En 1923, lorsque sur le Rhin et la Ruhr, sur le Wupper et la Vistule, étincelaient des baïonnettes étrangères, parut à Leipzig un livre intitulé : DER DEUTSCHE KRONPRINZ UND
DIE FRAUEN IN SEINEM LEBEN, nach authentischen Aufzeichnungen, Belegen und Untersuchungen[1]. Dans les premières éditions, l'auteur avait gardé l'anonymat, probablement à cause des baïonnettes françaises sur la Ruhr, mais dans les éditions ultérieures il se révéla comme l'auteur d'un livre connu : DIE SCHWARZE SCHMACH, der Roman des geschändeten Deutschland — La Honte noire, roman de l'Allemagne déshonorée —, protestation romancée contre la présence des soldats noirs dans l'armée d'occupation française. Le livre de Guide Kreutzer sur le Kronprinz est une espèce de plaidoyer en faveur de l'homme dont Louis Dumur, dans son magistral roman, Le Boucher de Verdun, a fait un portrait moins flatteur, mais plus véridique. Guido Kreutzer est resté, en république allemande, un vassal fidèle du suzerain dans l'infortune. Nationaliste fervent, il n'a pas voulu être de ceux qui brûlent aujourd'hui ce qu'ils ont adoré hier. Il se rend compte que le dieu allemand, après avoir si longtemps béni les glorieux drapeaux de l'Empire, a détourné, en courroux, son visage du peuple élu et toujours victorieux, et que les ténèbres de la nuit couvrent les terres allemandes. Le peuple allemand a perdu la foi dans sa destinée, la confiance dans sa dynastie. Par son livre, l'auteur voudrait rendre à des milliers de ses compatriotes la foi perdue et la confiance disparue, pour lui inséparables du destin des Hohenzollern. Son livre tend à défendre les représentants de cette dynastie déchue contre les reproches et les injures que, après l'écroulement de la monarchie, on leur a lancés à la tête. Comme le Kronprinz se trouvait le représentant le plus en vue du régime monarchique, on l'a attaqué en premier lieu, et de la façon la plus véhémente. Mais comme dans la vie, politique de son pays il a joué un rôle très effacé et cela jusqu'à l'abdication de son père, ses ennemis ont lancé leurs traits empoisonnés presque exclusivement sur ses relations avec les femmes. Ils lui ont reproché d'être un roué sans scrupule, un chasseur de femmes sans cerveau, que même la mort, faisant sa moisson sanglante sur le front, les hécatombes de jeunes vies allemandes n'ont pu arrêter dans ses mauvaises passions et la poursuite de ses aventures galantes. Ainsi la calomnie et le mensonge, la jalousie et l'envie auraient créé un Kronprinz de légende, une caricature du ci-devant héritier impérial, qui fut la victime de son malheureux père[2]. Guido Kreutzer prétend rétablir la vérité historique et combat dans ce but les romans tendancieux, publiés à l'étranger, qui ont outragé et sali le Kronprinz. Il dit avoir écrit dans son livre la vérité nue, et avoir chaque fois de nouveau passé au crible son riche matériel de notes authentiques et de documents absolument sûrs. Tous ceux qui ont écrit sur Mata Hari ont désigné le Kronprinz comme un de ses amants. Dans le chapitre de son livre consacré à Mata Hari (p. 91-106), Kreutzer dit que le prince ne l'a jamais connue, ne lui a jamais adressé la parole. La thèse de l'innocence de Mata Hari et celle de son amour idéal pour le Kronprinz mises à part, le livre de Guido Kreutzer donne des détails fort intéressants sur les véritables sentiments de l'espionne à l'égard de la France et de l'Allemagne. ***L'auteur nous conduit en 1912 ou 13 dans le hall de l'hôtel Bristol, Unter den Linden, à Berlin, où, pour le five o'clock tea se trouve réuni un public d'élite courtisans, junkers, ploutocrates, étrangers de marque, quelques rares demi-mondaines de très grand style. Monde disparu d'une culture, d'une esthétique, d'une réserve naturelle et aimable, qui ne reviendront jamais. L'auteur est là avec un ami. En face d'eux, dans un coin de