Quelque temps après la nomination du tuteur de la fillette de Mata Hari, soit dans la seconde moitié de 1906, M. G. H. Priem, éditeur et écrivain connu[1], reçut dans son bureau à Amsterdam la visite d'un grand gaillard déjà vieux, à l'air peu sympathique et parlant le hollandais avec un fort accent frison le père Zelle. Le visiteur se nomma, dit qu'on lui avait recommandé M. Priem, dont on lui avait vanté les mérites littéraires, et lui demanda s'il serait disposé à écrire un livre contre le commandant Mac Leod, son ex-gendre. Il esquissa de celui-ci un portrait aussi repoussant que possible c'était un monstre à figure humaine qui avait rendu sa femme profondément malheureuse. Il l'avait me traitée, humiliée, trompée, lui avait refusé le nécessaire. Elle, de son côté, avait toujours été d'une fidélité à toute épreuve et possédait toutes les qualités pour rendre un honnête homme heureux. Mais malgré cela l'ignoble mari l'avait abandonnée dans un dénuement complet. Heureusement elle avait trouvé le chemin de Paris, où elle se produisait comme danseuse hindoue, et, le succès venu, poursuivait sa carrière triomphale à Vienne, Monte-Carlo, etc. Le père de la malheureuse épouse — à présent libérée par le divorce — avait en vain demandé à la justice de poursuivre le bourreau de sa fille. Les tribunaux ne pouvant ou ne voulant pas le punir — les loups ne se mangent pas entre eux — il y avait lieu de le traduire devant le tribunal de l'opinion publique. Frein, le visiteur ne cacha pas qu'il y aurait gros à gagner. Le père Zelle mentait et calomniait avec une telle virtuosité et sa sincérité semblait si grande, que M. Priem s'y laissa prendre, ajouta foi à ses paroles et accepta provisoirement. Le jour même, il commença à écrire et eut bientôt achevé une quinzaine de pages. Il les fit imprimer, et les remit, en guise d'échantillon, à M. Zelle. Mais deux jours après cette remise, M. Priem rencontrait un ancien associé à lui, M. Veldt, et lui racontait la visite qu'il avait reçue. M. Veldt lui déconseilla de s'occuper d'une affaire évidemment louche. Se rangeant à ce sage avertissement, M. Priem décida d'aller aux informations. Il écrivit au commandant Mac Leod et demanda un entretien, que le destinataire de la lettre finit par accorder après quelques hésitations. Le commandant fut en mesure de prouver avec l'appui de documents authentiques, que le père Zelle avait effrontément menti et que ses imputations ne souffraient pas le moindre examen sérieux. Dès son retour à Amsterdam, M. Priem fit donc savoir à M. Zelle qu'il ne voulait pas donner suite à l'affaire. Furieux de ce refus imprévu, le père Zelle porta lit feuille imprimée à M. Veldt, qu'il savait avoir été l'associé de M. Priem — celui-là même qui, quelques jours auparavant, avait mis M. Priem en garde contre les risques à courir. L'éditeur Veldt se laissa séduire par les gros bénéfices que le tentateur faisait miroiter à ses yeux, mit de côté ses relations amicales avec M. Priem et son avis de la veille et accepta de publier le livre. Comme il avait besoin d'un nègre pour la besogne à faire, il s'adressa à un barbouilleur de papier dans la gêne, un certain George V..., acteur raté, connu comme auteur de quelques livres pornographiques. Ce pornographe, prenant comme base les mensonges que lui débitait le père Zelle, exécuta la commande et écrivit le livre, — à l'exception du premier chapitre, dû à la plume de M. Priem et qui par sa forme se distinguait avantageusement du reste de l'ouvrage, écrit dans un style boursouflé et incorrect. Et un beau jour, un libraire ami de M. Priem lui apprenait : Le livre a paru sans toi et... chez Veldt. M. Priem, qui était toujours en termes amicaux avec l'éditeur, le pria de lui envoyer un exemplaire du volume. Quand il le reçut, il put constater que le premier chapitre — Les fiançailles et le mariage — était celui qu'il avait imprudemment confié au père Zelle. Il constata encore que l'inspirateur du livre insinuait que M. Priem s'était fait acheter par le commandant Mac Leod. Une brouille, qui ne tarda pas à devenir de l'hostilité, s'ensuivit entre M. Priera et l'éditeur Veldt. Le livre, paru en février 1907, était signé A. Zelle et portait le titre de : De Roman van MATA HARI, de levensgeschiedenis mijner dochter en mijne grieven tegen haar vroegeren echtgenoot[2]. Ce roman, grâce à ses deux