LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

DEUXIÈME PARTIE

 

XXIV. — Deux justices militaires.

 

 

A une cérémonie en l'honneur d'Édith Cavell, au Trocadéro, le 28 novembre 1915, M. Painlevé, ministre de l'Instruction publique, prononçait, un discours où, après avoir flétri le meurtre, il disait entre autres :

Tant que l'Allemagne n'aura pas senti au fond d'elle-même la honte et le remords de ce crime, il n'y aura pas de paix possible entre elle et l'humanité.

 

Certes, le ministre n'aurait pu prévoir que l'Allemagne, au lieu d'avoir honte et de regretter son acte, chercherait, deux ans plus tard, dans le châtiment légitime de l'espionne Mata Hari, une excuse, une justification du meurtre judiciaire commis sur l'infirmière anglaise.

Depuis l'exécution de Mata Hari, l'Allemagne n'a cessé de défendre l'espionne par le journal, le livre et le cinéma, s'efforçant d'assimiler ses crimes au cas de miss Cavell et de la faire passer pour une héroïne et une martyre.

***

Dans un journal hollandais de Batavia (Java), on pouvait lire, une semaine après l'exécution de Mata Hari, les lignes que voici :

Nous n'aurions pas osé penser que la France qui, naguère, acquittait des femmes assassins comme Mme Steinheil et Mme Caillaux, qui avait tué à coups de revolver le rédacteur en chef du Figaro, Gaston Calmette, serait capable de cette lâcheté.

Cet acte n'est pas seulement cruel, niais encore excessivement bête, car, aussi bien que les Allemands en ce qui concerne miss Cavell, les Français auraient pu et dû se contenter de garder la coupable en prison jusqu'après la guerre, afin qu'elle ne fût plus à même de commettre des actes contraires aux intérêts militaires du pays. En effet, le but était de mettre la coupable hors d'état de nuire et on pouvait l'atteindre par la détention autant que par l'exécution.

Le crime commis sur Mata Hari entache à tout jamais l'honneur de la France et, tout en n'étant d'aucune façon défendable, ne peut s'expliquer que par la dégénérescence que la guerre comporte nécessairement.

Et il nous paraît, lâche d'imputer à crime à l'Allemagne ce qu'on passe à la France.

En raison même de notre sympathie pour la France (?), le crime dont ce pays s'est souillé, en fusillant sans nécessité une de nos compatriotes nous remplit de tristesse.

Quand les Allemands eurent exécuté miss Cavell, le premier ministre d'Angleterre Asquith s'écria, plein d'indignation, à la Chambre des Communes : Quelle que soit la durée de la guerre, les coupables du crime commis sur miss Cavell seront punis, quelque haut placés qu'ils soient !

Est-ce que les coupables de l'assassinat de Mata Hari seront punis à leur tour ?

Ou est-ce que l'assassinat cesse maintenant d'être un crime ?

 

Le journaliste qui a écrit ces lignes, M. Thomas, n'était, il est vrai, pas Allemand. C'était un Arménien d'origine, Hollandais d'éducation. Il possédait et dirigeait un journal quotidien dans la capitale des Indes Néerlandaises. Mais ce journal, pendant la guerre, s'était vendu aux Allemands — le seul à Java — et était stipendié par le consul général d'Allemagne à Batavia.

***

Cette mise en balance par !es Allemands du cas de miss Cavell avec celui de Mata Hari est une iniquité et un défi au bon sens.

Pour défendre cette iniquité, les Allemands, tout en admettant à la suite de M. Zimmermann, sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères, que miss Cavell avait agi par pur patriotisme, ont déclaré qu'elle avait été condamnée et exécutée conformément à la justice militaire allemande.

Qu'une héroïne comme Edith Cavell ait pu être condamnée par une justice militaire à la même peine qu'une criminelle comme Mata Hari par une autre justice militaire, prouve tout au moins que ces deux justices suivaient des chemins tout opposés.

D'ailleurs, au sens élevé du mot, tout ce que les Allemands ont fait à Bruxelles entre août 1914 et novembre 1915 était fondé sur la simple violence, en vertu de leur loi d'airain : La force prime le droit.

Ils prétendaient rendre la justice — et quelle justice ! — dans un pays qu'ils avaient violé et envahi contre toute justice !