fenêtre, ils remarquent une femme qui attire leur attention par son extérieur exotique. L'ovale du visage, encadré de cheveux sombres à la Cléo de Mérode, est étroit Nerveux le jeu incessant des mains. D'une rare séduction, l'éclat lumineux des yeux noirs, qui pourtant semblent légèrement voilés. Mata Hari, la danseuse au corps souple et au jeu enchanteur. Elle était originaire du paradisiaque (!) Soerabaia (?), fille d'un Hollandais et d'une Javanaise, venue en Europe et aussi en Allemagne pour nous montrer son art, original et reproduire les rythmes mystiques des danses du lointain Sud-Est. Et un brillant début au Wintergarten de Berlin répondit à la renommée triomphale qui l'avait précédée. Cette femme intéressante nous montrait les plus superbes dents du inonde, causait avec aisance dans un allemand entremêlé de hollandais et d'indien (!) et elle passait sans transition au français ou à l'anglais. Elle parlait peu d'elle-même. Mais un très fin sourire de malice féminine errait sur ses lèvres dès qu'on cherchait à lui dire, sans aucune intention conquérante, un mot flatteur et galant. Avec un grand charme elle savait conter ses aventures dans tous les pays du monde. Elle connaissait New-York (?) comme Sydney (?), San Francisco (?) comme le Caire. Mais elle avait aussi fait connaissance avec la courtoisie maquillée de l'Europe, par mille propositions de viveurs princiers et de noceurs bizarres. Intermèdes capricieux qui la faisaient à peine sourire encore vaguement. Car elle s'était tirée de tout cela sans perdre son indépendance et sa liberté dans une vie qu'elle s'était bâtie de ses propres mains. Pour elle il n'y avait ni situations, ni états d'âme auxquels elle se laissât prendre. Et les protestations d'amitié des grands seigneurs, elle les acceptait avec la même calme indifférence que l'admiration béate de quelque machiniste qui, à la dérobée, la suivait des yeux, quand, aux applaudissements frénétiques du public, elle rentrait dans les coulisses. Et pourtant, cette femme, qui voulait appartenir au monde entier, comme le monde entier lui appartenait, n'était ni frivole, ni sans cœur, ni insensible, ni blasée. Mais, dans son for intérieur, elle devait se sentir solitaire, car l'homme à qui appartenait son cœur restait inaccessible pour elle. Dans les cimes des tilleuls flanquant la large chaussée jouaient déjà les ombres du jour tombant, lorsque nous quittâmes l'hôtel Bristol et descendîmes la merveilleuse avenue historique dans la direction du Château Impérial. Mata Hari parlait de ses combats et de ses luttes, de ses projets et de ses espoirs, racontait en passant un épisode comique qu'elle avait vécu quelque part, dans le monde... — lorsque derrière nous, de la Brandenburger Tor[3], partirent des acclamations. En même temps, on perçut la crépitation d'une automobile qui s'approchait rapidement. Le Kronprinz !... Voilà le Kronprinz ! En un clin d'œil les deux trottoirs furent noirs de monde. On vit se soulever des chapeaux, s'agiter des mouchoirs, on entendit des voix confuses, criant Hoch[4]. Nous avions également ralenti notre marche. L'auto du Kronprinz passait déjà comme une trombe. Au fond de la voiture découverte, un adjudant à son côté, le Kronprinz. Il portait l'uniforme du premier régiment des hussards de Dantzig, qu'il commandait alors. Probablement était-il en congé à Berlin pour affaire de service ou raison de famille, et se rendait-il au Château. Comme les Berlinois l'ont vu souvent un peu penché en avant, la main portée sans arrêt à la visière de la casquette militaire ; sur la figure fraîche, hâlée par le grand air et le soleil, son sourire aimable et bienveillant, d'un effet si fascinateur. Quelques secondes... et l'auto était déjà au coin de la Kranzler Strasse. Cependant, au moment où le Kronprinz passait devant nous, j'avais, comme par hasard, regardé