L'instruction de l'affaire Mata Hari dura plus de cinq mois, et le 24 juillet seulement l'accusée comparut devant ses juges, au 3e Conseil de Guerre. Les sept membres du Conseil étaient tous officiers de carrière, à l'exception d'un seul, avocat mobilisé. Le président était le lieutenant-colonel Somprou, de la Garde républicaine, celui même qui, le jour du défilé sous l'Arc de Triomphe — le 14 juillet 1919 — devait marcher en tête de toutes les troupes, comme chef de son escadron. Le lieutenant Mornet[1], commissaire du gouvernement, et le capitaine Bouchardon, rapporteur, étaient des magistrats mobilisés, le greffier, le capitaine Thibault[2], officier de carrière. Me Édouard Clunet, avocat fort âgé, avait assumé la lourde tâche de la défense. Comme tous ceux qui étaient prévenus d'espionnage, Mata Hari fut jugée à huis clos. Le commandant Émile Massard assistait aux deux audiences en sa qualité de commandant du Quartier général des armées de Paris. Le dossier du procès ne fut, jamais publié et, dort toujours dans les archives du Ministère de la Guerre. M. Camille Pitollet, dans une brochure peu connue[3], nous dit pourquoi : Si le gouvernement se refuse, absolument, à publier le dossier de Mata Hari, c'est parce que, en le faisant, il révélerait la façon dont fut connue sa culpabilité et où se trouve impliqué un secret intéressant la défense nationale. Il s'agit, en l'espèce, de la découverte de la clef dont usait l'Ambassade d'Allemagne à Madrid pour transmettre à Berlin ses radios. Blasco Ibañez l'avait déjà dit en novembre 1924, dans son pamphlet contre le roi d'Espagne[4]. ***L'interrogatoire du président fut courtois, d'une haute impartialité et fort habile. L'accusée avoua ses relations épistolaires avec les chefs de l'espionnage allemand en Allemagne, en Hollande et en Espagne. Seulement elle donna une interprétation spéciale de ces relations tous ses correspondants allemands étaient ses amoureux. Si, au front, à Vittel et ailleurs, elle s'était tellement intéressée aux officiers de toutes armes, c'est que l'officier était pour elle l'homme supérieur qu'elle avait toujours préféré, et elle n'avait jamais aimé que des officiers. Elle prétendit être allée à Vittel pour soigner son ami Masloff, aveugle de guerre, — officier qui n'était ni blessé ni aveugle et se trouvait sur le front quand elle était à Vittel[5]. Sans difficulté elle reconnut avoir reçu des sommes importantes des chefs de l'espionnage allemand, mais ces sommes n'étaient que les petits cadeaux destinés à payer ses nuits d'amour, qu'en effet elle vendait très cher. Toutefois, quand le président lui eut donné connaissance du radio de Madrid, intercepté par la Tour Eiffel, elle fut un moment interloquée ; mais elle trouva bien vite cette étrange explication, que le chef de l'espionnage allemand à Amsterdam, qui était son amant, avait voulu payer avec l'argent de son gouvernement les faveurs qu'elle avait accordées à son collègue de Madrid, lequel était également son amant. Toute l'attitude de l'accusée devant le Conseil de guerre fut celle d'une femme impudique et arrogante, se glorifiant avec cynisme de ses hauts faits galants, mais repoussant les charges produites contre elle, sans les infirmer en rien. Elle ne discutait d'ailleurs pas le fond de ces charges et éludait toute explication. Lorsque l'accusation lui présentait des preuves matérielles, lettres ou documents, elle ergotait et cherchait des faux-fuyants on avait mal interprété ces pièces, on en avait exagéré l'importance. Puis elle essayait de ses moyens de séduction, colère, crise de nerfs ou sourire. Particulièrement quand, dans son réquisitoire, le lieutenant Mornet abordait un point capital, elle était prise subitement d'une attaque nerveuse, de sorte que le commissaire du gouvernement était obligé de s'interrompre. Mais ces crises cessèrent quand elle se fut rendu compte qu'elles restaient sans effet sur le Conseil de guerre. ***La défense avait fait citer comme témoins à décharge quelques personnalités considérables qui avaient été des amis de l'inculpée. Celle-ci