Quanta la justice militaire française, les Français étaient à Paris, chez eux. En jugeant et en exécutant les traîtres et les espions, ils ne faisaient que défendre leur patrie.

Même s'ils avaient pris des mesures extraordinaires contre les agents de l'ennemi agresseur, ils auraient été en cas de légitime défense.

Mais l'étude de l'affaire Mata Hari montre que la procédure régulière a été suivie en tout.

Le capitaine Bouchardon a instruit l'affaire dans le calme, comme si ç'avait été une affaire de droit commun en temps de paix. Dans le cabinet du juge d'instruction militaire, il n'y eut jamais aucune précipitation, aucune nervosité, aucune espionnite. Il y eut des interrogatoires durant des après- midi entiers et l'instruction n'a pas demandé moins de cinq mois.

Conformément à la loi militaire de 1916, l'avocat a assisté au premier et au dernier interrogatoire, et n'a cessé de disposer de tous les moyens et de tout le temps nécessaires pour accomplir sa tâche.

Me Clunet a pu consulter le dossier complet à partie du dernier interrogatoire jusqu'au jour de la mise en jugement.

Il a pu communiquer librement avec sa cliente et il avait un permis permanent pour Saint-Lazare. S'il n'est pas venu à la prison entre la condamnation et le matin de l'exécution, c'est que les visites à sa cliente l'attristaient trop.

La preuve de l'accusation a été établie et l'inculpée a pu se défendre librement.

Elle a pu se pourvoir en révision et en cassation dans les délais et suivant les formes prévus. Entre la première instance et la dernière, il y a eu une marge de plus de deux mois.

Puis, la procédure militaire française est soumise à des règles de forme très étroites, l'inobservance d'une seule de ces règles pouvant entraîner la cassation du jugement rendu.

Or ce jugement a été reconnu parfaitement régulier par le Conseil de Révision et par la Cour de Cassation.

Et malgré tout le mal qu'ont dit des anciens Conseils de guerre — remplacés depuis le 1er janvier 1929 par les tribunaux militaires — de soi-disant pacifistes et des révolutionnaires, ces conseils n'ont jamais manqué de bienveillance, d'impartialité et même de pitié[1].

Pour ce qui est de la justice militaire allemande en Belgique, elle était déjà condamnable dans son principe. Parler de rendre la justice dans un pays envahi contre tout droit humain et international, c'est formuler un contresens.

C'était la justice du cambrioleur qui, en abattant la victime de son acte de brigandage, prétend défendre le bien qu'il s'est approprié par le crime.

La justice allemande en Belgique, c'était le système tyrannique et cruel, imposé aux Belges par la force brutale, pour briser leur résistance à la domination étrangère. C'était, l'instrument du martyre d'un peuple qui préférait la mort à la servitude.

Le procès d'Édith Cavell met cette prétendue justice en pleine lumière.

***

L'Anglaise Édith Cavell quitte en 1896, à trente ans, le foyer familial pour compléter ses études d'infirmière dans les hôpitaux de Londres, afin de pouvoir se dévouer aux malades et aux déshérités. Par son dévouement exemplaire, ses capacités professionnelles, son talent d'organisation et sa noblesse de caractère elle acquiert peu à peu une réputation européenne. Le professeur Depage, fondateur d'une école belge d'infirmières diplômées, l'appelle à Bruxelles pour la charger de la direction de sa fondation.

Cette école, l'institut Berkendael, treize élèves en 1909, quatre-vingt-dix en 1914, parmi lesquelles des Allemandes. En septembre de cette même année, les Allemands, maîtres de Bruxelles, autorisent la directrice à quitter la Belgique avec soixante-dix infirmières anglaises. Elle préfère rester dans la ville occupée pour soigner les blessés — Allemands aussi bien que Belges — dans l'ambulance de la Croix-Rouge qu'elle a créée et mise à la disposition des Allemands.

Quand le prince Réginald de Croy et la jeune Lilloise Louise Thuliez ont pris l'initiative d'une organisation dite La Libre Belgique, tendant à faire passer la frontière de la Belgique aux soldats français et anglais dispersés ou errant dans le pays, et aux Belges mobilisables, afin de leur faire rejoindre une des armées alliées, elle devient, sans négliger ses blessés et méprisant tous les risques, une des collaboratrices les plus ardentes de cette œuvre patriotique.