Mata Hari, pour voir l'impression que faisait sur elle, femme du grand monde international, le futur empereur d'Allemagne. J'avais vu une certaine fixité dans son regard et entendu jaillir de ses lèvres un cri soudain, saccadé que, dans le bruit infernal du moteur, je n'avais pu percevoir nettement. Quand nous continuâmes notre chemin, sa vivacité naturelle s'était évanouie, — elle ne parlait plus que par monosyllabes, elle était pensive, rêveuse. Nous ne risquâmes aucune question indiscrète. Peu après elle prit congé de nous sous le prétexte qu'elle avait donné rendez-vous à des amis pour le souper. Elle nous quitta en toute hâte et nous ne pûmes nous expliquer ce subit changement d'humeur. Sur le chemin du retour, mes pensées s'arrêtaient toujours à cette scène, qui avait passé comme un éclair et qu'il était si difficile d'expliquer. Après coup, il me sembla qu'au moment du passage du Kronprinz les yeux noirs de Mata Hari avaient eu je ne sais quoi d'hypnotique ou avaient exprimé un désir angoissé, que je ne pourrais traduire en paroles... Lorsque soudain un horrible soupçon me passa par le cerveau. Un attentat ! Sans doute était-il ridicule d'attribuer à cette grande artiste de renommée mondiale les ambitions d'un bandit politique. Pourtant... l'histoire universelle cite assez d'exemples... D'ailleurs, une étrangère, peut-être pour des motifs inconnus une ennemie fanatique de l'Allemagne, ne pouvait-elle pas croire, dans son aveugle exaltation, frapper, dans la personne de l'héritier du trône, d'une façon décisive, l'Empire lui-même ? Les femmes ignorent la froide logique, mais quand elles sont en outre infectées par la politique elles sont poussées exclusivement par leurs impulsions et leurs intuitions. Par conséquent, il était toujours théoriquement possible que mon soupçon subitement né ne fût pas pure folie. Quand j'en parlai à mon ami, il me traita en riant de fantaisiste. Le surlendemain, la Javanaise (!) lui écrivit un mot pour le prier de venir la voir. Il la trouva dans le salon de son hôtel, dans la même disposition d'esprit où elle nous avait quittés deux jours plus tôt, Unter den Linden. Avec un sourire las elle lui tendit la main, l'invita d'un geste à s'asseoir près d'un guéridon déjà couvert d'un napperon, lui servit du thé et des craquelins. Et au beau milieu de la conversation elle lui demanda sans aucune transition : — Pardon, connaissez-vous quelqu'un qui soit en bonnes relations avec le maréchalat de la Cour du Kronprinz ou avec lui-même ? voudrais hier qu'on me procure l'occasion de danser pour lui dans le cadre d'un milieu privé. — Vous voudriez... Elle l'interrompit d'un signe de tête rapide. — Vous m'obligeriez infiniment en ne me posant pas de questions, auxquelles je ne saurais répondre d'aucune façon. Même vos muettes combinaisons restent une erreur. Je ne veux même pas être distinguée par le Kronprinz allemand. Je voudrais seulement, grâce à vous, arriver à ce qu'il me voie danser. Voudriez-vous faire le nécessaire ? Et sur ces mots, de nouveau l'expression hypnotique et énigmatique que j'avais vue moi-même brilla dans ses yeux. Mon ami lui promit de faire sans délai les démarches nécessaires. Mais, bien que je m'abstinsse de l'influencer en quoi que ce soit, mon vague soupçon, dont, au début, il s'était moqué comme d'une absurdité, semblait avoir fini par l'impressionner, car il négligeait d'organiser cette représentation extra ordinaire si ardemment désirée. Sur ces entrefaites le mois tirait à sa fin. Le dernier jour, Mata Hari quitta Berlin, désillusionnée. L'année 1914 vit la belle danseuse aux Folies-Bergère à Paris. Mais avec le début de la guerre mondiale commença la terrible tragédie qui devait trouver son dénouement dans l'exécution de Mata Hari. Les juges de la nation la plus chevaleresque du monde rendirent contre cette femme le jugement le