comptait beaucoup sur leurs dépositions. — Pourquoi avez-vous fait citer le témoin ? demanda le président. Sans bouger et sans regarder elle répond d'un ton calme, avec douceur, presque à voix basse : — Monsieur occupe une des plus hautes fonctions qui existent en France. Il est au courant de toutes les intentions du gouvernement, de tous les projets militaires. A mon retour de Madrid, je l'ai rencontré. Il avait été mon premier ami après mon divorce, il était tout naturel que je le retrouvasse avec plaisir. Nous avons passé trois soirées ensemble. Je lui pose aujourd'hui la question suivante : — A un moment quelconque lui ai-je demandé des renseignements ? Ai-je profité de notre intimité pour lui arracher un secret ? — Madame ne m'a posé aucune question, répond le témoin. — Vous voyez bien que ce n'est pas une espionne ! s'écrie le défenseur. Si elle avait voulu recueillir des renseignements précieux, elle n'avait qu'à tendre la main. — Alors, de quoi avez-vous causé pendant ces trois soirées ? interroge le président toujours curieux. En pleine guerre vous n'avez pas parlé de ce qui nous préoccupe tous la guerre ? — Nous avons parlé d'art, répond le témoin, d'art indien[6]... La conclusion téméraire : Donc ce n'est pas une espionne était explicable dans la bouche de l'avocat défenseur. Mais cette même conclusion a été reprise par d'autres défenseurs— ceux-ci sans toge — qui ont ébauché une espèce de réhabilitation post mortem dans les termes que voici : Ainsi, cette femme, qui avait sous la main l'un des plus hauts diplomates français, qui, d'autre part, entretenait une correspondance amoureuse avec un ancien ministre de la. guerre, cette femme, qui n'avait qu'à se pencher pour ramasser des renseignements précis, les dédaignait pour courir après les pauvres petits renseignements d'aviateurs ou d'officiers subalternes, ragots de mess ou de popote ![7] Les pauvres psychologues qui raisonnent ainsi oublient qu'un haut diplomate n'en reste pas moins un galant homme et qu'un galant homme ne répète pas en public, ou à la barre, cc qui s'est dit dans l'ombre discrète de l'alcôve, d'autant moins qu'il y va de la tête de celle dont il a partagé la couche. Et à ceux qui parlent avec tant de dédain des pauvres petits renseignements d'officiers subalternes, on peut rappeler que le plan d'attaque du chemin des Dames en 1917 a été trouvé par les Allemands sur le corps d'un sergent-major. ***Dès son premier interrogatoire par le rapporteur, l'accusée avait choisi comme avocat Me Clunet, parce qu'il avait déjà plaidé pour elle dans des procès civils que lui avaient intentés des fournisseurs qu'elle ne payait pas. En le désignant d'office, le bâtonnier, Me Henri Robert, ne faisait donc que ratifier le choix de l'accusée. Mata Hari avait su empaumer complètement son avocat qui, malgré sa vieillesse — il avait plus de soixante-dix ans — n'avait pu résister à la fascination émanant de sa dangereuse cliente. Des amis feudataires ont fortement exagéré sa valeur. Ce n'était pas une lumière en fait de législation étrangère. C'était tout simplement un des premiers avocats qui se soient, occupés de cette matière et il avait fondé un journal où étaient recueillies les décisions rendues dans le domaine du droit international, œuvre en somme de compilation. Il n'avait jamais été bâtonnier, comme on l'a dit, même pas membre du Conseil de l'Ordre. C'était un brave, homme, aimable avec tout le monde et grand ami de la réclame. Il avait de la fortune et une belle situation au Palais. Il comptait beaucoup de clients parmi les gens de théâtre et il avait eu à s'occuper plusieurs fois des intérêts de Sarah Bernhardt. Cette circonstance peut expliquer le fait qu'il avait déjà plaidé pour Mata Hari avant sa mise en jugement ; mais, archiviste et compilateur, il n'était nullement préparé à une affaire criminelle. Il traitait l'accusée en enfant gâtée et devant le Conseil de guerre il se rendait ridicule par son affectation de zèle et ses soins auprès d'elle. Pendant la déposition des témoins, les juges la voyaient croquer des bonbons que son