Elle donne chez elle la plus large hospitalité à tous les soldats qu'on lui amène et, après les avoir munis de l'argent nécessaire, elle les remet aux mains de guides sûrs, au service de l'organisation, qui les conduisent à la frontière hollandaise.

Dénoncée par le Français Gaston Quien, espion, traître et grand indicateur des Allemands[2], elle est arrêtée le 5 août 1915, quatre jours après l'arrestation de l'architecte Philippe Baucq, collaborant comme elle à l'œuvre de recrutement à Bruxelles, et après celle de Louise Thaliez.

Elle est écrouée à la prison militaire de Saint-Gilles, qu'elle ne devait plus quitter que le jour de sa mort.

L'instruction de l'affaire Cavell fut faite par le lieutenant Ernst Bergan — ancien policier de Düsseldorf, surnommé, par les Belges qu'il terrorisait, Schwarzteufel (Le Diable noir) — faisant fonction de rapporteur. Espèce de Torquemada laïque, chef et incarnation de la police secrète allemande en Belgique, fourbe cynique et cruel, il considérait tous les Belges comme des traîtres à la cause germanique.

Bergan était assisté dans sa besogne inquisitoriale par son acolyte et inférieur Henry Pinkhoff, se faisant appeler le juge Henry, fonctionnaire de la police criminelle, et par un autre fonctionnaire de cette police, Neuhaus ; le premier fonctionnant comme interprète et témoin, le second comme greffier et témoin, mais seulement pour le premier interrogatoire.

L'accusée ne fut assistée dans aucun de ses interrogatoires par un avocat, et ceux-ci avaient lieu en allemand, langue que miss Cavell ne comprenait pas.

Livrée à elle-même et d'une droiture non exempte d'une grande naïveté, elle ne sut pas résister aux ruses de son inquisiteur policier, qui plaidait le faux pour savoir le vrai.

Ce bas procédé, Bergan l'a avoué lui-même dans une note : Nous nous servîmes du trucKniffqui consiste à faire croire que les indications sont connues de la justice.

Somme toute, il n'avait aucune preuve contre miss Cavell, mais, voyant l'inculpée incapable de dissimuler la vérité, il sut, par des questions insidieuses, par une bonhomie et une mansuétude feintes, par un ton doucereux, par d'effrontés mensonges, obtenir d'elle jusqu'aux moindres détails se rapportant à la Libre Belgique.

Tombant dans les pièges que l'astucieux policier lui tendait sans cesse, l'accusée dénonça tous ses collaborateurs, même ceux que les Allemands ne soupçonnaient pas.

Et bientôt trente-cinq membres de l'organisation furent entre les mains de la police.

***

Le 7 octobre 1915, Édith Cavell et ses trente-quatre compagnons d'infortune comparurent devant la Cour martiale — Feldkriegsgericht — allemande, siégeant dans la salle des séances du Sénat.

Hommes et femmes, humbles et riches, tous impavides, tous unis par la foi patriotique, par la haine de l'envahisseur.

La Cour était présidée par le lieutenant-colonel Werthmann, qui parait avoir joué dans le procès un rôle très effacé. Quatre juges militaires l'entouraient.

L'accusation était représentée par le conseiller de Conseil de guerre — Kriegsgerichtsrat — Dr Stoeber, qui avait fait ses preuves clans la France occupée et considérait par avance tous les inculpés comme des espions.

S'il avait un certain respect pour la noblesse, — parmi les accusés il y avait une princesse et une comtesse, — il était grossier avec les humbles et il avait l'intention de faire payer cher aux traîtres belges leur conspiration contre la sûreté de l'invincible armée allemande.

Il pouvait d'autant plus facilement châtier ces traîtres, qu'il avait des pouvoirs fort étendus. Un conseiller de Conseil de guerre, en effet, fait à la fois le juge d'instruction et le ministère public ; rien ne se fait ni ne peut se faire sans lui ; il dirige les débats, autorise ou n'autorise pas le président à prendre la parole, même dans l'intention de se renseigner, il assiste aux délibérations en chambre du Conseil et finalement dicte l'arrêt[3].