plus monstrueux de l'histoire de la guerre. Et les balles de soldats français l'exécutèrent. Le délit dont on l'avait chargée était : Espionnage au service de l'Allemagne ! Toutefois, avant qu'on fît à Mata Hari le procès le plus odieux que connaisse la criminologie étrangère, mon ami, par un heureux hasard, la rencontra encore une fois à Cologne, place de la Gare. — Vous ici, meine liebe gnädige Frau[5] lui dit-il. Je suis on ne peut plus surpris, car je vous croyais faisant votre entrée triomphale dans le Paris délivré. Mata Hari ne semblait pas étonnée le moins du monde. — Oui, une rencontre imprévue. Mais des motifs d'ordre personnel m'ont ramenée pour un court séjour dans ma pauvre Allemagne chérie. Dans quel état je l'ai retrouvée ! Elle se tut soudain et enfila une rue latérale déserte. Mon ami resta à côté d'elle et d'une voix sourde il lui dit : — Je bénis le hasard qui, en des jours si sombres, nous a de nouveau réunis. Qui sait quand ! nous sera encore favorable ? Vous, gnädige Frau[6], vous allez retourner sans doute au pays de notre ennemi héréditaire, tandis que moi je dois attendre ici l'heure fatale de l'Allemagne. Mais je sais que votre cœur bat pour nous. Elle répondit d'une voix lasse et monotone : — II est douteux que je revoie encore l'Allemagne, car de toute façon je ne pourrais pas partager sa joie ; mais ses souffrances me rendraient encore plus misérable que je ne le suis à présent. Tout à coup elle étreignit son bras. L'angoisse s'alluma dans ses yeux sombres. Presque malgré elle sortirent de ses lèvres ces mots : — Est-ce que finalement l'Allemagne pourra triompher encore, et le Kaiser et son fils aîné entreront-ils un jour vainqueurs par la Porte de Brandebourg pour descendre l'Avenue des Tilleuls dans la direction du Château ? !... Mais non, voilà des rêves qui ne pourront jamais se réaliser. Tout un monde déchirera ces voiles de la fantaisie, par la haine et les insultes... Il sera vaincu, tourmenté, déshonoré, calomnié... Jamais plus il ne portera, aux acclamations des Berlinois, la main à la visière de sa casquette... Vous souvenez-vous... du jour où nous sortions de l'hôtel Bristol et, qu'il passait, en souriant vaguement ?... — Ne vous inquiétez de rien, gnädige Frau. Nous espérons toujours que notre juste cause triomphera. Nos armées tiennent toujours et la patrie croit en elles et en leur force. Nos guides regardent toujours devant eux. Jamais l'Allemagne n'a été plus forte que quand les obstacles étaient quasi insurmontables. Il répéta en confirmant les paroles qu'if venait de prononcer : — Oui, nos guides, le Kronprinz aussi, ont bon courage. Jusqu'à présent je n'avais aucune idée qu'un si profond amour vous attachât à l'Allemagne. Maintenant que je le sais, j'ose vous donner cette consolation : N'ayez pas trop peur pour nous. Elle ne semblait, plus avoir entendu tout cela. Un seul mot était entré dans ses oreilles. Et dès qu'il se tut elle le répéta : — Le Kronprinz ! Savez-vous quelque chose de lui ? Comment parle-t-on de lui en Allemagne ? L'aime-t-on encore, a-t-on confiance en lui ? Enfin mon ami comprit et répondit d'un ton rassurant comme s'il s'agissait de tranquilliser un enfant peureux : — Oui, Madame, on aime le Kronprinz, en qui s'incarne pour nous l'espoir de la grande et libre Allemagne de l'avenir, qui depuis de longs mois lutte de toutes ses forces pour sa place au soleil. Mais on l'aime autrement que.., vous ne l'aimez ! Malgré elle, elle avait baissé la tête, comme si elle avait honte que la perspicacité de son interlocuteur eût découvert un secret soigneusement gardé et arraché le voile de son âme. Pendant des minutes, elle marcha à côté de lui, sans desserrer les dents. Elle finit par reprendre la parole : — Je tremble pour lui, parce que la haine de l'Entente ne s'adresse pas tant à l'empereur qu'à son fils aîné. Au cas