avocat lui avait donnés. Me Clunet prononça devant le Conseil de guerre une plaidoirie plutôt sentimentale, faite pour une Cour d'Assises. Elle manquait d'ossature. Il écartait les preuves et les aveux, ne les considérant pas comme des arguments sérieux, et il faisait bon marché de l'évidence la plus manifeste, du flagrant délit le plus éclatant. D'après lui sa cliente n'était pas une espionne, mais une femme qui ne pensait qu'à la vie mondaine et aux officiers, qu'elle aidait particulièrement. Et s'adressant à l'accusée, il lui demandait : N'est-ce pas, Mata, que vous avez toujours aimé les officiers ? Comme il voulait exciter la pitié des juges militaires, il ne trouva rien de mieux que de noircir le mari absent, dont il savait tout juste ce que l'épouse infidèle et la mère indigne lui avait fait accroire. Sous le toit conjugal Mme Mac Leod avait toujours eu une conduite irréprochable, mais son mari était un ivrogne. Après l'empoisonnement de son fils, le commandant Mac Leod, pour noyer son chagrin, s'était mis à boire et, sous l'empire de l'excitation alcoolique, il maltraitait sauvagement sa femme. A la suite de ces mauvais traitements, celle-ci avait dû quitter son mari brutal pour gagner sa vie comme artiste. Sa cliente excellait dans son art et il fallait s'incliner devant sa grâce. L'avocat admettait qu'elle avait eu des relations intimes avec des Allemands, mais c'était son droit. Quand ces Allemands lui écrivaient, ils adressaient — il est vrai — leur correspondance à H 21, mais cela ne prouvait pas l'espionnage. Mata Hari était innocente et Me Clunet réclama pour elle l'acquittement. Le défenseur avait une si haute idée de sa plaidoirie qu'il la fin dé la seconde audience il dit au commandant Massard : On va l'acquitter. Quand celui-ci lui répondit : Il y a tout de même l'histoire du sans-fil intercepté par la tour Eiffel, Clunet répliqua : Ça ne prouve rien. On a dit que l'avocat était sincèrement convaincu de l'innocence de Mata Hari. Mais, comme il sera indiqué plus loin, ce on-dit est inexact, et si l'avocat, comme sa profession lui en faisait un devoir, a plaidé l'innocence, il n'en était nullement convaincu, bien mieux, il savait qu'elle était coupable, et il lui est arrivé plus tard d'en faire l'aveu. En tout état de cause, sa plaidoirie n'avait pu convaincre aucun des juges militaires et n'avait en rien affaibli l'impressionnant réquisitoire du lieutenant Mornes évoquant les ruines, les deuils, les morts, les souffrances sans fin qui avaient été l'œuvre néfaste de l'espionne. Quatre heures durant Mata Hari avait bu les paroles éloquentes et chaleureuses prononcées en sa faveur par son défenseur, et elle se croyait sauvée. A la fin des débats, elle se composa un visage comme au théâtre et prit une attitude. Elle était transfigurée. Redevenue la sirène au charme étrange, elle déploya pour l'avant-dernier acte toute la coquetterie dont elle était capable. Elle cessa d'être l'accusée qui s'inquiète et discute pour sauver sa tête. Elle redevint femme et artiste, souriant aux juges[8]... Quand le président lui posa la question traditionnelle : Avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense ? elle répondit : — Rien. Mon défenseur a dit la vérité. Je ne suis pas Française. J'avais le droit d'avoir des amis dans d'autres pays, même en guerre avec la France. Je suis restée neutre. Je compte sur le bon cœur des officiers français. Les sept juges entrèrent dans la salle des délibérations. Ils avaient à répondre à sept questions : 1. L'accusée a-t-elle eu en 1916 des intelligences avec l'ennemi en Espagne ? 2. L'accusée a-t-elle eu en 1916 des intelligences avec l'ennemi en Hollande ? 3. L'accusée a-t-elle eu en 1916 des intelligences avec l'ennemi en France ? 4. L'accusée a-t-elle livré à des agents allemands en Espagne des informations militaires ? 5. L'accusée s'est-elle introduite dans le camp retranché de Paris dans le but de recueillir des renseignements au profit de l'ennemi ? 6. L'accusée a-t-elle informé l'ennemi d'une prochaine offensive française ? 