Édith Cavell était la. seule Anglaise impliquée dans l'affaire. — Mme Acta Bodart était Irlandaise, mais devenue Belge par son mariage[4].

Miss Cavell avait comme avocat Me Sadi Kirsehen, du barreau de Bruxelles, Autrichien d'origine roumaine, en même temps défenseur de huit autres accusés.

Au début de la première audience, le dossier était encore un mystère pour lui, la jurisprudence militaire allemande interdisant aux défenseurs non seulement de communiquer arec leurs clients — même pendant l'audience, — mais aussi de consulter les dossiers.

Pour les trente-cinq accusés, il y avait tout juste cinq défenseurs.

Le lieutenant Thielmann assurait par ordre la défense de onze accusés et un de ses clients était passible de la peine de mort !

L'instruction pour l'ensemble des accusés n'avait duré que deux mois.

La Cour martiale expédia les débats en deux jours.

Ces débats eurent lieu en allemand, langue incompréhensible pour la plupart des inculpés. Un volontaire allemand était le seul interprète.

Trois témoins étayaient l'accusation les deux policiers Bergan et Pinkhoff et un gamin de quatorze ans, fils de Mme Bodart, obligé de charger sa propre mère.

On renonça à la déposition de Pinkhoff et on fit prêter serment à l'enfant, après l'avoir intimidé.

La déposition du jeune Bodart devait faire condamner sa mère à quinze ans de travaux forcés, et l'architecte Baucq à mort.

Comme, avant la mise en jugement, la défense n'existait qu'en théorie, elle n'avait pu citer aucun témoin à décharge.

Bergan, principal témoin à charge, et instructeur de l'affaire, déclara que tous les accusés avaient contribué à amener à l'armée ennemie d'anciens soldats et des mobilisables.

La deuxième audience, qui eut lieu à la Chambre des Députés le 8 octobre, fut occupée par le réquisitoire et les plaidoiries.

Le Dr Stoeber s'efforça de prouver qu'il y avait eu complot contre la sûreté de l'armée allemande et requit, à la stupéfaction générale, la peine de mort, pour crime de haute trahison consommée, contre neuf des conspirateurs, parmi lesquels miss Cavell ; contre les autres, des peines sévères.

Me Kirsehen essaya de démontrer dans sa plaidoirie qu'il n'y avait pas d'organisation et que chacun des accusés n'était responsable que de ses propres actes et non de ceux des autres. Si miss Cavell avait assisté des dispersés, c'est qu'elle voulait les soustraire à une mort menaçante. Elle ne les avait nullement conduits à l'armée alliée, puisqu'elle les faisait conduire à la frontière, et qu'une fois la frontière franchie, ils étaient libres de se faire interner en Hollande. Tout au plus s'était-elle rendue coupable de tentative de trahison.

L'avocat demanda pour elle une peine légère, en déniant à la Cour martiale le droit de condamner à mort une infirmière qui avait soigné même des soldats allemands.

A la fin de l'audience Me Kirschen voulut parler à miss Cavell un policier l'en empêcha en lui rappelant les ordres formels du Dr Stoeber, interdisant tout échange de paroles entre les inculpés et leur défenseur.

L'avocat dut quitter sa cliente en lui serrant simplement la main.

Le 9 octobre, le jugement fut débattu et prononcé à l'insu des avocats et des accusés, puis tenu secret après.

Êdith Cavell et quatre autres inculpés Philippe Baucq, Louise Thuliez, le pharmacien Séverin et la comtesse de Belleville, furent condamnés à mort.

Trois jours après, la sentence frappant miss Cavell et Philippe Baucq était exécutée.

***

A la suite de cette précipitation insolite, miss Cavell se vit privée du second degré de juridiction. Aucune révision, aucun appel à la clémence impériale, aucune intervention de neutres ne furent plus possibles.

Depuis l'arrestation, M. Brand Whitlock, ministre des États-Unis à Bruxelles[5], M. Hugh Gibson, secrétaire de la Légation de ce pays[6], et le marquis de Villalobar, ministre d'Espagne, avaient fait tous leurs efforts pour protéger les intérêts de l'infirmière. La Politische Abteilung — Département politique — avait formellement promis de tenir les diplomates au courant de tous les développements de l'affaire.