d'un triomphe allemand, on redoute sa force inusée et l'attachement des masses populaires. Si vous saviez comme la presse parisienne le couvre des plus basses et des plus ignobles injures et que beaucoup de ces articles sont repris par les journaux de Londres et de New-York ! Et si réellement, comme on le prétend toujours, la presse reflète le peuple comme dans un miroir, alors les Français sont restés ce qu'ils ont été toujours — was sie immer schon waren — la plus sale nation du monde — die schmierigste Nation der Welt !... Dans le cours de la guerre j'ai lu des articles innombrables ; chacun n'a rendu que plus profonde ma répugnance d'une manière de combattre si peu chevaleresque je n'ai ajouté foi à aucun de ces articles, —- parce que... Malgré elle, elle recula devant l'aveu qui montait à ses lèvres et qu'elle traduisit pourtant en paroles — Parce que... de grâce, ne riez pas, quelque fantaisiste que cela puisse vous sonner aux oreilles... parce que je me sens attachée au Kronprinz allemand par je ne sais quels liens énigmatiques. — Je ne ris pas d'un pareil aveu, Madame. Et puis — fantaisiste... Quand le cœur d'une femme bat pour un homme, elle désirera toujours ardemment de faire sienne sa destinée à lui. Un souffle profond souleva sa poitrine. — Oui — je l'ai aimé ; je l'aime toujours. Et cela fait tant de bien quand enfin on peut en parler libre ment. N'oubliez pas les longs mois que j'ai dû vivre entourée de ses pires ennemis et calomniateurs et qui ont rendu si douloureux mon silence forcé. — S'il en est ainsi, racontez-moi donc l'histoire de votre amour, gnädige Frau. Pourvu que, en raison de notre vieille amitié, vous ayez assez de confiance en moi. Elle m'emmena dans une petite pâtisserie écartée où, dans l'arrière-boutique, nous étions les seuls clients. Là elle se mit à parler. Fébrile, nerveuse, d'un ton précipité, comme si les mots pourchassaient les souvenirs fuyants. — Ai-je encore besoin de vous assurer que votre Kronprinz ignore tout de cet amour de danseuse ? Probablement ne m'a-t-il non plus jamais vue sur une scène, ci peut-être connaît-il à peine mon nom. S'il en était autrement, ce ne serait un bonheur ni pour lui ni pour moi. Ne suffit-il pas qu'un être humain souffre, craigne et perde son sang à cause de son amour ? Il l'examina avec surprise. — Vous dites, Madame, que vous n'avez jamais parlé au Kronprinz et que vous n'avez jamais eu l'occasion de faire sa connaissance personnelle ? — Jamais. Et malgré cela... — Oui — et malgré cela ! confirma-t-elle. Dans ces mots perçait comme une amertume pleine d'ironie. Puis elle reprit : — Je l'ai vu pour la première fois au retour d'une revue à Berlin. Il causait avec un officier plus âgé à son côté. Sa figure, sa taille, son attitude me frappèrent. Ce n'est pas en héritier du trône impérial le plus puissant de l'Europe qu'il remercia pour les acclamations de la foule, mais en homme naturel et sans contrainte qui sourit à de bonnes connaissances. Je parlai de lui à mes amis avec enthousiasme. On m'avertit en riant, mais à ce moment cet avertissement n'était pas encore nécessaire. Peu après j'eus le bonheur de le voir au Théâtre de l'Ouest, dans une loge à côté de la mienne. A plusieurs reprises il me jeta un regard. Probablement mon air exotique l'avait frappé. Finalement il appela sur moi l'attention de son compagnon militaire, qui m'examina avec le regard froid et mesuré du viveur expérimenté. Le Kronprinz, par contre, gardait sa réserve du meilleur goût. Il suivait avec un intérêt soutenu ce qui se passait sur la scène, ne montrait pas la moindre apathie et riait à gorge déployée de scènes innocentes. J'admirai de plus en plus et me mis à comparer. Pendant l'entr'acte on lui présenta une artiste. Il lui tendit la main et retint la sienne quelques secondes de plus que l'étiquette le permettait. Alors une jalousie