de sa troublante nudité aux juges guerriers et incorruptibles de notre troisième République ? Et, Paris sera-t-il l'émule d'Athènes couronnée de violettes ? Voilà la question qui se pose.

Julien SOREL.

 

L'auteur qui se cache derrière le masque du héros stendhalien ne se soucie nullement de l'exactitude des détails physiques ou moraux qu'il donne sur l'espionne, ce qu'il en dit servant seulement à rendre plus acceptable et plus vraisemblable la thèse allemande de l'innocence qu'il doit soutenir.

C'est ainsi qu'il ment effrontément en disant que Mata Hari était irrémédiablement bête, par conséquent trop bête pour faire de l'espionnage. Tous ceux qui l'ont connue, spécialement ses juges, sont d'accord sur son intelligence.

Et là où il dit : L'affaire est mystérieuse, le Bonnet Rouge se rencontre avec la Frankfurter Zeitung qui trouve que l'inculpation d'espionnage pesant sur Mata Hari est une question extrêmement obscure.

***

La thèse allemande de l'innocence de Mata Hari fut propagée en Allemagne et dans les pays neutres par le journal, le livre et le film[7].

Cette propagande dédaignait tout argument, n'étayait jamais ses dires de la moindre preuve ; elle agissait par simple affirmation, mais une affirmation, qui, sans cesse répétée avec la monotonie d'une litanie, a fini par entrer dans les cerveaux allemands. Et ainsi peu à peu la thèse est devenue un dogme intangible pour tout Allemand de bon aloi.

De temps en temps la presse allemande croit nécessaire de renouveler son affirmation non motivée. Elle l'a encore fait l'année dernière — Kölnische Zeitung du 20 janvier 1929.

Il n'y a pas que les Allemands qui aient défendu la mémoire de l'espionne. Il y a eu des défenseurs bénévoles parmi les neutres ; il y en a eu parmi les Français.

Nous allons leur donner la parole.

 

 

 



[1] Frankfurter Zeitung, 13 juillet 1917 et 17 septembre 1917 ; Kölnische Volkszeitung, 18 septembre 1917.

[2] Frankfurter Zeitung, 16 septembre 1917.

[3] C'est nous qui soulignons,

[4] C'est nous qui soulignons,

[5] C'est nous qui soulignons,

[6] Lapalissade !

[7] En mars 1928 encore a été donné à La Haye un film, Mata Hari, d'origine allemande, servant sans doute de réplique au film sur Miss Cavell (Dawn).