préfaces, celle de l'éditeur et celle de l'auteur nominal, et à ses suppléments et fac-similés, a toutes les apparences d'un livre sérieux. L'éditeur déclarait dans sa préface que ce roman n'était pas un véritable roman, c'est-à-dire le fruit de l'imagination d'un romancier, — mais la stricte vérité ; qu'il avait soigneusement examiné le dossier important que M. Zelle, père de l'héroïne, lui avait communiqué et qu'il avait pu établir ainsi que tout dans le livre était conforme à la vérité. Dans sa préface à lui, le père Zelle protestait de son amour pour sa fille et jurait ses grands dieux qu'il n'avait écrit son livre que pour venger l'honneur de son enfant, lésée dans ses droits. Malgré toutes ces assertions, le livre — sauf le premier chapitre qui n'a aucun caractère diffamatoire — n'est en grande partie qu'un tissu d'ineptes mensonges et de basses calomnies, produits du cerveau fruste et romanesque d'un personnage vaniteux, cynique et vindicatif, blessé dans son amour-propre. Le roman représente Mata Hari comme un parangon de vertu et son mari comme un ignoble individu. L'ouvrage a la forme d'une autobiographie, à l'exception du dernier chapitre — Une tutelle singulière —. Par cette disposition, il veut faire croire qu'il renferme les mémoires de l'héroïne, qu'elle aurait commencés pendant une traversée d'Europe en Amérique et achevés dans le Nouveau-Monde. En réalité, Mata Hari n'avait pas écrit un seul mot du livre ; elle n'avait pas non plus fait de voyage en Amérique, où elle n'a jamais été. Quant au dossier important dont parle l'éditeur, M. Priem le connaissait, il l'avait eu en mains il se composait en tout et pour tout de cinq ou six lettres de Mata Hari, parmi lesquelles deux envoyées des Indes, où elle se plaignait de son mari, et deux de Paris ; pour le reste, des lettres et copies de lettres, plus ou moins apocryphes, écrites par le père lui-même. ***Dès la publication du roman, M. Priem crut de son devoir de réfuter ce libelle infâme, qui sans le nommer le mettait lui-même en cause, et dans une brochure intitulée : Da naakte Waarheid omtrent Mata Hari — La Vérité nue sur Mata Hari —, il mit en pleine lumière les odieuses calomnies qui formaient l'essence du livre, démasqua le menteur qui l'avait signé et le cloua au pilori. Celui-ci, fidèle à ses habitudes processives, essaya bien d'intenter à M. Priem un procès en diffamation ; mais ta justice lui opposa une fin de non-recevoir. Quelques temps après que le roman eut paru, Mata Hari vint en Hollande et fit une visite à l'éditeur Veldt, sans doute pour le remercier de la réclame qu'il lui avait faite, de concert avec son père. Elle le pria aussi de faire parvenir de sa part à sa fillette à Velp un paquet de chocolats et d'autres friandises. Ce paquet fut retourné à l'expéditeur. Mata Hari savait parfaitement que tous les faits allégués dans son roman étaient exagérés ou dénaturés, que le livre était plein de contradictions et de mensonges évidents. Mais considérant ce récit comme une espèce de réhabilitation pour elle, ne fût-ce qu'aux yeux de lecteurs superficiels et peu clairvoyants, elle se garda de protester. Elle tolérait que l'homme qu'elle avait trahi et déshonoré, fût couvert de boue et déshonoré une seconde fois, par son indigne père à elle. Quant au commandant Mac Leod, son attitude à l'égard de son calomniateur fut des plus dignes. Il refusa de lire le livre et garda à ce sujet un silence méprisant. Il trouva son seul bonheur dans l'éducation de sa petite Louise que, à la suite du divorce et de sa tutelle légale, il avait enfin pu soustraire définitivement à l'influence néfaste d'une mère infâme. ***Le Roman de Mata Hari resta longtemps inconnu en France. Ce fut seulement en janvier 1922, donc quinze ans après sa publication, que le Dr Raeymaekers, lecteur assidu de l'Intermédiaire des Chercheurs et Curieux, ayant trouvé par hasard un prospectus vieux de seize ans et se rapportant au livre à paraître, le signala dans cette publication. Le journaliste hollandais Léo Faust fit du Roman un résumé de cinq pages, que le Mercure de France publia dans son numéro du 1er janvier 1923 sous le titre : Le passé de Mata Hari. Ce résumé, sans commentaires et naturellement dépourvu de toute valeur documentaire, a servi de source à ceux qui, ces dernières années, se sont érigés en historiographes ou en défenseurs de Mata Hari. |