7. L'accusée a-t-elle prévenu l'ennemi d'une découverte chimique française touchant l'écriture sympathique ? Les juges sans exception répondirent affirmativement sur toutes les questions. A l'unanimité ils la condamnèrent à mort. Dès que le jugement eut été prononcé à huis clos, c'est-à-dire hors de la présence de l'accusée et du défenseur — comme la loi militaire l'ordonnait, — l'accusée fut introduite et le greffier lui donna lecture de la sentence devant la garde en armes. Par complaisance on avait laissé entrer Me Clunet avec sa cliente. En apprenant sa condamnation, Mata Hari fut frappée de stupeur. A la suite de la plaidoirie elle avait escompté, sinon l'acquittement, au moins les circonstances atténuantes. Et elle interpella vivement son avocat Qu'est-ce que j'entends Ce n'est pas possible, maître Clunet. Dites-moi que ce n'est pas vrai ! Le défenseur fit un geste évasif et se cacha la tête dans les manches de sa robe. Il restait muet... Il pleurait. Bien vite la condamnée retrouva un calme trompeur et, impassible en apparence, raide, un vague sourire sur les lèvres, elle alla signer au greffe son pourvoi devant le Conseil de Révision. Sans défaillance elle regagna la voiture qui la ramena à la prison. ***Le Conseil de Révision examina, le 21 août, le pourvoi formé par Mata Hari contre sa condamnation à mort pour espionnage. En l'absence de Me Bailly, avocat à la Cour de Cassation, chargé de soutenir le pourvoi, Me Clunet présenta ses observations. Mais comme le Conseil n'avait pu relever aucun vice de forme, ni aucune violation de la loi, il rejeta le pourvoi. La condamnée se pourvut alors en cassation. Ede, demanda de pouvoir comparaître en personne pour défendre son pourvoi. Cette autorisation lui fut naturellement refusée comme contraire à la loi. Le 27 septembre, les débats eurent lieu devant la Chambre criminelle de la Cour de Cassation. Me Clunet avait tenu à y assister. Après rapport du conseiller Geffroy concluant, au rejet pur et simple, le président Bard donna la parole à l'avocat de Mata Hari, Me Raynal. Celui-ci déclara qu'après avoir pleinement examiné le dossier, il s'en rapportait à la sagesse de la Cour. Il ajouta : Me Clunet insiste pour que je demande le renvoi de l'affaire à une autre audience. Si la Cour veut entendre Me Clunet... Le président fit observer que seuls les avocats à la Cour de Cassation avaient le droit de prendre la parole devant cette Cour. Quant au renvoi de l'affaire, il ne pouvait être ordonné, car il y avait trois semaines que le dossier avait été distribué. L'avocat général Peyssonnié trouva que la seule question qui se posait était une question de compétence. Il s'agissait de savoir si, en temps de guerre, les crimes d'espionnage et d'intelligences avec l'ennemi étaient de la compétence du Conseil de guerre. La jurisprudence était unanime pour répondre affirmativement. Et il concluait au rejet du pourvoi. Après une très courte délibération, la Cour de Cassation rendit un arrêt de rejet. Les deux pourvois rejetés, il restait le recours en grâce. Me Clunet alla faire la démarche, particulièrement pénible pour lui, auprès du président de la République. On dit, que, pour sauver la tête de sa cliente, l'avocat insista, supplia, pleura et finit par se jeter à genoux devant le chef de l'État. M. Poincaré le reçut avec bienveillance et l'écouta avec attention ; mais, considérant que, en graciant une espionne en temps de guerre, il violerait les devoirs sacrés que lui imposait sa haute charge, il ne se laissa pas fléchir. La mort dans l'âme, le vieil avocat quitta l'Élysée. Rien au monde ne pouvait plus dès lors arrêter l'exécution de celle qu'il aimait. |
[1] Actuellement conseiller à la Cour de Cassation.
[2] Actuellement commandant et greffier en chef du Tribunal militaire de Paris.
[3] C. Pitollet : Quelques notes sur Enrique Gomez Carrillo, Bruxelles, 1928.
[4] Alphonse XIII démasqué.
[5] Cf. chapitre XVII.
[6] Émile Massard : Les Espionnes à Paris, pp. 52, 53.
[7] Marcel Nadaud et André Fage : Les grands drames passionnels, p. 164.
[8] E. Massard : Les Espionnes à Paris, p. 58.