brûlante monta en moi contre cette femme. J'aurais donné des années de ma vie pour pouvoir être ce soir-là à sa place. Dans mon hôtel, de chers amis m'attendaient après le théâtre pour le souper. Mais sous un prétexte futile je me retirai tout de suite dans ma chambre. Ce soir-là la présence d'étrangers nie fut insupportable. Car à cette heure-là je me rendis compte que l'homme — non pas l'héritier de la couronne impériale allemande — était devenu ma fatalité. Jusqu'à ce moment-là je m'étais toujours gaussée de ces rêveurs exaltés qui croient au coup de foudre. Dès ce jour-là je ne le fis plus. Et dans la suite, dès que je me trouvais à Berlin, je recherchais inlassablement chaque possibilité de rencontrer le Kronprinz. La dernière fois vous voue rappelez nous l'avons vu ensemble Unter den Linden. Elle se tut comme épuisée. Sur son visage étroit, étrangement beau et doucement ambré, tremblait une émotion difficilement contenue. Mais une fois encore elle se maitrisa. — Maintenant vous connaissez l'histoire de mon amour pour le Kronprinz allemand. Vous taxerez cet amour d'innocent — d'innocent et de romanesque de la part d'une danseuse de music-hall javanaise qui n'a pas dans les veines une seule goutte de sang allemand. Et en effet il resta innocent jusqu'à mon arrivée à Paris pendant la guerre. Là je ne me suis pas toujours tue quand on poursuivait des plus basses injures les Boches, les Huns, le Kaiser et avant tout son fils aîné. Dans mon hôtel logeaient des diplomates et des officiers supérieurs français et alliés. Au début on m'avait tenu des propos galants dans une forme plus ou moins chevaleresque. Mais quand une fois — et dans la suite plus fréquemment — je m'érigeai en défenseur de t'Allemagne et des Hohenzollern, on commença me traiter en pestiférée. Peu après je fus obligée de changer d'hôtel. Même quand, il y a peu de temps, je demandai un passeport pour la Hollande, on me suscita des embarras. On pensait peut-être au dangereux voisinage de l'Allemagne. En outre, je sais qu'on m'a fait filer les dernières semaines à Paris. — Et malgré cela vous voulez retourner à Paris, gnädige Frau ? — Demain, au plus tard, je dois partir. Mon ami la conjura de rester en Allemagne. En vain. Elle prétextait des engagements qu'elle avait encore à remplir en France, sinon elle serait bientôt sans ressources. Néanmoins il ne cessa de chercher à la persuader par des paroles cordiales et des offres sincères. Ce fut peine perdue. Il semblait qu'elle ne pensait et n'agissait plus que sous la force d'une auto-suggestion contre laquelle elle ne se défendait pas et peut-être ne voulait plus se défendre. Seulement quand ensuite elle lui tendit la main pour prendre congé, il s'alluma une dernière fois une angoisse subite dans ses merveilleux yeux noirs : — Quand, plus tard, vous verrez le jour où le Kronprinz fera, à côté de son père, son entrée triomphale dans Berlin, par la Porte de Brandebourg, pensez alors à une femme qui a énormément fait et énormément souffert pour son pays — die für sein Land unendlich viel getan und erduldet hat ! Peu de mois après, une nouvelle terrifiante et sensationnelle parcourut le monde : La célèbre danseuse Mata Hari avait été fusillée à Paris, après procédure sommaire — standrechtlich erschossen —, pour prétendu espionnage en faveur de l'Allemagne. |
[1] Le Kronprinz allemand et les femmes dans sa vie, d'après des notes, des documents et des recherches authentiques.
[2] Le malheureux père et sa victime se portent très-bien. Le châtelain de Doorn et son fils aîné, châtelain d'Oels en Silésie, vivent tous les deux dans l'opulence. Une autre victime, l'empereur Charles d'Autriche, expia pour les deux Hohenzollern : il mourut en exil et dans un dénuement absolu.
[3] Porte de Brandebourg.
[4] Der Kronprinz lebe hoch ! (Vive le Kronprinz !)
[5] Chère madame.
[6] Madame.