Malgré cette promesse et dans le but déterminé de tromper les représentants des États-Unis et de l'Espagne, l'arrêt fut rendu clandestinement et les autorités allemandes décidèrent de le tenir secret jusqu'au moment de l'exécution, fixé au 12 octobre.

Le matin du 11 octobre, M. Brand Whitlock apprit que le jugement avait été prononcé et demanda au gouverneur Von Bissing la commutation de la peine de mort.

Comme son appel restait sans réponse, il fit, bien que gravement malade, un nouvel appel, cette fois à la générosité et à la pitié du Baron Von der Lanken, chef de la Politische Abteilung.

Le soir du même jour, la légation américaine apprenait que l'exécution aurait heu à l'aube.

Sur la prière du ministre alité, M. Gibson et Me de Leval, avocat-conseil de la légation, allèrent, en compagnie du ministre d'Espagne, tenter encore une suprême démarche en faveur de la condamnée, auprès du directeur de la Politische Abteilung.

Le Baron von der Lanken et son personnel étaient absents ils se divertissaient au Bois Sacré, petit théâtre de Variétés, rue d'Arenberg.

On envoya un messager à cet établissement et enfin, un peu après dix heures, le chef du Département politique rentrait avec le comte Harrach et von Falkenhausen, membres de ce département.

Il feignit d'abord d'ignorer la condamnation et déclara que, même si elle avait été prononcée, la condamnée ne serait pas exécutée avant quelques jours. Quand les visiteurs, sceptiques, demandèrent la vérification immédiate des faits, il hésita, mais finit par téléphoner au président de la Cour martiale il fut alors obligé de confirmer que l'exécution devait avoir lieu quelques heures plus tard.

Les visiteurs insistèrent pour la remise de l'exécution. M. Gibson invoqua le fait que la peine de mort n'avait été appliquée jusqu'à présent qu'aux espions et que miss Cavell n'avait même pas été accusée d'espionnage par l'autorité allemande elle-même. Il montra qu'un délai ne pouvait porter aucun tort à la cause allemande.

Von der Lanken objecta que le gouverneur militaire de Bruxelles était le Gerichtsherr — Seigneur de la justice — et comme tel décidait en dernier lieu de la vie ou de la mort des condamnés, que le gouverneur général n'avait pas qualité pour intervenir.

Il consentit pourtant à aller parler en personne au Gerichtsherr.

Au bout d'une demi-heure, il revenait en disant que le gouverneur militaire avait, refusé de faire grâce.

Il ajouta — audacieusement — que, dans ces circonstances, l'empereur lui-même ne pouvait pas intervenir[7].

***

Le chef de la juridiction militaire allemande en Belgique était le général Von Sauberzweig, gouverneur militaire de Bruxelles.

Général politicien, grand déportateur, fervent, apôtre du Kriegsbrauch in Landeskrieg, le terrible code militaire allemand, il était partisan de la répression impitoyable de toute velléité de résistance de la part des Belges, au besoin à l'aide des mesures les plus cruelles et les plus arbitraires.

Pour cette répression il pouvait compter sur l'appui de M. Zimmermann et sur la complaisance du gouverneur général Von Bissing.

Quant à l'affaire où étaient impliqués dès le début miss Cavell et Baucq, il était fermement résolu à être inexorable. Le 10 octobre, il confirmait par un ordre, terrible clans son laconisme tranchant — quatre mots — le jugement de la veille.

Le jugement et sa confirmation furent portés à la connaissance des condamnés le 11 octobre.

Le jour même, en ajournant l'exécution de la peine de mort contre trois des condamnés, en vue des recours en grâce pendants, il ordonnait l'exécution immédiate de Philippe Baucq et d'Edith Cavell.

Il estimait cette exécution immédiate nécessaire dans l'intérêt de l'État, c'est-à-dire pour des raisons politiques.

En faisant mettre à mort Philippe Baucq, Von Sauberzweig voulait terrifier les patriotes belges ; en miss Cavell il voulait frapper l'Angleterre détestée. Goyt strafe England !

En cherchant à justifier son ordre en invoquant l'intérêt de l'État, le général n'en établissait-il pas lui-même l'iniquité ?

D'ailleurs le meurtre de l'infirmière anglaise n'a jamais servi l'intérêt de l'État allemand.

Le pape et le roi d'Espagne intercédèrent en faveur des trois autres condamnés — Louise Thuliez, Louis Séverin et la comtesse de Belleville, — qui furent graciés par le Kaiser.

Ce qui prouve que le Baron von der Lanken, en déclarant à M. Gibson que l'empereur lui-même ne pouvait pas intervenir, avait menti.

***

On avait refusé au chapelain anglais à Bruxelles, H. Sterling Gahan, d'aller voir et réconforter sa compatriote, le dernier jour de sa vie.

Ce refus néanmoins ne fut pas maintenu et, à dix heures du soir, le 11 octobre, il put pénétrer dans la cellule de la condamnée qui, une heure auparavant, avait appris son exécution imminente.

Pourtant rien ne troublait la sérénité de son âme.

L'entrevue dura une heure. — Miss Cavell chargea M. Gahan de ses derniers messages pour ses parents et amis et ajouta : Je n'ai aucune crainte. J'ai vu la mort si souvent qu'elle ne me parait ni étrange ni terrible. Je remercie Dieu pour ces dix semaines de paix avant la fin ; ma vie a toujours été agitée et pleine de difficultés. Ce temps de repos a été une grande faveur. Autour de moi tous ont été très bons, mais je tiens à dire, en face de Dieu et de l'éternité, que je me rends compte que le patriotisme seul ne suffit pas, je ne dois avoir ni haine ni amertume envers personne.

Elle reçut des mains du chapelain le divin message de consolation. Il récita l'hymne : Demeure avec nous, car voici ta nuit qui descend...

Elle répéta doucement la fin avec lui et, quand il la quitta, elle lui sourit en disant : Nous nous reverrons.

Le lendemain, à la pointe du jour, on transférait la condamnée dans une voiture cellulaire de la prison au Tir National à Schaerbeek, commune de l'agglomération bruxelloise.

Les autorités allemandes n'avaient pas permis à M. Gahan de l'accompagner. Mais un aumônier militaire allemand l'assista dans ses derniers moments et lui donna le réconfort des paroles liturgiques.

Quand miss Cavell fut arrivée au lieu du supplice, contigu à une galerie étroite régnant le long de l'École de tir, et où se tenait le peloton d'exécution, on lui donna lecture de la sentence.

Puis le pasteur allemand prit la main de la frêle vierge et lui dit en anglais :

The grave of our Lord Jesus Christ and the love of God and the fellowship of the Holy Ghost be with thee now and for ever. Amen. — La grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ et l'amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec toi maintenant et à jamais.

Elle lui serra la main en retour et répondit : Tell Mr. Gahan to tell my loved ones later on that my soul, as I hope, is saved and that I am glad to die for my country. — Demandez à M. Gahan de dire plus tard à ceux qui me sont chers que mon âme, comme je l'espère, est sauvée et que je suis contente de mourir pour mon pays.

Le pasteur voulut la conduire à la chaise, plutôt tabouret à trois pieds, où les Allemands avaient l'habitude de placer les civils qu'ils allaient fusiller. Mais soudain ses forces abandonnèrent la condamnée et elle s'évanouit.

On la coucha par terre et les six soldats du peloton d'exécution, commandés par un officier, tirèrent sur elle comme sur un tas de chiffons et lui envoyèrent, à cinq pas de distance, la salve mortelle[8].

Après miss Cavell fut fusillé l'architecte Baucq. Les deux victimes de la terreur allemande en Belgique furent enterrées dans le champ de tir, au pied d'un talus, à quatre cents mètres de l'endroit où ils étaient tombés.

***

Le surlendemain de l'exécution, le gouverneur-général Von Bissing tenta de souiller la mémoire de l'héroïque infirmière en l'accusant d'espionnage dans une proclamation qu'il fit coller sur les murs de Bruxelles.

La presse allemande eut soin de propager l'odieuse calomnie et parla désormais de l'espionne Cavell.

Le ministre américain et l'École d'infirmières, que miss Cavell avait si longtemps dirigée, demandèrent dans une requête de pouvoir transporter son corps à cette école.

Cette requête fut repoussée.

A plusieurs reprises, le même ministre demanda les dernières lettres de l'infirmière, écrites, la veille de sa mort, à sa mère et à ses amis.

Les autorités allemandes refusèrent encore, ayant peur qu'elles fussent publiées.

La pierre et le bronze ont perpétué les traits d'Edith Cavell en Angleterre, et à Paris.

***

Au commencement de 1928, alors que la brume du temps avait déjà estompé les évènements les plus sanglants de la guerre et que de justes colères s'étaient apaisées, le gouvernement allemand, par des protestations aussi maladroites qu'inopportunes contre la projection du film Dawn à Londres, a suscité de nouveau des controverses douloureuses.

Et on a trouvé dans l'Allemagne républicaine un journal très répandu qui, pour justifier un crime commis par l'Allemagne monarchiste et agressive, a profané la mémoire d'une sainte femme en la plaçant à côté d'une Mata Hari.

En mare 1928, le journal hebdomadaire satirique Kladderadatsch (Tapage) rapprocha les deux noms dans un dessin, représentant en un diptyque l'exécution de miss Cavell et celle de Mata Hari.

La légende du premier panneau portait :

EXÉCUTION DE MISS CAVELL PAR LES ALLEMANDS

Voix dans le public : Massacreurs de femmes ! Barbares ! A bas les Boches !

Celle du deuxième panneau :

EXÉCUTION DE MATA HARI PAR LES FRANÇAIS

Voix dans le public : A mort les espions ! Vive la France ! A bas les Boches !

 

Au premier panneau, on voit à gauche des poings tendus, des yeux furibonds, des figures contractées.

Au deuxième panneau battements de mains, figures épanouies, yeux rieurs.

Pour souligner que les deux exécutions étaient absolument identiques — par conséquent que les Français n'avaient pas le droit de reprocher miss Cavell aux Allemands —, le dessinateur avait tracs les mêmes silhouettes de quatre soldats exécuteurs sur chacun des deux panneaux. Seulement, les soldats allemands portent le casque à pointe, les Français le casque ordinaire.

 

Le seul rapprochement du nom de miss Cavell et de celui de Mata Hari constitue une infamie et prouve que l'Allemagne est encore loin de sentir la honte et le remords du crime, commis à Bruxelles, le 12 octobre 1915.

 

 

 



[1] L'auteur a pu suivre plusieurs procès devant différents conseils de guerre français. Il faut naturellement distinguer entre les conseils de guerre jugeant à l'intérieur du pays et les cours martiales sur le front, distinction qui — à dessein — n'a pas toujours été faite par les détracteurs des lois militaires françaises.

[2] Lucieto, Le diable noir, Berger-Levrault, 1928. D'après Ambroise Got (L'affaire Miss Cavell), elle aurait été arrêtée à la suite du déchiffrement des notes découvertes dans les papiers de Baucq, ainsi que des indications concordantes trouvées sur Louise Thuiliez.

Gaston Quien comparut du 25 août au 6 septembre 1919 devant le 6e Conseil de guerre à Paris pour intelligences avec l'ennemi et fut condamné à mort. Le jugement fut cassé et un autre Conseil de guerre le condamna à vingt ans de travaux forcés.

D'autres rumeurs ont attribué l'arrestation de miss Cavell à l'espion belge Neels de Rhonde (abattu dans la rue par Louis Bril).

[3] Communication de M. Marcel Noppeney, avocat-journaliste à Luxembourg, qui en septembre 1915 et janvier 1916, fut condamné à mort par un conseil de guerre allemand. Deux fois gracié, ne quitta les geôles allemandes qu'après l'armistice.

[4] Mme Bodart tient dans le film Dawn le même rôle qu'elle a joué dans la vie réelle pendant l'occupation, à Bruxelles.

[5] Chargé des intérêts de l'Angleterre.

[6] Actuellement ambassadeur à Bruxelles.

[7] C'était un mensonge. Von der Lanken fut appelé après le procès à Charleville, le quartier général allemand, par l'empereur qui lui reprocha avec véhémence de lui avoir caché la condamnation à mort de miss Cavell.

[8] Communication d'un feldwebel qui a assisté à l'exécution, à M. Brassinne, déjà nommé.